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16/02/2021 | CEDH | N°001-208276

CEDH | CEDH, AFFAIRE TIKHONOV ET KHASIS c. RUSSIE, 2021, 001-208276


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE TIKHONOV ET KHASIS c. RUSSIE

(Requêtes nos 12074/12 et 16442/12)

ARRÊT


Art 6 § 1 (pénal) • Tribunal impartial • Refus de récuser de jurés ayant eu connaissance d’articles publiés sur Internet au sujet du procès et ayant discuté avec une personne extérieure à la formation judiciaire • Comportements des jurés interdits par la loi nationale • Juge président n’ayant pas recherché la véracité des allégations au sujet de la discussion • Juge président n’ayant pas déterminé la teneur des informations étr

angères au procès pénal connues des jurés et vérifié leur capacité à demeurer objectifs et impartiaux après en a...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE TIKHONOV ET KHASIS c. RUSSIE

(Requêtes nos 12074/12 et 16442/12)

ARRÊT

Art 6 § 1 (pénal) • Tribunal impartial • Refus de récuser de jurés ayant eu connaissance d’articles publiés sur Internet au sujet du procès et ayant discuté avec une personne extérieure à la formation judiciaire • Comportements des jurés interdits par la loi nationale • Juge président n’ayant pas recherché la véracité des allégations au sujet de la discussion • Juge président n’ayant pas déterminé la teneur des informations étrangères au procès pénal connues des jurés et vérifié leur capacité à demeurer objectifs et impartiaux après en avoir pris connaissance • Absence de mesures adéquates et de garanties suffisantes prises par les juridictions nationales

STRASBOURG

16 février 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tikhonov et Khasis c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Paul Lemmens, président,

Georgios A. Serghides,
Dmitry Dedov,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu les requêtes (nos 12074/12 et 16442/12) dirigées contre la Fédération de Russie et dont deux ressortissants de cet État, M. Nikita Aleksandrovich Tikhonov (« le requérant ») et Mme Yevgeniya Daniilovna Khasis (« la requérante »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 15 février et le 10 mars 2012 respectivement,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») le grief concernant l’indépendance et l’impartialité du tribunal qui a connu de la cause pénale des requérants et le grief concernant le respect de la présomption d’innocence à l’égard des intéressés, et de déclarer les requêtes nos 12074/12 et 16442/12 irrecevables pour le surplus,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 février 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente requête porte sur le défaut allégué d’impartialité du tribunal qui a connu de l’affaire pénale dirigée contre les requérants.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1980 et en 1985. Ils sont détenus respectivement à Sosnovka et à Partsa (république de Mordovie). Ils sont représentés par Me A.V. Vasilyev, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par M. M. Galperine, représentant permanent de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

1. L’arrestation des requérants, la procédure pénale dirigée contre eux et leur condamnation
1. L’arrestation des requérants et les charges retenues contre eux

4. Le 19 janvier 2009, M. Stanislav Markelov, militant pour les droits de l’homme, et Mme Anastasia Baburova, journaliste, furent assassinés à Moscou. Une instruction pénale sur les circonstances de ces meurtres fut ouverte le même jour.

5. Le 4 novembre 2009, les requérants furent arrêtés. Ils étaient suspectés d’être impliqués dans les meurtres en question.

6. Le 30 juillet 2010, l’enquête fut clôturée et l’acte d’accusation des chefs de meurtres aggravés, détention illégale d’armes à feu et faux et usage de faux fut notifié aux requérants.

2. Le procès pénal
1. Le déroulement du procès

7. Le 4 décembre 2010, l’affaire pénale fut renvoyée en jugement devant le tribunal de Moscou (« le tribunal »). Le même jour, le président du tribunal attribua l’affaire au juge N. Les requérants demandèrent à être jugés par un jury.

8. Par une note écrite du 31 janvier 2011, le président du tribunal dessaisit le juge N. de l’affaire et l’attribua au juge Z.

9. À une date non précisée dans le dossier, le juge Z. reprit l’examen de l’affaire et forma un jury composé de douze jurés.

10. Il ressort des extraits du procès‑verbal des audiences produit par le Gouvernement qu’à chaque fois que le jury revint dans le prétoire après une pause (soit à vingt reprises selon les extraits communiqués à la Cour), le juge s’adressa au doyen des jurés dans les termes suivants :

« Pendant cette pause, avez-vous fait l’objet d’une quelconque pression de la part de l’accusation ou de la défense [?] Y a‑t‑il eu d’autres circonstances qui pourraient remettre en cause votre objectivité [?] Avez-vous discuté des circonstances de l’affaire entre vous ou avec quelqu’un d’autre ? »

11. La réponse que fit systématiquement le doyen des jurés à cette question est retranscrite dans le procès-verbal comme suit :

« Il n’y a pas eu de telles circonstances. Les jurés n’ont pas discuté des circonstances de l’affaire entre eux. »

12. Il ressort également des extraits susmentionnés qu’à différents moments du procès, tous antérieurs à l’audience du 18 avril 2011 (paragraphe 17 ci‑dessous), le juge Z. s’adressa aux jurés dans les termes suivants :

« [page 377] Le président rappelle aux jurés qu’ils doivent porter leur jugement et leur appréciation en toute indépendance et qu’ils ne doivent prendre en compte que les preuves qui sont examinées dans le prétoire et aucun élément étranger aux charges retenues [contre les accusés] : pareils éléments ne constituent pas des preuves. »

« [page 561] Le président rappelle aux jurés que dans une procédure pénale, constituent des preuves les dépositions des personnes interrogées en leur présence, les rapports d’expertise, les preuves matérielles, les objets et documents qui leur sont présentés pendant le procès, et qu’au contraire, ne constituent pas des preuves les avis, les opinions et les investigations journalistiques. En effet, personne hormis les parties ne peut produire de preuves [dans l’affaire]. Le président rappelle également aux jurés qu’il appartient à eux seuls d’apprécier les preuves produites à l’audience. »

« [page 736] Le président rappelle aux jurés qu’ils doivent apprécier uniquement les preuves qui ont été examinées en leur présence. [Des] publication[s] ou des avis de différents auteurs et éditeurs ne constituent pas des preuves [recevables] dans le cadre [de l’examen] d’une affaire pénale – ni par leur nature ni selon la loi – puisqu’ils ne sont pas produits dans le cadre de la procédure par des personnes habilitées.

Le président rappelle encore une fois aux jurés que dans une procédure pénale, constituent des preuves les dépositions de témoins, d’accusés, de parties lésées, d’experts [et] de spécialistes, les procès-verbaux d’actes d’instruction, les rapports d’experts [et] de spécialistes, ainsi que les documents, preuves matérielles et objets produits [à l’audience]. Les jurés ne doivent donc tenir compte que de ces éléments. Les déclarations, avis et objections des parties à la procédure ne constituent pas des preuves, ce ne sont que les avis subjectifs des plaideurs. »

13. Le 14 avril 2011, l’une des jurés, D., se déporta du jury et fut remplacée par un juré suppléant.

2. Les interviews données par D. les 16 et 25 avril 2011

14. Le 16 avril 2011, D. donna une interview à un journaliste, L., qui publia l’entretien sur son blog. En leurs parties pertinentes en l’espèce, les déclarations de D. se lisaient comme suit :

« J’ai fait une demande de déport oralement mardi matin, le 12 avril. J’ai expliqué que certains jurés exerçaient une pression sur le jury – dès le début, on nous a poussés vers un verdict de culpabilité. Le soir, quand j’ai rédigé ma demande écrite [de déport], [l’employé du greffe chargé de nous assister] m’a dit d’indiquer « raisons familiales » dans la partie relative aux motifs du déport. Je ne sais donc pas si le juge Z. a été informé des vrais motifs de mon déport.

Certains jurés sont d’anciens membres des forces de l’ordre, [par ailleurs] dès le début, les jurés [M.] et [N.] ont mené une campagne de propagande. Chaque matin dans la salle des délibérations, [M.] nous lisait des articles [parus dans] les médias, [il] nous lisait même des articles [qui portaient] sur ce qui se passait dans le prétoire en notre absence et que nous ne devions pas savoir. Il assortissait la lecture de chaque article de commentaires essayant d’éveiller en nous une attitude négative envers les accusés. En outre, j’ai vu de mes propres yeux la jurée [N.] s’approcher d’un employé du greffe (...) et lui dire : « Ne vous inquiétez pas, nous rendrons un verdict de culpabilité ». Ni [M.] ni [N.] n’ont réagi lorsque j’ai objecté qu’ils n’avaient pas le droit d’agir ainsi (...)

En une occasion, la moitié environ des membres du jury, dont moi-même, a rédigé une plainte à l’égard des jurés [M.] et [N.] et l’a transmise à un membre du greffe, mais cette plainte n’a pas été lue à l’audience, et finalement nous n’avons pas su si elle avait été transmise au juge [Z.]. Au même moment, [M.] a préparé un document dans lequel il se plaignait que Nikita Tikhonov ait fait des signes mystérieux à son père. Il nous a d’abord présenté sa plainte, et [N.] a exprimé son accord en s’exclamant : « On nous offense, il faut soutenir [le dépôt de la plainte] ! ». Mes collègues et moi-même avons déclaré n’avoir rien remarqué de tel alors que nous étions toujours présents dans la salle d’audience (...) Bref, nous avons refusé de soutenir [le dépôt de] la plainte. Toutefois, à notre étonnement, [M.] l’a rédigée et l’a transmise au juge au nom de tous les jurés. À ce moment-là, ma patience a atteint ses limites. Et pas seulement la mienne. Pour autant que je sache, une autre jurée quittera le jury avant le 20 [avril]. Nous ne voulons pas avoir ce péché sur la conscience. »

15. Le 25 avril 2011, le journal Moskovskiy Komsomolets (Московский комсомолец) publia sur son site Internet une autre interview de D., qui portait sur le même sujet que celle du 16 avril. En ses parties pertinentes en l’espèce, cette interview se lisait comme suit :

« [D.] – Il y avait de la peur parmi les jurés. Les gens avaient peur de s’opposer à [M.] et [N.]. Dans le fumoir seulement, on pouvait à peine dire : « Il me semble qu’ils ont tort ». Au tout début, quand j’ai proposé d’adresser une plainte au juge au sujet de la pression [exercée] par l’un des jurés, tout le monde a refusé (...)

[journaliste] – Cependant, vous vous êtes finalement opposée à vos collègues ?

[D.] – En substance, ma plainte à l’égard de [M.] était la suivante – il n’avait pas le droit de nous lire les journaux et de nous dire ce qui était publié sur Internet à propos du procès [auquel nous participions]. J’espérais qu’il serait exclu du jury. Mais il n’y a pas eu de réaction de la part du juge. »

3. La demande de récusation dirigée contre M. et N.

16. À l’audience du 18 avril 2011, les requérants demandèrent au juge Z. de récuser les jurés M. et N. pour parti pris. Ils s’appuyaient à cet égard sur les déclarations que D. avait faites le 16 avril. Après avoir recueilli l’avis des parties à la procédure sur la démarche des requérants, le juge invita M. et N. à se prononcer sur la demande de récusation dont ils faisaient l’objet.

17. En ses parties pertinentes en l’espèce, le procès-verbal de l’audience du 18 avril 2011 se lit comme suit :

« Le juré [M.] déclare :

– En ce qui concerne le fond de la demande, je peux dire que je n’ai pas exercé de pression sur les membres du jury et qu’il n’y a eu de tentatives de pression ni de ma part ni de la part de quelqu’un d’autre. Quand nous nous retirions en salle des délibérations après la présentation des preuves, nous discutions uniquement de la question de savoir comment tel élément de preuve correspondait aux autres preuves, mais personne n’a tenté d’imposer son opinion aux autres jurés. Personne n’a fait pression sur [les autres]. Deuxièmement, en ce qui concerne les articles et les commentaires, j’ai donné lecture de publications [parues] dans les médias dans le seul but de déterminer si [ceux-ci] rapportaient le déroulement du procès d’une manière objective et dans quelle mesure. C’est tout. J’ai partagé mes observations avec mes collègues, mais je n’ai pas imposé mon opinion. Je n’ai pas collecté de renseignements sur l’affaire.

En réponse à la question supplémentaire du président :

– Est-ce que ces informations vous feront perdre votre objectivité et votre impartialité ?

le juré [M.], doyen des jurés, répond :

– Non, en aucun cas, car je prends en compte uniquement les preuves et les arguments qui sont présentés ici, dans le prétoire, et non ce qui est écrit dans les médias. Nous devons nous prononcer exclusivement sur la base des preuves [produites devant nous]. On nous l’a expliqué.

La jurée [N.] a refusé de se prononcer sur la demande de récusation présentée contre elle. »

18. Par une décision de procédure du 18 avril 2011, le juge Z. rejeta la demande de récusation présentée contre les jurés M. et N.

4. Les instructions données par le juge Z. aux jurés à la fin du procès et la condamnation des requérants

19. À la fin du procès, le juge Z. donna lecture de ses instructions aux jurés. Il y récapitulait les charges dirigées contre les requérants, les dispositions de la loi pénale relatives à la qualification juridique des actes reprochés aux intéressés, les preuves examinées pendant le procès et les positions respectives des parties à la procédure. Sans spécifiquement avertir les jurés qu’ils ne devaient pas tenir compte des informations parues dans les médias auxquelles ils avaient pu avoir accès pendant le procès, il leur rappela en outre les règles relatives à l’appréciation des preuves et au déroulement du vote sur les questions leur soumises.

20. Le 28 avril 2011, le jury déclara les requérants coupables. À la question de savoir si les accusés étaient les auteurs du meurtre aggravé, commis en bande organisée, de M. Markelov, sept jurés répondirent « oui » et cinq répondirent « non ». À celle de savoir s’ils étaient coupables de cette infraction, huit jurés répondirent « oui » et quatre répondirent « non ». À la question de savoir si le requérant était l’auteur du meurtre de Mme Babourova et s’il en était coupable, huit jurés répondirent « oui » et quatre répondirent « non ».

21. Par un jugement du 6 mai 2011, le tribunal, se fondant sur le verdict de culpabilité, condamna le requérant à la réclusion à perpétuité et la requérante à dix-huit ans de réclusion criminelle.

5. L’interview donnée par M. le 18 mai 2011

22. Le 18 mai 2011, le site Internet gazeta.ru publia une interview du juré M. En ses parties pertinentes en l’espèce, cette interview se lisait comme suit :

« – [M.] J’ai décidé de répondre à vos questions parce que ma collègue [la jurée D.] a dit beaucoup de choses, mais tout ne s’est pas passé comme elle le prétend.

(...)

– [Journaliste] Quand avez-vous commencé à lire ce qui était publié dans les journaux au sujet de ce procès ?

– [M.] Quand les audiences ont commencé, j’ai lu la presse. J’ai visité le site [Internet] Verdict russe [Русский вердикт]. C’était ma principale source d’informations, je l’ai toujours dans les favoris [de mon navigateur]. Dans un premier temps, tout ce que le procureur disait passait à travers le prisme de Verdict russe. On a également trouvé par hasard le [compte] twitter du Mouvement citoyen russe [Русское общественное движение]. On le consultait toujours quand on nous demandait de quitter le prétoire, pour savoir si on avait le temps de fumer ou non. [Par exemple], on voyait que le juge avait été récusé – alors, on avait le temps.

– [Journaliste] Le juge ou l’employé du greffe chargé de vous porter assistance, également appelé « mentor » [куратор], vous ont-ils expliqué qu’il ne fallait pas lire les journaux et les articles publiés sur Internet, que c’était interdit ?

– [M.] Non. Ils savaient que nous [les] lisions. Je racontais ce qui était écrit sur tel ou tel site. Au cours des audiences, au mois de mars, je crois, le juge a dit à plusieurs reprises : je ne peux pas vous interdire de lire [ce qui est publié dans les médias], mais les preuves sont [constituées de] ce que vous avez entendu à l’audience, vous devez tenir compte uniquement de [ces éléments]. Je n’ai pas collecté d’informations dans les médias, je suivais simplement la couverture [médiatique] du procès pour savoir si elle était objective. Maintenant, Maître [V.] dit à mon propos : « Il a avoué lui-même qu’il avait collecté des preuves dans les médias ». Je ne comprends pas : depuis quand les médias remplacent-ils l’enquête [pénale] ?

– [Journaliste] Vous étiez le seul à consulter Internet et les journaux et à faire part ensuite [aux autres] de ce que vous aviez trouvé ? Les autres jurés ont-ils reçu de telles informations de votre part ?

– [M.] Au moins quatre autres [des jurés] qui sont restés jusqu’à la fin [du procès] ont également lu tout cela. Sur leurs téléphones portables. Il y avait quelques personnes qui ne consultaient pas Internet mais qui lisaient le journal Métro [Метро]. [Celui-ci] publiait régulièrement des articles [sur le procès]. Tout le monde partageait des informations, tout le monde s’intéressait [à la couverture de l’affaire]. On appelait ça « les rumeurs fraîches » : ce qu’écrivait Novaya Gazeta [Новая газета], multiplié par ce qu’écrivait Verdict russe, et divisé par deux. Tout le monde comprenait que Novaya Gazeta poursuivait ses intérêts et Verdict russe les siens – et que, par conséquent, ils voyaient les mêmes événements de manière différente. Alors que tout le monde était assis dans la même salle d’audience.

– [Journaliste] Madame [D.] dit qu’elle s’opposait à vos commentaires, que vous avez exercé une pression sur elle pour la persuader de la culpabilité des accusés, et qu’elle a même adressé une plainte au juge à votre égard. Est-ce vrai ?

– [M.] Quand l’interview de [D.] est parue dans la presse, j’ai demandé à mes collègues si une telle plainte avait été présentée, je me suis dit que j’étais peut-être le seul à ne pas être au courant. Personne n’a confirmé [l’existence de cette plainte]. Personne ne savait ni ne se rappelait [quoi que ce soit]. »

6. L’appel interjeté par les requérants contre le jugement du 6 mai 2011, et l’arrêt rendu par la Cour suprême de la Fédération de Russie le 14 septembre 2011

23. Les requérants interjetèrent appel du jugement du 6 mai 2011. S’appuyant sur les propos tenus par D. dans l’interview du 16 avril 2011 et sur les déclarations faites par M. à l’audience du 18 avril 2011, ils arguaient dans leur recours que M. n’avait pas respecté les obligations qu’imposait aux jurés l’article 333 § 2 alinéa 4 du code de procédure pénale (CPP), notamment celle de ne pas collecter d’informations sur l’affaire en dehors de l’examen judiciaire. Ils soutenaient qu’en décidant de ne pas récuser les jurés M. et N., le juge Z. avait porté atteinte à leur droit à être jugés par un tribunal impartial établi par la loi. La requérante joignait à son mémoire d’appel une copie des interviews du 16 avril (interview de D.) et du 18 mai (interview de M.). Le requérant, quant à lui, citait les passages pertinents de l’interview de M., notamment ceux où celui-ci déclarait que pendant le procès, lui-même et quatre autres jurés lisaient les articles publiés sur Internet et tous les jurés discutaient des informations qui y figuraient.

24. Renvoyant ensuite aux publications parues dans la presse, notamment le 6 novembre 2009 et les 18 janvier et 27 décembre 2010 (paragraphes 26‑27 ci-dessous), le requérant alléguait que les autorités d’enquête avaient lancé une campagne de presse visant à persuader le public que la requérante et lui-même étaient coupables des infractions qui leur étaient reprochées. Il précisait que la requérante avait tenté sans succès d’engager la responsabilité civile du journal Novaya Gazéta pour diffamation à raison du contenu de l’un des articles publiés. Il ajoutait que les propos du directeur du Service fédéral de sécurité (« FSB ») rapportés dans un article du 6 novembre 2009 avaient porté atteinte au principe de la présomption d’innocence.

25. Par un arrêt du 14 septembre 2011, la Cour suprême de la Fédération de Russie (« la Cour suprême ») confirma en appel le jugement du 6 mai 2011. En ce qui concernait la violation alléguée du principe de la présomption d’innocence, elle rejeta pour défaut de fondement la thèse du requérant selon laquelle des représentants de l’État avaient engagé une campagne de presse contre les deux accusés. Elle nota en outre que les informations qui avaient été relatées dans la presse n’avaient pas été présentées au jury. En ce qui concernait le grief relatif au refus du juge Z. de récuser les jurés M. et N., elle se prononça comme suit :

« Il convient d’écarter les arguments relatifs au rejet par [le juge Z.] des demandes de récusation dirigées contre les jurés [M.] et [N.]. En effet, [ces arguments] sont dépourvus de base légale et contredits par les éléments du dossier. Ceux-ci ne permettent pas de conclure à l’existence des circonstances visées aux articles 61 et suivants du CPP, qui énoncent les motifs empêchant les jurés de prendre part à l’examen de l’affaire pénale. Ils ne permettent pas non plus de dire que les jurés aient manqué aux obligations que leur imposait l’article 333 du CPP, notamment en ce qui concerne la collecte et la diffusion auprès des autres jurés, par [M.], de renseignements sur l’affaire pénale extérieurs au procès, ou encore l’exercice par [M.] et [N.] de pressions sur les autres jurés. Le [juge Z.] a exposé ses conclusions de manière détaillée dans sa décision [de procédure] portant rejet des demandes de récusation dirigées contre les jurés [M.] et [N.].

Contrairement à la thèse de [Mme] Khasis, [le juge Z.] a dûment examiné la demande de récusation des jurés [M.] et [N.] en présence des membres du jury. En effet, en vertu de l’article 65 § 2 du CPP, [toute personne] qui fait l’objet d’une demande de récusation a le droit de présenter publiquement ses explications au sujet de cette demande avant que les juges ne se retirent en salle des délibérations. Il ressort du procès-verbal de l’audience que le juré [M.] a présenté ses explications au sujet de la demande de récusation dirigée contre lui tandis que la jurée [N.] n’a pas souhaité le faire.

Les éléments publiés dans les médias au sujet des jurés et repris par les requérants dans leurs mémoires d’appel ne peuvent être pris en compte ni servir de fondement pour l’annulation du jugement de condamnation, eu égard d’une part aux exigences de l’article 341 du CPP, relatif au secret des délibérations, et d’autre part au fait que [D.] n’a pas pris part aux délibérations du jury.

En outre, il ressort du procès-verbal de l’audience qu’après chaque pause [le juge Z.] a demandé aux jurés s’ils avaient subi une quelconque pression, et qu’à chaque fois les jurés ont déclaré que personne n’avait exercé de pression sur eux (...) »

2. Les articles de presse

26. Le 6 novembre 2009, le journal Rossiyskaya Gazéta publia un article intitulé « Sur les traces d’une balle. L’assassinat d’un avocat et d’une journaliste a été élucidé ». L’article était signé par K., une journaliste du journal. Il relatait les circonstances de l’arrestation des requérants et les réactions de différentes personnalités à propos de cet événement, et se terminait par un passage qui se lisait ainsi :

« Hier, le directeur du FSB, Alexandre Bortnikov, a informé le président de la Fédération de Russie, Dmitri Medvedev, que le meurtre de l’avocat Stanislav Markelov et de la journaliste Anastasia Baburova avait été élucidé.

M. Bortnikov a confirmé qu’un groupe de nationalistes radicaux étaient impliqués dans la commission des meurtres. Les criminels ont été arrêtés. « Nous avons obtenu des éléments à charge à l’égard des personnes qui ont participé à la commission des meurtres, [nous avons] constitué une base de preuves primaires et [nous avons] obtenu des éléments concrets [et en particulier] les aveux de la personne qui a commis les meurtres », a dit le chef du FSB lors de sa conversation avec le président.

Lors de l’arrestation des membres de la bande, une grande quantité d’armes à feu a été saisie. Un autre meurtre, commis en septembre et motivé par la haine ethnique, a également été élucidé. »

27. Deux articles portant sur le déroulement de l’enquête pénale et sur les charges retenues contre les requérants furent publiés dans la presse : l’un le 18 janvier 2010, par le journal Novaya Gazéta, l’autre le 27 décembre 2010, par l’agence d’information Rosbalt. Ces articles ne contenaient pas de citations ni de références à des propos émis par des représentants de l’État identifiables.

3. LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

28. L’article 329 du CPP est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Article 329. Remplacement d’un juré par un suppléant

1. Si, pendant l’examen judiciaire de l’affaire pénale mais avant que les jurés ne se retirent en salle des délibérations pour rendre leur verdict, il apparaît que l’un quelconque des jurés ne peut continuer à participer à l’examen de l’affaire, ou si le juge l’en a écarté, ce juré est remplacé par un suppléant selon l’ordre indiqué dans la liste établie lors de la formation du collège des jurés de l’affaire (...) »

29. L’article 333 du CPP est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Article 333.

(...)

2. Les jurés n’ont pas le droit :

1) de quitter la salle d’audience pendant l’examen de l’affaire pénale ;

2) d’exprimer leur opinion sur l’affaire pénale avant de répondre au questionnaire qui leur a été soumis aux fins de délibération sur le verdict ;

3) de discuter des circonstances relatives à l’affaire pénale soumise à leur examen avec des personnes ne faisant pas partie de la formation judiciaire ;

4) de collecter des informations sur l’affaire pénale en dehors de l’examen judiciaire ;

5) de violer le secret des délibérations et du vote relatifs aux questions qui leur sont soumises.

(...)

4. Le juge président prévient les jurés qu’il peut, de sa propre initiative ou à la demande de l’une des parties, écarter de l’examen judiciaire de l’affaire pénale tout juré qui manquerait aux obligations énoncées au paragraphe 2 du présent article. En pareil cas, le juré écarté est remplacé par un juré suppléant. »

30. L’article 341 du CPP est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Article 341. Secret des délibérations des jurés

1. Après que le juge président a donné lecture des instructions aux jurés, ceux-ci se retirent en salle des délibérations pour rendre leur verdict.

(...)

4. Les jurés n’ont pas le droit de divulguer les opinions (суждения) qui ont été exprimées pendant les délibérations. »

31. L’article 413 du CPP, qui définit les modalités de réouverture des affaires pénales, énonce en ses passages pertinents en l’espèce :

« En cas de faits nouveaux ou nouvellement découverts, les décisions de justice revêtues de l’autorité de la chose jugée doivent être annulées et la procédure pénale rouverte.

(...)

4. Par faits nouveaux, il faut entendre :

(...)

2) le constat par la Cour européenne des droits de l’homme d’une violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales résultant de ce que, dans le cadre de l’examen d’une affaire pénale, une juridiction de la Fédération de Russie :

a) a appliqué une loi fédérale contraire aux dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

b) a méconnu d’une autre manière les dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;

(...) »

32. L’article 415 du CPP dispose que, dans les cas prévus par l’article 413 § 4 alinéas 1 et 2 (paragraphe 31 ci‑dessus), le président de la Cour suprême de la Fédération de Russie saisit le présidium de cette juridiction d’une demande de réouverture de la procédure pénale. Le présidium statue sur cette demande dans un délai d’un mois.

EN DROIT

1. JONCTION DES REQUÊTES

33. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 de la convention (impartialité du jury)

34. Les requérants allèguent qu’ils n’ont pas été jugés par un tribunal indépendant et impartial. S’appuyant sur les déclarations faites par D. le 16 avril 2011 et sur celles faites par M. à l’audience du 18 avril 2011 d’une part et dans son interview du 18 mai 2011 d’autre part, ils soutiennent qu’il existait des doutes quant à l’impartialité du jury qui les a déclarés coupables, et se plaignent que ni le juge Z. ni la juridiction d’appel n’aient pris de mesures adéquates pour dissiper ces doutes. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »

1. Sur la recevabilité

35. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) Les requérants

36. Les requérants allèguent que, en vertu du paragraphe 4 de l’article 333 du CPP (paragraphe 29 ci‑dessus), le juge Z. était tenu de veiller au respect par les jurés des obligations énoncées dans cet article. Ils arguent qu’il lui incombait dès lors de prendre toutes les mesures nécessaires pour vérifier si le jury était impartial, notamment de convoquer D. pour l’entendre sur les allégations qu’elle avait portées relativement au comportement de M. et N. À cet égard, ils reprochent au juge d’avoir refusé de récuser M. alors que celui-ci avait lui-même reconnu avoir lu, en violation de l’obligation imposée par l’article 333 § 2 alinéa 4 du CPP, différents articles sur le procès. Ils sont convaincus que ni ce juge ni la Cour suprême n’ont pris de mesures adéquates pour dissiper les doutes qui pesaient sur l’impartialité tant des jurés M. et N. que du jury dans son ensemble.

b) Le Gouvernement

37. En ce qui concerne les propos tenus par D. dans l’interview du 16 avril 2011, le Gouvernement indique qu’au moment où elle a donné cette interview, D. ne se trouvait plus sous serment en tant que jurée et que, dès lors, ses déclarations n’avaient aucune valeur juridique. Il estime par ailleurs que ces déclarations étaient peut-être une provocation de la part de la défense, D. ayant donné son interview à L. À cet égard, il précise que celui‑ci avait comparu au procès des requérants en tant que témoin de la défense et qu’il avait écrit plusieurs articles en leur faveur, notamment des articles publiés sur le site Internet Verdict russe, qui soutiendrait les personnes ayant des convictions nationalistes. Il ajoute que certaines des déclarations de D. étaient contradictoires : ainsi, elle aurait dit dans l’interview du 16 avril (paragraphe 14 ci‑dessus) avoir rédigé une plainte avec d’autres jurés puis, dans l’interview du 25 avril (paragraphe 15 ci‑dessus), elle aurait déclaré que les autres jurés avaient refusé de rédiger une telle plainte. Il avance aussi que, lorsqu’elle faisait partie du jury, D. n’a pas averti le juge Z. du comportement selon elle déplacé de M. et de N. Il fait valoir également que, lorsqu’elle s’est déportée du jury, elle a invoqué des raisons familiales, et que, à plusieurs reprises pendant le procès, le juge Z. a demandé aux jurés s’ils avaient subi une quelconque pression, et aucun des jurés n’avait répondu par l’affirmative. Il s’appuie à cet égard sur les extraits du procès-verbal des audiences tenues devant le tribunal de première instance (paragraphes 10‑11 ci‑dessus). Il soutient que, saisi de la demande de récusation des jurés M. et N., le juge Z. a vérifié le bien-fondé de la demande puisqu’il a proposé aux intéressés de s’exprimer sur les allégations de D. Enfin, il avance que les requérants n’ont pas fait citer D. à comparaître à l’appui de leur demande de récusation.

38. En ce qui concerne les déclarations que M. a faites à l’audience du 18 avril 2011 en réponse à la demande de récusation, le Gouvernement affirme que ce juré ne collectait pas d’informations sur l’affaire mais n’avait pour but que de s’informer sur l’objectivité de la couverture médiatique du procès. Il considère que le fait que M. a confirmé qu’il ne devait prendre en considération que les preuves présentées au procès était suffisant pour dissiper tout doute quant à son impartialité. Quant à N., qui a refusé de s’exprimer sur la demande de récusation la concernant, il soutient qu’elle en avait parfaitement le droit et que son silence ne pouvait être interprété comme la preuve d’un parti pris. Il plaide que, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Sander c. Royaume-Uni (no 34129/96, §§ 22‑35, CEDH 2000‑V), en l’espèce aucun des jurés n’a admis être de parti pris ni déclaré avoir fait l’objet d’une quelconque pression. S’appuyant sur l’arrêt Gregory c. Royaume-Uni (25 février 1997, § 48, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I), il soutient que congédier le jury n’est pas le seul moyen d’assurer le caractère équitable d’une procédure pénale et qu’en l’espèce, les questions posées par le juge Z. aux jurés M. et N. au sujet de la demande de récusation dont ils faisaient l’objet constituaient des mesures adéquates.

39. En ce qui concerne l’interview donnée par M. le 18 mai 2011, le Gouvernement considère de même que pour l’interview de D. que les propos qui y ont été tenus, notamment quant à l’accès de quatre autres jurés à différents médias pendant le procès, étaient sans valeur juridique et, dès lors, ne pouvaient constituer la preuve d’un manque d’impartialité des jurés en question.

40. Il argue que, au vu des mesures prises par le juge Z., la Cour suprême, en tant qu’instance d’appel, n’était pas obligée d’entreprendre de vérification supplémentaire, car aucun élément nouveau susceptible de mettre en doute l’impartialité du jury ne lui avait été présenté.

2. Appréciation de la Cour

41. La Cour rappelle qu’elle a déjà dit à maintes reprises qu’un tribunal, y compris le jury, doit être impartial, tant du point de vue subjectif que du point de vue objectif (voir, parmi beaucoup d’autres, Remli c. France, 23 avril 1996, § 46, Recueil 1996‑II, Pullar c. Royaume‑Uni, 10 juin 1996, §§ 29‑30, Recueil 1996-III, Gregory, précité, § 43, Sander, précité, § 22, Farhi c. France, no 17070/05, § 23, 16 janvier 2007, Hanif et Khan c. Royaume-Uni, nos 52999/08 et 61779/08, §§ 138‑140, 20 décembre 2011, et Kristiansen c. Norvège, no 1176/10, § 47, 17 décembre 2015).

42. Dans le cadre de la démarche subjective, la Cour a toujours considéré que l’impartialité personnelle d’un juge ou d’un juré se présume jusqu’à preuve du contraire (Sander, précité, § 25, et Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 119, CEDH 2005‑XIII). Pour ce qui est de savoir si un tribunal a été impartial d’un point de vue objectif, la Cour doit examiner si, dans les circonstances en cause, il y avait des garanties suffisantes excluant tout doute objectivement justifié ou légitime quant à l’impartialité du jury, étant entendu que l’optique de l’accusé entre à cet égard en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif (Gregory, précité, § 45, et Morice c. France [GC], no 29369/10, § 76, CEDH 2015).

43. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’article 6 de la Convention implique pour toute juridiction nationale l’obligation de vérifier si, par sa composition, elle constitue « un tribunal impartial » lorsque surgit sur ce point une contestation qui n’apparaît pas d’emblée manifestement dépourvue de sérieux (Farhi, précité, § 25). Confronté à des allégations de manque d’impartialité d’un membre du jury, le juge doit prendre des mesures adéquates compte tenu de la nature des allégations en question, par exemple convoquer le jury pour un complément d’instructions après avoir recueilli les observations des parties (Gregory, précité, §§ 46‑47, sur une allégation selon laquelle l’un des jurés avait tenu des propos racistes), « congédier » le jury dans son ensemble (Sander, précité, § 34, sur une situation où l’un des jurés avait indirectement reconnu être l’auteur de remarques racistes) ou mener une enquête propre à vérifier la réalité d’un fait pouvant faire douter de l’impartialité des jurés et à établir l’influence que ce fait pourrait avoir eue, le cas échéant, sur leur opinion (Remli, précité, § 47, sur une déclaration écrite venant attester de la réalité des propos racistes imputés à l’un des jurés), notamment en procédant à une audition des jurés (Farhi, précité, § 29, sur des allégations de contacts entre certains jurés et le représentant du ministère public).

44. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour constate que le 18 avril 2011, les requérants ont demandé la récusation des jurés M. et N. en s’appuyant sur les déclarations que D. avait faites dans l’interview du 16 avril 2011 (paragraphe 16 ci‑dessus). Selon le Gouvernement, les déclarations de D. étaient non probantes et, de surcroît, contradictoires (paragraphe 37 ci‑dessus). La Cour estime qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur la valeur probante des déclarations de D. ni sur la réalité des actes imputés aux jurés M. et N. Elle considère toutefois que les allégations litigieuses n’apparaissaient pas d’emblée manifestement dépourvues de sérieux au point que le juge président ne fût pas tenu de prendre des mesures adéquates pour s’assurer que le tribunal répondait à l’exigence d’impartialité énoncée à l’article 6 § 1 de la Convention et qu’il offrait des garanties suffisantes pour dissiper tout doute à cet égard (Farhi, précité, § 28). En outre, elle observe que, selon le droit interne, et notamment l’article 333 § 2 du CPP (paragraphe 29 ci-dessus), les jurés doivent effectivement s’abstenir d’exprimer leur opinion sur l’affaire en dehors des délibérations, de discuter des circonstances de l’affaire avec des personnes ne faisant pas partie de la formation judiciaire et de rechercher des informations sur l’affaire en dehors de l’examen judiciaire. Or, selon les déclarations de D., M. et N. n’avaient pas respecté ces obligations (paragraphes 14‑15 ci‑dessus).

45. La Cour note que les positions des parties divergent quant à la question de savoir si les mesures prises par les juridictions internes étaient adéquates.

46. La Cour relève à cet égard que, saisi de la demande de récusation dirigée contre M. et N., le juge Z. a recueilli les observations des parties et donné aux jurés concernés la possibilité de s’exprimer sur le fond de cette demande (paragraphe 16 ci‑dessus). Elle constate toutefois que le juge Z. n’a pas cherché à établir la véracité des allégations concernant le comportement de N., notamment quant à la discussion que celle-ci aurait eue avec un membre du greffe du tribunal. La Cour entend l’argument du Gouvernement consistant à dire que N. n’était pas tenue de commenter la demande de récusation dont elle faisait l’objet (paragraphe 38 ci‑dessus). Cependant, elle estime que le juge disposait d’autres moyens pour vérifier la réalité du fait allégué, par exemple l’audition des autres membres du jury sur ce point (voir, mutatis mutandis, Farhi, précité, §§ 28‑29). Elle note que nul ne prétendait que la scène se fût déroulée pendant les délibérations du jury sur le verdict, protégées par le secret des délibérations en vertu de l’article 341 du CPP (paragraphe 30 ci‑dessus), et que par conséquent, il n’était pas interdit au juge d’interroger les jurés sur l’échange allégué de N. avec un membre du greffe et l’expression par cette jurée de sa position sur l’affaire (voir, a contrario, Gregory, précité, § 44).

47. La Cour constate ensuite que M. a reconnu avoir consulté régulièrement différents médias sur Internet pour se tenir informé sur le procès pénal, et avoir partagé avec les autres jurés les informations ainsi obtenues (paragraphe 17 ci‑dessus), et qu’il a ainsi confirmé une partie des déclarations sur lesquelles reposait la demande de récusation. Or le juge Z. n’a pas tenté de déterminer – par exemple en recherchant quels étaient les médias que M. avait consultés, le contenu précis des informations qu’il avait ainsi obtenues puis communiquées aux autres jurés, ou encore la période pendant laquelle ces événements avaient eu lieu – si l’impartialité du jury avait été mise à mal par les informations transmises à ses membres, ni dans quelle mesure ce pouvait être le cas. La Cour estime qu’en absence d’une telle vérification, les assurances données par M. quant à sa capacité à demeurer objectif et impartial (paragraphe 17 ci‑dessus) n’étaient pas suffisantes pour exclure tout doute raisonnable à cet égard. Par ailleurs, elle note que le juge Z. n’a pas interrogé les autres jurés pour savoir s’ils étaient en mesure de rester impartiaux après avoir pris connaissance des informations que M. leur avait communiquées.

48. La Cour rappelle également qu’elle attache une importance particulière aux instructions données aux jurés par le juge (Gregory, précité, §§ 46‑47, et Hanif et Khan, précité, § 143 ; voir également Beuze c. Belgique [GC], no 71409/10, § 198, 9 novembre 2018, sur l’importance de donner au jury des instructions et des éclaircissements dans les procès d’assises). En l’espèce, elle constate qu’il ne ressort pas des pièces du dossier dont elle est saisie que pendant le procès, notamment après l’audition de M., le juge Z. ait rappelé aux jurés l’importance de ne pas rechercher d’informations sur l’affaire dans les médias, y compris les médias sur Internet (voir, à titre de comparaison, Abdulla Ali c Royaume‑Uni, no 30971/12, §§ 40‑41 et 96, 30 juin 2015, où le juge avait rappelé aux jurés de manière « intermittente » pendant tout le procès qu’ils ne devaient pas faire de recherches sur Internet relativement à l’affaire pénale soumise à leur examen).

49. Certes, il ressort des extraits du procès-verbal communiqués par le Gouvernement qu’à deux reprises le juge Z. a rappelé aux jurés qu’ils ne devaient pas tenir compte des informations publiées dans les médias (paragraphe 12 ci‑dessus). Cependant, il en ressort aussi que ces rappels ont eu lieu avant l’audience du 18 avril 2011, à laquelle M. a expressément reconnu avoir régulièrement consulté des articles publiés sur Internet au sujet du procès et avoir partagé les informations ainsi obtenues avec les autres jurés. Par ailleurs, même si, en l’absence de toute preuve du contraire, il est raisonnable de penser que le jury suivra les instructions du juge (Szypusz c. Royaume‑Uni, no 8400/07, § 85, 21 septembre 2010, et Beggs c. Royaume‑Uni (déc.), no 15499/10, § 128, 16 octobre 2012), la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, un certain nombre d’éléments étaient propres à renverser cette présomption. En effet, alors que tout au long du procès, M., en tant que doyen des jurés, avait assuré au juge que ceux-ci « n’[avaient] pas discuté de l’affaire entre eux » (paragraphe 11 ci‑dessus), il a déclaré à l’audience du 18 avril 2011 que « [q]uand [les jurés se retiraient] en salle des délibérations après la présentation de preuves, [ils discutaient] uniquement de la question de savoir comment tel élément de preuve correspondait aux autres preuves » (paragraphe 17 ci‑dessus). Dans ce contexte, la Cour considère que les instructions données par le juge Z. avant l’audience du 18 avril 2011 n’étaient pas suffisantes pour exclure tout doute raisonnable quant à l’impartialité du jury. Dès lors qu’un juré avait expressément reconnu avoir consulté des articles publiés sur Internet au sujet du procès et avoir partagé avec les autres jurés les informations qu’il avait ainsi obtenues, le juge Z. aurait dû adresser au jury un complément d’instructions en des termes clairs et vigoureux pour s’assurer que le tribunal pouvait être estimé impartial, sinon congédier le jury. Par ailleurs, dans les instructions qu’il a données à la fin du procès, le juge n’a pas rappelé aux jurés qu’ils ne devaient pas tenir compte des informations parues dans les médias auxquelles ils avaient pu avoir accès pendant le procès, notamment par l’intermédiaire de M. (paragraphe 19 ci‑dessus).

50. La Cour observe ensuite que, lorsqu’ils ont interjeté appel du jugement du 6 mai 2011, les requérants se sont à nouveau plaints d’un manque d’impartialité des jurés M. et N. et, de surcroît, ils ont produit devant la juridiction d’appel les déclarations que M. avait faites dans son interview du 18 mai 2011, notamment celles dans lesquelles il reconnaissait avoir consulté différents médias et indiquait que quatre autres jurés avaient fait de même et que tous les jurés avaient discuté des informations ainsi obtenues (paragraphe 23 ci‑dessus).

51. La Cour observe que, pour motiver son rejet des griefs que les requérants tiraient d’un défaut d’impartialité, à leurs yeux, des jurés M. et N., la Cour suprême a noté qu’aucun élément ne venait démontrer leur thèse, notamment en ce qui concernait « la collecte et la diffusion auprès des autres jurés, par [M.], de renseignements sur l’affaire pénale extérieurs au procès » (paragraphe 25 ci‑dessus). Elle estime que cette appréciation ne tenait pas compte de ce que le juge Z. n’avait cherché ni à déterminer la teneur des informations dont M. avait fait part aux autres jurés ni à vérifier si ceux-ci étaient capables de demeurer objectifs et impartiaux après avoir pris connaissance de ces informations (paragraphe 46 ci‑dessus). Elle note que la Cour suprême a refusé de tenir compte des publications jointes par les requérants à leurs mémoires d’appel, au motif que D. n’avait pas pris part aux délibérations du jury (paragraphe 25 ci‑dessus). Or, dans leurs mémoires respectifs, les requérants s’appuyaient non seulement sur l’interview donnée par D. le 16 avril 2011 mais aussi sur celle de M., qui datait du 18 mai 2011 et qui était donc postérieure à leur condamnation. Dans cette interview, M. avait cité au moins trois médias qu’il confirmait avoir consultés pendant le procès, et, de surcroît, il avait indiqué que quatre autres jurés avaient fait de même et que pendant le procès tous les jurés « partageaient des informations » issues des sources médiatiques en question (paragraphe 22 ci‑dessus). Contrairement à ce qu’avance le Gouvernement (paragraphe 40 ci‑dessus), ces éléments étaient nouveaux et ne pouvaient pas avoir fait l’objet d’un examen par le juge Z., puisque l’interview était postérieure au 6 mai 2011, date de prononcé du jugement. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur la valeur probante des déclarations que M. avait faites dans son interview du 18 mai 2011. Cependant, la Cour constate que, ayant refusé de tenir compte de cette interview au motif que « [l]es éléments publiés dans les médias au sujet des jurés et repris par les requérants dans leurs mémoires d’appel ne peuvent être pris en compte ni servir de fondement pour l’annulation du jugement de condamnation » (paragraphe 25 ci‑dessus), la Cour suprême a passé sous silence les déclarations de M. sans indiquer pourquoi elle ne prenait pas en considération cet élément important. Elle estime que, en procédant ainsi, cette juridiction a failli à prendre des mesures adéquates pour lever les doutes qui subsistaient quant à la réalité et à la nature des faits allégués (voir, dans le même sens, Shcherbakov c. Russie [comité], no 49506/12, § 23, 8 octobre 2019, et les affaires qui s’y trouvent citées). Eu égard à ce qui précède, elle considère que la Cour suprême n’a pas pris de mesures adéquates pour dissiper tout doute quant à l’impartialité du jury.

52. Dès lors, elle estime que les juridictions nationales ne se sont pas entourées de garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à l’impartialité du jury ayant rendu le verdict de culpabilité à l’égard des requérants et que, partant, le droit de ces derniers à être jugés par un tribunal impartial n’a pas été respecté en l’espèce.

53. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

54. Les requérants estiment également que le contenu des articles parus dans la presse le 6 novembre 2009 et les 18 janvier et 27 décembre 2010 a emporté violation à leur égard du droit à la présomption d’innocence. Ils invoquent l’article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

1. Thèses des parties

55. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes et expose à cet égard que dans l’appel qu’elle a formé contre le jugement du 6 mai 2011, la requérante n’a pas soulevé, même en substance, le grief qu’elle formule devant la Cour sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention. Il argue que, alors qu’il ressort du mémoire d’appel de l’avocat V. que la requérante avait introduit un recours civil en diffamation contre l’un des journaux (paragraphe 24 ci‑dessus), l’intéressée n’a pas soumis à la Cour de copie des décisions pertinentes. Se référant aux arrêts Konstas c. Grèce (no 53466/07, § 29, 24 mai 2011) et Paulikas c. Lituanie (no 57435/09, § 41, 24 janvier 2017), il soutient qu’en tout état de cause, un recours civil en diffamation ne saurait être considéré comme la voie de droit à exercer pour se plaindre d’une violation du principe de la présomption d’innocence. Il ajoute que, si la Cour estimait tel est au contraire le cas, ce serait le requérant qui n’aurait pas épuisé les voies de recours internes, faute pour lui d’avoir intenté un tel recours.

56. Le Gouvernement indique ensuite que les articles de presse des 18 janvier et 27 décembre 2010 ont été publiés par des journaux indépendants et qu’ils ne renfermaient pas de propos attribuables à des représentants de l’État identifiables. Se référant à l’affaire Papon c. France (no 2) (déc., no 54210/00, CEDH 2001‑XII (extraits)), il argue que les autorités de l’État ne peuvent être tenues responsables des actes de personnes privées et il invite la Cour à déclarer le grief irrecevable pour autant qu’il porte sur les articles en question.

57. En ce qui concerne les propos du directeur du FSB cités dans l’article du 6 novembre 2009 (paragraphe 26 ci-dessus), le Gouvernement soutient qu’ils ne peuvent être interprétés comme préjugeant de la culpabilité des requérants, leur but étant selon lui d’informer le chef de l’État sur les résultats de l’enquête et sur les preuves rassemblées au cours de celle-ci. Il avance que les meurtres pour lesquels les requérants ont été poursuivis avaient attiré une grande attention du public et qu’il incombait donc aux autorités de tenir celui-ci informé des résultats de l’enquête.

58. Les requérants récusent la thèse selon laquelle ils n’ont pas épuisé les voies de recours internes. Ils considèrent que l’appel contre le jugement de condamnation du 6 mai 2011 était la voie la plus appropriée pour se plaindre d’une atteinte à la présomption d’innocence. Ils affirment qu’une action civile en diffamation ne saurait constituer un recours effectif pour ce type de cas puisqu’en pratique, les juridictions civiles russes suspendent l’examen au fond dans l’attente de l’issue de l’affaire pénale et se rallient ensuite aux conclusions des juridictions pénales.

59. Les requérants indiquent ensuite que l’article du 9 novembre 2009 a été publié dans le quotidien Rossiyskaya Gazéta, un journal officiel créé par le gouvernement de la Fédération de Russie, qu’il les citait nommément et qu’il les présentait comme coupables du meurtre de M. Markelov et Mme Baburova. Ils considèrent que les termes employés par le directeur du FSB dans son compte rendu au président et rapportés dans l’article en question, notamment les passages « les criminels ont été arrêtés » et « nous avons obtenu des éléments à charge », étaient clairement attentatoires à la présomption d’innocence.

2. Appréciation de la Cour

60. La Cour considère qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (paragraphe 55 ci‑dessus) car, en tout état de cause, le grief est irrecevable pour les raisons exposées ci-dessous.

61. Les articles de presse des 18 janvier et 27 décembre 2010 ont été publiés dans des journaux privés et ne contenaient pas de citations ni de références à des propos de représentants de l’État identifiables. À cet égard, la Cour rappelle que les autorités de l’État ne peuvent en principe être tenues responsables des actes de personnes privées (Papon (no 2), décision précitée).

62. L’article du 6 novembre 2009 a été publié dans le journal officiel Rossiyskaya Gazéta et il était signé par K., une journaliste de ce même journal. Même si le journal a été créé et est financé par le gouvernement russe, aucun élément du dossier ne permet d’affirmer qu’au moment de la publication de l’article litigieux K. ait été privée de sa liberté journalistique, par exemple à cause de la politique éditoriale du journal (voir, a contrario, Manole et autres c. Moldova, no 13936/02, §§ 104‑106, CEDH 2009 (extraits)), ou encore parce qu’elle aurait eu des liens institutionnels et économiques avec le propriétaire du journal (voir, a contrario, Saliyev c. Russie, no 35016/03, §§ 64‑68, 21 octobre 2010). La Cour estime donc que K. n’agissait pas en tant que représentante de l’État au moment de la publication de l’article du 6 novembre 2009 et que dès lors, pour les mêmes raisons que celles exposées au paragraphe 61 ci-dessus, les propos dont elle était l’auteur ne peuvent engager la responsabilité de l’État sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention.

63. La Cour observe ensuite que la formulation de la fin de l’article du 6 novembre 2009 était d’une double nature : rédigée au discours rapporté, cette partie de l’article contenait néanmoins une citation directe des propos que le directeur du FSB avait tenus la veille lors de sa rencontre avec le président de la Fédération de Russie. La Cour constate qu’aucune des parties n’a versé au dossier une transcription complète de ce compte rendu au président. Par conséquent, elle n’est pas en mesure de déterminer si le passage de l’article litigieux rédigé au discours rapporté correspondait textuellement à ce qui avait été dit par le directeur du FSB ou bien s’il reflétait l’interprétation que la journaliste faisait de ces propos (voir, dans le même sens, Maslarova c. Bulgarie, no 26966/10, § 31, 29 janvier 2019, et Mityanin et Leonov c. Russie, nos 11436/06 et 22912/06, § 102, 7 mai 2019). En ce qui concerne enfin les propos du directeur du FSB cités dans l’article, elle estime qu’ils consistaient en un bref descriptif – certes exprimé en termes malheureux – des preuves à charge qui avaient été rassemblées par les autorités d’investigation, et que, de ce fait, ils n’étaient pas de nature à porter atteinte à la présomption d’innocence (Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, § 197, CEDH 2013 (extraits), Paulikas, précité, §§ 54‑56, et Ratkin c. Russie [comité], no 24625/05, § 37, 6 juin 2017).

64. Au vu des éléments exposés ci-dessus, la Cour conclut que le grief tiré de l’article 6 § 2 de la Convention est manifestement mal fondé et doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

4. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

65. Sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent du transfert de l’affaire pénale du juge N. au juge Z. opéré par le président du tribunal de Moscou après le 27 janvier 2011. Ils allèguent également que le juge Z. a fait preuve de parti pris envers eux et que l’ensemble du jury a été influencé par la couverture médiatique qui a été faite de l’affaire pénale.

66. Au vu des faits de la cause et compte tenu de sa conclusion selon laquelle il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison d’un défaut d’indépendance et d’impartialité du tribunal qui a connu de la cause pénale des requérants (paragraphe 53 ci‑dessus), la Cour considère qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur la recevabilité et le fond du reste des griefs formulés sur le terrain de cette disposition (voir, parmi d’autres précédents, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014, avec d’autres références, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 139, 25 septembre 2018).

5. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

67. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

68. Les requérants réclament 1 000 000 euros chacun au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi.

69. Le Gouvernement est d’avis que cette somme est excessive au regard de la jurisprudence de la Cour.

70. En ce qui concerne le dommage moral, compte tenu des circonstances de la cause, la Cour estime que le constat de violation constitue en l’espèce une réparation suffisante pour le dommage moral subi par les requérants.

2. Frais et dépens

71. Les requérants n’ont pas présenté de demandes de remboursement des frais et dépens.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables quant au grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention relativement à l’impartialité du jury qui a rendu le verdict de culpabilité à l’égard des requérants, et irrecevables quant au grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 2 ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison du manque d’impartialité du jury qui a rendu le verdict de culpabilité à l’égard des requérants ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le reste des griefs formulés sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité, que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants ;
6. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 février 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan BlaškoPaul Lemmens
GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Pavli ;

– opinion dissidente du juge Dedov.

P.L.
M.B.

Opinion concordante du juge PAVLI

(Traduction)

1. Je souscris pleinement à la position adoptée par la majorité. Mon choix de formuler une opinion séparée s’explique par le fait qu’il aurait été à mon avis utile, compte tenu de la relative nouveauté du sujet, que les principaux critères utilisés par la Cour pour examiner les questions qui se posaient en l’espèce soient énoncés plus clairement, ce qui aurait permis de fournir une assise plus solide aux conclusions auxquelles elle est parvenue dans la présente affaire et de donner des indications plus précises aux juridictions internes quant à la manière de traiter des affaires analogues à l’avenir.

2. Les allégations mettant en cause l’impartialité d’un jury au motif que des jurés auraient eu accès à des éléments extérieurs, et en particulier à des contenus publiés en ligne portant sur l’affaire en cours d’examen, soulèvent trois questions distinctes, qui consistent à savoir i) si les jurés ont eu accès à des éléments extérieurs, et, dans l’affirmative, quelle était la nature précise de ces éléments, ii) si les investigations des jurés étaient susceptibles de porter atteinte à l’équité du procès et, dans l’affirmative iii) si la juridiction de jugement, ou ultérieurement l’instance d’appel, ont pris des mesures appropriées pour remédier aux problèmes susceptibles de remettre en cause l’impartialité du tribunal et l’équité globale du procès.

3. La première question revêt un caractère factuel : un grief défendable selon lequel un juré a eu accès à des éléments extérieurs soulève systématiquement une question d’équité du procès qui doit être dûment examinée par la juridiction de jugement. Il est largement admis que l’accès à des éléments extérieurs ou la recherche de tels éléments enfreignent deux principes fondamentaux de la justice pénale, à savoir le principe de la publicité de la justice et celui du droit de la défense de contester l’ensemble des preuves dont le jury a tenu compte pour rendre son verdict. Toutes les personnes concernées par l’intégrité du procès pénal – l’accusé, la juridiction de jugement, les juridictions d’appel et, bien entendu, le public en général – ont le droit de savoir sur quelle base l’organe décisionnel a statué. Surtout, le fait que le jury se soit fondé sur des éléments extérieurs au procès implique, par définition, que la défense (ou l’accusation) n’a pas eu l’occasion d’examiner et de contester les éléments en question dans le cadre d’un débat contradictoire. En bref, les jurés sont tenus – et en général sommés – de résister à la tentation de se substituer à l’accusation ou à la défense en se livrant eux-mêmes à des investigations extérieures[1]. Il est peut-être plus difficile à certains jurés de résister à cette tentation depuis l’avènement d’Internet. Mais, comme l’a dit un tribunal britannique, « ce n’est pas Internet qui pose problème ; les difficultés éventuelles proviennent du comportement de jurés qui méconnaissent les principes établis de longue date sur lesquels repose le droit de tout citoyen à un procès équitable[2] ».

4. La deuxième question oblige les juridictions nationales, et en dernier ressort notre Cour, à évaluer les éventuelles conséquences des atteintes ayant pu être portées à l’impartialité du jury. Les pays qui ont massivement recours à l’institution du jury utilisent des critères d’appréciation quelque peu différents pour évaluer la gravité de l’atteinte portée aux droits de l’accusé[3]. Toutefois, il est clair que plus les jurés ont été exposés à des éléments extérieurs, plus l’équité du procès est menacée et plus le devoir qui incombe à la juridiction de jugement d’apprécier si le jury a été indûment influencé est impératif. À cet égard, la réalisation d’une enquête minutieuse sur la nature des éléments eux-mêmes et sur la mesure dans laquelle le jury y a été exposé est essentielle ; il faudra par exemple rechercher si des investigations extérieures ont été menées par un seul juré ou par plusieurs d’entre eux, si les éléments en cause ont été divulgués à d’autres jurés et/ou s’ils en ont discutés – et, dans l’affirmative quelle a été la nature de leurs discussions, si les éléments litigieux étaient préjudiciables à l’accusé et, en particulier, s’ils contenaient des éléments de preuve qui avaient été expressément exclus de l’examen du jury pour des raisons d’équité ou s’ils étaient susceptibles d’influencer indûment les jurés pour d’autres motifs. Toute incertitude sérieuse sur ces éléments factuels cruciaux peut militer en faveur du congédiement de l’ensemble du jury.

5. Dans l’hypothèse où les faits donnent à penser que le jury est peut-être partial, il conviendra dans un troisième temps de se poser la question de savoir si les mesures que la juridiction de jugement (et ultérieurement l’instance d’appel) a pu prendre pour remédier à ce dysfonctionnement étaient ou non adéquates. Si les mesures de redressement requises dépendent des spécificités de chacun des manquements ayant pu se produire, la pratique comparative fournit des indications générales. S’il s’avère qu’un juré a mené d’importantes investigations extérieures ou qu’il a divulgué aux autres jurés des éléments de cette nature en méconnaissance de la loi et des instructions du juge, ce juré doit en principe être congédié si le procès est en cours. Il faudra également interroger les autres jurés – individuellement ou collectivement et en présence de l’avocat de l’accusé et du représentant du ministère public – afin de savoir précisément dans quelle mesure ils ont été exposés aux éléments extérieurs et de déterminer s’ils pourront demeurer impartiaux au moment de rendre leur verdict. En général, ces mesures devront s’accompagner d’une injonction faite au jury d’ignorer tous les éléments extérieurs dont il a pu avoir connaissance. Le problème est plus complexe lorsque l’existence d’éléments extérieurs n’est découverte qu’après la clôture du procès. Toutefois, ces éléments doivent être examinés de la même manière si la question est posée en temps utile à l’instance d’appel.

6. L’application des principes susmentionnés à la présente affaire me conduit, ainsi que je l’ai déjà indiqué, à souscrire pleinement aux conclusions de la majorité. La procédure pénale russe interdit clairement aux jurés de « collecter des informations » en dehors de l’examen judiciaire de l’affaire (§ 29 du présent arrêt). Il convient à cet égard de noter que bien que le juge ait à plusieurs reprises indiqué aux jurés qu’ils ne devaient « prendre en compte » aucun élément étranger dans leurs délibérations (§ 12 du présent arrêt), il ne semble pas qu’il leur ait clairement enjoint de s’abstenir d’emblée de prendre connaissance ou de rechercher de tels éléments, omission qui a pu entraîner d’importantes conséquences pour l’affaire. Cette distinction est importante, car les jurés peuvent aussi être influencés de manière subtile et inconsciente par la couverture médiatique du procès. La thèse du Gouvernement selon laquelle le fait que des jurés puissent suivre régulièrement cette couverture médiatique dans le but de « s’informer sur l’objectivité » de celle-ci (§ 38 de l’arrêt) ne pose pas vraiment problème est déconcertante.

7. S’il est possible que les allégations de l’ancienne jurée D. aient été motivées par son désaccord avec les autres membres du jury ou par d’autres raisons d’ordre personnel, il n’en demeure pas moins qu’elles n’étaient pas dépourvues de base factuelle, qu’elles ont été divulguées alors que le procès était en cours et qu’elles ont conduit la défense à demander la révocation de deux jurés. Malgré son caractère sommaire, l’enquête menée par le juge sur ces allégations a révélé que le doyen des jurés avait activement recherché et consulté des informations extérieures, notamment de nombreux articles publiés dans les médias au sujet du procès. En outre, le juge a omis d’interroger une autre jurée, à qui il avait été reproché d’avoir discuté de l’issue du procès avec un membre du greffe du tribunal, au motif fallacieux que l’intéressée entendait garder le silence à ce sujet[4]. Par ailleurs, il apparaît clairement que loin de se contenter de divulguer des informations extérieures aux autres jurés, le doyen du jury a provoqué d’autres débats dans la salle des délibérations. Pis encore, ces informations extérieures auraient contenu des indications sur des éléments de preuve ou d’autres éléments que les jurés avaient l’interdiction expresse d’examiner pour des raisons d’équité du procès (§ 14 de l’arrêt).

8. Confronté à ces indices sérieux jetant le discrédit sur le jury, le juge a pourtant décidé, pour des raisons inexplicables au regard de la disposition clairement énoncée à l’article 333 § 4 du code de procédure pénale russe, que les deux jurés mis en cause pouvaient continuer à siéger. Aucune enquête fiable n’a été menée sur la nature précise des informations extérieures ayant été obtenues par l’ensemble du jury ou lui ayant été transmises, et aucune conclusion certaine n’a été établie à ce sujet. Les autres jurés n’ont pas été interrogés, le président s’étant borné à leur demander à tous s’ils se considéraient aptes à rendre un verdict impartial. Les mesures destinées à remédier au problème étaient à mon avis manifestement insuffisantes pour restaurer la confiance dans l’impartialité réelle et apparente du jury appelé à connaître de l’affaire. En outre, ces lacunes n’ont pas été comblées en instance d’appel, malgré les déclarations de l’ancien doyen du jury publiées après la clôture du procès en première instance, qui contenaient d’autres indices de nature à éveiller des soupçons. Dans ces conditions, il est manifeste que le droit des requérants d’être jugés par un tribunal impartial, tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, a été violé.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE DEDOV

(Traduction)

Je suis au regret de ne pouvoir souscrire à l’analyse de la présente affaire par la majorité. Dans une situation où la jurisprudence n’est pas établie, il est injuste d’attendre des autorités nationales (et en particulier du juge présidant une juridiction interne) qu’elles appliquent des critères plus exigeants dont elles ne pouvaient avoir connaissance.

En ce qui concerne l’exigence générale d’impartialité, j’estime qu’il n’y a aucune raison d’appliquer à des juges non professionnels des critères identiques ou plus exigeants que ceux qui s’appliquent aux magistrats professionnels. Par exemple, il me paraît étrange et inacceptable que les jurés ne puissent discuter entre eux, pendant les suspensions d’audience, de l’affaire dont ils ont à connaître – il ne leur est permis de le faire que pendant les délibérations officielles – ou de lire des articles sur l’affaire publiés dans les journaux ou sur Internet. Il faudrait limiter cette exigence en interdisant seulement aux jurés de rechercher délibérément de nouveaux éléments de preuve n’ayant pas été présentés dans le prétoire.

Il est évident que le fait qu’un juré lise un article de presse ne remet pas automatiquement en cause son impartialité. En fin de compte, il aurait fallu équilibrer cette analyse par un contrôle de l’équité globale du procès, notion qui correspond à une tendance générale que l’on observe depuis ces cinq dernières années dans la jurisprudence constante de la Cour. Il s’agit là du cœur de l’affaire. Les requérants n’ayant à l’évidence pu déceler aucun vice de procédure, ils ont élaboré une stratégie consistant à mettre l’accent sur la substance même du procès, à savoir l’exigence d’un tribunal impartial établi par la loi.

La fonction de rééquilibrage de l’équité globale du procès touche aussi à la manière dont la justice est rendue par les jurés, dont la position dépend de la capacité du juge présidant l’audience à conduire le procès. Alors qu’il leur est interdit de poser des questions aux parties ou aux témoins pour se faire préciser des détails, les jurés sont eux-mêmes tenus de répondre uniquement aux questions qui leur sont posées par le juge présidant l’audience. Leur latitude est donc plus limitée, et leur situation plus difficile, que celles d’un magistrat professionnel.

L’équité du procès ne saurait faire l’objet d’une application à géométrie variable. La Cour a tenu compte de ce principe dans l’affaire Abdulla Ali, où elle s’est exprimée en ces termes : « [d]’ailleurs, le requérant n’a pas cité une seule affaire où la Cour aurait conclu à la violation de l’article 6 au motif qu’une publicité négative aurait porté atteinte à l’équité du procès lui‑même (Abdulla Ali c. Royaume-Uni, no 30971/12, § 91, 30 juin 2015). Dans l’affaire Dallas c. Royaume-Uni (no 38395/12, 11 février 2016), le juge qui présidait l’audience avait sanctionné plus sévèrement la jurée mise en cause. Malgré la différence qui existe entre ces deux affaires, la Cour a validé les deux approches suivies par les juges internes. Cela signifie que ces derniers jouissent d’une ample marge d’appréciation parce qu’ils connaissent mieux la situation que des juges internationaux. Dans la présente affaire, la majorité de la chambre a décidé que le juge russe ne pouvait se contenter des mesures qu’il avait lui-même décidé de prendre pour vérifier l’impartialité des jurés M. et N.

Pour pouvoir conclure que des jurés ont perdu leur impartialité, il faut avoir des arguments solides, notamment la preuve de ce qu’ils ont délibérément recherché et discuté des arguments n’ayant pas été présentés dans le cadre de la procédure. Or l’existence de tels faits n’a pas été établie en l’espèce. Des allégations avaient été formulées dans les interviews donnés à des journalistes par l’ancienne jurée D., qui s’était déportée du jury pour raisons familiales. Le fait que cette ancienne jurée n’ait pas signalé au juge qui présidait l’audience la lecture d’articles de presse dans la salle des délibérations rend ses allégations encore plus suspectes, parce qu’une telle publicité injustifiée contraire à la règle de déontologie judiciaire du secret des délibérations conduit inévitablement à la conclusion qu’elle a agi de manière partiale au profit des accusés afin de provoquer la révocation des jurés M. et N., à qui elle reprochait d’avoir avancé des arguments contre les requérants.

Ces allégations, qui étaient pourtant de simples rumeurs, ont été vérifiés par le juge russe qui souhaitait s’assurer que les discussions mentionnées n’avaient pas eu lieu, et elles se sont révélées fausses. Au cours de la procédure, aucun des autres jurés n’a formulé de plainte corroborant ces allégations devant le juge qui présidait l’audience. J’estime que le juge n’était pas tenu d’interroger tous les autres jurés à ce sujet. Cette question relevait de sa marge d’appréciation. En outre, le juge a rappelé à tous les jurés les règles de comportement à adopter pour préserver leur impartialité et leur indépendance.

Pour ma part, je conclus que le juge mis en cause s’est conformé à la jurisprudence de la Cour, qui fait preuve d’une grande prudence en exigeant des motifs précis et très graves pour conclure à la violation de l’article 6. Dans l’affaire Dallas, la Cour a été confrontée à une situation particulière, à savoir la présence d’éléments de preuve qui donnaient des indications sur le prévenu (en ce qu’ils révélaient que celui-ci avait été accusé de viol, puis acquitté) et qui n’avaient pas été présentées par l’accusation. Elle a jugé qu’il devait être tout à fait évident aux yeux de tout juré qu’il était interdit d’introduire dans la salle où siégeait le jury des éléments de preuve extérieurs, en méconnaissance des instructions données par le juge. La jurée mise en cause n’avait pas nié avoir recherché des éléments de preuves extérieurs.

En outre, dans l’affaire Dallas, la Cour a examiné les deux critères applicables à l’appréciation du comportement d’un juré : le critère de l’intention spécifique et le critère de la méconnaissance d’une instruction. L’application en l’espèce de ces deux critères montre que les jurés se sont conformés aux instructions du juge et ne révèle nullement une intention de discuter avec les autres jurés d’éventuelles informations extérieures obtenues auprès des médias.

L’arrêt Abdulla Ali est intéressant à cet égard. La Cour s’y est déclarée convaincue qu’« un juge appelé à apprécier les éventuels effets d’une campagne de presse négative sur un « tribunal » dispos[ait] de plusieurs possibilités pour prévenir tout risque d’inconvénients pour la défense et garantir l’impartialité du tribunal » (§ 91). Elle a admis qu’« un juge devant lequel l’équité de la procédure [était] mise en cause en raison d’une publicité négative p[ouvait], au cours de la procédure de jugement, prendre diverses mesures qui s’inscriv[aient] dans un cadre juridique établi et adéquat offrant des indications appropriées destinées à garantir l’équité du procès » (§ 92). Elle a également estimé que le juge s’était à juste titre « déclaré persuadé que le jury se prononcerait sur la base des preuves et qu’il suivrait les instructions reçues » (§ 95), et qu’il n’était donc pas nécessaire de récuser certains jurés. Je crois devoir signaler qu’il est extrêmement compliqué et difficile de constituer un nouveau jury et que pareille procédure peut entraîner la reprise du procès à zéro, raison pour laquelle les interventions de la Cour dans les affaires de ce genre doivent se limiter aux cas les plus graves.

Les circonstances de l’espèce présentant de grandes similitudes avec celles de l’affaire Abdulla Ali, il convient également de citer un autre passage de l’arrêt rendu par la Cour dans cette affaire (§ 98) :

« Rien dans les circonstances de la présente espèce ne donne à penser que l’on ne pouvait se fier au jury pour se conformer aux instructions du juge lui enjoignant de se prononcer sur la seule base des preuves présentées dans le prétoire. Le fait que le jury ait par la suite rendu des verdicts différents à l’égard des différents accusés à l’issue de leur second procès – notamment trois acquittements – démontre que le juge a eu raison de se fier au jury pour faire preuve de discernement et ignorer les comptes rendus précédemment publiés dans la presse et, en conséquence, se prononcer en toute équité sur la base des preuves présentées dans le prétoire. »

Dans la conclusion définitive à laquelle elle est parvenue dans l’arrêt Abdulla Ali, la Cour a énoncé un critère très important qui vaut également pour la présente affaire et qui consiste à imputer aux requérants la charge de prouver que les publications litigieuses ont influencé les jurés : « il n’a pas été démontré que les publications litigieuses étaient de nature à influencer le jury au point de préjuger de l’issue du procès et de le rendre inéquitable » (§ 99). En l’espèce, l’existence de telles circonstances n’a pas été démontrée par les requérants.

Il convient de relever que dans la présente affaire, la majorité a porté une appréciation différente sur les publications litigieuses. Les articles de presse indiquaient que les autorités d’investigation avaient identifié des suspects. La Cour a estimé que les publications en question n’étaient pas de nature à porter atteinte au droit des requérants à la présomption d’innocence (voir les paragraphes 61-64 du présent arrêt). J’en conclus que ces publications n’étaient pas de nature à porter atteinte à l’impartialité des jurés, à qui il suffisait d’attendre que l’accusation leur présente les preuves à charge et de les apprécier comme de coutume. Pourtant, la majorité de la chambre n’a pas tenu compte de la nature des publications litigieuses dans son examen de la question de l’impartialité. Le fait que le dossier de l’affaire ne contenait aucune analyse des publications litigieuses par le juge interne (qu’il aurait pu faire oralement) n’empêchait pas la Cour d’apprécier les preuves factuelles de son propre chef.

Dans ces conditions, je pense que la Cour aurait dû examiner tous les critères susmentionnés. Il est plus important de poser des principes équilibrés que d’exprimer un mécontentement dirigé contre l’insuffisance des mesures prises par le juge présidant l’audience. Cette approche diffère, par exemple, de l’analyse de l’effectivité d’une enquête n’ayant abouti à aucun résultat concret. Dans les affaires mettant en cause un procès pénal, c’est le verdict qui constitue le résultat concret, si bien que ces affaires méritent une analyse plus complète et équilibrée.

* * *

[1] Voir, par exemple, R v Karakaya [2005] EWCA Crim 346, § 24 (England and Wales).

[2] Attorney General v Fraill and Sewart [2011] EWCA Crim 1570, § 29.

[3] On peut par exemple comparer l’approche suivie au Royaume-Uni, dont les tribunaux doivent rechercher si « les circonstances conduiraient un observateur impartial et bien informé à conclure qu’il existe une possibilité réelle, ou un risque réel » de partialité (Porter v Magill [2001] UKHL 67), avec celle qui prévaut au États-Unis, dont les juridictions doivent en règle générale rechercher si le manquement incriminé a causé un « préjudice important » aux droits de l’accusé (United States v. Fumo, 655 F.3d 288, 304 (3d Cir. 2011), tel que modifié (15 septembre 2011)).

[4] Dans une situation laissant penser qu’un juré pourrait avoir commis une infraction pénale en adoptant un comportement contraire aux instructions du juge, on peut comprendre que ce juré puisse invoquer le droit de ne pas s’incriminer lui-même, ou que le juge puisse lui donner des indications en ce sens. En revanche, il est incompréhensible que ce juré puisse continuer à siéger dans le même jury, sans que son comportement ne donne lieu à des investigations complémentaires.


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