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23/10/2018 | CEDH | N°001-187192

CEDH | CEDH, AFFAIRE ARROZPIDE SARASOLA ET AUTRES c. ESPAGNE, 2018, 001-187192


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ARROZPIDE SARASOLA ET AUTRES c. ESPAGNE

(Requêtes nos 65101/16 et 2 autres requêtes . voir liste en annexe)

ARRÊT

STRASBOURG

23 octobre 2018

DÉFINITIF

23/01/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Arrozpide Sarasola et autres c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président

,
Branko Lubarda,
Helen Keller,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
María Elósegui, juges,
et de Step...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ARROZPIDE SARASOLA ET AUTRES c. ESPAGNE

(Requêtes nos 65101/16 et 2 autres requêtes . voir liste en annexe)

ARRÊT

STRASBOURG

23 octobre 2018

DÉFINITIF

23/01/2019

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Arrozpide Sarasola et autres c. Espagne,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
Branko Lubarda,
Helen Keller,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
María Elósegui, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 octobre 2018,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 65101/16, 73789/16 et 73902/16) dirigées contre le Royaume d’Espagne et dont trois ressortissants de cet État, M. Santiago Arrozpide Sarasola (« le premier requérant »), M. Alberto Plazaola Anduaga (« le deuxième requérant ») et M. Francisco Múgica Garmendia (« le troisième requérant »), ont saisi la Cour le 4 novembre 2016, le 23 novembre 2016 et le 21 novembre 2016 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le premier requérant a été représenté par Me I. Urbina Fernández, avocat à Vitoria-Gasteiz. Les deuxième et troisième requérants ont été représentés par Me H. Ziluaga Larreategi, avocate à Hernani. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, R.-A. León Cavero, avocat de l’État et chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.

3. Les requérants alléguaient en particulier une violation des articles 6, 7 et 5 § 1 de la Convention.

4. Le 18 janvier 2017, le grief tiré de l’article 6 § 1 concernant le droit d’accès au Tribunal constitutionnel et les griefs tirés des articles 7 et 5 § 1 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement. Les requêtes ont été déclarées irrecevables pour le surplus par la vice-présidente de la section de l’époque, siégeant en formation de juge unique.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Les requérants sont nés respectivement en 1948, en 1956 et en 1953. Le premier requérant était incarcéré dans le centre pénitentiaire de Topas à la date de l’introduction de sa requête devant la Cour. Le troisième requérant est incarcéré dans le centre pénitentiaire de Zuera. Quant au deuxième requérant, il résidait à Ciboure (France) à la date de l’introduction de sa requête devant la Cour.

A. Requête no 65101/16

6. Le 30 septembre 1987, le premier requérant fut arrêté en France.

7. Le 3 octobre 1987, il fut mis en détention en France pour appartenance à l’organisation terroriste ETA.

8. Le 4 juillet 1990, le tribunal de grande instance de Paris le condamna à une peine de dix ans d’emprisonnement pour association de malfaiteurs, infraction à la législation sur les armes et les explosifs, infraction au code des postes et des communications électroniques et infraction en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler l’ordre public par l’intimidation ou la terreur. Cette condamnation portait sur des faits commis en France en 1987. Le premier requérant purgea cette condamnation jusqu’au 3 octobre 1995, après sept ans d’emprisonnement effectif.

9. Le premier requérant fut alors maintenu en détention en France, aux fins de son extradition, jusqu’au 21 décembre 2000, date à laquelle il fut remis aux autorités judiciaires espagnoles en exécution d’une demande d’extradition.

10. En Espagne, le premier requérant fut condamné à plus de trois mille ans d’emprisonnement à l’issue de onze procédures pénales distinctes suivies devant l’Audiencia Nacional. Il fut condamné pour plusieurs attentats et assassinats commis en Espagne entre 1980 et 1987 par l’organisation terroriste ETA, notamment l’attentat à la voiture piégée sur la place de la République dominicaine à Madrid du 14 juillet 1986 (ayant coûté la vie à douze gardes civils, et blessé quarante-quatre gardes civils et dix-sept passants) et l’attentat à la voiture piégée du centre commercial Hipercor à Barcelone du 19 juin 1987 (ayant coûté la vie à vingt et une personnes, et blessé quarante-six autres personnes).

11. Une fois les condamnations prononcées en Espagne devenues définitives, par une décision du 7 mars 2006, l’Audiencia Nacional constata que la connexité chronologique des infractions pour lesquelles le premier requérant avait été condamné permettait le cumul (acumulación) des peines prononcées, conformément à l’article 988 de la loi de procédure pénale (Ley de Enjuiciamiento Criminal) combiné avec l’article 70.2 du code pénal de 1973 en vigueur à l’époque de la commission des faits (voir « le droit et la pratique internes pertinents » dans l’affaire Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, §§ 24-25, CEDH 2013). L’Audiencia Nacional fixa à trente ans la durée maximale d’emprisonnement que le premier requérant devrait purger au titre de l’ensemble des peines privatives de liberté prononcées contre lui en Espagne.

12. Le 27 juin 2006, un premier calcul aux fins de la détermination du terme de la peine à purger (liquidación de condena) fut effectué, selon lequel le premier requérant aurait terminé de purger sa peine le 30 janvier 2030.

13. À la demande du premier requérant, la durée de la détention en France aux fins de l’extradition (du 3 octobre 1995 au 21 décembre 2000) fut déduite de la durée maximale de détention par une décision du 24 mai 2011 de l’Audiencia Nacional. En conséquence, l’administration pénitentiaire fit un nouveau calcul et fixa au 24 septembre 2025 la date à laquelle le premier requérant aurait terminé de purger sa peine. Ce calcul fut confirmé par une ordonnance du 27 septembre 2011 de l’Audiencia Nacional.

14. À la suite de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Del Río Prada, précité, le premier requérant sollicita et obtint finalement un nouveau calcul de la peine à purger, qui établit au 21 juillet 2020 la date de sa remise en liberté, laquelle fut approuvée par une décision du 28 février 2014. Les remises de peine auxquelles l’intéressé avait droit furent imputées sur la durée maximale d’emprisonnement de trente ans, et non sur chacune des peines prononcées prises isolément (voir, en ce qui concerne les conséquences de l’arrêt Del Río Prada pour d’autres condamnés, Lorenzo Vázquez c. Espagne (déc.), no 30502/12, §§ 19-24, 19 janvier 2016), aux fins de la détermination de cette date.

15. Le 25 mars 2014, le premier requérant demanda que la durée de la peine prononcée par les autorités judiciaires françaises et purgée en France fût cumulée à la durée maximale d’accomplissement de trente ans fixée en Espagne. Il invoqua l’arrêt no 186/2014 du Tribunal suprême du 13 mars 2014, qui avait accueilli la possibilité de prendre en considération une condamnation purgée en France aux fins du cumul des peines sur le fondement de la décision-cadre no 2008/675/JAI du Conseil de l’Union européenne du 24 juillet 2008 relative à la prise en compte des décisions de condamnation entre les États membres de l’Union européenne à l’occasion d’une nouvelle procédure pénale (« la décision-cadre no 2008/675/JAI ») (voir « le droit et la pratique pertinents au niveau interne et au niveau de l’Union européenne », paragraphes 73-77 et 83 ci‑dessous).

16. Par une décision du 2 décembre 2014, l’Audiencia Nacional (première section de la chambre pénale) accepta d’imputer dans le calcul de la durée maximale d’accomplissement de trente ans la durée de la peine purgée en France. Elle s’appuya notamment sur l’arrêt no 186/2014 du Tribunal suprême du 13 mars 2014, ainsi que sur la décision-cadre no 2008/675/JAI, prise notamment en son article 3 § 1, selon lequel tout État membre de l’Union européenne (« l’UE ») faisait en sorte que des condamnations antérieures prononcées dans un autre État membre de l’UE pour des faits différents fussent prises en compte dans la mesure où des condamnations nationales antérieures l’étaient. Pour l’Audiencia Nacional, une condamnation antérieure prononcée dans un autre État membre devait ainsi être prise en compte pour le calcul de la durée maximale d’emprisonnement prévue par la loi pénale.

17. Le ministère public forma un pourvoi en cassation devant le Tribunal suprême, dans l’intérêt de la loi, contre cette décision. Dans le cadre de cette procédure de cassation, le premier requérant demanda que la Cour de justice de l’Union européenne (« la CJUE ») fût saisie d’une question préjudicielle sur le fondement de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Par ailleurs, il indiqua que, en cas d’admission du pourvoi, il y aurait une violation du principe de légalité pénale, du droit à la liberté, du droit à l’égalité devant la loi et du droit à une protection juridictionnelle effective.

18. Le 4 décembre 2014, alors que le pourvoi en cassation était pendant devant le Tribunal suprême, l’Audiencia Nacional procéda à un nouveau calcul de la peine à purger par le premier requérant conformément à la décision attaquée. Elle constata que, en application de cette décision, et après prise en compte de la peine purgée en France aux fins du cumul des peines, l’intéressé aurait dû terminer de purger sa peine le 27 janvier 2013.

19. Le 21 décembre 2014, le premier requérant fut remis en liberté. Il fut placé en détention provisoire le 20 janvier 2015 par rapport à des délits commis en 1986 et 1987 pour lesquels il n’avait pas encore été jugé.

20. Le 10 mars 2015, le Tribunal suprême fit droit au pourvoi en cassation dans l’intérêt de la loi formé par le ministère public. Dans son arrêt, qui fut prononcé et publié le 24 mars 2015, il considéra qu’il n’y avait pas lieu de prendre en compte la peine purgée par le premier requérant en France aux fins du cumul des peines. Le Tribunal suprême suivit l’approche retenue dans son arrêt de principe no 874/2014 du 27 janvier 2015, dans lequel la formation plénière de sa chambre pénale avait écarté la possibilité de cumuler des peines infligées et purgées en France avec des peines prononcées en Espagne aux fins de l’application de la durée maximale d’accomplissement des peines (voir « le droit et la pratique pertinents au niveau interne et au niveau de l’Union européenne », paragraphe 85 ci‑dessous).

21. Faisant référence au raisonnement issu de son arrêt de principe no 874/2014 du 27 janvier 2015, le Tribunal suprême fit un rappel de l’ensemble de la jurisprudence et de la législation applicables en matière de cumul de peines prononcées à l’étranger. Il distingua trois périodes : une première période allant jusqu’à la date de publication de la décision-cadre no 2008/675/JAI, le 15 août 2008 ; une deuxième période comprise entre cette date et la date de la publication de la loi organique no 7/2014 du 12 novembre 2014 relative à l’échange d’informations extraites des casiers judiciaires et à la prise en compte des décisions judiciaires pénales dans l’UE, entrée en vigueur le 3 décembre 2014 ; et, enfin, une troisième période commençant après la date de la publication de la loi organique susmentionnée. Pour ce qui était de la première période, le Tribunal suprême releva que les juridictions espagnoles n’avaient accepté le cumul des condamnations prononcées à l’étranger avec des condamnations prononcées en Espagne que lorsque la peine infligée à l’étranger devait être accomplie en Espagne en vertu d’un traité international sur l’exécution des jugements pénaux (par exemple, un traité bilatéral ou la Convention du Conseil de l’Europe sur le transfèrement des personnes condamnées). Il rappela en revanche que, lorsque la peine avait déjà été purgée à l’étranger, il n’y avait pas lieu de la cumuler avec les peines à purger en Espagne aux fins de l’application de la durée maximale d’accomplissement (arrêt no 2117/2002 du 18 décembre 2002). Concernant la seconde période (mi-août 2008 à novembre 2014), le Tribunal suprême observa que, d’après la décision-cadre elle‑même (article 3 § 5), il n’était pas obligatoire pour les États de prendre en compte une condamnation prononcée dans un autre État membre aux fins de l’application de la durée maximale d’accomplissement prévue par le code pénal. Il ajouta toutefois que, tel que cela ressortait de son arrêt no 186/2014 du 13 mars 2014, en l’absence d’une législation nationale de transposition de la décision-cadre ou de normes réglementant expressément la matière, l’interprétation des normes en vigueur devait être effectuée de la manière la plus conforme possible au contenu d’une réglementation européenne, à condition qu’une telle interprétation ne fût pas contra legem par rapport au droit national. Il précisa que c’était dans ce contexte que l’arrêt no 186/2014, intervenu avant la transposition de la décision-cadre, avait admis la prise en considération d’une condamnation prononcée en France aux fins du cumul avec des condamnations ultérieures prononcées en Espagne. Enfin, s’agissant de la troisième période, le Tribunal suprême nota que la loi organique no 7/2014 avait incorporé la décision-cadre en droit espagnol, en excluant expressément les effets des condamnations prononcées dans un autre État membre aux fins du cumul avec des condamnations prononcées en Espagne pour des délits commis avant qu’une condamnation eût été prononcée par les tribunaux de l’autre État membre (article 14 § 2 de la loi). Il estima que, dans ces circonstances, même s’il ne s’agissait pas d’appliquer directement cette loi, l’existence de celle-ci ne rendait plus possible l’interprétation du droit espagnol (article 70.2 du code pénal et article 988 de la loi de procédure pénale) dans le sens précédemment admis, c’est‑à‑dire dans un sens favorable au cumul des condamnations prononcées dans un autre État membre aux fins de la détermination de la durée maximale d’accomplissement. Il précisa que, dès lors que l’État espagnol avait exprimé par la voie de son pouvoir législatif son choix dans la transposition de la décision-cadre, en excluant le cumul des condamnations prononcées dans un autre État membre, l’interprétation précédente n’était plus possible, car elle cessait d’être praeter legem pour devenir contra legem.

22. Dans son arrêt, le Tribunal suprême examina de surcroît si la loi organique no 7/2014 était compatible avec la décision-cadre et conclut à cet égard que les exceptions prévues par la loi en matière de cumul des peines prononcées dans un autre État membre étaient autorisées par l’exception facultative établie à l’article 3 § 5 de la décision-cadre.

23. Le Tribunal suprême considéra également que la nouvelle interprétation de la loi opérée par son arrêt no 874/2014 n’allait pas à l’encontre de l’article 7 de la Convention, lu à la lumière de la jurisprudence de la Cour. À ses yeux, le changement d’interprétation n’était en rien comparable au revirement jurisprudentiel qui était à l’origine de l’affaire Del Río Prada. Premièrement, le Tribunal suprême estima qu’une interprétation basée sur un instrument juridique tel qu’une décision-cadre qui introduisait elle-même des exceptions facultatives pour sa transposition pouvait difficilement générer des attentes légitimes. Deuxièmement, il jugea que l’on ne pouvait parler d’une jurisprudence ou d’une pratique interprétative préétablie qui posait comme règle générale le cumul des peines déjà purgées à l’étranger. Troisièmement, il indiqua que l’arrêt no 186/2014 du 13 mars 2014 était la première décision où il avait été appelé à interpréter la décision-cadre, alors que la pratique communément acceptée des tribunaux dans des cas similaires consistait à rejeter le cumul des peines purgées à l’étranger. Quatrièmement, il souligna que, en l’absence d’une jurisprudence établie, le premier requérant ne pouvait pas légitimement espérer, alors qu’il purgeait sa peine d’emprisonnement, que la peine déjà purgée en France fût prise en considération aux fins de l’application de la durée maximale d’accomplissement en Espagne. Il en conclut que, bien que l’interprétation en cause fût différente de celle retenue dans l’arrêt no 186/2014, ce changement ne pouvait porter atteinte à une quelconque espérance du premier requérant basée sur une prévisibilité raisonnable. Par ailleurs, il jugea que cette prévisibilité ne pouvait en aucun cas exister ni au moment de la commission des faits par le premier requérant en France (1987) ni au moment de l’adoption de la décision de cumul des peines en Espagne (2006), dès lors que la décision-cadre n’avait pas encore été adoptée à l’époque et qu’aucun précédent jurisprudentiel n’allait dans le sens du cumul des peines purgées à l’étranger. En dernier lieu, il estima que le premier requérant ne pouvait pas ignorer la nécessité d’une mise en œuvre au niveau national de la décision-cadre, et il précisa que cette transposition serait celle qui déterminerait la possibilité ou non du cumul des condamnations prononcées dans un autre État membre, au regard de l’exception facultative prévue à l’article 3 § 5 de la décision-cadre elle‑même. En définitive, il releva qu’en aucun cas le droit espagnol dans son ensemble, y compris la jurisprudence en la matière, n’avait été formulé avec une précision suffisante de nature à faire accepter la thèse défendue par ledit requérant comme établie et évidente.

24. Quant à la demande du premier requérant de saisir la CJUE d’une question préjudicielle, le Tribunal suprême estima que cela n’était pas nécessaire étant donné la clarté de l’article 3 § 5 de la décision-cadre lu dans son contexte et à la lumière du processus d’adoption de cet instrument.

25. L’arrêt du Tribunal suprême fut adopté par quatre voix contre une. Un magistrat y joignit une opinion dissidente, dans laquelle il considéra que les exceptions prévues par la loi organique no 7/2014 en matière de prise en compte des condamnations prononcées dans un autre État membre étaient contraires à l’esprit de la décision-cadre et vidaient de sens l’objectif de l’équivalence que celle-ci était censée consacrer.

26. Le 13 mars 2015, l’Audiencia Nacional prit note de la communication de l’arrêt du Tribunal suprême et de l’annulation par celui‑ci de la décision de cumul des peines du 2 décembre 2014 concernant le premier requérant, laissant sans effet le dernier calcul de la peine à purger. Elle déclara que le premier requérant devait dorénavant continuer à purger sa peine d’emprisonnement.

27. Le 10 avril 2015, l’arrêt du Tribunal suprême du 24 mars 2015 fut notifié au représentant du premier requérant. Dans l’acte de notification, il était indiqué que l’arrêt était définitif et qu’il était susceptible de faire l’objet d’un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel dans un délai de trente jours ouvrables.

28. Le 15 avril 2015, le premier requérant introduisit une action en annulation (incidente de nulidad) de l’arrêt du Tribunal suprême, sur la base de l’article 241 § 1 de la loi organique portant sur le pouvoir judiciaire (« la LOPJ ») (voir « le droit et la pratique pertinents au niveau interne et au niveau de l’Union européenne », paragraphe 69 ci-dessous), alléguant notamment une atteinte au principe de légalité, au droit à la liberté, au droit à l’égalité et au droit à une protection juridictionnelle effective. Il demanda, afin de pouvoir former un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel dans le délai légal de trente jours, que l’action fût traitée en urgence.

29. Le 25 mai 2015, le premier requérant demanda le retrait de son action en annulation, au motif que le Tribunal suprême, à l’origine de l’arrêt de cassation attaqué, avait déjà eu la possibilité de répondre à ses allégations de violations des droits fondamentaux.

30. Le 26 mai 2015, le premier requérant forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Il invoqua les articles 14 (principe d’égalité), 17 (droit à la liberté), 24 (droit à une protection juridictionnelle effective) et 25 (principe de légalité) de la Constitution. Il demanda à nouveau que la CJUE fût saisie d’une question préjudicielle. Sur l’exigence de l’épuisement des voies judiciaires disponibles, le premier requérant précisa que l’arrêt de cassation n’était susceptible d’aucun recours ordinaire et que le Tribunal suprême s’était déjà prononcé sur toutes les allégations de violations des droits fondamentaux dont il sollicitait désormais la réparation devant le Tribunal constitutionnel.

31. À une date ultérieure (le 27 mai 2015 selon l’intéressé et le 8 juin 2015 selon le Gouvernement), le premier requérant se vit notifier une décision du Tribunal suprême en date du 30 avril 2015, par laquelle ce dernier avait déclaré l’action en annulation irrecevable. Dans cette décision, le Tribunal suprême indiquait que la plupart des griefs formulés par l’intéressé avaient déjà été examinés dans son arrêt de cassation et qu’en application de l’article 241 § 1 de la LOPJ ce recours en annulation devait en conséquence être déclaré irrecevable.

32. Le 24 mai 2016, le Tribunal constitutionnel déclara le recours d’amparo irrecevable pour non-épuisement des voies judiciaires existantes, sur le fondement de l’article 44 § 1 a) de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel. La haute juridiction nota que le premier requérant n’avait pas introduit une action en annulation sur la base de l’article 241 § 1 de la LOPJ.

B. Requête no 73789/16

33. Le deuxième requérant fut arrêté en France le 18 novembre 1990. Il fut par la suite mis en détention provisoire.

34. Par un jugement du 11 mars 1994, le tribunal de grande instance de Paris le condamna à une peine de sept ans d’emprisonnement des chefs de participation à une association de malfaiteurs (terrorisme), de transport d’armes et de munitions et d’usage de faux, pour des faits commis sur le territoire français en 1990. Dans sa décision, il constata que l’intéressé était membre de l’ETA.

35. Le deuxième requérant purgea cette peine en France jusqu’à la date de son extradition vers l’Espagne, le 11 mars 1996.

36. Par un arrêt du 31 juillet 1997, l’Audiencia Nacional condamna le deuxième requérant à une peine de quarante-six ans d’emprisonnement pour deux tentatives d’assassinat et un délit de dégâts, en relation avec un attentat commis dans un bar à Eskoriaza (province de Guipuscoa) le 22 mai 1987. L’arrêt indiquait qu’il serait tenu compte de la limite établie par l’article 70.2 du code pénal de 1973, d’après lequel la durée maximale de privation de liberté était de trente ans. Cet arrêt fut confirmé en cassation le 12 juin 1998 par le Tribunal suprême.

37. Un premier calcul aux fins de l’extinction de la peine à purger (liquidación de condena) fut effectué le 18 août 1998, d’où il ressortait que la date de remise en liberté définitive du deuxième requérant était fixée au 3 mars 2026. Ce calcul fut approuvé le 27 août 1998 par l’Audiencia Nacional.

38. Le 20 mars 2014, le deuxième requérant demanda que la durée de la peine prononcée par les autorités judiciaires françaises et purgée en France fût cumulée à la durée maximale d’accomplissement de trente ans fixée en Espagne. Il invoqua l’arrêt no 186/2014 du Tribunal suprême du 13 mars 2014, ainsi que la décision-cadre no 2008/675/JAI du 24 juillet 2008.

39. Par une décision du 2 décembre 2014, l’Audiencia Nacional (première section de la chambre pénale) accepta d’imputer dans le calcul de la durée maximale d’accomplissement de trente ans la durée de la peine purgée en France. Elle s’appuya notamment sur l’arrêt no 186/2014 du Tribunal suprême du 13 mars 2014, ainsi que sur la décision-cadre no 2008/675/JAI, prise notamment en son article 3 § 1, selon lequel tout État membre de l’UE faisait en sorte que des condamnations antérieures prononcées dans un autre État membre de l’UE pour des faits différents fussent prises en compte dans la mesure où des condamnations nationales antérieures l’étaient.

40. Le ministère public forma un pourvoi en cassation devant le Tribunal suprême, dans l’intérêt de la loi, contre cette décision. Dans le cadre de cette procédure de cassation, le deuxième requérant demanda que la CJUE fût saisie d’une question préjudicielle sur le fondement de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Par ailleurs, il indiqua que, en cas d’admission du pourvoi, il y aurait une violation du principe de légalité pénale, du droit à la liberté, du droit à l’égalité devant la loi et du droit à une protection juridictionnelle effective.

41. Le 2 décembre 2014, l’Audiencia Nacional procéda à un nouveau calcul de la peine à purger par le deuxième requérant conformément à la décision attaquée. Elle constata que, en application de cette décision, et après prise en considération de la peine purgée en France aux fins du cumul des peines, l’intéressé aurait dû terminer de purger sa peine le 24 août 2013. Elle tint compte également des remises de peine ordinaires auxquelles le deuxième requérant avait droit et qui devaient être imputées sur la limite de trente ans.

42. Le 4 décembre 2014, l’Audiencia Nacional confirma ce calcul et le deuxième requérant fut remis en liberté.

43. Le 10 mars 2015, le Tribunal suprême fit droit au pourvoi en cassation dans l’intérêt de la loi formé par le ministère public. Dans son arrêt, qui fut prononcé et publié le 24 mars 2015, il considéra qu’il n’y avait pas lieu de prendre en compte la peine purgée par le deuxième requérant en France aux fins du cumul des peines. Le Tribunal suprême suivit le même raisonnement que celui adopté dans son arrêt de cassation concernant le premier requérant (paragraphes 20-24 ci‑dessus), en faisant référence à l’approche retenue dans son arrêt de principe no 874/2014 du 27 janvier 2015. Un magistrat joignit à l’arrêt une opinion dissidente.

44. Également le 10 mars 2015, l’arrêt de cassation fut communiqué à l’Audiencia Nacional. Le dernier calcul de la peine à purger par le deuxième requérant fut laissé sans effet et le calcul précédent redevint valide. L’Audiencia Nacional fixa donc au 16 août 2018 la date à laquelle le deuxième requérant aurait terminé de purger sa peine (liquidación de condena), et elle ordonna la réincarcération de ce dernier.

45. Alors que le deuxième requérant devait retourner en prison, il s’enfuit et resta introuvable. Il fit alors l’objet de mandats d’arrêt internationaux et, une fois localisé, d’une demande d’extradition auprès de la France.

46. Le 10 avril 2015, l’arrêt du Tribunal suprême du 24 mars 2015 fut notifié au représentant du deuxième requérant. Dans l’acte de notification, il était indiqué que l’arrêt était définitif et qu’il était susceptible de faire l’objet d’un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel dans un délai de trente jours ouvrables.

47. Le 17 avril 2015, le deuxième requérant introduisit une action en annulation de l’arrêt du Tribunal suprême, sur la base de l’article 241 § 1 de la LOPJ, alléguant notamment une atteinte au principe de légalité, au droit à la liberté, au droit à l’égalité et au droit à une protection juridictionnelle effective. Il demanda, afin de pouvoir former un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel dans le délai légal de trente jours, que l’action fût traitée en urgence.

48. Le 26 mai 2015, le deuxième requérant demanda le retrait de son action en annulation, au motif que le Tribunal suprême, à l’origine de l’arrêt de cassation attaqué, avait déjà eu la possibilité de répondre à ses allégations de violations des droits fondamentaux.

49. Le même jour, le deuxième requérant forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Il invoqua les articles 14 (principe d’égalité), 17 (droit à la liberté), 24 (droit à une protection juridictionnelle effective) et 25 (principe de légalité) de la Constitution. Il demanda à nouveau que la CJUE fût saisie d’une question préjudicielle. Sur l’exigence de l’épuisement des voies judiciaires disponibles, le deuxième requérant précisa que l’arrêt de cassation n’était susceptible d’aucun recours ordinaire et que le Tribunal suprême s’était déjà prononcé sur toutes les allégations de violations des droits fondamentaux dont il sollicitait désormais la réparation devant le Tribunal constitutionnel.

50. Le 27 mai 2015, le deuxième requérant se vit notifier une décision du Tribunal suprême en date du 30 avril 2015, par laquelle ce dernier avait déclaré l’action en annulation irrecevable. Dans cette décision, le Tribunal suprême indiquait que la plupart des griefs formulés par l’intéressé avaient déjà été examinés dans son arrêt de cassation et qu’en application de l’article 241 § 1 de la LOPJ ce recours en annulation devait en conséquence être déclaré irrecevable.

51. Le deuxième requérant fut arrêté en France le 7 septembre 2015. Il ressort du dossier que le Gouvernement adopta un accord pour demander son extradition le 9 octobre 2015.

52. Le 22 juin 2016, le Tribunal constitutionnel déclara le recours d’amparo irrecevable pour non-épuisement des voies judiciaires existantes, sur le fondement de l’article 44 § 1 a) de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel. La haute juridiction nota que le deuxième requérant n’avait pas introduit une action en annulation sur la base de l’article 241 § 1 de la LOPJ.

C. Requête no 73902/16

53. Le troisième requérant fut arrêté en France le 29 mars 1992 dans le cadre d’une opération menée contre les hauts dirigeants de l’ETA.

54. Par un jugement du 19 juin 1997, le tribunal de grande instance de Paris le condamna à dix ans d’emprisonnement des chefs, entre autres, d’association de malfaiteurs, de détention illégale d’armes et de munitions et d’usage de faux, pour des faits qui avaient été commis sur le territoire français entre 1990 et 1992. Le troisième requérant purgea cette peine en France.

55. Le 8 février 2000, il fut remis aux autorités judiciaires espagnoles, en exécution d’une demande d’extradition.

56. En Espagne, le troisième requérant fut condamné à plus de quatre mille sept cents ans d’emprisonnement à l’issue de dix-sept procédures pénales distinctes suivies devant l’Audiencia Nacional. Il fut condamné entre autres pour plusieurs attentats et assassinats (au nombre de vingt‑quatre) commis en Espagne (Madrid, Saragosse, Santander et Valence) entre 1987 et 1993.

57. Le 4 décembre 2012, une fois les condamnations prononcées en Espagne devenues définitives, le troisième requérant demanda le cumul des peines aux fins de la détermination de la durée maximale d’emprisonnement (trente ans). Il ne se référa pas à la peine purgée en France.

58. Par une décision du 18 novembre 2013, l’Audiencia Nacional constata que la connexité chronologique des infractions pour lesquelles le troisième requérant avait été condamné permettait le cumul (acumulación) des peines prononcées, conformément à l’article 988 de la loi de procédure pénale (Ley de Enjuiciamiento Criminal) combiné avec l’article 70.2 du code pénal de 1973 en vigueur à l’époque de la commission des faits. L’Audiencia Nacional fixa à trente ans la durée maximale d’emprisonnement que le troisième requérant devrait purger au titre de l’ensemble des peines privatives de liberté prononcées contre lui en Espagne.

59. Par une décision du 11 avril 2014, l’Audiencia Nacional approuva le calcul de la peine à purger par le troisième requérant, compte tenu des remises de peine auxquelles celui-ci avait droit. La date de l’extinction de la peine (liquidación de condena) fut fixée au 13 novembre 2024.

60. Le 30 avril 2014, le troisième requérant demanda que la période d’accomplissement de la peine purgée en France fût prise en compte aux fins de la détermination de la durée maximale d’accomplissement de trente ans. Il invoqua notamment l’arrêt no 186/2014 du Tribunal suprême et la décision-cadre no 2008/675/JAI.

61. Par une décision du 2 décembre 2014, l’Audiencia Nacional (première section de la chambre pénale) accepta d’imputer dans le calcul de la durée maximale d’accomplissement de trente ans la durée de la peine effectivement purgée en France. Elle s’appuya notamment sur l’arrêt no 186/2014 du Tribunal suprême, ainsi que sur la décision-cadre no 2008/675/JAI, prise notamment en son article 3 § 1, selon lequel tout État membre de l’UE faisait en sorte que des condamnations antérieures prononcées dans un autre État membre de l’UE pour des faits différents fussent prises en compte dans la mesure où des condamnations nationales antérieures l’étaient.

62. Cette décision fut attaquée en cassation devant le Tribunal suprême par le ministère public, dans l’intérêt de la loi, ainsi que par le troisième requérant. Celui-ci demanda que fût prise en compte la totalité de la peine infligée en France (soit dix ans), comprenant les remises de peine obtenues, et non seulement le temps effectivement passé en prison (du 29 mars 1992 au 7 février 2000, soit sept ans et onze mois). Dans le cadre de cette procédure de cassation, le troisième requérant demanda que la CJUE fût saisie d’une question préjudicielle sur le fondement de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. En outre, il allégua une atteinte au principe de légalité, au droit à la liberté, au droit à l’égalité et au droit à une protection juridictionnelle effective.

63. Le 3 décembre 2014, la date d’extinction de la peine à purger (liquidación de condena) par le troisième requérant fut fixée au 21 mars 2022, en application de la décision attaquée et après déduction de la peine accomplie en prison en France du 29 mars 1992 au 7 février 2000. Compte tenu des remises de peine déjà obtenues et imputables sur la durée maximale de trente ans, sa date de remise en liberté définitive (licenciamiento definitivo) fut fixée au 5 août 2016.

64. Le 23 avril 2015, le Tribunal suprême fit droit au pourvoi en cassation dans l’intérêt de la loi formé par le ministère public, considérant qu’il n’y avait pas lieu de prendre en compte la peine purgée par le troisième requérant en France aux fins du cumul des peines. Le Tribunal suprême suivit un raisonnement similaire à celui adopté dans ses arrêts de cassation concernant les premier et deuxième requérants (paragraphes 20-24 ci-dessus), tout en faisant référence à l’approche retenue dans son arrêt de principe no 874/2014 du 27 janvier 2015. Deux magistrats joignirent une opinion dissidente à l’arrêt de la haute juridiction. Le pourvoi en cassation formé par le troisième requérant fut rejeté.

65. Le 18 mai 2015, l’arrêt du Tribunal suprême fut communiqué à l’Audiencia Nacional et notifié au troisième requérant, qui était représenté par le même avoué que les premier et deuxième requérants. Dans l’acte de notification, il était indiqué que l’arrêt était définitif et qu’il était susceptible de faire l’objet d’un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel dans un délai de trente jours ouvrables.

66. Le 20 mai 2015, le dernier calcul de la peine à purger par le troisième requérant fut laissé sans effet. Le calcul précédent redevint valide et fut actualisé avec la prise en compte des nouvelles remises de peine applicables. D’après ce calcul, approuvé par l’Audiencia Nacional le 21 juillet 2015, le troisième requérant aurait terminé de purger sa peine (liquidación de condena) le 14 mars 2024.

67. Le 26 juin 2015, le troisième requérant forma un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Il invoqua les articles 14 (principe d’égalité), 17 (droit à la liberté), 24 (droit à une protection juridictionnelle effective) et 25 (principe de légalité) de la Constitution. Il demanda à nouveau que la CJUE fût saisie d’une question préjudicielle. Sur l’exigence de l’épuisement des voies judiciaires disponibles, le troisième requérant précisa que l’arrêt de cassation n’était susceptible d’aucun recours ordinaire et que le Tribunal suprême s’était déjà prononcé sur toutes les allégations de violations des droits fondamentaux dont il sollicitait la réparation devant le Tribunal constitutionnel.

68. Le 22 juin 2016, le Tribunal constitutionnel déclara le recours d’amparo irrecevable pour non-épuisement des voies judiciaires existantes, sur le fondement de l’article 44 § 1 a) de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel. La haute juridiction nota que le troisième requérant n’avait pas introduit une action en annulation sur la base de l’article 241 § 1 de la LOPJ.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS AU NIVEAU INTERNE ET AU NIVEAU DE L’UNION EUROPÉENNE

A. L’action en annulation

69. L’article 241 § 1 de la loi organique portant sur le pouvoir judiciaire (« la LOPJ »), tel que modifié par la première disposition finale de la loi organique no 6/2007 du 24 mai 2007, se lit ainsi :

« En règle générale, les actions en annulation des actes judiciaires doivent être déclarées irrecevables. Toutefois, exceptionnellement, les parties légitimes ou celles qui auraient dû l’être pourront demander par écrit que les actes judiciaires soient déclarés nuls pour violation d’un droit fondamental reconnu par l’article 53 § 2 de la Constitution, pourvu qu’une telle violation n’ait pas pu être dénoncée avant le prononcé de l’arrêt ou de la décision mettant un terme à la procédure et que, dans l’un ou l’autre cas, l’arrêt ou la décision ne soient susceptibles d’aucun recours ordinaire ou extraordinaire. »

B. La loi organique relative au Tribunal constitutionnel

70. L’article 44 § 1 a) de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel, tel que modifié par la loi organique no 6/2007 du 24 mai 2007, se lit ainsi :

« 1. Les violations des droits et libertés susceptibles du recours d’amparo qui trouveraient leur origine immédiate et directe dans un acte ou une omission d’un organe judiciaire pourront donner lieu à ce recours pourvu que les conditions suivantes soient remplies :

a) que tous les moyens de contestation, prévus par les normes procédurales, aient été exercés dans le cas concret dans le cadre de la voie judiciaire (...) »

C. Le droit applicable en matière de plafonnement et de cumul des peines en Espagne

71. La disposition pertinente en l’espèce du code pénal de 1973 en vigueur au moment de la commission des faits délictueux se lisait ainsi :

Article 70

« Lorsque la totalité ou certaines des peines (penas) (...) ne peuvent être accomplies simultanément par le condamné, il sera fait application des règles suivantes :

1. Les peines (penas) seront imposées suivant l’ordre de leur gravité respective afin que le condamné les accomplisse les unes après les autres, dans la mesure du possible, l’exécution d’une peine débutant lorsque la peine précédente a fait l’objet d’une grâce ou a été purgée (...)

2. Nonobstant la règle précédente, la durée maximale de la peine à purger (condena) par le condamné ne peut excéder le triple de la durée de la plus grave des peines (penas) prononcées, celles-ci devenant caduques pour le surplus dès que cette durée maximale, qui ne peut excéder trente ans, est atteinte.

Cette limite maximale s’applique même si les peines (penas) ont été prononcées dans le cadre de procédures distinctes dès lors que les faits délictueux auraient pu faire l’objet d’un même procès eu égard à leur connexité. »

72. La disposition pertinente en l’espèce de la loi de procédure pénale (Ley de Enjuiciamiento Criminal) en vigueur au moment des faits était ainsi libellée :

Article 988

« (...) Lorsqu’une personne reconnue coupable de plusieurs infractions pénales a été condamnée dans le cadre de procédures distinctes pour des faits qui auraient pu faire l’objet d’un même procès en vertu de l’article 17 de la présente loi, le juge ou le tribunal ayant rendu le dernier jugement de condamnation fixera, d’office ou à la demande du ministère public ou du condamné, la durée maximale d’accomplissement des peines imposées conformément à l’article 70.2 du code pénal. (...) »

D. La décision-cadre no 2008/675/JAI du Conseil de l’Union européenne du 24 juillet 2008 relative à la prise en compte des décisions de condamnation entre les États membres de l’Union européenne à l’occasion d’une nouvelle procédure pénale

73. La décision-cadre no 2008/675/JAI, adoptée le 24 juillet 2008 par le Conseil de l’Union européenne (JO L 220/32, 15/08/2008, pp. 32-34), est entrée en vigueur le 15 août 2008. En son article 5 § 1, elle imposait aux États membres de l’UE de prendre les mesures nécessaires pour se conformer à ses dispositions au plus tard le 15 août 2010.

74. Les parties pertinentes en l’espèce du préambule de la décision‑cadre sont ainsi rédigées :

« 6. Contrairement à d’autres instruments, la présente décision-cadre ne vise pas à faire exécuter dans un État membre des décisions judiciaires rendues dans d’autres États membres, mais à permettre que des conséquences soient attachées à une condamnation antérieure prononcée dans un État membre, à l’occasion d’une nouvelle procédure pénale engagée dans un autre État membre, dans la mesure où ces conséquences sont attachées à des condamnations nationales antérieures en vertu du droit de cet autre État membre.

(...)

7. Les effets attachés aux condamnations prononcées dans d’autres États membres devraient être équivalents à ceux qui sont attachés aux décisions nationales, qu’il s’agisse de la phase préalable au procès pénal, du procès pénal lui-même, ou de la phase d’exécution de la condamnation.

8. Lorsque, au cours de la procédure pénale dans un État membre, des informations sont disponibles concernant une condamnation antérieure dans un autre État membre, il convient d’éviter dans la mesure du possible que la personne concernée soit traitée de manière moins favorable que si la condamnation antérieure avait été une condamnation nationale.

9. Il convient d’interpréter l’article 3, paragraphe 5, au vu du considérant 8, entre autres, dans le sens où, si la juridiction nationale, tenant compte, dans la nouvelle procédure pénale, d’une condamnation antérieure prononcée dans un autre État membre, estime qu’en infligeant une sanction d’un certain degré, dans les limites du droit national, elle ferait preuve d’une sévérité disproportionnée à l’encontre du délinquant, eu égard à ses circonstances, et si la finalité de la peine peut être atteinte par une sanction d’un degré moindre, cette juridiction peut réduire le degré de la peine en conséquence, à condition que cela eût été possible dans des affaires strictement nationales. »

75. L’article 3 de la décision-cadre, intitulé « Prise en compte, à l’occasion d’une nouvelle procédure pénale, d’une condamnation prononcée dans un autre État membre », dispose ce qui suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Tout État membre fait en sorte que, à l’occasion d’une procédure pénale engagée contre une personne, des condamnations antérieures prononcées dans un autre État membre contre cette même personne pour des faits différents, pour lesquelles des informations ont été obtenues en vertu des instruments applicables en matière d’entraide judiciaire ou d’échange d’informations extraites des casiers judiciaires, soient prises en compte dans la mesure où des condamnations nationales antérieures le sont et où les effets juridiques attachés à ces condamnations sont équivalents à ceux qui sont attachés aux condamnations nationales antérieures conformément au droit interne.

2. Le paragraphe 1 s’applique lors de la phase qui précède le procès pénal, lors du procès pénal lui-même et lors de l’exécution de la condamnation, notamment en ce qui concerne les règles de procédure applicables, y compris celles qui concernent la détention provisoire, la qualification de l’infraction, le type et le niveau de la peine encourue, ou encore les règles régissant l’exécution de la décision.

(...)

5. Si l’infraction à l’origine de la nouvelle procédure a été commise avant que la condamnation antérieure soit prononcée ou entièrement exécutée, les paragraphes 1 et 2 n’ont pas pour effet d’obliger les États membres à appliquer leurs règles nationales en matière de prononcé des peines, lorsque l’application de ces règles à des condamnations prononcées à l’étranger aurait pour conséquence de limiter le pouvoir qu’a le juge d’imposer une peine dans le cadre de la nouvelle procédure.

Toutefois, les États membres veillent à ce que leurs tribunaux puissent, dans de tels cas, tenir compte d’une autre manière des condamnations antérieures prononcées dans d’autres États membres. »

76. Dans son rapport du 2 juin 2014 sur la mise en œuvre, par les États membres, de la décision-cadre no 2008/675/JAI (COM(2014) 312 final), la Commission européenne a constaté que six États membres, dont l’Espagne, ne lui avaient pas encore notifié les mesures transposant les obligations prévues par cet instrument. En se référant à l’article 3 § 5 de la décision‑cadre, la Commission européenne a précisé que sa mise en œuvre devrait être évaluée à la lumière des procédures et des principes nationaux de droit pénal portant spécifiquement sur la détermination des peines (par exemple, confusion des peines).

77. Les décisions-cadres prises sur le fondement du titre VI du Traité sur l’Union européenne, dans sa version résultant du Traité d’Amsterdam, lient les États membres quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens. Elles ne peuvent entraîner d’effet direct (article 34 § 2 b) du Traité sur l’Union européenne, dans sa version résultant du Traité d’Amsterdam). D’après la jurisprudence de la CJUE (affaire Pupino, arrêt du 16 juin 2005, C-105/3), le caractère contraignant de ces décisions‑cadres entraîne pour les autorités nationales et, en particulier, pour les juridictions nationales une obligation d’interprétation conforme du droit national. En appliquant le droit national, le juge national appelé à interpréter celui-ci est tenu de le faire dans toute la mesure du possible à la lumière du texte et de la finalité de la décision-cadre afin d’atteindre le résultat visé par celle-ci. Cette obligation prend fin lorsque le droit national ne peut pas faire l’objet d’une application menant à un résultat compatible avec celui que prétend atteindre la décision-cadre. En d’autres termes, le principe d’interprétation conforme ne peut servir de fondement à une interprétation contra legem du droit national. Ce principe requiert néanmoins que la juridiction nationale prenne en considération, le cas échéant, l’ensemble du droit national pour apprécier dans quelle mesure celui-ci peut recevoir une application telle qu’il n’aboutisse pas à un résultat contraire à celui visé par la décision-cadre.

E. La loi organique no 7/2014 du 12 novembre 2014 relative à l’échange d’informations extraites des casiers judiciaires et à la prise en compte des décisions judiciaires pénales dans l’Union européenne

78. Le projet de loi qui a donné lieu à la loi organique no 7/2014 relative à l’échange d’informations extraites des casiers judiciaires et à la prise en compte des décisions judiciaires pénales dans l’Union européenne a été déposé au Parlement (Cortes Generales), devant le Congrès des députés, le 14 mars 2014. Il a été publié au Bulletin officiel du Parlement le 21 mars 2014. Les dispositions pertinentes en l’espèce du projet de loi ont fait l’objet de plusieurs amendements pendant la procédure d’adoption au Sénat, entre septembre et octobre 2014. La loi organique a finalement été approuvée par le Congrès des députés, avec les amendements introduits par le Sénat, le 30 octobre 2014.

79. La loi organique no 7/2014 a été promulguée le 12 novembre 2014 et publiée au Journal officiel de l’État le lendemain. Elle est entrée en vigueur le 3 décembre 2014. Elle a transposé en droit espagnol la décision-cadre no 2008/675/JAI (voir les paragraphes 73-75 ci-dessus).

80. Les parties pertinentes en l’espèce de l’exposé des motifs de la loi organique no 7/2014 se lisent ainsi :

« La réglementation du titre II de cette loi suppose la consécration du principe des équivalences entre les arrêts rendus au sein de l’Union européenne au moyen de leur prise en compte lors de procès ultérieurs découlant de la commission de nouveaux délits. Cela signifie que, à l’instar des condamnations antérieures prononcées en Espagne, celles qui sont prononcées dans un autre État membre devront être prises en compte [à quelque stade que ce soit], qu’il s’agisse de la phase préalable au procès pénal, du procès pénal lui‑même, ou de la phase d’exécution de la condamnation. Cette prise en compte est limitée dans ses effets à ceux attachés à une condamnation prononcée en Espagne et, en plus, soumise à la condition que la condamnation dans un autre État membre ait été prononcée pour des faits punissables conformément à la loi espagnole en vigueur à la date de leur commission.

Non seulement la reconnaissance des effets porte sur le moment de l’infliction de lapeine, mais elle s’étend aussi aux décisions qui doivent être adoptées lors de la phase de l’enquête sur le délit ou lors de l’exécution de la peine, par exemple lorsqu’il est statué sur la détention provisoire d’un suspect, sur le montant de sa caution, sur la détermination de la peine, sur la suspension de l’exécution d’une peine ou sa révocation ou sur l’octroi de la liberté conditionnelle.

Avec ce principe général, afin de renforcer la sécurité juridique, la loi énumère, conformément aux dispositions et possibilités prévues dans la décision-cadre, les cas de figure dans lesquels de telles condamnations [prononcées dans un autre État membre] ne peuvent être prises en compte : lorsqu’il s’agit de réexaminer les condamnations antérieures prononcées en Espagne ou les décisions rendues pour la mise en œuvre de leur exécution ; lorsque les condamnations susceptibles d’être prononcées ultérieurement en Espagne le sont pour des délits qui ont été commis avant que la condamnation ait été prononcée par l’autre État membre ; et lorsqu’il est question des décisions relatives à la fixation de la durée maximale d’accomplissement des peines rendues conformément à l’article 988 de la loi de procédure pénale quand l’une de ces condamnations y est incluse.

(...) »

81. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi organique no 7/2014 se lisent ainsi :

Article 14
Effets juridiques attachés aux condamnations antérieures
sur la nouvelle procédure pénale

«1. Les condamnations définitives antérieures prononcées dans d’autres États membres à l’égard d’une personne pour des faits différents auront, à l’occasion d’une nouvelle procédure pénale, les mêmes effets juridiques que ceux qui sont attachés à une condamnation qui aurait été prononcée en Espagne, pourvu que les conditions suivantes soient remplies:

a) qu’elles aient été prononcées pour des faits qui étaient punissables conformément à la loi espagnole en vigueur à la date de leur commission ;

b) que des informations suffisantes au sujet de ces condamnations aient été obtenues en vertu des instruments applicables en matière d’entraide judiciaire ou d’échange d’informations extraites des casiers judiciaires.

2. Nonobstant les dispositions de l’alinéa précédent, les condamnations définitives prononcées dans d’autres États membres n’auront aucun effet, pas plus qu’elles ne pourront aboutir à leur révocation ou à leur réexamen:

a) sur les arrêts définitifs rendus antérieurement par les juges et tribunaux espagnols, ni sur les décisions adoptées pour leur exécution ;

b) sur les condamnations prononcées lors de procès ultérieurs engagés en Espagne pour des délits commis avant qu’une condamnation ait été prononcée par les tribunaux de l’autre État membre ;

c) sur les décisions rendues ou qui doivent être rendues, conformément aux dispositions du troisième alinéa de l’article 988 de la loi de procédure pénale, fixant la durée maximale d’accomplissement des peines parmi lesquelles est comprise une quelconque des condamnations visées à l’alinéa b).

(...) »

Disposition additionnelle unique. Condamnations antérieures au 15 août 2010

« En aucun cas ne seront prises en considération pour l’application de la présente loi les condamnations prononcées par un tribunal d’un État membre de l’Union européenne avant le 15 août 2010. »

F. La jurisprudence du Tribunal suprême en matière de cumul de condamnations prononcées et purgées dans un autre État

82. Par un arrêt no 2117/2002 du 18 décembre 2002, le Tribunal suprême a rejeté la possibilité de prendre en considération une peine déjà purgée en France aux fins de l’application de la durée maximale d’accomplissement des peines en Espagne. Il a considéré que les différents faits délictueux survenus en France et en Espagne n’avaient d’aucune manière pu faire l’objet d’une même procédure pénale, s’étant produits sur des territoires nationaux différents, soumis à la souveraineté de différents États, et, par conséquent, ayant été poursuivis devant des juridictions nationales différentes.

83. Par un arrêt no 186/2014 du 13 mars 2014, le Tribunal suprême (chambre pénale composée de cinq magistrats) s’est prononcé sur la possibilité de cumuler une peine déjà purgée en France avec des peines ultérieures prononcées en Espagne pour des faits différents, et ce aux fins de l’application de la durée maximale d’accomplissement des peines établie par le code pénal espagnol (trente ans en l’occurrence). Il a accepté cette possibilité, à la lumière de la décision-cadre no 2008/675/JAI et en l’absence à l’époque de législation nationale de transposition de cette décision-cadre ou de normes réglementant expressément la matière. Le Tribunal suprême s’est exprimé comme suit :

« (...) l’existence d’un espace européen de liberté, sécurité et justice, qui implique, d’une certaine façon, une considération distincte de certains aspects en rapport avec l’exercice de la souveraineté. En ce sens, la décision-cadre no 2008/675/JAI, du Conseil de l’Union européenne, du 24 juillet 2008, par conséquent ultérieure à notre arrêt du 18 décembre 2002, indiquait que son objectif était d’établir une obligation minimale pour les États membres de prendre en compte les condamnations prononcées par d’autres États membres. Elle disposait ce qui suit dans l’article 3 : « 1. Tout État membre fait en sorte que, à l’occasion d’une procédure pénale engagée contre une personne, des condamnations antérieures prononcées dans un autre État membre contre cette même personne pour des faits différents, pour lesquelles des informations ont été obtenues en vertu des instruments applicables en matière d’entraide judiciaire ou d’échange d’informations extraites des casiers judiciaires, soient prises en compte dans la mesure où des condamnations nationales antérieures le sont et où les effets juridiques attachés à ces condamnations sont équivalents à ceux qui sont attachés aux condamnations nationales antérieures conformément au droit interne. 2. Le paragraphe 1 s’applique lors de la phase qui précède le procès pénal, lors du procès pénal lui-même et lors de l’exécution de la condamnation, notamment en ce qui concerne les règles de procédure applicables, y compris celles qui concernent la détention provisoire, la qualification de l’infraction, le type et le niveau de la peine encourue, ou encore les règles régissant l’exécution de la décision. »

Indépendamment du fait que l’État espagnol, en tant qu’État membre de l’UE, a été plus ou moins diligent pour mettre en œuvre les dispositions de l’article 5.1 de la décision-cadre susmentionnée (« 1. Les États membres prennent les mesures nécessaires pour se conformer aux dispositions de la présente décision-cadre, au plus tard le 15 août 2010 »), le fait est que, en l’absence de règles régissant expressément la matière d’une façon catégorique, l’interprétation de celles en vigueur devrait être réalisée d’une manière aussi conforme que possible au contenu d’une réglementation européenne, dont la transposition à l’ordonnancement interne est une obligation que l’État espagnol a contractée en tant que membre de l’Union européenne.

Partant, rien n’empêche de prendre en compte l’arrêt rendu en France aux fins du cumul des peines. »

84. En application de l’approche ainsi suivie par le Tribunal suprême dans son arrêt no 186/2014, certaines sections de la chambre criminelle de l’Audiencia Nacional ont décidé d’imputer dans le calcul de la durée maximale d’accomplissement de trente ans la durée des peines infligées et purgées en France. Les décisions rendues par cette juridiction concernant les trois requérants dans la présente espèce ont suivi ce raisonnement (paragraphes 16, 39 et 61 ci-dessus). Ces décisions ne sont pas devenues définitives, étant donné qu’elles ont été annulées par le Tribunal suprême à la suite de l’introduction des pourvois en cassation formés par le ministère public dans l’intérêt de la loi. Par ailleurs, il ressort des informations fournies par les parties que, dans trois cas isolés, concernant d’autres justiciables, les décisions des sections favorables à ces derniers n’ont pas fait l’objet d’un pourvoi en cassation et sont donc devenues définitives (deux décisions du 9 juin 2014 et une décision du 24 novembre 2014).

85. Par un arrêt no 874/2014 du 27 janvier 2015, la formation plénière de la chambre pénale du Tribunal suprême (quinze magistrats) a écarté la possibilité de cumuler des peines infligées et purgées dans un autre État membre de l’UE avec les peines prononcées en Espagne aux fins de l’application de la durée maximale d’accomplissement des peines. Son raisonnement a en grande partie servi de fondement à celui retenu par le Tribunal suprême dans ses arrêts de cassation concernant les trois requérants dans la présente espèce, dont les lignes principales ont été résumées dans la partie « en fait » relative au premier requérant (paragraphes 20-24 ci‑dessus). L’arrêt no 874/2014 a été adopté à une majorité de neuf voix contre six. Quatre magistrats dissidents y ont joint des opinions dissidentes.

G. La jurisprudence du Tribunal constitutionnel

86. Dans un arrêt du 19 décembre 2013 (no 216/2013), le Tribunal constitutionnel (formation plénière) a clarifié les critères permettant de déterminer quand une action en annulation était un recours judiciaire dont l’exercice préalable était exigé avant sa saisine d’un recours d’amparo, conformément à l’article 44 § 1 a) de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel. Il a considéré que l’exercice d’une telle action n’était pas exigé lorsque les organes judiciaires avaient déjà eu l’occasion de se prononcer sur les droits fondamentaux invoqués par la suite dans le cadre du recours d’amparo. Pour le Tribunal constitutionnel, le but de la règle de l’épuisement des voies judiciaires disponibles était de préserver le caractère subsidiaire de la voie du recours d’amparo, afin de ménager aux instances judiciaires ordinaires l’occasion d’examiner et, le cas échéant, de redresser les violations des droits fondamentaux dénoncées. Le Tribunal constitutionnel a indiqué que ce raisonnement s’appliquait aussi dans l’hypothèse où la violation des droits aurait son origine dans une seule décision judiciaire adoptée par une juridiction en dernière instance et où l’objet du litige devant celle-ci comporterait l’examen de l’allégation de la violation du droit fondamental en cause. Il a précisé que, dans ce cas, l’introduction d’une action en annulation aurait comme simple but de faire réexaminer le fond de la décision par la même juridiction, et ce sur la base d’arguments similaires à ceux utilisés au cours de la procédure principale.

87. Par ailleurs, par une décision motivée (auto) du 20 septembre 2016, le Tribunal constitutionnel (formation plénière) s’est prononcé sur le recours d’amparo formé contre l’arrêt no 874/2014 du Tribunal suprême. La haute juridiction a considéré que le Tribunal suprême n’avait pas appliqué rétroactivement la loi organique no 7/2014 – entrée en vigueur après la demande de cumul de peines formulée par l’intéressé –, mais qu’il avait fait référence à celle-ci seulement en vue d’appuyer son interprétation de la décision-cadre no 2008/675/JAI, et notamment relativement à l’exception prévue à l’article 3 § 5 de cet instrument juridique. Quant à l’allégation d’une possible application rétroactive d’une jurisprudence défavorable au condamné, le Tribunal constitutionnel a distingué l’affaire en cause de l’affaire Del Río Prada. Il a constaté que, lors de la fixation en 2007 de la peine totale à purger, et tout au long de l’exécution de celle-ci en Espagne, l’intéressé n’avait obtenu aucune décision favorable au cumul de la peine purgée en France. Il a ainsi estimé que la législation pénale avait été appliquée de façon claire et pleinement cohérente avec la pratique judiciaire existante, sans que la moindre espérance pour l’intéressé d’obtenir le cumul de la peine purgée en France aux fins de la détermination de la durée maximale d’accomplissement en Espagne eût pu être nourrie. Il a noté que les seules demandes formulées à cette fin avaient été présentées par l’intéressé en 2013, soit après la décision de cumul de 2007, et avaient été toutes rejetées. Il a considéré, par conséquent, qu’il n’y avait pas eu dans le cas d’espèce une application rétroactive d’une interprétation défavorable contraire à la pratique judiciaire applicable au moment de la fixation de la peine. Le Tribunal constitutionnel a relevé que tout ce que l’intéressé prétendait était qu’on lui appliquât rétroactivement une interprétation possible d’une norme postérieure, à savoir celle qui ressortait de l’arrêt no 186/2014 du Tribunal suprême. Or, au regard du principe de l’égalité devant la loi, il a constaté que cette interprétation – adoptée par une section de cinq magistrats du Tribunal suprême la première fois que celui-ci avait été appelé à se prononcer sur la décision-cadre – était restée isolée et avait été écartée quelques mois après par la formation plénière du Tribunal suprême dans son arrêt no 874/2014. Il a par ailleurs observé que le raisonnement de cet arrêt, amplement motivé, ne se fondait pas sur une interprétation arbitraire ou déraisonnable de la législation applicable. Pour toutes ces raisons, la haute juridiction a déclaré le recours d’amparo irrecevable, étant donné l’inexistence manifeste d’une violation des droits fondamentaux invoqués (entre autres, le droit à la liberté, le principe de légalité, et le droit à l’égalité devant la loi).

88. Cette décision a donné lieu à deux opinions dissidentes de quatre juges du Tribunal constitutionnel. Dans une opinion dissidente, deux juges ont considéré que le Tribunal constitutionnel aurait dû déclarer le recours recevable et se prononcer sur le fond par un arrêt. Dans une autre opinion dissidente, deux juges ont aussi exprimé l’avis qu’il y avait eu violation du droit à la liberté et du principe de légalité pénale, étant donné que, à leurs yeux, l’intéressé avait subi une application rétroactive d’une norme défavorable ayant entraîné un prolongement de sa privation de liberté.

H. Le code civil

89. L’article 1 du code civil se lit ainsi :

« 1. Les sources du système juridique espagnol sont la loi, la coutume et les principes généraux du droit.

(...)

6. La jurisprudence complète le système juridique avec la doctrine établie de manière réitérée par le Tribunal suprême dans ses interprétations et applications de la loi, de la coutume et des principes généraux du droit. (...) »

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

90. Compte tenu de la connexité des requêtes quant aux faits et aux questions de fond qu’elles posent, la Cour juge approprié de les joindre et de les examiner conjointement dans un seul et même arrêt.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

91. Les requérants allèguent que les décisions du Tribunal constitutionnel ayant déclaré leurs recours d’amparo irrecevables les a privés de leur droit d’accès à un tribunal. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

92. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

93. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes.

94. La Cour rappelle que, aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. En l’occurrence, le Gouvernement semble demander l’irrecevabilité du grief pour la même raison que celle qui, aux yeux de la Cour, a justifié la communication du grief en question, à savoir le motif pour lequel le Tribunal constitutionnel a déclaré le recours d’amparo irrecevable. La Cour estime, dès lors, que cette exception est étroitement liée à la substance du grief énoncé par les requérants sur le terrain de l’article 6 de la Convention, et elle décide de la joindre au fond (voir, en ce sens, Ferré Gisbert c. Espagne, no 39590/05, § 20, 13 octobre 2009). Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

95. Les requérants se plaignent que le Tribunal constitutionnel ait rejeté leurs recours d’amparo pour non-exercice de l’action en annulation devant le Tribunal suprême, empêchant ainsi leur examen au fond. Ils exposent que le Tribunal suprême lui-même avait expressément indiqué dans ses actes de notification des arrêts de cassation en cause que ceux-ci pouvaient faire l’objet d’un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel dans un délai de trente jours. Les premier et deuxième requérants ajoutent que leurs actions en annulation ont été déclarées irrecevables par le Tribunal suprême au motif que leurs griefs avaient déjà été examinés dans les arrêts de cassation les concernant respectivement. Ils estiment qu’il y a dès lors eu une contradiction flagrante entre le Tribunal suprême et le Tribunal constitutionnel, et que l’interprétation faite par celui-ci des conditions de recevabilité a été excessivement formaliste et rigoureuse.

96. Le Gouvernement conteste cette thèse. Il soutient que, à la suite de la réforme de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel de 2007, le champ d’application de l’action en annulation a été élargi afin de permettre aux justiciables de dénoncer toute violation des droits fondamentaux devant les tribunaux ordinaires avant de saisir le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo. Il ajoute que cela s’appliquait notamment en l’espèce, où la violation alléguée des droits fondamentaux se serait produite pour une seule et unique fois devant le Tribunal suprême, placé au sommet du système juridictionnel ordinaire. Le Gouvernement invoque à cet égard l’arrêt no 216/2013 du 19 décembre 2013 du Tribunal constitutionnel (paragraphe 86 ci-dessus). Il indique que cette juridiction a déclaré les recours d’amparo irrecevables pour défaut d’exercice de l’action en annulation devant les instances judiciaires ordinaires. Il indique également que, dans le cas du troisième requérant, son avocat n’avait même pas formé l’action en annulation et que, dans le cas des deux autres requérants, leurs avocats avaient demandé le retrait des actions introduites par eux devant le Tribunal suprême. D’après le Gouvernement, les requérants ont volontairement provoqué la déclaration d’irrecevabilité de leurs recours d’amparo par le Tribunal constitutionnel, sans donner l’opportunité à celui-ci d’examiner leurs allégations de violations de leurs droits fondamentaux. Pour le Gouvernement, cela va à l’encontre du principe de subsidiarité.

97. Le premier requérant rétorque que l’arrêt du Tribunal constitutionnel cité par le Gouvernement appuie la thèse de la partie requérante : il dit à cet égard que cet arrêt indique clairement que, lorsque la juridiction en cause a eu l’occasion de se prononcer sur les droits fondamentaux invoqués par la suite devant le Tribunal constitutionnel, l’introduction d’une action en annulation devant ladite juridiction en cause n’est pas exigée. Il ajoute que, dans son mémoire en réplique au pourvoi en cassation du ministère public devant le Tribunal suprême, il avait déjà fait référence aux violations des droits fondamentaux que l’admission du pourvoi du ministère public impliquerait.

2. Appréciation de la Cour

98. La Cour rappelle que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect (voir, notamment, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18), n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de la recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000-II, et De la Fuente Ariza c. Espagne, no 3321/04, § 22, 8 novembre 2007). Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 78, 5 avril 2018, et Arribas Antón c. Espagne, no 16563/11, § 41, 20 janvier 2015). En effet, le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint dans sa substance lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (Kart c. Turquie [GC], no 8917/05, § 79, CEDH 2009 (extraits)).

99. La Cour rappelle également que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des juridictions d’appel ou de cassation et, encore moins, des juridictions compétentes en matière d’amparo. Néanmoins, un État qui se dote de juridictions de cette nature a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elles des garanties fondamentales de l’article 6 (Zubac, précité, § 80, et Arribas Antón, précité, § 42). En outre, la compatibilité des limitations prévues par le droit interne avec le droit d’accès à un tribunal reconnu par cette disposition dépend des particularités de la procédure en cause. La Cour a conclu à plusieurs reprises que l’imposition par les juridictions internes de formalités à respecter pour former un recours est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal. Il en est ainsi quand l’interprétation par trop formaliste de la légalité ordinaire faite par une juridiction empêche, de fait, l’examen au fond du recours exercé par l’intéressé (voir, par exemple, Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, §§ 48‑55, CEDH 2002‑IX, De la Fuente Ariza, précité, §§ 24-28, et Ferré Gisbert, précité, §§ 28-33). Il convient de prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle que le Tribunal constitutionnel y a tenu, les conditions de recevabilité d’un recours d’amparo pouvant toutefois être plus rigoureuses que pour un appel ordinaire (Arribas Antón, précité, § 42).

100. La Cour rappelle, enfin, le principe fondamental selon lequel c’est aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII, § 31). La Cour ne peut dès lors mettre en cause l’appréciation des autorités internes quant à des erreurs de droit prétendument commises que lorsque celles-ci sont arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, dans ce sens, Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, § 61, CEDH 2015).

101. Dans la présente affaire, la Cour observe que la décision du Tribunal constitutionnel du 24 mai 2016 (concernant le premier requérant), ainsi que celles du 22 juin 2016 (concernant les deuxième et troisième requérants) ont déclaré irrecevables les recours d’amparo formés par les requérants contre les arrêts du Tribunal suprême ayant rejeté la possibilité de cumuler les peines purgées en France avec les peines prononcées en Espagne. Ces décisions étaient fondées sur le motif d’irrecevabilité prévu par l’article 44 § 1 a) de la loi organique relative au Tribunal constitutionnel, à savoir le non-épuisement des recours judiciaires ordinaires : en l’espèce, la haute juridiction reprochait aux requérants de ne pas avoir introduit une action en annulation sur la base de l’article 241 § 1 de la LOPJ.

102. Or la Cour note que les deux premiers requérants ont bien introduit une action en annulation devant le Tribunal suprême, en demandant, afin de pouvoir former un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel dans le délai légal de trente jours à compter de la notification des arrêts de cassation, que cette action fût traitée en urgence. S’il est vrai que ces requérants se sont par la suite désistés de leurs recours en annulation avant de saisir le Tribunal constitutionnel, le Tribunal suprême leur a tout de même notifié une décision par laquelle il a déclaré ces actions irrecevables pour manque de pertinence. Cette notification est intervenue après l’expiration du délai légal de trente jours pour l’introduction du recours d’amparo et après l’introduction de ce recours par lesdits requérants devant le Tribunal constitutionnel (paragraphes 31 et 50 ci-dessus). Il convient de noter que les actes de notification du 10 avril 2015 des arrêts de cassation précisaient que ces arrêts étaient définitifs mais qu’ils pouvaient faire l’objet d’un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel dans un délai de trente jours. Rien n’indique que ce délai ait été suspendu par l’introduction des actions en annulation. Si ces deux requérants avaient attendu la notification des décisions concernant leurs actions en annulation pour préparer et former leurs recours d’amparo en bonne et due forme, rien n’aurait empêché le Tribunal constitutionnel de déclarer par la suite leurs recours irrecevables pour tardiveté, en raison du caractère non pertinent des actions en annulation (voir, par exemple, Del Pino García et Ortín Méndez c. Espagne (déc.), no 23651/07, § 32, 14 juin 2011).

103. Par ailleurs, la Cour constate que les décisions du Tribunal constitutionnel concernant les premier et deuxième requérants sont incohérentes avec les décisions du Tribunal suprême ayant déclaré irrecevables les actions en annulation formées par ces requérants pour manque de pertinence. En effet, le Tribunal suprême a considéré que la plupart des griefs formulés par ces deux requérants avaient déjà été examinés dans les arrêts de cassation attaqués et qu’en application de l’article 241 § 1 de la LOPJ les recours en annulation devaient donc être déclarés irrecevables. La Cour observe que ces moyens avaient déjà fait l’objet d’un examen approfondi dans le cadre de la procédure de cassation (paragraphes 23-24 ci-dessus). C’est d’ailleurs cette position que les deux requérants ont défendue dans leurs recours d’amparo à propos de l’exigence légale de l’épuisement des voies judiciaires disponibles (paragraphes 30 et 49 ci‑dessus).

104. Certes, il n’appartient pas à la Cour de trancher la question de savoir si l’action en annulation était une voie adéquate à exercer en droit interne dans ces circonstances. Toutefois, la Cour considère que la motivation des décisions litigieuses du Tribunal constitutionnel est incohérente avec celle des décisions précédentes rendues par le Tribunal suprême sur le manque de pertinence des recours en annulation.

105. La Cour relève que le troisième requérant, à la différence des premier et deuxième requérants, n’a introduit aucune action en annulation devant le Tribunal suprême avant de saisir le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo. Cependant, il convient de noter que, étant donné qu’il était représenté par le même avoué que les premier et deuxième requérants, il a pu prendre connaissance de l’irrecevabilité frappant les actions en annulation formées par les autres requérants avant l’expiration du délai de trente jours imparti pour l’introduction du recours d’amparo. Dans ces circonstances, ce requérant et son représentant pouvaient raisonnablement prévoir qu’une action en annulation devant le Tribunal suprême serait aussi vouée à l’échec. Le troisième requérant ne peut donc se voir reprocher d’avoir saisi directement le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo, et ce d’autant plus que, dans son recours, il a précisé, à l’instar des autres requérants, que le Tribunal suprême, à l’origine de l’arrêt de cassation litigieux, s’était déjà prononcé sur toutes les allégations de violations des droits fondamentaux qu’il venait formuler devant le Tribunal constitutionnel et qu’il avait donc épuisé toutes les voies judiciaires disponibles (paragraphe 67 ci-dessus).

106. La Cour accorde une importance particulière au point de savoir si les modalités d’exercice de l’action en annulation et sa pertinence en tant que recours préalable à exercer avant de saisir le Tribunal constitutionnel pouvaient passer pour prévisibles aux yeux des intéressés (voir, en ce qui concerne l’exigence de prévisibilité d’une restriction à l’accès à une juridiction supérieure, Zubac, précité, §§ 87-89). Elle constate à cet égard que le Gouvernement invoque un arrêt du Tribunal constitutionnel de 2013 qui a établi les critères permettant de déterminer quand l’exercice d’une action en annulation était exigé avant la saisine de cette haute juridiction (paragraphe 86 ci‑dessus). La Cour note toutefois que cet arrêt indiquait que l’exercice d’une telle action n’était pas exigé lorsque la juridiction à l’origine de la décision de justice attaquée rendue en dernière instance s’était déjà prononcée sur les allégations de violations des droits fondamentaux que l’on entendait formuler par la suite dans le cadre du recours d’amparo. C’est précisément ce cas de figure qui était en cause dans la présente espèce, tel que le Tribunal suprême l’a relevé dans ses décisions ayant déclaré irrecevables les actions en annulation des premier et deuxième requérants. Dès lors, les décisions postérieures du Tribunal constitutionnel n’apparaissent pas comme étant prévisibles ou cohérentes avec la jurisprudence invoquée par le Gouvernement.

107. À la lumière de tous ces éléments, la Cour considère que les requérants se sont vu imposer une charge disproportionnée qui a rompu le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour la saisine de la juridiction constitutionnelle et, d’autre part, le droit d’accès à cette instance. En l’occurrence, le fait que les recours d’amparo ont été déclarés irrecevables pour non-épuisement des voies judiciaires disponibles, alors que le Tribunal suprême avait auparavant déclaré les actions en annulation des premier et deuxième requérants irrecevables pour manque de pertinence et qu’il avait notifié ses décisions en dehors du délai de trente jours imparti pour l’introduction d’un recours d’amparo, doit pour le moins être considéré comme un manque de sécurité juridique dont ont souffert les requérants (voir, mutatis mutandis, Ferré Gisbert, précité, § 33).

108. La Cour estime par conséquent que les décisions d’irrecevabilité des recours d’amparo prononcées pour non-épuisement des voies judiciaires disponibles ont privé les requérants du droit d’accès à un tribunal.

109. Partant, la Cour rejette l’objection du Gouvernement et conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

110. Les requérants dénoncent l’application à leurs yeux rétroactive d’une nouvelle jurisprudence du Tribunal suprême et d’une nouvelle loi entrée en vigueur après leur condamnation en ce qu’elle aurait prolongé la durée effective des peines d’emprisonnement leur ayant été imposées. Ils invoquent l’article 7 de la Convention, dont les passages pertinents en l’espèce sont ainsi libellés :

« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.

(...) »

111. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

112. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que les voies de recours internes n’ont pas été épuisées correctement dès lors que les recours d’amparo des requérants ont été déclarés irrecevables par le Tribunal constitutionnel pour non-épuisement des voies judiciaires disponibles. Le non-respect des formes et des conditions légales requises pour la recevabilité d’un recours interne devrait donc être retenu à l’encontre des requérants.

113. Le Gouvernement considère que la question soulevée dans cette affaire touche exclusivement à l’exécution des peines légalement infligées, matière non couverte par l’article 7 de la Convention. Il indique que les peines imposées aux intéressés étaient, respectivement, de plus de trois mille ans d’emprisonnement (pour le premier requérant), de quarante‑six ans d’emprisonnement (pour le deuxième requérant) et de plus de quatre mille sept cents ans d’emprisonnement (pour le troisième requérant). Il dit que l’application de la durée maximale d’accomplissement de trente ans est une opération de limitation ou de plafonnement de la durée effective de la privation de liberté en exécution des peines déjà infligées. Il ajoute qu’elle suppose une mesure de remise d’une grande partie des condamnations prononcées pour des délits connexes. Le Gouvernement invoque à ce propos l’arrêt Kafkaris c. Chypre ([GC], no 21906/04, § 142, 12 février 2008), en ce qui concerne la distinction entre une mesure constituant une « peine » et une mesure relative à l’« exécution » ou à l’« application » de la « peine ». Il invite donc la Cour à déclarer ce grief irrecevable pour incompatibilité ratione materiae.

114. Les requérants rétorquent qu’ils ont épuisé toutes les voies de recours internes existantes, conformément au principe de subsidiarité.

115. Ils estiment que la question soulevée dans cette affaire va au-delà de la simple exécution des peines. À leurs yeux, le rejet du cumul des peines purgées en France aux fins de l’application de la durée maximale d’accomplissement en Espagne a conduit à une redéfinition de la portée des « peines » imposées, tombant donc dans le champ d’application de l’article 7 de la Convention.

116. La Cour relève que la première exception est étroitement liée à la substance du grief des requérants sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention. À la lumière des considérations qui l’ont conduite à conclure à la violation de cette disposition (paragraphes 101-109 ci-dessus), la Cour estime que les requérants ont fourni aux juridictions internes l’occasion de remédier à la violation alléguée, et elle conclut au rejet de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes présentée par le Gouvernement.

117. Quant à la deuxième exception d’irrecevabilité, la Cour considère qu’elle est étroitement liée à la substance du grief des requérants au titre de l’article 7, et elle décide de la joindre au fond (voir, mutatis mutandis, Gurguchiani c. Espagne, no 16012/06, § 25, 15 décembre 2009).

Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

118. Les requérants soutiennent que l’application dans leurs causes du revirement de jurisprudence opéré par l’arrêt no 874/2014 du Tribunal suprême ainsi que de la loi organique no 7/2014, entrée en vigueur après leur condamnation et l’introduction de leurs demandes de cumul des peines purgées en France, a conduit à une prolongation effective de leurs peines d’emprisonnement. Cette application, faite à leur détriment, aurait été non prévisible et rétroactive. Les requérants exposent que, à l’époque de la formulation par eux de leurs demandes de cumul des peines purgées en France, ils ne pouvaient pas, à la lumière du droit interne dans son ensemble, prévoir le changement normatif entraîné par la loi organique no 7/2014 et le revirement du Tribunal suprême. Ils ajoutent que la justification à ce revirement jurisprudentiel était l’esprit de la loi organique no 7/2014, dont le Tribunal suprême aurait fait une application rétroactive de facto.

119. Le Gouvernement estime que les requérants ou leurs conseils juridiques ne pouvaient aucunement s’attendre – avant l’adoption de la décision-cadre no 2008/675/JAI – à ce que les condamnations prononcées en France pussent être cumulables avec les peines à purger en Espagne aux fins de l’application de la durée maximale d’accomplissement. Selon lui, ils ne pouvaient pas non plus prévoir cette possibilité avant la date fixée pour la transposition en droit national de la décision-cadre (le 15 août 2010), et ils ne le pouvaient pas non plus entre cette date et la date de publication du projet de loi de transposition (le 21 mars 2014). Le Gouvernement indique en effet que, au moment où l’arrêt isolé du Tribunal suprême no 186/2014 a été rendu (le 13 mars 2014), aucun des trois requérants n’avait formulé une quelconque demande de cumul des peines purgées en France sur la base de la décision-cadre. Il ajoute que, une fois le projet de loi de transposition déposé, les requérants et leurs avocats savaient qu’ils devraient s’en tenir à ses dispositions. Par ailleurs, il dit que, avant l’adoption et l’entrée en vigueur de la loi organique no 7/2014 (le 3 décembre 2014), la seule jurisprudence consolidée du Tribunal suprême était celle qui interdisait le cumul de condamnations prononcées en France. Il ajoute que les décisions de l’Audiencia Nacional favorables aux trois requérants ont été rendues un jour avant l’entrée en vigueur de cette loi et immédiatement attaquées devant le Tribunal suprême, et que ce dernier les a cassées et annulées en suivant l’approche retenue dans son arrêt de principe no 874/2014 du 27 janvier 2015 adopté en formation plénière. Il précise que cet arrêt du Tribunal suprême est venu dissiper tous les doutes qui auraient pu être soulevés quant à la validité de sa ligne jurisprudentielle antérieure.

120. Le Gouvernement distingue la présente espèce de l’affaire Del Río Prada. Selon lui, en l’espèce, la législation préexistante et la jurisprudence du Tribunal suprême étaient claires : à moins qu’il n’existât un traité international en vigueur transposé en droit interne, les condamnations prononcées à l’étranger n’étaient pas prises en compte aux fins de l’application de la durée maximale d’accomplissement. Toujours selon lui, on ne peut prétendre que l’arrêt no 186/2014 était susceptible de susciter chez les requérants ou leurs avocats une « certitude » quant au changement de la loi applicable, puisqu’il s’agissait d’un arrêt isolé du Tribunal suprême ne faisant pas jurisprudence et ayant donné lieu à des décisions contradictoires parmi les différentes sections de l’Audiencia Nacional, fondé sur une décision-cadre de l’UE en cours de transposition, rendu alors que le processus d’adoption du projet de loi de transposition était entamé au niveau parlementaire et, enfin, désavoué dans le court délai de neuf mois par la formation plénière de la chambre pénale du Tribunal suprême. Le Gouvernement précise que les requérants n’ont jamais obtenu une décision judiciaire définitive en leur faveur portant sur le cumul des condamnations prononcées en France. Il dit encore que le fait que le premier et deuxième requérant ont été remis en liberté en attendant l’issue des pourvois en cassation était une mesure provisoire au bénéfice de ces deux requérants.

2. Appréciation de la Cour

121. La Cour renvoie à son arrêt Del Río Prada, précité, qui expose les principes généraux concernant l’article 7 de la Convention (§§ 77-93). S’agissant plus spécifiquement de la distinction entre la notion de « peine » et celle de mesure relative à l’« exécution » de la peine, elle a établi dans cet arrêt qu’elle n’excluait pas que des mesures prises par le législateur, les autorités administratives ou les juridictions après le prononcé d’une peine définitive ou pendant l’exécution de celle-ci pussent conduire à une redéfinition ou à une modification de la portée de la « peine » infligée par le juge qui l’a prononcée. En pareil cas, elle a estimé que les mesures en question devaient tomber sous le coup de l’interdiction de la rétroactivité des peines consacrée par l’article 7 § 1 in fine de la Convention (idem, § 89).

122. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que, par trois décisions adoptées le 7 mars 2006 (concernant le premier requérant), le 31 juillet 1997 (concernant le deuxième requérant) et le 18 novembre 2013 (concernant le troisième requérant), les juridictions du fond ont fixé à trente ans la durée maximale d’emprisonnement que les requérants devaient purger au titre des peines privatives de liberté prononcées contre eux, sur le fondement de l’article 70.2 du code pénal de 1973, en vigueur à l’époque de la commission des faits. Dans les cas des premier et troisième requérants, cette mesure était aussi le résultat d’une décision de cumul des différentes peines prononcées dans le cadre de procédures pénales distinctes, eu égard à la connexité chronologique entre les infractions commises, sur la base de l’article 988 de la loi de procédure pénale. Conformément au droit espagnol, la peine à purger résultant de cette durée maximale d’emprisonnement et de ces décisions de cumul et/ou plafonnement était conçue comme une peine nouvelle et autonome (voir, en ce sens, Del Río Prada, précité, §§ 97-99). Par ailleurs, c’était sur cette peine que devaient être imputés les bénéfices pénitentiaires tels que les remises de peine (paragraphes 14, 41, 59 ci‑dessus ; voir aussi Del Río Prada, précité, § 99) ou les périodes passées en détention provisoire.

123. Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne peut pas souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle l’application de la durée maximale d’accomplissement prévue par le code pénal était une mesure de plafonnement se rattachant exclusivement à l’« exécution » des peines individuelles déjà infligées. Il s’agissait au contraire d’une mesure qui concernait la portée des peines infligées aux requérants (voir aussi, pour la fixation d’une peine globale confondue pour des infractions multiples, Koprivnikar c. Slovénie, §§ 50-52, 24 janvier 2017). Dès lors, les décisions litigieuses du Tribunal suprême, par lesquelles celui-ci a refusé de faire droit aux demandes des requérants visant au cumul des peines déjà purgées en France aux fins de l’application de la durée maximale d’accomplissement en Espagne, concernaient aussi la portée des peines infligées et tombaient donc dans le champ d’application de la dernière phrase de l’article 7 § 1 de la Convention. Il convient donc de rejeter l’exception d’incompatibilité ratione materiae soulevée par le Gouvernement.

124. La Cour doit maintenant rechercher si les décisions litigieuses du Tribunal suprême ont modifié la portée des peines infligées aux requérants. Ce faisant, elle doit avoir égard au droit interne dans son ensemble et à la manière dont il était appliqué (voir, mutatis mutandis, Del Río Prada, précité, §§ 90, 96 et 109). La Cour précise toutefois qu’elle n’a pas pour tâche de déterminer quelle était l’interprétation correcte du droit interne en matière de cumul des peines purgées dans un autre membre de l’UE ou de porter un jugement sur la question de savoir si le Tribunal suprême a correctement appliqué la décision-cadre no 2008/675/JAI ou toute autre disposition du droit de l’UE (voir, mutatis mutandis, Avotiņš c. Lettonie [GC], no 17502/07, § 100, CEDH 2016).

125. En l’espèce, la Cour constate tout d’abord que les décisions litigieuses du Tribunal suprême n’ont pas modifié la durée maximale d’accomplissement, qui a toujours été fixée à trente ans d’emprisonnement. L’objet du litige devant les juridictions espagnoles était de savoir si, pour l’application de cette durée maximale, il fallait prendre en compte les peines déjà purgées par les requérants en France, au titre des condamnations prononcées en France pour des infractions pénales commises dans cet État. Les décisions favorables à ce cumul rendues par l’Audiencia Nacional ne sont jamais devenues définitives, étant donné qu’elles ont fait l’objet d’un pourvoi en cassation par le ministère public devant le Tribunal suprême, la plus haute instance du système judiciaire espagnol compétente pour trancher les divergences dans l’application de la loi parmi les tribunaux inférieurs. Le fait que les premier et deuxième requérants ont été remis en liberté provisoire en application des décisions de cumul prises par l’Audiencia Nacional en attendant l’issue des pourvois en cassation ne saurait modifier le caractère non définitif de ces décisions.

126. La Cour relève aussi qu’à l’époque où les requérants avaient commis les infractions pénales et au moment de l’adoption des décisions de cumul et/ou plafonnement des peines les concernant (respectivement le 7 mars 2006, le 31 juillet 1997, et le 18 novembre 2013), le droit espagnol pertinent pris dans son ensemble – y compris le droit jurisprudentiel – ne prévoyait pas à un degré raisonnable le cumul des peines déjà purgées dans un autre État aux fins de l’application de la durée maximale d’accomplissement en Espagne. L’article 988 de la loi de procédure pénale relatif au cumul des peines prononcées dans le cadre de procédures pénales distinctes ne comportait aucune règle spécifique sur le cumul des peines prononcées à l’étranger. Les seuls précédents jurisprudentiels favorables au cumul des peines concernaient des peines prononcées à l’étranger devant être accomplies en Espagne en vertu d’un traité international sur le transfèrement des condamnés, mais non des peines déjà purgées dans leur totalité à l’étranger (paragraphe 21 ci-dessus). Dans le seul cas similaire à celui des requérants (arrêt no 2117/2002 du Tribunal suprême, paragraphe 82 ci-dessus), le Tribunal suprême avait rejeté le cumul d’une peine déjà purgée en France. Cette absence de prévisibilité pourrait expliquer le fait que les requérants n’avaient pas à cette époque demandé le cumul des peines purgées en France, alors que celles-ci avaient pris fin en 1995, en 1996 et en 2000, respectivement. Même le troisième requérant, qui avait sollicité le cumul le 4 décembre 2012, alors que la décision-cadre no 2008/675/JAI était déjà en vigueur, n’avait pas fait référence à la peine purgée en France et/ou à la décision-cadre (paragraphe 57 ci-dessus). Il convient de noter que, d’après le Traité sur l’Union européenne lui-même, les décisions-cadres ne pouvaient entraîner d’effet direct.

127. La Cour attache du poids au fait que les trois requérants n’ont formulé une demande de cumul des peines purgées en France sur la base de la décision-cadre no 2008/675/JAI qu’après l’adoption, le 13 mars 2014, de l’arrêt du Tribunal suprême no 186/2014, à savoir le 25 mars 2014, le 20 mars 2014 et le 30 avril 2014, respectivement. Dans cet arrêt, le Tribunal suprême était appelé pour la première fois à interpréter la décision-cadre no 2008/675/JAI, et, même s’il s’est montré favorable à la possibilité de tenir compte des peines purgées dans un autre État membre de l’UE aux fins du cumul des peines, il a précisé qu’il l’était en l’absence de législation nationale transposant la décision‑cadre ou de réglementation expresse sur la matière (paragraphe 83 ci-dessus). En application de cette approche, certaines sections de la chambre criminelle de l’Audiencia Nacional ont cumulé des peines purgées en France avec des peines prononcées en Espagne aux fins de la détermination de la durée maximale d’accomplissement de trente ans. Toutes ces décisions, sauf dans trois cas isolés, ont été annulées par le Tribunal suprême à la suite de l’introduction de pourvois en cassation par le ministère public et de l’adoption par la formation plénière de la chambre pénale du Tribunal suprême de son arrêt no 874/2014 du 27 janvier 2015 (paragraphe 85 ci‑dessus). La Cour observe que selon le droit espagnol la jurisprudence n’est pas une source du droit et que seule une jurisprudence établie de manière réitérée par le Tribunal suprême peut compléter la loi (paragraphe 89 ci-dessus). En tout état de cause, et indépendamment de la question de savoir si l’arrêt isolé no 186/2014 du 13 mars 2014 faisait jurisprudence au regard du droit espagnol (voir, mutatis mutandis, Del Río Prada, § 112), elle considère que cet arrêt n’était pas accompagné d’une pratique jurisprudentielle ou administrative qui se serait consolidée dans la durée et qui aurait pu créer des attentes légitimes chez les intéressés quant à une interprétation stable de la loi pénale. En cela, la présente affaire se distingue clairement de l’affaire Del Río Prada dans laquelle la requérante avait pu croire pendant qu’elle purgeait sa peine d’emprisonnement et au moment de l’adoption de la décision de cumul et plafonnement des peines que les remises de peine pour travail devaient être imputées sur la durée maximale de trente ans d’emprisonnement, conformément à une pratique constante des autorités pénitentiaires et judiciaires espagnoles appliquée pendant de nombreuses années (idem, §§ 98-100, 103, 112-113). C’est compte tenu de cette pratique antérieure concernant l’interprétation de la loi pénale et la portée de la peine infligée que la Cour a estimé que le revirement jurisprudentiel opéré par le Tribunal suprême (la « doctrine Parot ») et appliqué à la requérante ne pouvait pas passer pour prévisible, et qu’en conséquence il y avait eu violation de l’article 7 (idem, §§ 111-118).

128. La Cour observe en l’espèce que les divergences entre les différentes juridictions concernées quant à la possibilité de cumuler les peines purgées dans un autre État membre avec les peines prononcées en Espagne n’ont duré qu’environ dix mois, jusqu’à l’adoption par le Tribunal suprême de son arrêt de principe no 874/2014. Elle admet que l’élaboration d’un consensus jurisprudentiel est un processus qui peut s’inscrire dans la durée et que l’existence d’une divergence peut être tolérée dès lors que l’ordre juridique interne offre la capacité de la résorber (voir, mutatis mutandis, Borcea c. Roumanie (déc.), no 55959/14, § 66, 22 septembre 2015). En l’occurrence, la plus haute juridiction du pays en matière pénale, à savoir le Tribunal suprême (en formation plénière de sa chambre pénale), a réglé cette divergence en tranchant la question du cumul des peines purgées dans un autre État membre de l’UE. La Cour note que les solutions adoptées dans les causes des requérants n’ont fait que suivre l’arrêt de la formation plénière du Tribunal suprême.

129. À la lumière de ce qui précède, et eu égard au droit interne pertinent à l’époque où les requérants ont commis les infractions, où les décisions de cumul et/ou plafonnement ont été adoptées, et où les intéressés ont demandé le cumul des peines purgées en France, la Cour estime que les décisions litigieuses n’ont pas conduit à une modification de la portée des peines infligées. Les peines infligées ont toujours été des peines maximales de trente ans d’emprisonnement résultant du cumul et/ou plafonnement des peines individuelles prononcées par les juridictions pénales espagnoles à l’encontre des requérants, sans prise en compte des peines prononcées et purgées en France.

130. Il s’ensuit que les décisions litigieuses du Tribunal suprême n’ont pas conduit à une modification de la portée des peines infligées aux requérants. Dès lors, la Cour estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

131. Les requérants se plaignent également que leur détention ait été prolongée de douze ans (pour le premier requérant), de sept ans (pour le deuxième requérant) et de dix ans (pour le troisième requérant), respectivement, en raison d’une application rétroactive de la loi à leur détriment. Le premier requérant et le troisième requérant allèguent qu’ils sont maintenus en détention irrégulière et arbitraire depuis le 27 janvier 2013 et le 5 août 2016, respectivement. Les requérants invoquent l’article 5 § 1 de la Convention, dont les passages pertinents en l’espèce sont ainsi libellés :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

(...) »

132. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

133. Le Gouvernement soulève la même exception préliminaire de non‑épuisement des voies de recours internes qu’au regard de l’article 7 (paragraphe 112 ci-dessus). Les requérants marquent leur désaccord.

134. La Cour ne peut que renvoyer à ses conclusions antérieures, faites sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention concernant le droit d’accès au Tribunal constitutionnel et de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes relative à l’article 7 (paragraphes 101-109 et 116 ci‑dessus). L’exception doit dès lors être rejetée.

135. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

136. Les requérants soutiennent que leur maintien en détention après la date à laquelle ils étaient censés avoir terminé de purger leurs peines si les juridictions espagnoles avaient accepté le cumul des peines purgées par eux en France ne pouvait pas être « régulier » ou effectué « selon les voies légales ». Selon eux, ce maintien en détention est la conséquence d’une application rétroactive de la loi organique no 7/2014 et de la jurisprudence du Tribunal suprême qui faisait application de cette loi défavorable pour eux.

137. Le Gouvernement combat cette thèse. Il soutient que les décisions de l’Audiencia Nacional ayant fait droit aux demandes de cumul des peines purgées par les requérants en France aux fins de la détermination de la durée maximale d’accomplissement étaient des décisions non définitives, et il précise à cet égard qu’elles ont été toutes cassées et annulées par le Tribunal suprême. Il argue que le fait que les requérants ont été remis en liberté provisoire au cours de la procédure de cassation découlait d’une simple application de la législation interne, laquelle était d’ailleurs selon lui pleinement conforme aux paragraphes 3 et 4 de l’article 5 de la Convention. Il estime que, à partir du moment où le Tribunal suprême a annulé les décisions de l’Audiencia Nacional, il était nécessaire d’effectuer un nouveau calcul des peines à purger. Il indique, à ce sujet, que ce nouveau calcul a été fait en application des arrêts définitifs du Tribunal suprême ayant décidé le non-cumul des peines purgées en France aux fins de la détermination de la durée maximale d’accomplissement en Espagne. Le Gouvernement allègue aussi, pour autant que l’approche suivie par le Tribunal suprême respectait pleinement les dispositions de l’article 7 de la Convention, que la période d’emprisonnement effectif doit s’entendre comme couverte par les condamnations prononcées en Espagne et que la loi applicable était clairement prévisible. À ses dires, c’est seulement dans l’hypothèse où les décisions de cumul de l’Audiencia Nacional seraient devenues définitives que les périodes litigieuses d’emprisonnement n’auraient pas été couvertes par les condamnations prononcées.

2. Appréciation de la Cour

138. La Cour renvoie à son arrêt Del Río Prada, précité, qui expose les principes pertinents concernant l’article 5 § 1 de la Convention, et en particulier son alinéa a) (§§ 123-127).

139. En l’espèce, la Cour ne doute nullement que les requérants ont été condamnés, au terme des procédures prévues par la loi, par des tribunaux compétents au sens de l’article 5 § 1 a) de la Convention. D’ailleurs, les intéressés ne nient pas que leur détention ait été légale jusqu’aux dates auxquelles ils auraient dû terminer de purger leurs peines respectives d’après les décisions du 2 décembre 2014 de l’Audiencia Nacional (le 27 janvier 2013, le 24 août 2013 et le 5 août 2016, respectivement), compte tenu du cumul des peines purgées par eux en France aux fins de la détermination de la durée maximale d’emprisonnement de trente ans. Il s’agit donc de savoir si le maintien en détention ou la réincarcération des requérants après ces dates a été « régulier » au sens de l’article 5 § 1 a) de la Convention.

140. À la lumière des considérations qui l’ont conduite à conclure à l’absence de violation de l’article 7 de la Convention (paragraphes 124-130 ci-dessus), la Cour estime que, au moment où les condamnations des requérants ont été prononcées, et même après, lorsque les intéressés ont demandé le cumul des peines purgées en France, le droit espagnol ne prévoyait pas à un degré raisonnable que les peines déjà purgées en France seraient prises en compte aux fins de la détermination de la durée maximale d’emprisonnement de trente ans. Étant donné que les décisions litigieuses n’ont pas conduit à une modification de la portée des peines infligées sous l’angle de l’article 7, les périodes d’emprisonnement contestées par les requérants ne sauraient être qualifiées de non prévisibles ou non autorisées par la « loi » au sens de l’article 5 § 1 (voir, a contrario, Del Río Prada, précité, §§ 130-131).

141. Au demeurant, la Cour relève qu’il existe un lien de causalité au sens de l’article 5 § 1 a) de la Convention entre les condamnations prononcées contre les requérants et le maintien en détention de ceux-ci après les dates indiquées par eux, qui résultent des verdicts de culpabilité et de la peine maximale à purger de trente ans d’emprisonnement fixée dans les décisions de cumul et/ou plafonnement des peines prononcées en Espagne (voir, mutatis mutandis, Del Río Prada, précité, § 129).

142. Dès lors, la Cour estime qu’en l’espèce il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

143. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

144. Les requérants demandent à être indemnisés pour le préjudice moral qu’ils disent avoir subi uniquement quant à la violation alléguée des articles 7 et 5 § 1. Leurs prétentions pécuniaires ne concernent pas les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention. Les requérants demandent également à être remis en liberté dans les plus brefs délais.

145. Eu égard au fait qu’elle a constaté une violation de l’article 6 § 1, mais non une violation des articles 7 et 5 § 1 de la Convention, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer de somme à titre de préjudice moral ni d’indiquer à l’État défendeur des mesures individuelles dans le sens souhaité par les requérants (voir, a contrario, Del Río Prada, précité, §§ 137-139).

B. Frais et dépens

146. Le premier requérant réclame 2 662 euros (EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 3 138,71 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Il demande que les frais relatifs aux factures non acquittées soient versés directement à son représentant. Le deuxième et troisième requérant sollicitent chacun 2 662 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 1 815 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Ils demandent que les sommes octroyées à ce titre soient versées directement sur le compte bancaire de leur représentant.

147. Le Gouvernement considère que, d’après la jurisprudence de la Cour, les frais relatifs aux procédures internes devraient être rejetés. En ce qui concerne les frais engagés devant la Cour, il déclare laisser à l’appréciation de cette dernière leur montant.

148. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. La Cour considère en l’espèce que les requérants n’ont pas droit au remboursement de l’ensemble des frais et dépens exposés pour leur défense devant les tribunaux espagnols, et qu’ils peuvent seulement prétendre au remboursement des frais rendus nécessaires pour la dénonciation de la violation alléguée et constatée par elle. En l’occurrence, la Cour a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison des décisions d’irrecevabilité des recours d’amparo prises par la dernière instance sur le plan interne, à savoir le Tribunal constitutionnel, dont les décisions ne peuvent pas faire l’objet de recours ultérieurs effectifs (voir, par exemple, Ferré Gisbert, précité, §§ 38‑39 et 49). Elle estime dès lors que les frais afférents aux procédures internes réclamés ne sauraient passer pour avoir été engagés en vue de prévenir ou de dénoncer la violation constatée par elle, et elle rejette les demandes y relatives.

149. Pour ce qui est des frais et dépens engagés devant la Cour, compte tenu des documents dont elle dispose et du fait qu’elle a constaté une seule violation de la Convention, la Cour estime raisonnable d’allouer la somme de 2 000 EUR au premier requérant et de 1 000 EUR à chacun des deuxième et troisième requérants. Ces sommes sont à verser directement sur les comptes bancaires des représentants des requérants (voir, mutatis mutandis, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 288, CEDH 2016).

C. Intérêts moratoires

150. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Joint au fond et rejette les exceptions préliminaires du Gouvernement relatives au non-épuisement des voies de recours internes concernant l’article 6 § 1 de la Convention et à l’incompatibilité ratione materiae du grief tiré de l’article 7 de la Convention ;

3. Déclare les requêtes recevables quant aux griefs tirés des articles 6 § 1, 7 et 5 § 1 de la Convention ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

5. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 de la Convention ;

6. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

7. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 2 000 EUR (deux mille euros) au premier requérant, plus tout montant pouvant être dû par ce requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser directement sur le compte bancaire de son représentant ;

ii. 1 000 EUR (mille euros) à chacun des deuxième et troisième requérants, plus tout montant pouvant être dû par ces requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser directement sur le compte bancaire de leur représentant ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 octobre 2018, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stephen PhillipsVincent A. De Gaetano
GreffierPrésident

ANNEXE

No

|

Requête No

|

Requérant

|

Date d’introduction

|

Représenté par

---|---|---|---|---

1.

|

65101/16

|

Arrozpide Sarasola c. Espagne

|

04/11/2016

|

I. Urbina Fernandez

2.

|

73789/16

|

Plazaola Anduaga c. Espagne

|

23/11/2016

|

H. Ziluaga Larreategi

3.

|

73902/16

|

Múgica Garmendia c. Espagne

|

21/11/2016

|

H. Ziluaga Larreategi


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