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20/10/2015 | CEDH | N°001-158029

CEDH | CEDH, AFFAIRE SARA c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA, 2015, 001-158029


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SARA c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 45175/08)

ARRÊT

STRASBOURG

20 octobre 2015

DÉFINITIF

20/01/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Sara c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Luis López Guerra, président,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella

Motoc,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Armen Harutyunyan, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SARA c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 45175/08)

ARRÊT

STRASBOURG

20 octobre 2015

DÉFINITIF

20/01/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Sara c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Luis López Guerra, président,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Iulia Antoanella Motoc,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Armen Harutyunyan, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 septembre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 45175/08) dirigée contre la République de Moldova et dont un ressortissant de cet État, M. Igor Sara (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 août 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Mes V. Ţurcan et M. Berlinschi, avocats à Chișinău. Le gouvernement moldave (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. L. Apostol.

3. Le requérant se plaint d’une violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention.

4. Le 26 novembre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1983 et réside à Chişinău.

6. Le 3 juin 2008, les autorités étatiques arrêtèrent le requérant en flagrant délit. Celui-ci et deux autres complices présumés auraient tenté de vendre des tableaux prétendument dérobés au musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg (Fédération de Russie). Les autorités placèrent le requérant en garde à vue pour une durée de soixante-douze heures. Le même jour, l’intéressé fut interrogé en tant que suspect. À l’issue de la garde à vue, il ne fut pas mis en examen.

A. Première procédure relative à la détention provisoire du requérant

7. Le 6 juin 2008, un juge d’instruction du tribunal de Centru (Chișinău) accueillit la demande du procureur en charge de l’affaire et ordonna la détention provisoire du requérant pour une durée de dix jours. Le juge notait qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction passible d’une peine d’emprisonnement de plus de deux ans, que le requérant n’avait pas de travail, et qu’il existait des motifs raisonnables de penser que ce dernier pourrait prendre la fuite en cas d’élargissement.

8. Le 9 juin 2008, le requérant forma un recours contre le jugement du 6 juin 2008. Il faisait valoir, entre autres, qu’à l’expiration de sa garde à vue, l’autorité de poursuite aurait dû, selon la loi en vigueur, soit le mettre en examen soit le libérer. Étant donné qu’aucune accusation n’avait été portée à l’issue de sa garde à vue, le requérant soutenait qu’il aurait dû être libéré et que son maintien ultérieur en détention était illégal. Le requérant dénonçait également l’absence de toute preuve étayant l’assertion du tribunal selon laquelle il pourrait prendre la fuite en cas d’élargissement. Il estimait que le jugement du 6 juin 2008 et le mandat d’arrêt correspondant avaient été délivrés en violation des normes procédurales et demandait l’annulation du mandat d’arrêt délivré à son nom.

9. Le 12 juin 2008, la cour d’appel de Chișinău rejeta le recours comme mal fondé et confirma le jugement du 6 juin 2008. Pour légitimer la détention du requérant, elle notait, entre autres, que celui-ci avait auparavant séjourné pendant longtemps à l’étranger et qu’il était depuis peu revenu au pays. Elle estimait enfin que la détention provisoire était à ce moment-là la mesure préventive la plus « rationnelle et opportune ».

10. Le 12 juin 2008, le requérant fut mis en examen pour tentative d’escroquerie qualifiée.

B. Procédures subséquentes relatives à la détention provisoire du requérant

11. Les 13 et 27 juin et 28 juillet 2008, les juges d’instruction du tribunal de Centru prolongèrent la détention provisoire du requérant pour des durées allant de quinze à trente jours. Pour appuyer leurs décisions, ils notaient que l’autorité de poursuite devait continuer l’enquête et que les raisons ayant justifié le placement du requérant en détention provisoire étaient toujours valables.

12. Dans l’intervalle, les autorités avaient ouvert quatre autres procédures pénales à l’encontre du requérant. Celui-ci était mis en cause pour de nouveaux faits d’escroquerie.

13. À des dates différentes, le requérant forma des recours contre les décisions ordonnant son maintien en détention provisoire. Il mettait en exergue, entre autres, le fait que le parquet n’avait produit aucune preuve étayant son intention alléguée de fuir en cas de remise en liberté, qu’il était marié, qu’il avait un domicile fixe, un travail et un enfant mineur à charge, et qu’il n’avait pas d’antécédents pénaux.

14. Les 19 juin, 3 juillet et 5 août 2008 respectivement, la cour d’appel de Chișinău écarta comme mal fondés les recours du requérant. Les motifs retenus par cette instance tenaient à la gravité de l’infraction reprochée – escroquerie en réunion dans des proportions extrêmement grandes –, à la complexité de l’affaire, au fait que le requérant aurait pu être impliqué dans la commission d’autres infractions, et aux risques de fuite et d’entrave à la justice en cas d’élargissement. Elle notait également que le préjudice matériel considérable causé aux victimes n’avait pas été réparé, ce qui confirmait à ses yeux le danger de fuite, et que l’instruction de l’affaire n’avait pas été achevée. Elle considérait enfin que la détention provisoire du requérant était une mesure appropriée et que les arguments avancés par l’intéressé ne pouvaient pas servir de fondement pour appliquer une mesure préventive moins restrictive.

15. Le 26 août 2008, un juge d’instruction du tribunal de Centru rejeta la demande du procureur de maintenir le requérant en détention provisoire et appliqua à l’encontre de ce dernier une restriction de quitter le pays pendant trente jours. Le juge relevait que l’autorité de poursuite n’avait effectué aucune mesure d’investigation durant les trente jours précédents.

16. Le 6 mars 2009, les autorités étatiques lancèrent un avis de recherche au nom du requérant et, le 24 mars 2009, elles délivrèrent un mandat d’arrêt à son nom.

17. Par une ordonnance du 30 septembre 2010, le parquet suspendit l’enquête pénale dans l’affaire du requérant au motif que ce dernier était introuvable.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

18. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale (CPP), en vigueur au moment des faits, étaient ainsi libellées :

« Article 63. Le suspect

(...)

(2) L’autorité de poursuite pénale n’est pas en droit de maintenir en tant que suspect :

1) la personne gardée à vue – plus de 72 heures ;

(...)

(3) À l’expiration de l’un des délais prévus au paragraphe 2, l’autorité de poursuite pénale est obligée de remettre en liberté le suspect (...), et d’ordonner la levée des poursuites à l’égard de ce dernier ou la mise en examen de celui-ci.

(4) Lorsque l’autorité de poursuite pénale ou le tribunal constate que les soupçons n’ont pas été confirmés, [elle/il] a l’obligation de remettre en liberté le suspect gardé à vue (...) avant l’expiration des délais prévus au paragraphe 2, en ordonnant la levée des poursuites à son égard.

(...)

(6) Lorsque, à l’expiration des délais prévus au paragraphe 2, la personne [suspectée] n’a pas été mise en examen et les poursuites à son encontre n’ont pas été levées, le statut de suspect prend fin de plein droit. La fin de plein droit du statut de suspect à l’issue des délais prévus au paragraphe 2 n’empêche pas, en cas d’accumulation ultérieure de preuves suffisantes, de mettre en examen la personne [en question] pour les mêmes faits.

(...)

Article 175. La définition et les catégories de mesures préventives

(...)

(4) La détention provisoire et l’assignation à résidence ne peuvent être appliquées qu’à l’encontre du suspect, du mis en examen et de l’accusé [du prévenu]. (...) »

19. La décision du 28 mars 2005 de l’assemblée plénière de la Cour suprême de justice sur l’application par les tribunaux de certaines dispositions de la législation de procédure pénale relatives à la détention provisoire et à l’assignation à résidence, dans ses passages pertinents en l’espèce, se lit comme suit :

« 20. Lorsque le juge d’instruction examine les demandes d’application à l’encontre du suspect, du mis en examen de la détention provisoire, de l’assignation à résidence (...), il doit vérifier :

(...)

c) si les délais fixés par l’article 63 du CPP (...) n’ont pas expiré à l’égard du suspect (...) ;

(...)

e) si la copie de l’ordonnance de mise en accusation a été délivrée au suspect, au mis en examen ; (...) »

20. Le 23 novembre 2010, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelles les dispositions de l’article 63 § 6 du CPP au motif qu’elles créaient une situation d’incertitude pour le suspect et qu’elles étaient contraires au principe non bis in idem. La Haute juridiction notait également ce qui suit :

« Dans un souci de prévisibilité et de clarté, l’article 63 § 2 du CPP régit les délais à l’intérieur desquels une personne peut avoir la qualité de suspect. Ces délais sont de 72 heures en cas de garde à vue (...).

Dans le même but, l’article 63 § 3 du CPP indique les actions qui doivent être obligatoirement effectuées par l’autorité de poursuite. Ainsi, à l’issue de la garde à vue, l’autorité de poursuite doit remettre en liberté le suspect (...) et ordonner soit la levée des poursuites à l’encontre de ce dernier, soit la mise en examen de celui-ci. (...) La mise en examen, d’une part, permet aux autorités de poursuite d’effectuer les actions nécessaires pour l’enquête pénale et, d’autre part, rend prévisible la situation de la personne [suspectée] sans léser les droits fondamentaux de celle-ci. (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

21. Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, le requérant allègue que sa détention provisoire du 6 au 13 juin 2008 était illégale. Cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...) »

A. Sur la recevabilité

22. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

23. Le requérant relève qu’à l’issue de sa garde à vue, le 6 juin 2008, il n’avait pas été mis en examen et que son statut de suspect avait pris fin de plein droit à ce moment-là. Il soutient que, en conformité avec les dispositions de l’article 63 §§ 2-4 du CPP, les autorités auraient dû le remettre en liberté. Il affirme avoir été mis en examen le 13 juin 2008 et argue que sa détention provisoire du 6 au 13 juin 2008 n’avait pas de base légale en droit interne, car il n’avait aucun statut dans le cadre de la procédure pénale dirigée à son encontre.

24. Le Gouvernement note que, dans l’affaire Ignatenco c. Moldova, (no 36988/07, § 70, 8 février 2011), la Cour a déjà rejeté comme manifestement mal fondé un grief similaire. Il l’invite à adopter la même approche dans la présente affaire.

25. La Cour rappelle que l’article 5 de la Convention garantit le droit fondamental à la liberté et à la sûreté. Ce droit revêt une très grande importance dans « une société démocratique », au sens de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 65, série A no 12, et Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 76, CEDH 2010). Il a essentiellement pour but de protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (McKay c. Royaume-Uni [GC], no 543/03, § 30, CEDH 2006‑X).

26. La Cour réaffirme également que tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 40, série A no 114), sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention.

27. Elle rappelle enfin que les termes « selon les voies légales » employés dans cette disposition renvoient pour l’essentiel à la législation nationale et consacrent l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. S’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, il en est autrement lorsque l’inobservation de ce dernier est susceptible d’emporter violation de la Convention. Tel est le cas, notamment, des affaires dans lesquelles l’article 5 § 1 de la Convention est en jeu et la Cour doit alors exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne a été respecté (Baranowski c. Pologne, no 28358/95, § 50, CEDH 2000‑III, et Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 101, 23 février 2012). Pour ce faire, la Cour doit tenir compte de la situation juridique telle qu’elle existait à l’époque des faits (Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 114, CEDH 2000‑XI).

28. Se tournant vers le cas d’espèce, la Cour note d’emblée qu’il y a lieu de le distinguer de l’affaire Ignatenco, invoquée par le Gouvernement. Dans cette affaire, elle a notamment jugé que la mise en examen du requérant six jours après la fin de sa garde à vue était, à partir du moment où sa détention provisoire se fondait sur une décision de justice, sans incidence sur la légalité de sa privation de liberté (Ignatenco, précité, § 70). Or, elle observe que les questions soulevées devant elle dans les deux affaires sont distinctes. À la différence de l’affaire Ignatenco, dans laquelle le grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention avait été formulé d’une manière générale, elle est amenée, dans la présente affaire, à se prononcer sur la régularité de la détention provisoire du requérant au regard des dispositions des articles 63 et 175 du CPP.

29. En l’espèce, la Cour relève que le requérant se plaint de l’illégalité de sa détention provisoire à partir du 6 juin 2008, soit la fin de sa garde à vue, jusqu’au 13 juin 2008, le moment où il aurait été mis en examen. Cependant, elle remarque qu’il ressort des éléments du dossier que celui-ci a été mis en examen le 12 juin 2008. Elle se prononcera dès lors sur la régularité de la privation de liberté de l’intéressé pour ce qui est de la période allant du 6 au 12 juin 2008.

30. La Cour note que, à l’issue de sa garde à vue, le requérant n’a pas été mis en examen et que les poursuites pénales à son encontre n’ont pas non plus été levées. Cependant, elle relève que, en application de l’article 63 § 3 du CPP (paragraphe 18 ci-dessus), l’autorité de poursuite était tenue d’effectuer, à l’expiration de la garde à vue du requérant, une des deux actions précitées. À cet égard, la Cour prête une attention particulière à l’explication au sujet de la portée de l’article 63 du CPP donnée par la Cour constitutionnelle moldave dans sa décision du 23 novembre 2010 (paragraphe 20 ci-dessus). La Haute juridiction a notamment rappelé que l’article 63 § 3 du CPP indiquait, dans un souci de prévisibilité et de clarté, les actions que l’autorité de poursuite devait impérativement effectuer à l’issue de la garde à vue d’une personne, dont notamment l’obligation soit de lever les poursuites engagées contre cette dernière, soit d’ordonner sa mise en examen. Poursuivant son raisonnement, la Cour constitutionnelle a en outre précisé que la mise en examen d’une personne rendait prévisible la situation de celle-ci sans léser ses droits fondamentaux. La Cour constate donc que les autorités étatiques n’ont pas observé les dispositions de l’article 63 § 3 du CPP dans le cas du requérant.

31. Elle relève ensuite que, aux termes de l’article 63 § 6 du CPP en vigueur au moment des faits (paragraphe 18 ci-dessus), le statut de suspect du requérant a pris fin de plein droit à l’expiration de sa garde à vue, le 6 juin 2008. Force est de constater qu’avant la mise en examen de l’intéressé, le 12 juin 2008, celui-ci n’avait aucun statut dans le cadre de la procédure pénale engagée contre lui. La Cour fait remarquer que, selon les dispositions de l’article 175 § 4 du CPP (paragraphe 18 ci-dessus), la détention provisoire ne peut être appliquée qu’à l’encontre d’un suspect, d’un mis en examen ou d’un accusé. Par voie de conséquence, la détention provisoire du requérant du 6 au 12 juin 2008, en l’absence d’un statut procédural dans le cadre de son affaire pénale, était contraire aux dispositions de l’article 175 § 4 du CPP.

32. La question qui reste à trancher est celle de savoir si l’inobservation par les instances internes des articles 63 § 3 et 175 § 4 du CPP a constitué une « irrégularité grave et manifeste » au point d’emporter violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

33. La Cour rappelle que tout défaut constaté dans une ordonnance de placement en détention ne rend pas la détention elle-même irrégulière aux fins de l’article 5 § 1 de la Convention. Une période de détention est en principe « régulière » si elle se fonde sur une décision de justice (Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 74, 9 juillet 2009).

34. Elle rappelle également que, se référant à une distinction comparable qui était faite en droit anglais (Benham c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, §§ 43-46, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, Lloyd et autres c. Royaume-Uni, nos 29798/96 et autres, §§ 102, 105 et suivants, 1er mars 2005, et Mooren, précité, § 75), elle a précisé les circonstances dans lesquelles la détention conservait sa validité au regard de l’article 5 § 1 de la Convention pendant la période considérée : pour l’appréciation du respect ou non de l’article 5 § 1 de la Convention, une distinction fondamentale doit être établie entre les titres de placement en détention manifestement invalides – par exemple ceux émis par un tribunal en dehors de sa compétence (Lloyd, précité, §§ 108, 113 et 119) ou dans les cas où la partie intéressée n’a pas été dûment avertie de la date de l’audience (Khoudoyorov c. Russie, no 6847/02, § 129, CEDH 2005‑X (extraits), et Liou c. Russie, no 42086/05, § 79, 6 décembre 2007) – et les titres de détention qui sont prima facie valides et efficaces tant qu’ils n’ont pas été annulés par une juridiction supérieure (idem). Une décision de placement en détention doit être considérée comme ex facie invalide si le vice y ayant été décelé s’analyse en une « irrégularité grave et manifeste », au sens exceptionnel indiqué dans la jurisprudence de la Cour (Liou, précité, § 81, Garabaïev c. Russie, no 38411/02, § 89, 7 juin 2007, et Marturana c. Italie, no 63154/00, § 79, 4 mars 2008).

35. En l’espèce, la Cour relève que, à l’issue de sa garde à vue de soixante-douze heures, le requérant n’a pas été mis en examen et que, dès lors, l’autorité de poursuite devait, conformément aux dispositions de l’article 63 § 3 du CPP, lever les poursuites pénales à l’encontre de l’intéressé et, par conséquent, le libérer. Cependant, le juge d’instruction a autorisé le placement en détention provisoire du requérant malgré l’absence de mise en examen de ce dernier, et la cour d’appel, saisie par le requérant, ne s’est nullement prononcée sur le moyen tiré de la non-observation des dispositions de l’article 63 du CPP. La Cour prête une attention particulière aux directives données par l’assemblée plénière de la Cour suprême de justice dans sa décision explicative du 28 mars 2005 (paragraphe 19 ci-dessus) selon lesquelles le juge d’instruction doit, lorsqu’il est amené à se prononcer sur une demande de placement en détention provisoire, vérifier si les délais fixés à l’article 63 du CPP ont été respectés à l’égard du suspect et si la copie de l’ordonnance de mise en examen a été délivrée à ce dernier. Dans la présente affaire, force est de constater que les juges nationaux sont restés en défaut de le faire.

36. La Cour note en outre que les tribunaux nationaux, en autorisant la détention du requérant du 6 au 12 juin 2008, n’ont pas observé la condition légale préalable prévue à l’article 175 § 4 du CPP (paragraphe 31 ci-dessus), car le requérant n’avait aucun statut procédural pendant la période en question.

37. En conclusion, la Cour estime que les défaillances procédurales évoquées ci-dessus étaient graves et manifestes au point de rendre la détention du requérant du 6 au 12 juin 2008 arbitraire et ex facie invalide. Cette privation de liberté n’était donc pas conforme aux voies légales. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 3 DE LA CONVENTION

38. Invoquant l’article 5 § 3 de la Convention, le requérant allègue que son maintien en détention provisoire était fondé sur des motifs abstraits et insuffisants et que la durée totale de cette mesure privative de liberté a été déraisonnable. Cette disposition, dans ses passages pertinents, se lit comme suit :

« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

A. Sur la recevabilité

39. Le requérant soutient que le parquet n’a produit devant les tribunaux nationaux aucun élément de preuve permettant de justifier son maintien en détention provisoire. Il affirme également que, tout au long de sa privation de liberté, l’autorité de poursuite n’a entrepris aucune mesure d’investigation.

40. Le Gouvernement met en exergue le fait que le requérant a pris la fuite après sa remise en liberté, ce qui prouverait que les motifs retenus par les tribunaux à l’appui de leurs décisions de maintenir celui-ci en détention provisoire étaient pertinents et suffisants. Il invoque la jurisprudence Haritonov c. Moldova (no 15868/07, § 44, 5 juillet 2011) dans laquelle la Cour a jugé que l’inquiétude des juridictions internes concernant une éventuelle fuite du requérant en cas de remise en liberté n’était pas déraisonnable, à partir du moment où l’intéressé, après sa libération, a effectivement quitté le territoire du pays et n’est plus revenu.

41. La Cour note d’abord que, pour ce qui est de la période du 6 au 12 juin 2008, elle a conclu ci-avant (paragraphe 37 ci-dessus) que la détention du requérant durant ce laps de temps ne saurait passer pour régulière au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Il y a donc lieu de distinguer entre la privation de liberté du requérant avant le 12 juin 2008 et celle ultérieure à cette date.

1. La période du 6 au 12 juin 2008

42. Constatant que ce grief pour autant qu’il concerne la période considérée n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. La période du 13 juin au 26 août 2008

43. La Cour rappelle que le paragraphe 3 de l’article 5 de la Convention exige que la détention provisoire avant jugement ne dépasse pas un délai raisonnable et que les autorités judiciaires compétentes examinent de manière régulière la persistance de raisons « pertinentes » et « suffisantes » qui légitimeraient la privation de liberté (Assenov et autres c. Bulgarie, 28 octobre 1998, § 154, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII).

44. La Cour réaffirme également que le caractère raisonnable de la durée d’une détention ne se prête pas à une évaluation abstraite (Patsouria c. Géorgie, no 30779/04, § 62, 6 novembre 2007). L’article 5 § 3 de la Convention ne peut être interprété comme autorisant la détention provisoire à la seule condition qu’elle n’excède pas une certaine durée minimale. Les autorités doivent démontrer de manière convaincante que chaque période de détention, aussi courte soit-elle, est justifiée (voir, parmi d’autres, Chichkov c. Bulgarie, nos 38822/97, § 66, CEDH 2003-I, et Muşuc c. Moldova, no 42440/06, § 41, 6 novembre 2007).

45. La Cour souligne ensuite qu’il existe une présomption en faveur de la libération et qu’il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que, dans une affaire donnée, la détention provisoire subie par un accusé n’excède pas une durée raisonnable. À cette fin, il leur faut, en tenant dûment compte du principe de la présomption d’innocence, examiner toutes les circonstances de nature à faire admettre ou à faire écarter l’existence d’une exigence d’intérêt public justifiant une dérogation à la règle fixée à l’article 5 de la Convention et en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d’élargissement. C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions et des faits non contestés indiqués par l’intéressé dans ses moyens que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 de la Convention (voir, par exemple, McKay, précité, §§ 41-43). À ce titre, les motifs en faveur et en défaveur de l’élargissement doivent non pas être généraux et abstraits (Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 63, CEDH 2003‑IX (extraits)), mais s’appuyer sur des faits précis et sur la situation personnelle du requérant justifiant sa détention (Aleksanyan c. Russie, no 46468/06, § 179, 22 décembre 2008).

46. L’existence et la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention. Cependant, au bout d’un certain temps, elle ne suffit plus. La Cour doit dans ce cas établir si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté. Quand ceux-ci se révèlent « pertinents » et « suffisants », elle recherche de surcroît si les autorités nationales compétentes ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (McKay, précité, § 44, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 140, 22 mai 2012).

47. En l’espèce, la Cour relève que la durée totale de la détention provisoire du requérant s’est étendue sur deux mois et vingt jours.

48. Elle observe que les principaux motifs retenus par les tribunaux nationaux aux fins de justifier le maintien en détention du requérant étaient la gravité de l’infraction, la nécessité pour l’autorité de poursuite d’entreprendre plusieurs mesures d’investigation et le risque de fuite.

49. La Cour estime établi que des soupçons pesaient sur le requérant tant au moment de son arrestation qu’au fil de l’avancement de la procédure. Elle ne discerne non plus aucune raison de s’écarter de l’opinion des juges nationaux quant à la gravité des faits reprochés, qui étaient d’une grande ampleur et commis en réunion.

50. Pour ce qui est du risque de voir le requérant se soustraire à la justice, la Cour remarque que la cour d’appel de Chișinău a précisé, d’une part, que l’intéressé avait séjourné pendant longtemps à l’étranger et qu’il était depuis peu revenu au pays (paragraphe 9 ci-dessus) et, d’autre part, que le préjudice matériel considérable causé aux victimes présumées n’avait pas été réparé par le requérant (paragraphe 14 ci-dessus). Compte tenu de ces éléments et du fait que l’instruction de l’affaire pénale du requérant était à son étape initiale, la Cour estime que la conclusion des juridictions internes selon laquelle le requérant pouvait s’enfuir en cas d’élargissement n’apparaît pas comme déraisonnable. Elle considère en outre que ce motif n’a pas perdu de sa pertinence tout au long de la relativement courte période de détention du requérant. Le fait que l’intéressé, après sa remise en liberté, ait effectivement pris la fuite en quittant le territoire du pays est propre à confirmer la conclusion des juges internes selon laquelle il existait un risque de voir le requérant se soustraire à la justice en cas d’élargissement.

51. La Cour observe ensuite que la cour d’appel de Chișinău a pris en considération à chaque reprise la possibilité d’appliquer des mesures alternatives à la détention provisoire. Pour les motifs énumérés ci-dessus, celle-ci a toujours estimé que la détention provisoire du requérant était la mesure préventive la plus appropriée.

52. En résumé, la Cour considère que les motifs exposés par les juridictions moldaves pour fonder leur refus d’élargir le requérant peuvent en l’occurrence être considérés comme « pertinents » et « suffisants ».

53. Il reste à vérifier si les autorités étatiques ont apporté une « diligence particulière » à la conduite de la procédure. À cet égard, la Cour rappelle que la célérité particulière à laquelle un accusé détenu a droit dans l’examen de son cas ne doit pas nuire aux efforts des magistrats pour accomplir leur tâche avec le soin voulu (Pecheur c. Luxembourg, no 16308/02, § 62, 11 décembre 2007, et Esparza Luri c. France, no 29119/09, § 33, 26 janvier 2012).

54. En l’espèce, elle note que, pendant la détention de deux mois et vingt jours du requérant, les juges nationaux ont vérifié la légalité de cette privation de liberté à des intervalles réguliers, soit à cinq reprises au total. Elle remarque également que le motif pour lequel le juge d’instruction a mis fin à la détention provisoire du requérant tenait au fait que l’autorité de poursuite n’avait entrepris aucune mesure d’investigation durant les trente jours précédant la remise en liberté du requérant (paragraphe 15 ci-dessus). La Cour relève cependant que le juge d’instruction a élargi le requérant dès qu’il s’était aperçu de l’inactivité de l’autorité de poursuite et estime dès lors que le magistrat en question a agi avec toute la promptitude nécessaire.

55. Dans ces circonstances, la Cour considère que la durée de la détention provisoire du requérant doit passer pour compatible avec l’exigence de célérité inscrite à l’article 5 § 3 de la Convention.

56. Il s’ensuit que ce grief dans sa partie relative à la période du 13 juin au 26 août 2008 doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

B. Sur le fond

57. La Cour rappelle que, dans d’autres affaires où elle a conclu à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention au regard de certaines périodes de détention provisoire, elle a considéré qu’il ne s’imposait plus de statuer séparément sur le fond des griefs relatifs à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention qui portent sur ces mêmes périodes (Zervudacki c. France, no 73947/01, §§ 60-61, 27 juillet 2006, et Holomiov c. Moldova, no 30649/05, § 131, 7 novembre 2006). Partant, la Cour estime que, compte tenu en l’espèce de son constat de violation de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 37 ci-dessus), il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief du requérant tiré de l’article 5 § 3 de la Convention pour autant qu’il concerne la période du 6 au 12 juin 2008.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

58. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

59. Le requérant réclame 4 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

60. Le Gouvernement estime ce montant excessif.

61. À la lumière de l’ensemble des circonstances de la cause, la Cour est d’avis que le constat de violation suffit à remédier au tort que la privation de liberté du 6 au 12 juin 2008 a pu causer au requérant. Elle estime donc qu’aucun montant n’est dû au titre du dommage moral.

B. Frais et dépens

62. Le requérant demande également 1 300 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Il produit une copie du contrat signé avec ses représentants, en vertu duquel il s’est engagé à verser des honoraires d’un montant de 1 200 EUR, ainsi que les copies des factures prouvant le paiement effectif de cette somme. Il fournit également une facture de 1 683 lei moldaves (environ 100 EUR), payés pour la traduction de ses observations.

63. Le Gouvernement conteste la somme réclamée.

64. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant l’intégralité de la somme réclamée, à savoir 1 300 EUR, pour la procédure devant elle.

C. Intérêts moratoires

65. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention et au grief tiré de l’article 5 § 3 pour autant qu’il concerne la période du 6 au 12 juin 2008, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 1 300 EUR (mille trois cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 octobre 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stephen PhillipsLuis López Guerra
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-158029
Date de la décision : 20/10/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-1 - Arrestation ou détention régulière)

Parties
Demandeurs : SARA
Défendeurs : RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

Composition du Tribunal
Avocat(s) : TURCAN V. ; BERLINSCHI M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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