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02/02/2017 | CEDH | N°001-171142

CEDH | CEDH, AFFAIRE NAVALNYY c. RUSSIE, 2017, 001-171142


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE NAVALNYY c. RUSSIE

(Requête no 29580/12 et quatre autres – voir liste en annexe)

ARRÊT

STRASBOURG

2 février 2017

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 15/11/2018

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Navalnyy c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Luis López Guerra, président,
Helena Jäderblom,
Helen Keller,
Dmitry De

dov,
Branko Lubarda,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière de section,

Après en avoir délibéré en cha...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE NAVALNYY c. RUSSIE

(Requête no 29580/12 et quatre autres – voir liste en annexe)

ARRÊT

STRASBOURG

2 février 2017

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE 15/11/2018

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Navalnyy c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Luis López Guerra, président,
Helena Jäderblom,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Branko Lubarda,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 janvier 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent cinq requêtes (nos 29580/12 36847/12, 11252/13, 12317/13 et 43746/14) dirigées contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Aleksey Anatolyevich Navalnyy (« le requérant »), a saisi la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») les 14 mai 2012, 28 mai 2012, 30 novembre 2012, 14 janvier 2013 et 6 juin 2014, respectivement.

2. Le requérant a été représenté par Me K.I. Terekhov et Me O. Mikhaylova, avocats à Moscou. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. G. Matyushkin, représentant de la Fédération de Russie près la Cour européenne des droits de l’homme.

3. Le requérant voit dans son arrestation à sept reprises au cours de rassemblements publics une violation de sa liberté de réunion pacifique et de son droit à la liberté. Il soutient en outre que les procédures dont il a fait l’objet devant les juridictions internes pour des infractions administratives n’étaient pas entourées des garanties d’un procès équitable.

4. Le 28 août 2014, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1976 et réside à Moscou.

6. Le requérant est un activiste politique, un leader de l’opposition, un militant contre la corruption et un blogueur populaire. Les cinq requêtes en l’espèce concernent son arrestation à sept reprises à l’occasion de différents événements publics.

7. Les faits de l’espèce, tel qu’exposés par les parties, peuvent être résumés comme suit.

A. L’arrestation du requérant le 5 mars 2012

8. Le 5 mars 2012, le requérant participa à un rassemblement à Moscou, place Pouchkine, qui débuta à 19 heures. Consacré aux fraudes dont auraient été entachées les élections présidentielles russes, ce rassemblement avait été autorisé par les instances municipales.

9. À la fin du rassemblement, à 21 heures, M. P., député de la Douma d’État, s’adressa aux participants, invitant chacun à rester après le rassemblement pour des débats informels, lesquels commencèrent vers 21 h 30 et réunirent environ 500 personnes. Le requérant affirme qu’il est resté avec d’autres personnes sur la place Pouchkine pour s’entretenir avec le député et que les participants sont restés pacifiquement dans la zone piétonne de cette place sans en gêner le trafic ou l’accès. Le Gouvernement affirme que le requérant conduisait un rassemblement irrégulier en l’absence de notification préalable et scandait des slogans politiques.

10. À 22 h 45, la police arriva et arrêta le requérant, ainsi que de nombreuses autres personnes. Le requérant fut emmené au poste de police du district Tverskoy.

11. Le même soir, deux policiers dressèrent un procès-verbal d’infraction administrative, indiquant que le requérant avait été arrêté à 22 h 45 « dans une fontaine » de la place Pouchkine ; qu’il avait participé à un rassemblement public irrégulier ; et qu’il avait refusé d’obtempérer à des sommations policières de dispersion. Le requérant fut inculpé de non‑respect de la procédure établie pour la conduite d’événements dans un lieu public, une infraction réprimée par l’article 20.2 du code des infractions administratives. Il fut libéré le 6 mars 2012, à 0 h 15.

12. Le 15 mars 2012, le juge de paix du circuit no 369 du district Tverskoy examina les chefs d’infractions administratives retenus contre le requérant. Ce dernier contesta l’authenticité des rapports de police et la déposition des deux policiers parce que, selon lui, il avait été arrêté par d’autres agents, mais son objection fut écartée. Sur la base des dépositions écrites et des témoignages des deux policiers, le juge de paix le déclara coupable de participation à un rassemblement public irrégulier conduit en l’absence de notification préalable et le condamna, en vertu de l’article 20.2 du code des infractions administratives, à une amende de 1 000 roubles russes (RUB), soit environ 25 euros (EUR) courants.

13. Le 10 avril 2012, le tribunal du district Tverskoy de Moscou examina l’appel formé par le requérant qui, bien qu’absent, était représenté par un avocat. Le tribunal entendit un autre témoin oculaire, un journaliste, qui déclara que le requérant, avant son arrestation, se tenait « dans une fontaine, tenant les mains d’autres personnes » et scandait des slogans politiques. Ce témoin ajouta que les policiers qui avaient mis le requérant dans le fourgon policier étaient les mêmes qui avaient signé le procès-verbal et comparu en première instance. Le tribunal visionna deux enregistrements vidéo produits par le requérant. S’il constata que le député de la Douma d’État avait effectivement appelé à un rassemblement public, il conclut néanmoins que le requérant, au moment de son arrestation, ne s’entretenait pas avec le député mais participait à un rassemblement de protestation. Il confirma le jugement du 15 mars 2012.

B. Les deux arrestations du requérant le 8 mai 2012

14. Le 8 mai 2012, le requérant participa à une « marche » nocturne, un rassemblement informel d’activistes s’entretenant de l’actualité dans un lieu public. À cette occasion, plusieurs dizaines d’activistes se réunirent pour discuter de l’investiture de M. Poutine dans ses fonctions de président de la Fédération de Russie, intervenue la veille. À cette même date, la circulation des véhicules et des piétons dans certaines zones du centre de Moscou avait été restreinte en raison des festivités organisées à l’occasion de l’investiture du président et de la Journée de la victoire.

15. À 4 h 30 selon le requérant, ou à 4 heures selon le Gouvernement, le requérant descendait le passage Lubyanskiy, accompagné d’environ 170 personnes. Le groupe s’arrêta sur les marches d’un bâtiment public pour prendre une photographie de groupe. Alors que le requérant prenait ce cliché, il fut arrêté par la police antiémeute. À 8 heures, il fut conduit dans un poste de police, où fut dressé un procès-verbal d’infraction administrative. Il fut inculpé de non-respect de la procédure établie pour la conduite d’événements dans un lieu public, une infraction réprimée par l’article 20.2 du code des infractions administratives. Il fut libéré ce même jour, à 10 h 50.

16. Toujours le 8 mai 2012, à 23 h 55 selon le Gouvernement ou à 23 heures selon le requérant, celui-ci descendait la rue Bolshaya Nikitskaya au sein d’un groupe d’une cinquantaine de personnes. D’après le requérant, ces personnes restèrent sur le trottoir, ne déployèrent aucune banderole, n’utilisèrent aucun matériel de sonorisation et ne causèrent aucun trouble. Elles furent encerclées par la police antiémeute et le requérant fut arrêté sans sommation ni avertissement.

17. Ce même soir, à 23 h 58, le requérant fut conduit dans un poste de police, où fut dressé un procès-verbal d’infraction administrative. Il était inculpé de non-respect de la procédure établie pour la conduite d’événements dans un lieu public, une infraction réprimée par l’article 20.2 du code des infractions administratives. Il fut libéré le 9 mai 2012, à 2 h 50.

18. Le 30 mai 2012, la juge de paix du circuit no 387 du district Basmannyy examina les chefs d’infractions administratives retenus contre le requérant pour les faits survenus dans le passage Lubyanskiy. Le requérant ne comparut pas mais fut représenté par son avocat, qui nia toute participation de son client à un rassemblement irrégulier et affirma que ce dernier n’avait scandé aucun slogan. L’avocat demanda à la juge de paix de verser au dossier certains enregistrements vidéo et d’entendre certains témoins, mais elle le refusa. Sur la base des dépositions écrites de deux policiers, la juge de paix reconnut le requérant coupable d’avoir participé à un rassemblement conduit avant 7 heures, en violation des règles, et le condamna, en vertu de l’article 20.2 du code des infractions administratives, à une amende de 1 000 RUB. Ce jugement fut prononcé en intégralité le 1er juin 2012. Il fut confirmé le 6 juillet 2012 par le tribunal du district Basmannyy de Moscou.

19. Le 1er juin 2012, le juge de paix du circuit no 380 du district Presnenskiy de Moscou examina les chefs d’infractions administratives retenus contre le requérant pour les faits survenus rue Bolshaya Nikitskaya. Le requérant ne comparut pas mais fut représenté par son avocat, qui nia toute participation de son client à un rassemblement irrégulier et plaida que ce dernier n’avait scandé aucun slogan. Le juge interrogea le policier qui avait arrêté le requérant, ainsi que trois témoins oculaires. Le policier déclara qu’il avait arrêté le requérant parce que celui-ci marchait au sein d’un important groupe de personnes qui gênaient la circulation et scandaient des slogans politiques. Les témoins oculaires déclarèrent que le requérant était descendu la rue parmi une cinquantaine ou une soixantaine de personnes ; que la police leur avait barré la route et les avait arrêtées sans avertissement ; et qu’ils n’avaient entendu ni slogans ni sons amplifiés. Le juge refusa de verser au dossier des enregistrements vidéo et d’entendre certains témoins oculaires, estimant ceux-ci partiaux parce qu’ils étaient vraisemblablement des partisans du requérant. Ce dernier fut reconnu coupable d’avoir participé à un rassemblement conduit au mépris des règles et condamné, en vertu de l’article 20.2 du code des infractions administratives, à une amende de 1 000 RUB. Ce jugement fut confirmé le 25 juin 2012 par le tribunal du district Presnenskiy de Moscou.

C. L’arrestation du requérant le 9 mai 2012

20. Le 9 mai 2012, le requérant se rendit à 5 heures place Kudrinskaya, à Moscou, afin de participer à un rassemblement informel avec un député de la Douma d’État et d’assister aux festivités de la Journée de la victoire. Cette « marche » rassemblait 50 à 100 personnes discutant de l’actualité. Selon le requérant, ce rassemblement n’était pas une manifestation : il n’y avait aucune banderole, aucun bruit et personne ne scandait de slogan ni ne tenait de discours.

21. Ce même jour, à 6 heures, la police antiémeute se rendit sur les lieux et arrêta le requérant sans sommation ni avertissement, ce dont le requérant produira un enregistrement vidéo.

22. Ce même jour, à 8 h 50, le requérant fut conduit au poste de police du district Strogino À 11 h 50, il fut fouillé puis un procès-verbal d’infraction administrative fut dressé. Il dit avoir été détenu au poste de police pendant plus de trois heures avant d’être conduit devant un juge de paix. Le Gouvernement confirme qu’il a bien été détenu en instance de jugement, mais sans préciser combien de temps.

23. Ce même jour, à une heure non précisée, le requérant fut conduit devant le juge de paix du circuit no 375 du district Presnenskiy de Moscou. Le juge de paix rejeta ses demandes tendant à faire comparaître et entendre les policiers qui l’avaient arrêté et à verser au dossier des enregistrements vidéo, mais fit droit à sa demande tendant à convoquer trois témoins oculaires. Ces derniers déclarèrent qu’un rassemblement public avait été conduit avec un député de la Douma d’État afin de discuter de l’actualité politique ; que personne n’avait scandé des slogans, fait du bruit ni gêné la circulation ; et que la police n’avait formulé aucune sommation ni aucun avertissement avant d’arrêter le requérant. Sur la base des dépositions écrites de deux policiers, le juge estima établi que le requérant avait pris part à un rassemblement public irrégulier et n’avait pas obtempéré à une sommation policière légale de dispersion. Il conclut également que le requérant avait scandé les slogans « la Russie sans Poutine ! » et « Poutine, voleur ! » et refusé de quitter les lieux, qu’il fallait évacuer pour les festivités de la Journée de la victoire. Il écarta les déclarations des trois témoins oculaires au motif qu’ils avaient différemment estimé le nombre des personnes présentes sur les lieux, le nombre des policiers qui avaient arrêté le requérant et l’heure d’arrivée de celui-ci au rassemblement. Le requérant fut reconnu coupable de refus d’obtempérer à une sommation légale de la police, en violation de l’article 19.3 du code des infractions administratives, et condamné à 15 jours de détention administrative.

24. Le 10 mai 2012, le requérant fit appel.

25. Le 12 décembre 2012, le tribunal du district Presnenskiy de Moscou statua en appel. Le requérant demanda à faire entendre les policiers sur la base des procès-verbaux et des dépositions desquels le juge de paix avait fondé son jugement, ainsi que huit témoins oculaires, et à faire verser au dossier l’enregistrement vidéo de son arrestation. Le tribunal rejeta ces demandes et confirma le jugement du 9 mai 2012.

D. L’arrestation du requérant le 27 octobre 2012

26. Le 27 octobre 2012, le requérant prit part à une manifestation statique, ou « piquet » (пикетирование), dans le cadre d’une série d’événements de ce type tenus à Moscou devant le Comité d’investigation russe pour protester « contre les répressions et la torture ». Selon le requérant, cette action était un piquet en solo (одиночное пикетирование) qui n’avait pas à être préalablement notifié à l’autorité publique compétente. Au total, une trentaine de personnes y prirent consécutivement part.

27. À 15 h 30, la police arrêta le requérant. Ce dernier affirma que, au moment de son arrestation, il avait fini son piquet et qu’il descendait la rue sur le trottoir ; qu’il ne scandait aucun slogan et ne portait aucune banderole, mais qu’il était suivi par des gens, notamment des journalistes, dont il estimait le nombre à « une vingtaine ». Selon le Gouvernement, le requérant avait participé à une marche irrégulière en l’absence de notification préalable. Il fut emmené au poste de police à 16 h 10. Il fut inculpé de non‑respect de la procédure établie pour la conduite d’événements dans un lieu public, une infraction réprimée par l’article 20.2 du code des infractions administratives. Il fut libéré ce même jour à 19 h 17.

28. Le 30 octobre 2012, la juge de paix du circuit no 387 du district Basmannyy examina les chefs d’infractions. Elle interrogea trois témoins oculaires convoqués à la demande du requérant, mais la demande formée par lui tendant à faire entendre les policiers qui l’avaient arrêté fut rejetée. Il demanda également, en vain, le versement au dossier d’un enregistrement vidéo des événements en cause, ainsi qu’un rapport écrit d’une ONG qui avait observé les piquets. À la demande du requérant, la juge de paix entendit trois témoins oculaires, qui déclarèrent que celui-ci, après avoir quitté son piquet, avait descendu la rue, entouré de journalistes, en compagnie d’un autre activiste avec qui il discutait ; qu’il était resté sur le trottoir sans scander de slogans et sans déployer de banderoles ; que plusieurs autres participants au piquet étaient restés debout avec leurs banderoles, à une certaine distance les uns des autres ; et que la police avait arrêté le requérant sans avertissement ni explication. Sur la base des procès‑verbaux écrits de deux policiers, elle déclara le requérant coupable d’avoir participé à une marche qui n’avait pas été dûment notifiée aux autorités et le condamna, en vertu de l’article 20.2 du code des infractions administratives, à une amende de 30 000 RUB (soit environ 740 EUR courants). Elle écarta les témoignages en faveur du requérant au motif qu’ils contredisaient les pièces du dossier.

29. Le 7 décembre 2012, le tribunal du district Basmannyy confirma le jugement du 30 octobre 2012.

E. Les deux arrestations du requérant le 24 février 2014

30. Le 24 février 2014, à midi, le requérant se rendit au tribunal du district Zamoskvoretskiy de Moscou pour assister au procès des activistes jugés pour avoir participé à de graves troubles survenus place Bolotnaya, à Moscou, le 6 mai 2012. Ce jour-là, le jugement fut prononcé en audience publique. L’enceinte du tribunal était entourée d’un cordon de policiers et le requérant ne put y pénétrer. Il resta donc à l’extérieur, avec d’autres personnes qui souhaitaient assister à l’audience. Selon lui, alors qu’il se tenait debout en silence, la police, qui s’était soudain ruée dans la foule, l’arrêta en l’absence de sommation, d’avertissement ou de motif. Selon la version officielle, il avait conduit un rassemblement irrégulier et scandé des slogans politiques.

31. Le même jour, à 12 h 50, le requérant fut conduit au poste de police. Il fut inculpé de non-respect de la procédure établie pour la conduite d’événements dans un lieu public, une infraction réprimée par l’article 20.2 du code des infractions administratives. Il fut libéré le même jour à 15 heures.

32. Plus tard ce jour-là, vers 19 h 45, le requérant participa à un rassemblement public à la suite du prononcé du jugement concernant les graves troubles de la place Bolotnaya, par lequel plusieurs activistes avaient été condamnés à des peines d’emprisonnement. Le rassemblement, auquel prirent part environ 150 personnes, eut lieu rue Tverskaya. Le requérant fut arrêté alors qu’il discutait avec un journaliste sur le trottoir. Selon lui, il n’avait reçu aucune sommation ni aucun avertissement et il n’avait pas résisté à la police. Selon le procès-verbal de la police, lorsqu’il était assis dans le véhicule de police, il faisait des signes de la main en direction de la foule pour essayer d’attirer l’attention des médias, démontrant ainsi qu’il avait refusé d’obtempérer à une sommation de la police et résisté à des agents dans l’exercice de leurs fonctions.

33. Ce même jour, à 20 h 20, le requérant fut conduit au poste de police Tverskoy, où fut dressé un procès-verbal d’infraction administrative. Il était inculpé de refus d’obtempérer à une sommation légale de la police, une infraction réprimée par l’article 19.3 du code des infractions administratives. Il fut placé en détention.

34. Le lendemain, le 25 février 2014, à une heure non précisée, le requérant fut conduit devant le juge du tribunal du district Tverskoy, qui examina les charges retenues sur la base de l’article 19.3 du code des infractions administratives. La demande du requérant tendant à faire entendre deux témoins oculaires fut accordée. Ces derniers déclarèrent que la police n’avait donné au requérant aucune sommation ni aucun avertissement avant de l’arrêter. Le juge versa au dossier et visionna l’enregistrement des événements litigieux et interrogea les deux policiers sur la base des procès-verbaux desquels les charges étaient fondées. Il estima établi que le requérant avait participé à un rassemblement irrégulier et refusé d’obtempérer à une sommation policière légale de dispersion. Le requérant fut reconnu coupable de refus d’obtempérer à une sommation légale de la police, en violation de l’article 19.3 du code des infractions administratives, et condamné à sept jours de détention administrative.

35. Le 7 mars 2014, le tribunal du district Zamoskvoretskiy de Moscou examina les charges se rapportant à la participation alléguée du requérant, le 27 février 2014, à un rassemblement public non autorisé devant l’enceinte du même tribunal. Le requérant demanda à faire entendre deux témoins oculaires présents au tribunal ce jour-là et les deux policiers sur la base des rapports desquels les charges étaient fondées. Ces demandes furent rejetées. Le tribunal versa au dossier un enregistrement vidéo des événements litigieux mais décida de ne pas prendre connaissance de sa teneur au motif que l’enregistrement n’était pas daté et ne retraçait pas les événements dans leur séquence complète. Se fondant sur les procès-verbaux rédigés par deux policiers, il déclara le requérant coupable de participation à un rassemblement non notifié à l’autorité compétente conformément à la procédure établie par la loi, et le condamna, sur la base de l’article 20.2 du code des infractions administratives, à une amende de 10 000 RUB (soit l’équivalent de 200 EUR).

36. Le 24 mars 2014, la Cour de la ville de Moscou confirma le jugement du 25 février 2014.

37. Le 22 mai 2014, la Cour de la ville de Moscou confirma le jugement du 7 mars 2014.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

38. Pour un exposé du droit interne pertinent, voir les arrêts Kasparov et autres c. Russie (no 21613/07, § 35, 3 octobre 2013), Navalnyy et Yashin c. Russie (no 76204/11, §§ 43-44, 4 décembre 2014), et Novikova et autres c. Russie (nos 25501/07, 57569/11, 80153/12, 5790/13 et 35015/13, §§ 67-69, 26 avril 2016).

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

39. La Cour décide de joindre les cinq requêtes compte tenu de leur similitude en fait et en droit, comme le lui permet l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

40. Le requérant voit dans son arrestation à sept reprises pour participation à des événements publics irréguliers, ainsi que dans sa détention et ses condamnations pour des infractions administratives, une violation de son droit à la liberté de réunion pacifique garanti par l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

A. Sur la recevabilité

41. La Cour estime que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il y a donc lieu de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

42. Le Gouvernement considère que l’ingérence dans la liberté de réunion pacifique du requérant était prévue par le droit interne et nécessaire à la défense de l’ordre et à la prévention du crime. Il affirme que, à toutes les sept reprises, le requérant cherchait à conduire des rassemblements publics non autorisés, auxquels la police a légalement mis fin, et que les juridictions compétentes étaient fondées à le condamner pour des infractions administratives. Il estime que jamais au cours de l’un quelconque de ces événements n’existaient des circonstances spéciales exonérant les manifestants de l’obligation de notification préalable de leurs réunions. Il juge peu vraisemblables les allégations du requérant selon lesquelles ces rassemblements n’ont causé aucun bruit ni aucune nuisance, au vu de la taille des groupes en question et de la présence des médias. Enfin, il dit que les mesures prises contre le requérant, en particulier les sanctions administratives, étaient proportionnées compte tenu du caractère persistant et délibéré des infractions perpétrées par ce dernier. Il donne des exemples d’autres rassemblements publics légaux auxquels le requérant aurait participé sans qu’il y ait eu la moindre ingérence.

43. Le requérant soutient que, en interrompant les événements ainsi qu’en l’arrêtant et en le condamnant à des infractions administratives pour non-respect des procédures de conduite d’événements publics, les autorités ont porté atteinte à son droit à la liberté de réunion pacifique. Il reconnaît que, le 5 mars 2012, à deux reprises le 8 mai 2012, le 9 mai 2012 ainsi que le 24 février 2014 (l’incident sur la place Manezhnaya), il a participé à des rassemblements non notifiés aux autorités. Il estime toutefois que, compte tenu du lien direct entre ces manifestations et l’actualité politique, de leur faible ampleur et de l’absence de risque de troubles à l’ordre public, les autorités étaient censées être davantage tolérantes à l’égard de ces rassemblements. Il conteste l’irrégularité de deux d’entre eux. En particulier, le 27 octobre 2012, il dit avoir été arrêté sous le prétexte qu’il conduisait une marche, alors qu’il n’aurait fait que quitter le lieu où se tenait un piquet. De même, le 24 février 2014, à midi, il aurait été arrêté alors qu’il se tenait devant la façade du tribunal parce qu’il souhaitait assister au prononcé du jugement dans un procès médiatique. Il estime que, quand bien même cet événement eût pu être qualifié de rassemblement, nul n’aurait pu le prévoir ou en notifier les autorités, et il n’aurait causé aucun trouble appelant sa dispersion, les arrestations ou les poursuites ultérieures. Selon le requérant, à chacune de ces occasions la réaction des autorités était nettement disproportionnée et contraire à l’article 11 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

a. Sur l’existence d’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion pacifique

44. La Cour constate que, en l’espèce, le Gouvernement ne conteste pas l’existence d’une ingérence dans le droit à la liberté de réunion pacifique. Elle estime qu’il y a eu ingérence à chacune des sept reprises, qu’il faille retenir la version des faits du requérant ou celle livrée par le Gouvernement. En particulier, le 5 mars 2012, le requérant a été arrêté peu après un rassemblement politique dont les participants avaient refusé de quitter les lieux ; le 8 mai (à deux reprises) comme le 9 mai 2012, il a été arrêté au cours d’une « marche » organisée à titre de protestation contre l’investiture du président ; et, le soir du 24 février 2014, il a été arrêté à l’occasion d’un rassemblement de protestation en réaction au jugement dans le procès de « Bolotnaya ». À chacune de ces occasions, la dispersion des rassemblements et l’arrestation du requérant s’analysent en une ingérence dans son droit à la liberté de réunion pacifique, de même que les poursuites administratives ultérieurement ouvertes contre lui.

45. Pour ce qui est des événements conduits devant la façade du tribunal le 24 février 2014 à midi, la Cour relève que le requérant et d’autres personnes s’étaient rendus devant le tribunal du district Zamoskvoretskiy afin d’assister au prononcé du jugement dans un procès pénal qui, selon eux, revêtait un caractère politique. En assistant à l’audience, ces personnes entendaient montrer l’implication de la société civile et leur solidarité à l’égard des activistes, en lesquels elles voyaient des prisonniers politiques. La cause commune qui avait conduit ces personnes au tribunal – afficher leur implication personnelle face à un problème d’importance publique – distinguait ce rassemblement impromptu d’un attroupement aléatoire d’individus poursuivant chacun sa propre cause, en faisant par exemple la queue pour pénétrer dans un bâtiment public. Ce rassemblement doit également être distingué de la situation où des passants se mélangent accidentellement à une manifestation et risquent d’être pris pour des participants à celle-ci (Kasparov et autres, précité, § 72). La Cour rappelle que l’article 11 de la Convention couvre à la fois les réunions privées et celles tenues sur la voie publique (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 91, CEDH 2015) et que la protection des opinions personnelles est l’un des objectifs de la liberté de réunion pacifique consacrée à l’article 11 de cet instrument (Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 37, série A no 202). Elle en conclut que, au cours de cet événement, il y a eu ingérence dans le droit à la liberté de réunion du requérant.

46. Il en va de même de l’épisode du 27 octobre 2012, au cours duquel le requérant avait quitté le lieu d’un piquet. Dans certaines situations, en particulier lorsqu’il s’agit de piquets solitaires, la Cour peut juger plus approprié d’examiner l’ingérence sur le terrain de l’article 10 de la Convention, interprété à la lumière de l’article 11 (Novikova et autres, précité, § 91). Cependant, dans la présente affaire, en participant au piquet, le requérant cherchait non seulement à manifester son opinion devant la façade du bâtiment du Comité d’investigation, mais aussi à le faire de concert avec d’autres manifestants, fût-ce non simultanément (Schwabe et M.G. c. Allemagne, nos [8080/08](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%228080/08%22%5D%7D) et [8577/08](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%228577/08%22%5D%7D), § 101, CEDH 2011 (extraits)). Les autorités, quant à elles, n’ont pas reconnu le lien de causalité entre le piquet et l’arrestation du requérant et l’ont inculpé de conduite d’une manifestation irrégulière. La Cour estime que, quelle que soit l’interprétation à donner à cet épisode, il y a eu ingérence dans le droit du requérant à la liberté de réunion.

b. Sur la justification de l’ingérence

47. La Cour constate que les mesures prises contre le requérant, en particulier la cessation des rassemblements ou des événements perçus comme tels, son arrestation et les poursuites administratives engagées contre lui, étaient à chaque fois fondées sur la conclusion qu’il conduisait un rassemblement irrégulier et ne s’était pas conformé aux ordres de la police le sommant d’y mettre fin. Il en est de même quelle que soit la base des poursuites administratives ultérieurement ouvertes (l’article 20.2 ou l’article 19.3 du code des infractions administratives). D’ailleurs, la Cour relève que ces deux dispositions ont été appliquées de manière interchangeable à des situations identiques et elle ne distingue aucun véritable motif qui permettrait d’expliquer dans tel ou tel cas le choix de la base légale.

48. Le requérant conteste la légalité des mesures prises contre lui. Il nie en particulier avoir enfreint la procédure de conduite d’un événement public. La Cour estime qu’au moins à deux reprises – le 27 octobre 2012 et le 24 février 2014 à midi – l’existence d’un événement public soumis à l’obligation de notification n’a pas été établie de manière convaincante. Cependant, elle n’examinera pas si chacune de ces mesures au cours des sept épisodes était prévue par la loi étant donné que, de toute manière, elles n’étaient pas proportionnées aux buts légitimes évoqués par le Gouvernement.

49. La Cour rappelle qu’une situation illégale telle que l’organisation d’une manifestation sans autorisation préalable ne justifie pas nécessairement une ingérence dans l’exercice par une personne de son droit à la liberté de réunion (Kudrevičius et autres, précité, § 150, et les affaires y citées). En particulier, en l’absence d’actes de violence de la part de manifestants irréguliers, il faut que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance à l’égard des rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas vidée de sa substance (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 42, CEDH 2006‑XIV, Bukta et autres c. Hongrie, no [25691/04](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2225691/04%22%5D%7D), § 34, CEDH 2007‑III, Fáber c. Hongrie, no [40721/08](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2240721/08%22%5D%7D), § 49, 24 juillet 2012, Berladir et autres c. Russie, no [34202/06](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2234202/06%22%5D%7D), § 38, 10 juillet 2012, Malofeyeva c. Russie, no [36673/04](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2236673/04%22%5D%7D), §§ 136‑37, 30 May 2013, et Kasparov et autres, précité, § 91). Le point de savoir si une manifestation de ce type est contestable et quelles mesures éventuelles la police devrait prendre à son égard dépend avant tout de la gravité de la nuisance causée par l’événement (Navalnyy et Yashin, précité, § 62).

50. La présente affaire est identique à plusieurs autres affaires russes dans lesquelles la Cour a conclu à des violations de l’article 11 de la Convention à raison de l’appréhension et l’arrestation par la police de manifestants au seul motif que le rassemblement n’avait pas été autorisé, l’irrégularité formelle de celui-ci étant la principale justification des poursuites administratives (Malofeyeva, §§ 136-39, Kasparov et autres, § 95, Navalnyy et Yashin, § 65, et Novikova et autres, tous précités). La Cour considère que ces affaires, que viennent aggraver les sept épisodes en l’espèce, font ressortir l’existence d’une pratique consistant pour la police à interrompre les rassemblements de cette nature, ou ceux perçus comme tels, et à en arrêter les participants de manière systématique.

51. Comme dans ces affaires, les rassemblements en l’espèce étaient à l’évidence pacifiques, de même que le comportement du requérant. Or ils ont été dispersés et le requérant a été arrêté puis reconnu coupable d’infractions administratives, sans le moindre examen des troubles qu’auraient causés les événements, au seul motif qu’ils n’avaient pas été autorisés et s’étaient poursuivis malgré les sommations de la police ordonnant leur cessation. La Cour ne voit aucune raison de distinguer la présente affaire de celles précitées, ni de s’écarter de ses conclusions tirées dans celles-ci. Quand bien même les arrestations du requérant et les poursuites administratives ouvertes contre lui eussent été prévues par le droit interne et eussent poursuivi l’un des buts légitimes énumérés à l’article 11 § 2 – vraisemblablement la défense de l’ordre –, le Gouvernement n’a pas démontré qu’il existait un « besoin social impérieux » d’interrompre les rassemblements, d’arrêter le requérant et, en particulier, de le condamner à deux reprises à une peine d’emprisonnement, fût-elle légère.

52. De plus, les mesures risquent gravement aussi de dissuader d’autres partisans de l’opposition ainsi que la population en général de participer à des manifestations et, plus généralement, à des débats politiques ouverts. Leur effet dissuasif est d’autant plus grave qu’elles visaient une personnalité bien connue, dont la privation de liberté allait forcément avoir un grand retentissement médiatique.

53. Il y a donc eu violation de l’article 11 de la Convention à raison de chacun des sept épisodes dénoncés.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

54. Le requérant estime illégale et arbitraire son arrestation à sept reprises. Il soutient également que, à deux de ces occasions – le 9 mai 2012 et le 24 février 2014 –, il a été détenu de manière injustifiée pendant que la procédure administrative était en cours. Il invoque l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f) s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »

A. Sur la recevabilité

55. La Cour estime que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il y a donc lieu de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

56. Le Gouvernement soutient que l’arrestation du requérant s’est déroulée selon les voies légales et était nécessaire en vue de le conduire devant le juge pour des infractions administratives. Il indique qu’il était nécessaire à chaque fois d’emmener le requérant au poste de police parce que les procès-verbaux d’infractions administratives ne pouvaient être dressés sur les lieux. Pour ce qui est de la détention administrative, sa durée n’aurait pas excédé trois heures à compter de l’arrivée au poste de police, sauf à deux reprises où le requérant avait été inculpé d’infractions punissables de peines privatives de liberté, le délai de 48 heures autorisé en pareil cas ayant alors été respecté.

57. Le requérant estime que son arrestation a été arbitraire à chacune des sept occasions. Il soutient que les événements publics en cause n’étaient pas d’une ampleur propre à heurter l’ordre public et que, de toute manière, aucun trouble à l’ordre public ne lui a été reproché au cours de ses procès administratifs. Il ajoute que, quand bien même la police eût été d’un autre avis, rien ne s’opposait à ce que les procès-verbaux d’infractions administratives fussent dressés sur les lieux, comme le permet l’article 27.2 du code des infractions administratives. Il dit par ailleurs que, le 9 mai 2012 et le 24 février 2014, il a été détenu pendant plus de trois heures, en dépassement du délai légal, alors qu’aucune circonstance exceptionnelle ne s’opposait à ce qu’il fut libéré en instance de jugement.

2. Appréciation de la Cour

58. La Cour rappelle que les termes « régulièrement » et « selon les voies légales » employés à l’article 5 § 1 de la Convention renvoient pour l’essentiel à la législation nationale et consacrent l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Toutefois, la « régularité » de la détention au regard du droit interne n’est pas toujours l’élément décisif. La Cour doit en outre être convaincue que la détention pendant la période considérée est compatible avec le but de l’article 5 § 1, qui est d’assurer que nul ne soit dépouillé de sa liberté de manière arbitraire. De plus, la liste des exceptions au droit à la liberté figurant à l’article 5 § 1 revêt un caractère exhaustif et seule une interprétation étroite cadre avec le but de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Giulia Manzoni c. Italie, 1er juillet 1997, § 25, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV).

59. Nul ne conteste que, à sept reprises, le requérant a été privé de sa liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, entre son arrestation et son élargissement ou, à deux reprises, avant sa traduction devant le juge. Le Gouvernement estime que l’arrestation et la détention du requérant avaient pour but de le conduire devant l’autorité judiciaire compétente parce qu’il était soupçonné d’infractions administratives, ce qui tombe sous le coup de l’article 5 § 1 c) de la Convention.

60. La Cour a déjà été saisie de griefs formulés par des personnes arrêtées dans des circonstances similaires, dont une fois par le requérant. Dans ces affaires, la police avait interrompu des rassemblements irréguliers mais pacifiques, avant d’en arrêter les participants et de les conduire dans des postes de police afin de faire dresser des procès-verbaux d’infractions administratives. La Cour a relevé en particulier que, aux termes de l’article 27.2 du code des infractions administratives, les requérants ne pouvaient être conduits dans un poste de police que si les procès-verbaux ne pouvaient être établis sur les lieux où l’infraction avait été constatée. Or, dans ces affaires, aucune raison n’avait été avancée permettant d’expliquer pourquoi le procès-verbal n’avait pas été dressé sur les lieux, ce qui a conduit la Cour à conclure que l’arrestation et la conduite au poste de police s’analysaient en des privations de liberté arbitraires et illégales (Navalnyy et Yashin, précité, §§ 68 et 93-97, et, mutatis mutandis, Novikova et autres, précité, §§ 182-83 et 226-27). De surcroît, une fois les procès-verbaux d’infractions administratives dressés au poste de police, le but visé par la présence au sein de celui-ci aurait ainsi été atteint et le maintien en détention en instance de traduction devant le juge aurait appelé une justification spécifique, par exemple le risque établi de fuite ou d’obstruction au déroulement de la justice. En l’absence de raisons explicites permettant d’expliquer pourquoi le requérant n’avait pas été libéré, la Cour a jugé injustifiée et arbitraire la détention en instance de jugement quand bien même le délai de 48 heures prévu par l’article 27.5 § 3 du code des infractions administratives eût été respecté (Navalnyy et Yashin, précité, § 96, et Frumkin c. Russie, no 74568/12, § 150, 5 janvier 2016).

61. Au vu des éléments en sa possession, la Cour note que le Gouvernement n’a mis en avant aucun élément de fait ou de droit à même de la convaincre de parvenir à une conclusion différente en l’espèce. D’ailleurs, à aucune des sept reprises il n’y avait eu la moindre raison de ne pas dresser sur les lieux le procès-verbal d’infraction administrative. De plus, le 9 mai 2012, le requérant a été détenu pendant un nombre d’heures non précisées avant d’être traduit devant un juge de paix le même jour et, le 24 février 2014, il a été détenu toute la nuit avant d’être traduit devant un magistrat, sans qu’aucune raison explicite ne permette d’expliquer pourquoi il n’avait pas été libéré auparavant, au seul motif qu’il avait été inculpé d’infractions punissables de peines d’emprisonnement. Ni le Gouvernement ni aucune autre autorité interne n’ont donné la justification requise par l’article 27.3 du code, à savoir l’existence d’un « cas exceptionnel » ou la « nécessité pour un examen prompt et adéquat de l’infraction administrative alléguée ». Les autorités n’ayant avancé aucune raison explicite permettant d’expliquer pourquoi le requérant n’avait pas été libéré, la Cour estime injustifiée et arbitraire sa détention en instance de jugement le 9 mai 2012 et le 24 février 2014.

62. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’arrestation du requérant à sept reprises et de sa détention en instance de jugement à deux reprises.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

63. Le requérant dénonce une violation de l’article 6 §§ 1, 2 et 3 d) de la Convention. Il allègue que, à toutes les sept occasions, la procédure à l’issue de laquelle il a été reconnu coupable d’une infraction administrative n’avait pas été entourée des garanties d’un procès équitable, en particulier les principes de l’égalité des armes, du contradictoire, de l’indépendance et de l’impartialité des tribunaux, et de la présomption d’innocence. L’article 6 de la Convention est ainsi libellé dans ses parties pertinentes :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...), par un tribunal indépendant et impartial (...), qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)

2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ».

A. Sur la recevabilité

64. Le Gouvernement estime l’article 6 de la Convention inapplicable aux procès administratifs conduits en l’espèce.

65. La Cour a déjà jugé que l’infraction réprimée par l’article 19.3 du code des infractions administratives devait être qualifiée de « pénale » pour les besoins de la Convention (Malofeyeva, précité, §§ 99-101, Nemtsov c. Russie, no [1774/11](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%221774/11%22%5D%7D), § 83, 31 juillet 2014, Navalnyy et Yashin, précité, § 78, et Frumkin, précité, §§ 154-56), de même que l’infraction réprimée par l’article 20.2 de ce même code (Kasparov et autres, précité, §§ 37-45, et Mikhaylova c. Russie, no 46998/08, §§ 57-69, 19 novembre 2015). Ne voyant aucune raison d’en conclure autrement en l’espèce, elle considère qu’il y a lieu d’examiner les procès en cause sur le terrain du volet pénal de l’article 6 de la Convention.

66. La Cour estime également que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il y a donc lieu de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

67. Le requérant soutient qu’aucun de ses sept procès n’a été équitable. Il estime que les juridictions ont refusé de convoquer et d’interroger les témoins qu’il voulait faire entendre et que, dans cinq de ces procès, elles ont refusé de verser au dossier les enregistrements vidéo de son arrestation. De plus, en rejetant les témoignages en sa faveur tout en accordant du poids à ceux des policiers, les juridictions n’auraient pas respecté le principe de l’égalité des armes. Dans deux de ces procès – concernant les épisodes du 9 mai 2002 et du 27 octobre 2012, elles auraient par ailleurs assumé le rôle de l’accusation, conformément aux règles de procédure administrative mais en violation des principes de l’égalité des armes et de l’indépendance des tribunaux.

68. Le Gouvernement soutient que la procédure conduite dans les procès administratifs du requérant était conforme à l’article 6 de la Convention. Il estime que le requérant a eu une possibilité légitime de présenter ses arguments et de faire entendre et contre-interroger les témoins pertinents. Il conteste que les juridictions internes aient assumé le rôle de l’accusation. Il dit que c’est la police qui a instruit les dossiers d’infractions administratives, recueilli les preuves et exposé les chefs par écrit, tandis que les juridictions ont tranché en tant qu’organes de décision indépendants.

2. Appréciation de la Cour

69. La Cour constate que les circonstances entourant les arrestations du requérant étaient contestées par les parties dans tous les sept procès administratifs. Dans le procès qui concernait l’épisode du 5 mars 2012, le requérant affirmait en particulier que les deux policiers qui avaient dressé le procès-verbal d’infraction administrative n’étaient pas les mêmes que ceux qui l’avaient arrêté. Dans les procès qui concernaient les épisodes des 8 et 9 mai 2012 et du soir du 24 février 2014, le requérant contestait que les rassemblements en question eussent été sources de troubles et que son arrestation eût été précédée d’un avertissement ou d’une sommation de dispersion. Dans deux autres procès – qui concernaient les épisodes du 27 octobre 2012 et du 24 février 2014 à midi – il contestait l’existence même d’un quelconque rassemblement public au sens de la loi sur les événements publics et affirmait qu’il avait été arrêté sans le moindre avertissement ni la moindre raison. Par conséquent, dans chacun de ces procès, les faits essentiels étaient contestés et il incombait au juge interne de statuer de manière juste et contradictoire.

70. La Cour constate que, dans le procès qui concernait l’épisode du 5 mars 2012, le juge de paix n’a interrogé que deux policiers dont l’identité était contestée par le requérant et a refusé de convoquer d’autres témoins. Cependant, la juridiction d’appel a fort justement jugé ces témoignages insuffisants et a également interrogé un simple particulier – journaliste de profession – qui avait été témoin oculaire de l’arrestation du requérant. Ce témoin a confirmé l’identité des policiers. De plus, cette même juridiction d’appel a visionné l’enregistrement vidéo produit par le requérant et, sur la base de tous ces éléments, elle a conclu que l’identité des policiers avait été établie. La Cour ne voit aucune raison de juger arbitraire ou manifestement déraisonnable la manière dont la juridiction d’appel a examiné les preuves se rapportant à l’identité des policiers et elle relève que le requérant ne tire aucun autre grief de ce procès.

71. En revanche, les tribunaux dans les six autres procès ont décidé de fonder leurs jugements sur la seule version des faits livrée par la police. Ils ont systématiquement omis de vérifier les allégations de fait formulées par la police, repoussant les demandes du requérant tendant à faire verser au dossier des éléments supplémentaires tels que des enregistrements vidéo, ou à faire entendre des témoins, alors que rien ne s’y opposait. De plus, lorsqu’ils ont effectivement interrogé des témoins autres que les policiers, ils ont automatiquement présumé la partialité de tous ceux qui avaient déposé en faveur du requérant et, au contraire, ils ont présumé que les policiers étaient des parties non intéressées.

72. La Cour a déjà été saisie d’un certain nombre d’affaires relatives aux procès administratifs de personnes accusées d’avoir manqué aux règles de conduite des événements publics et de ne pas avoir obtempéré à des sommations de dispersion ordonnées par la police. Elle a estimé que, dans ces procès, les juges de paix avaient retenu trop rapidement et sans réserve la version de la police et avaient refusé aux requérants toute possibilité d’apporter la preuve contraire. Elle a dit que, lorsque sont contestés les faits essentiels à la base des chefs d’inculpation et que les seuls témoins de l’accusation sont les policiers qui ont joué un rôle actif dans les événements litigieux, il est indispensable que les tribunaux usent de chaque possibilité raisonnable de vérifier leurs déclarations à charge (Kasparov et autres, § 64, Navalnyy et Yashin, § 83, et Frumkin, § 165, tous précités), sans quoi il y aura violation des principes fondamentaux du droit pénal, en particulier du principe in dubio pro reo (Frumkin, précité, § 166, et les affaires y citées). Elle a ajouté que, en écartant tous les éléments en faveur de l’accusé sans le justifier, la charge de la preuve que le juge interne a ainsi fait peser sur le requérant était extrême et inaccessible, au mépris du précepte essentiel selon lequel c’est à l’accusation d’apporter la preuve de la culpabilité de l’accusé, et de l’un des principes les plus fondamentaux du droit pénal, à savoir in dubio pro reo (Nemtsov, précité, § 92).

73. La Cour considère que les six procès administratifs en l’espèce étaient tous entachés du même vice similaire, à savoir qu’ils se sont soldés par des décisions de justice non fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents. De plus, les tribunaux n’ont pas imposé à la police d’établir que l’ingérence dans le droit du requérant à la liberté de réunion était justifiée, notamment en offrant une possibilité raisonnable de dispersion lorsque sommation en était faite (Frumkin, précité, § 166, et Nemtsov, précité, § 93).

74. La Cour conclut de ce qui précède que les procès administratifs qui concernaient les deux épisodes du 8 mai 2012, les épisodes du 9 mai et du 27 octobre 2012, et les deux épisodes du 24 février 2014 ont tous étés conduits en violation du droit du requérant à un procès équitable. Au vu de ce constat, elle ne juge pas nécessaire d’examiner le reste des griefs formulés par lui sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention à l’égard de ces six procès.

75. Il y a donc eu non-violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison du procès administratif relatif aux événements du 5 mars 2012 et violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison des six autres procès administratifs.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 14 ET 18 DE LA CONVENTION

76. Le requérant dit que son arrestation, sa détention et les poursuites administratives dirigées contre lui visaient, pour des raisons politiques, à bafouer son droit à la liberté de réunion. Il allègue également une violation des articles 14 et 18 de la Convention, ainsi libellés :

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Article 18

« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

77. Dans leurs observations sur ce terrain, les parties renvoient à leurs arguments relatifs à l’ingérence alléguée dans le droit à la liberté de réunion, aux motifs de la privation de liberté du requérant et aux garanties d’un procès équitable dans le cadre d’une procédure administrative.

78. La Cour constate que ces griefs se rattachent à ceux déjà examinés ci-dessus sur le terrain des articles 5 et 11 de la Convention et doivent donc de la même manière être déclarés recevables.

79. La Cour a jugé ci-dessus que l’arrestation et la détention administrative du requérant avaient eu pour effet d’empêcher et de dissuader lui-même et d’autres personnes de participer à des rassemblements de protestation et de s’investir activement dans l’opposition politique (paragraphe 52 ci-dessus), et elle en a conclu à une violation des articles 5 et 11 de la Convention. Au vu de cette conclusion, elle n’estime pas nécessaire de rechercher si, en l’espèce, il y a eu violation de l’article 18 en combinaison avec les articles 5 et 11, ou de l’article 14 de la Convention.

VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

80. L’article 41 de la Convention dispose :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

81. Le requérant réclame 121 000 euros (EUR) pour le dommage moral que, selon lui, ses sept arrestations, sa détention et les poursuites et sanctions administratives dont il a fait l’objet lui ont causé. Il réclame également 1 025 EUR pour le dommage matériel que représente à ses yeux le montant total des amendes qu’il a été condamné à verser à l’issue de ses procès administratifs.

82. Le Gouvernement juge déraisonnable et excessive la somme demandée pour dommage moral. Il s’oppose également au versement d’une somme pour dommage matériel car cela reviendrait à ses yeux à invalider les jugements internes.

83. Ayant conclu à une violation des articles 5, 6 et 11 de la Convention, la Cour considère que, au vu des circonstances, les souffrances et le sentiment d’impuissance du requérant ne peuvent être réparés par le seul constat d’une violation. Statuant en équité, elle lui accorde 50 000 EUR pour dommage moral.

84. Pour ce qui est de la demande au titre d’un préjudice matériel, la Cour relève que les amendes imposées à l’issue de ces procès administratifs sont des peines infligées au requérant parce qu’il a exercé son droit à la liberté de réunion. La Cour a conclu à une violation de l’article 11 de la Convention à raison de chacun de ces épisodes, au motif que les mesures prises contre le requérant, y compris ses condamnations administratives, n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique. Compte tenu du lien direct entre la violation constatée et le dommage matériel subi par le requérant, la Cour lui accorde 1 025 EUR sous ce chef.

B. Frais et dépens

85. Le requérant réclame 1 053 EUR au titre des frais postaux occasionnés devant la Cour pour la procédure concernant quatre requêtes. Il réclame également 10 100 EUR pour les frais de sa représentation par Me Terekhov concernant quatre requêtes et l’équivalent de 1 500 EUR pour les frais de sa représentation par Me Mikhaylova concernant une requête. Il a produit les contrats et pièces attestant des honoraires de ses avocats, ainsi que les factures postales pertinentes.

86. Le Gouvernement s’y oppose car octroyer une somme au titre des frais et dépens dans cette affaire reviendrait selon lui à invalider les jugements internes.

87. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. De plus, l’octroi d’une somme au titre des frais et dépens est tributaire du constat d’une violation de la Convention, les violations de l’article 6 n’y faisant pas exception (Volkov et Adamskiy c. Russie, nos [7614/09](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%227614/09%22%5D%7D) et [30863/10](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2230863/10%22%5D%7D), §§ 68 et 71, 26 mai 2015). La Cour écarte donc l’argument du Gouvernement selon lequel l’octroi d’une somme au titre des frais et dépens reviendrait à invalider les jugements internes en question. En la présente affaire, dans laquelle cinq requêtes ont été introduites devant la Cour, il y a eu violation des articles 5, 6 et 11 de la Convention. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’accorder en intégralité les sommes réclamées. Elle alloue au requérant 12 653 EUR pour ses frais et dépens devant la Cour.

C. Intérêts moratoires

88. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;

2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention à raison de tous les sept épisodes litigieux ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’arrestation du requérant à sept reprises et de sa mise en détention provisoire à deux reprises ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison du procès administratif relatif aux événements du 5 mars 2012 ;

6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison des six autres procès administratifs ;

7. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le reste des griefs tirés, sur le terrain de l’article 6 de la Convention, des six procès administratifs susmentionnés ;

8. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 18 de la Convention, en combinaison avec l’article 5 ;

9. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 18 de la Convention, en combinaison avec l’article 11 ;

10. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 14 de la Convention ;

11. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement) :

i. 50 000 EUR (cinquante mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant sur cette somme, pour dommage moral ;

ii. 1 025 EUR (mille vingt-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant sur cette somme, pour dommage matériel ;

iii. 12 653 EUR (douze mille six cent cinquante-trois euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

12. Rejette, par six voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 2 février 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Fatoş AracıLuis López Guerra
Greffière adjointePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion partiellement dissidente commune aux juges Lopez Guerra, Keller et Pastor Vilanova ;

– opinion partiellement dissidente de la juge Keller.

L.L.G.
F.A.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES LÓPEZ GUERRA, KELLER ET PASTOR VILANOVA

(Traduction)

1. Pour ce qui est des griefs formulés par le requérant sur le terrain de l’article 18 de la Convention en combinaison avec l’article 5, nous ne pouvons malheureusement pas partager la conclusion de la majorité selon laquelle il n’est pas nécessaire de les examiner en l’espèce. Pour les raisons exposées ci-dessous, nous estimons que cette question appelait une analyse plus détaillée de la part de la Cour.

2. Comme la juge Keller l’a écrit ailleurs, l’article 18 de la Convention a beau être une disposition accessoire (ainsi qu’il ressort clairement par exemple de l’arrêt Goussinski c. Russie, no 70276/01, § 73, CEDH 2004‑IV), cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y a pas lieu d’examiner des griefs fondés sur cette disposition lorsque la Cour constate une violation du droit ou de la liberté protégé(e) par la Convention en combinaison duquel ou de laquelle l’article 18 est invoqué. L’article 18 protège un intérêt juridique distinct, par exemple, celui sauvegardé par l’article 5 de la Convention ; toute autre conclusion priverait cette disposition d’une portée raisonnable et indépendante (voir, généralement et à titre de comparaison, l’opinion partiellement dissidente de la juge Keller jointe à l’arrêt Kasparov c. Russie, no 53659/07, § 3, 11 octobre 2016)[1].

3. L’intérêt juridique distinct protégé par l’article 18 est la prévention d’une « injustice spécifique, à savoir l’atteinte à des droits conventionnels pour laquelle des justifications légitimes sont improprement avancées comme prétexte afin de dissimuler des arrière-pensées » (voir le texte de l’opinion partiellement dissidente de la juge Keller dans l’arrêt précité Kasparov, § 4, comportant d’autres références aux travaux préparatoires de la Convention[2]). Par exemple, la Cour a conclu à la violation de l’article 18 lorsqu’un membre bien connu de l’opposition politique avait été privé de sa liberté sans justification légitime (Tymoshenko c. Ukraine, no 49872/11, § 300, 30 avril 2013) et lorsque des mesures avaient été prises contre un membre de l’opposition afin de « [le] bâillonner ou [le] punir (...) pour avoir critiqué le Gouvernement » (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, §§ 142-43, 22 mai 2014). En résumé, cette disposition sert à lutter contre les limitations abusives aux droits des membres de l’opposition visant à les faire taire (voir, globalement, l’opinion partiellement dissidente de la juge Keller jointe à l’arrêt précité Kasparov, précité, § 4).

4. Dans ces conditions, et s’il est vrai que les procès du requérant en l’espèce étaient de nature administrative et que la durée de sa privation de liberté n’était pas particulièrement longue dans chacun d’eux, nous sommes préoccupés par le caractère répétitif et ciblé des violations de l’article 5 constatées en particulier dans cette affaire. L’arrestation répétitive, systématique ou ciblée d’activistes tels que le requérant peut avoir un effet dissuasif sur l’expression politique et brider les membres de l’opposition dans leurs activités. De ce fait, priver de leur liberté des individus tels que le requérant sans autre forme de justification comme moyen de faire taire les critiques tombe assurément sous le coup de l’article 18 de la Convention.

5. Au vu de ce qui précède, et à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’espèce, nous sommes convaincus que le requérant était a priori fondé à alléguer une violation de ses droits découlant de l’article 18. Il a soutenu de manière crédible que ses arrestations répétées étaient motivées par l’intention cachée de le faire taire et de l’intimider en sa qualité de dissident politique, en particulier compte tenu de la nature de ses activités et du nombre d’arrestations injustifiées dont il a fait l’objet pendant un laps de temps relativement bref. Certes, le niveau de preuve nécessaire à la Cour pour constater une violation de l’article 18 sur le fond est relativement élevé, même s’il a fait l’objet ces dernières années d’une atténuation ô combien nécessaire[3]. Or, en l’espèce, la Cour n’a même pas entamé un examen sur le fond, perpétuant ainsi l’ostracisme dont l’article 18 souffre dans certains de ses autres arrêts et décisions.

6. Nous estimons que la manière dont la majorité a abordé la question de l’article 18 dans cette affaire ne rend pas justice à la disposition elle-même, privée une nouvelle fois d’une portée raisonnable. Cette approche ne fait non plus aucun cas de ce que les droits du requérant – donc ceux d’un membre bien connu de l’opposition – ont été ostensiblement bafoués de manière répétée. Le constat par la Cour de violation des articles 5, 6 et 11 en l’espèce ne rend pas compte du caractère outrageant de l’affaire. Voilà pourquoi nous ne pouvons être d’accord avec la majorité lorsqu’elle reconnaît que « l’arrestation et la détention administrative du requérant ont eu pour effet d’empêcher et de dissuader lui-même et d’autres personnes de participer à des rassemblements de protestation et de s’investir activement dans l’opposition politique » (paragraphe 79 de l’arrêt de la majorité) – ce qui tombe assurément sous le coup de l’article 18 – mais sans examiner la question de l’article 18 sur le fond.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE LA JUGE KELLER

[Traduction]

1. À mon regret, je ne puis m’associer à mes collègues sur la question des sommes octroyées au titre de l’article 41 de la Convention en l’espèce. Pour les raisons exposées ci-dessous, je considère que le montant accordé au requérant pour dommage moral est insuffisant.

2. A priori, certes, le montant accordé au requérant pour les violations constatées dans le présent arrêt des articles 5, 6 et 11 de la Convention est généreux. Mes collègues lui allouent 50 000 EUR pour dommage moral. Cependant, si je partage l’avis de la majorité qu’il était certainement nécessaire d’accorder une somme à ce titre en raison des souffrances et du sentiment d’impuissance du requérant, je ne suis pas d’accord avec la méthode de calcul de la somme.

3. À cet égard, je souhaite établir un parallèle avec une affaire de 2016, Frumkin c. Russie (no 74568/12, CEDH 2016). Certes, dans tous ses arrêts et décisions, la Cour statue sur la base des circonstances individuelles et des griefs en jeu selon l’affaire, et aucun système de précédent contraignant n’existe dans sa jurisprudence, mais il m’est néanmoins possible de m’appuyer sur cet arrêt de 2016 pour étayer mon propos. La pertinence de l’arrêt Frumkin tient à ce que les griefs y dirigés contre l’État défendeur portaient sur une question similaire à celle soulevée en l’espèce et à ce que les violations y constatées de la Convention sont comparables. De plus, l’État défendeur est le même dans les deux affaires. Or, le requérant dans l’arrêt Frumkin s’est vu allouer 25 000 EUR pour les violations des articles 5, 6 et 11 de la Convention y constatées (Frumkin, précité, § 182). C’est un point intéressant pour nos besoins présents parce que le requérant dans l’affaire Frumkin avait introduit une seule requête pour dénoncer son arrestation, sa détention et sa condamnation à la suite d’un rassemblement public. Or, dans la présente affaire, le requérant a saisi la Cour de cinq requêtes distinctes concernant son arrestation à sept reprises au cours de différents événements publics (paragraphe 6 de l’arrêt rendu par la majorité en l’espèce).

4. Cette comparaison m’amène à la raison pour laquelle je ne puis m’associer au vote de la majorité en l’espèce concernant les sommes octroyées sur le terrain de l’article 41. Cette raison est que, alors que les droits de M. Navalnyy ont été violés à l’occasion de sept arrestations distinctes, il ne s’est vu accorder que deux fois le montant de la somme octroyée à un requérant dont les droits n’avaient été violés qu’à une seule reprise, comme le montre l’exemple de l’affaire Frumkin. Concrètement, chacune des arrestations de M. Navalnyy n’a été réparée que par moins d’un tiers de la somme accordée au titre de la satisfaction équitable à M. Frumkin pour les violations de ses droits dont il avait été victime à l’occasion de son arrestation. Si le montant des sommes accordées au titre de l’article 41 dépend d’un certain nombre de facteurs, et qu’aucune affaire n’est identique à l’autre à cet égard ou à d’autres, voilà une disparité flagrante qui appelle donc une explication. La question qui se pose alors ici est de savoir s’il est justifié de réduire le montant de l’indemnisation accordée à M. Navalnyy pour les violations individuelles de ses droits alors qu’elles sont multiples.

5. À cet égard, je souhaite souligner que l’article 42 § 1 du règlement de la Cour (14 novembre 2016), qui permet à la Cour de joindre plusieurs requêtes, à la demande des parties ou d’office, n’a pas et ne peut avoir pour finalité de nuire aux griefs des requérants ou de minimiser la responsabilité de l’État : il vise à une meilleure efficacité des travaux de la Cour.

6. Dès lors, à mon sens, rien ne permet de justifier la réduction du montant de la somme accordée sur le terrain de l’article 41 alors qu’il s’agit ici de violations répétées. L’approche suivie par la majorité minimise la gravité des violations individuelles des droits du requérant et semble ne faire aucun cas de la gravité du fait que celui-ci, dissident et activiste politique, a été ciblé à plusieurs reprises par les autorités. Rien n’explique pourquoi il devrait moins coûter à l’État de violer en masse les droits de chacun.

ANNEXE

Liste des requêtes

1. 29580/12 – Navalnyy c. Russie
2. 36847/12 – Navalnyy c. Russie
3. 11252/13 – Navalnyy c. Russie
4. 12317/13 – Navalnyy c. Russie
5. 43746/14 – Navalnyy c. Russie

* * *

[1]. Voir aussi Keller, Helen et Heri, Corina, « Selective Criminal Proceedings and Article 18 of the European Convention on Human Rights’ Untapped Potential to Protect Democracy », Human Rights Law Journal (2016), p. 8.

[2]. Intervention de Pierre-Henri Teitgen (France), présentant oralement le rapport de la Commission juridique lors de la première session de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe, « Recueil des Travaux préparatoires de la Convention européenne des droits de l’homme, volume I : Commission préparatoire du Conseil de l’Europe, Comité des Ministres, Assemblée consultative (11 mai-13 juillet 1949) », Martinus Nijhoff, La Haye, 1975, 130 ; voir aussi l’intervention de Lodovico Benvenuti (Italie) lors de la première session de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe, Strasbourg, 8 septembre 1949, « Recueil des travaux préparatoires de la Convention européenne des droits de l’homme, volume I », précité, p. 179-80. Pour en savoir plus, voir Keller, Helen et Heri, Corina (2016), article précité, p. 3.

[3]. Voir Keller, Helen et Heri, Corina, article précité, surtout les pages 4-5, pour un examen plus poussé.


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