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26/04/2016 | CEDH | N°001-162695

CEDH | CEDH, AFFAIRE İZZETTİN DOĞAN ET AUTRES c. TURQUIE , 2016, 001-162695


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE İZZETTİN DOĞAN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 62649/10)

ARRÊT

STRASBOURG

26 avril 2016

Cet arrêt est définitif.




Table des matières

PROCÉDURE

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. La genèse de l’affaire

B. Contexte juridico-historique de la création d’un service public religieux

1. La direction des affaires religieuses (« la DAR »)

2. Le statut des autres cultes

3. Alévis, Cemevis et Initiative alévie

4. La position d

u Gouvernement vis-à-vis de la confession alévie et l’avis scientifique présenté par lui

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution

B. Les fonction...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE İZZETTİN DOĞAN ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 62649/10)

ARRÊT

STRASBOURG

26 avril 2016

Cet arrêt est définitif.

Table des matières

PROCÉDURE

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. La genèse de l’affaire

B. Contexte juridico-historique de la création d’un service public religieux

1. La direction des affaires religieuses (« la DAR »)

2. Le statut des autres cultes

3. Alévis, Cemevis et Initiative alévie

4. La position du Gouvernement vis-à-vis de la confession alévie et l’avis scientifique présenté par lui

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution

B. Les fonctions de la DAR

C. Le statut des lieux de culte en droit turc

1. Règlement no 2/1958 du Conseil des ministres

2. Décision no 2002/4100 du Conseil des ministres

D. La fermeture des couvents de derviches et l’abolition et l’interdiction de certains titres

E. Rapport final élaboré à l’issue des ateliers alévis

III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Le Conseil de l’Europe

1. Textes adoptés par la Commission de Venise

2. Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)

B. Les Nations unies

1. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques

2. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies

3. Rapport sur la liberté de religion ou de conviction du 22 décembre 2011 présenté par le Rapporteur spécial des Nations unies

IV. LE DROIT COMPARÉ

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

A. Remarques préliminaires

B. Thèses des parties

1. Les requérants

2. Le Gouvernement

C. Appréciation de la Cour

1. Sur le point de savoir s’il convient d’examiner l’affaire sous l’angle des obligations négatives ou des obligations positives de l’État

2. Justification de l’ingérence

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 9

A. Thèses des parties

1. Les requérants

2. Le Gouvernement

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

2. L’approche adoptée par la Cour dans des affaires relatives aux relations entre l’État et les communautés religieuses

3. Application de ces principes au cas d’espèce

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

A. Dommage

B. Frais et dépens

C. Intérêts moratoires

PAR CES MOTIFS, LA COUR

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE ET PARTIELLEMENT CONCORDANTE DES JUGES VILLIGER, KELLER ET KJØLBRO

OPINION DISSIDENTE DU JUGE SILVIS

OPINION DISSIDENTE DU JUGE VEHABOVIĆ

DÉCLARATION DU JUGE SPANO

Annexe

En l’affaire İzzettin Doğan et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Dean Spielmann,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Josep Casadevall,
Mark Villiger,
Ledi Bianku,
Julia Laffranque,
Helen Keller,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Johannes Silvis,
Faris Vehabović,
Robert Spano,
Iulia Antoanella Motoc,
Jon Fridrik Kjølbro,
Yonko Grozev, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 juin 2015 et le 22 février 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 62649/10) dirigée contre la République de Turquie par deux cent trois ressortissants de cet État, dont les noms figurent en annexe (« les requérants ») et qui ont saisi la Cour le 31 août 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me N. Sofuoğlu (avocat à Istanbul), Mme İ. Savaşır (experte), Me S. Topçu, Me F. Kama, Me J.S. Gönen et Me İ. Şahbaz (avocats à Istanbul), et M. M. Aydın (expert). Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par M. H.A. Açıkgül, chef de service au ministère de la Justice, M. H. Mert, directeur général au ministère de la Justice, M. A.M. Gökler, Mme A. Onural, M. S.A. Aşkın, M. B. Karaca, M. M. Çiçek (ministère de la Justice) et M. H. Yaman (expert).

3. S’appuyant sur l’article 9, pris isolément et combiné avec l’article 14, les requérants soutenaient que le droit national n’avait pas adéquatement protégé leur droit de manifester leur religion. Ils se plaignaient à cet égard du rejet de leurs demandes tendant entre autres à obtenir pour les adeptes de la confession alévie, qui est la leur, le même service public religieux que celui qui, jusqu’alors, était exclusivement accordé à la majorité des citoyens adhérant à la branche sunnite de l’islam. Ils estimaient que ce rejet impliquait de la part des autorités nationales une appréciation sur leur confession, au mépris du devoir de neutralité et d’impartialité de l’État vis-à-vis des croyances religieuses. En outre, ils se disaient victimes d’une discrimination fondée sur leur religion au motif qu’ils faisaient l’objet d’un traitement moins favorable que celui réservé aux adeptes de la branche sunnite de l’islam se trouvant dans une situation comparable, sans la moindre justification objective et raisonnable.

4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 7 mai 2013, elle a été communiquée au Gouvernement. Le 25 novembre 2014, une chambre de la deuxième section, composée de Guido Raimondi, président, Işıl Karakaş, András Sajó, Helen Keller, Paul Lemmens, Robert Spano, Jon Fridrik Kjølbro, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section, s’est dessaisie en faveur de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée dans le délai imparti (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).

5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

6. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé un mémoire sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 3 juin 2015 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MM.H.A. Açikgül, agent,
H. Mert,conseil,
MmeA. Onural,
MM. S.A. Aşkin,
M. Çiçek,
B. Karaca,
H. YAMAN,conseillers ;

– pour les requérants
MeN. Sofuoğlu,
Mmeİ. Savaşir, conseils,
MesS. Topçu,
F. Kama,
J. Sucuoğlu Gönen,
MM.İ. Şahbaz,
M. Aydın,conseillers.

M. İzzettin Doǧan, l’un des requérants, était également présent.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Açıkgül, Me Sofuoǧlu, Mme Savaşır, ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges Villiger, Laffranque, Motoc, Sajó, Karakaş, Spano et Lemmens. Elle a également entendu M. Yaman et M. Doǧan en leurs réponses.

8. Chacune des parties a également présenté des observations écrites sur les questions que les juges leur avaient posées à l’audience.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. Les requérants, dont les noms figurent en annexe, sont de confession alévie.

A. La genèse de l’affaire

10. Le 22 juin 2005, les requérants présentèrent chacun au Premier ministre une pétition, dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :

« 1. (...) Je suis un citoyen de la République de Turquie adhérant à la confession alévie-islam (alévie, bektâchî, mevlevi-nusayrî). La confession alévie est une interprétation et une pratique soufies et rationnelles de l’islam fondées sur l’unité d’Allah, la prophétie de Mahomet et le Coran en tant que parole d’Allah (...)

2. La liberté de conscience et de religion est reconnue par les articles 2, 5, 10, 12, 17 et 24 de la Constitution, ainsi que par les articles 9 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et par l’article 2 du Protocole additionnel, lesquels priment le droit interne en vertu de l’article 90 de la Constitution (...) L’État est tenu de prendre les mesures nécessaires pour garantir l’exercice effectif du droit à la liberté de conscience et de religion. Il doit s’acquitter de cette obligation en assurant à tous l’exercice effectif de ces libertés sur un pied d’égalité. Dans l’ordre constitutionnel, cette obligation est considérée comme un service public et cette conception est gravée dans la Constitution.

3. Aux termes de l’article 136 de la Constitution, « [l]a Direction des affaires religieuses [« la DAR »], qui relève de l’administration générale, remplit les fonctions qui lui sont confiées en vertu de la loi spécifique qui la régit », conformément au principe de laïcité, en se tenant à l’écart de toute opinion ou idée politique, et en cherchant à réaliser la solidarité et l’union nationales. La DAR a été créée à ces fins.

L’article premier de la loi sur la création et les fonctions de la DAR (...) dispose que « la DAR, rattachée au Premier ministre, est chargée de traiter les affaires relevant du domaine des croyances, du culte et de la morale de l’islam et d’administrer les lieux de culte ».

Il ressort de la loi précitée que la DAR est compétente pour tout ce qui concerne l’islam en tant que religion et est également chargée d’administrer les lieux de culte.

Dans la pratique, la DAR se cantonne aux affaires relevant d’une seule école théologique [mezhep] de l’islam et ignore toutes les autres confessions, y compris la nôtre, à savoir la confession alévie. Alors que la Constitution et les dispositions supranationales font obligation à l’État de prendre toutes les mesures nécessaires pour garantir le plein exercice du droit à la liberté de conscience et de religion, les droits des alévis sont méconnus, leurs lieux de culte, les cemevis, ne sont pas reconnus comme tels, de nombreux obstacles en empêchent la construction, aucun budget n’est prévu pour leur fonctionnement, et l’exercice des droits et libertés est laissé au bon vouloir des fonctionnaires.

À ce jour, toutes les revendications des alévis concernant l’exercice de leur culte ont été rejetées en raison de la partialité, éloignée des réalités scientifiques et historiques et axée sur une seule école théologique, dont fait preuve la DAR. Or, comme l’a souligné la Cour européenne des droits de l’homme, « le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État, tel que défini dans sa jurisprudence, est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation par l’État de la légitimité des croyances religieuses. » (...)

(...)

À la lumière de ce qui précède, nous demandons

a) que les services attachés à l’exercice du culte des alévis constituent un service public,

b) que les lieux de culte (cemevis) des alévis se voient conférer le statut de lieux de culte,

c) que les ministres du culte alévis soient recrutés comme fonctionnaires,

d) que des crédits spéciaux soient affectés dans le budget à l’exercice du culte alévi,

(...) »

11. Par une lettre du 19 août 2005, le service chargé des relations publiques auprès du Premier ministre répondit aux requérants qu’il était impossible de donner une suite favorable à leurs demandes. Les parties pertinentes de cette lettre sont ainsi libellées :

« 1. (...) Les services assurés par la DAR conformément à la législation en vigueur sont offerts à tous et ont un caractère général et supraconfessionnel. Chacun a le droit de bénéficier de ce service religieux général sur un pied d’égalité.

2. Eu égard à [la législation actuelle] et à la jurisprudence des tribunaux, il est impossible d’accorder le statut de lieu de culte aux cemevis.

3. Toute personne a le droit d’être recrutée comme fonctionnaire, conformément aux dispositions de la législation pertinente. À cet égard, aucun groupe de personnes ne peut se voir accorder un privilège sur le fondement de sa confession ou de ses convictions et être recruté sur le fondement d’un tel critère. La mission assurée par la DAR revêtant un caractère de service public, le recrutement de son personnel se fait sur la base de la nationalité et selon des critères objectifs.

4. Il est impossible d’affecter des crédits budgétaires à des services non institués par la Constitution ou par les lois. »

12. À la suite de cette lettre, 1 919 personnes, dont les requérants, introduisirent devant le tribunal administratif d’Ankara (« le tribunal administratif ») un recours en annulation de ce refus. Les parties pertinentes de leur mémoire introductif sont ainsi libellées :

« (...) On estime qu’il y a actuellement dans notre pays entre 20 et 25 millions de citoyens de confession alévie (alévie, bektâchî, mevlevi-nusayrî). Jusque dans les années 1950, la quasi-totalité des citoyens alévis vivaient dans les zones rurales. Par la suite, ils ont commencé à migrer vers les villes, où ils se sont mis à pratiquer leur croyance.

En ce qui concerne plus particulièrement les cemevis, jusqu’à la migration urbaine, les alévis, qui vivaient de manière recluse, pratiquaient leur rite dans la plus grande habitation de leur village (...)

La migration massive a rendu impossible la pratique rituelle dans les habitations (...)

Par ailleurs, les cemevis qui existaient dans les grandes villes, par exemple ceux d’Istanbul, ne répondaient plus aux besoins croissants de la communauté. Les cemevis actuels construits avant la conquête d’Istanbul, tels que Karacaahmet Sultan Dergahı, Şahkulu Sultan Dergahı, ne suffisaient plus à répondre à la demande croissante de la communauté alévie.

(...) [L]es citoyens de confession alévie ont acquis des terrains de leurs propres deniers pour y bâtir des cemevis. Toutefois, ces lieux de culte ont suscité de nombreux comportements arbitraires. Alors que certaines municipalités avaient prévu dans leurs plans d’urbanisme des espaces pour la construction de cemevis, nombre d’entre elles ont rejeté les demandes de permis de construire, la DAR persistant à considérer que les cemevis ne pouvaient être tenus pour des lieux de culte. Cette attitude est celle non seulement des municipalités mais aussi de l’administration dans son ensemble.

En raison de cette attitude arbitraire de l’administration, qui ne repose sur aucune réalité historique, les cemevis ne sont pas reconnus comme lieux de culte en République de Turquie. Par conséquent, ils ne peuvent bénéficier d’aucun des avantages attachés à ce statut (...)

Les citoyens qui ont construit leurs cemevis rémunèrent également les ministres alévis qu’ils ont engagés pour servir dans ces lieux de culte. Ces ministres, adeptes d’une interprétation soufie de l’islam, se forment et enseignent cette confession par leurs propres moyens. Comme tous les autres ministres, ils jouent un rôle primordial dans le progrès moral et social de la société. Or l’administration ne contribue en rien à leur formation (...)

Il ressort du bref exposé ci-dessus que l’administration ne fait presque aucun cas des citoyens alévis : leurs lieux de culte, les cemevis, sont considérés comme des centres culturels, ce qui les prive par conséquent du statut de lieu de culte et des avantages y attachés. De même, le semah, qui constitue l’un des fondements des cérémonies religieuses alévies, est réduit à un spectacle folklorique. Ainsi, en déterminant la manière dont les citoyens doivent pratiquer leur religion, quels lieux sont considérés comme lieux de culte et la nature même de la confession (croyance ou culture), l’administration enfreint manifestement le droit à la liberté de conscience et de religion.

Par ailleurs, le ministère de l’Éducation nationale continue de méconnaître la confession alévie et de proposer un enseignement religieux fondé sur une certaine doctrine théologique de l’islam. En agissant de la sorte, il trouble la paix sociale et favorise la discrimination dès le plus jeune âge.

En conclusion, aucun service n’est fourni aux citoyens de confession alévie, bektâchî, mevlevi-nusayrî, ce qui constitue une faute grave (...)

(...)

D’après la Constitution et la législation pertinente, la DAR remplit les fonctions qui lui sont confiées en vertu de la loi spécifique qui la régit, a) conformément au principe de laïcité, b) en se tenant à l’écart de toute opinion ou idée politique, et c) en cherchant à réaliser la solidarité et l’union nationales.

À cet égard, si l’on tient compte de la loi no 633 sur la création et les fonctions de la DAR, on peut conclure que cet organe a été institué non seulement pour les besoins de la religion musulmane, la religion majoritaire, mais également pour ceux de toutes les religions. Or le présent recours vise à contester les pratiques de l’administration, dont la DAR relève, relativement à la religion musulmane.

(...)

Le principe de l’égalité implique qu’aucune distinction ne soit opérée entre usagers en ce qui concerne tant l’accès au service public que le bénéfice du service lui-même. S’agissant d’un service public, l’égalité s’impose dans tous les domaines (...) Sinon, il y aurait un privilège et non un service public (...)

En vertu de l’article premier de la loi no 633, la DAR est chargée a) de traiter les affaires relevant du domaine des croyances, du culte et de la morale de l’islam, b) d’éclairer la société dans le domaine de la religion, et c) d’administrer les lieux de culte.

Il convient à cet égard de préciser que le législateur vise non pas une branche, une doctrine théologique ou un courant de l’islam, mais la religion musulmane dans son ensemble. Il en découle que la DAR est chargée d’assurer un service public à l’ensemble des citoyens adeptes de l’islam.

(...)

À présent, il convient d’évoquer la réalité des pratiques de la DAR (...) Celle-ci emploie environ 113 000 personnes, administre quelque 100 000 mosquées et masdjids [salle de prière] et dispose de plusieurs milliards de livres turques tirés du budget général pour remplir les fonctions qui lui sont confiées. Dans l’accomplissement de ses fonctions, la DAR, alors que ses attributions englobent la religion musulmane, se cantonne aux demandes des écoles sunnites de l’islam, en particulier de l’école hanafite, et ignore tous les autres courants et branches de l’islam. Le budget général est en majeure partie alimenté par les recettes tirées des impôts payés par l’ensemble des citoyens. Aucune distinction fondée sur la religion ou sur l’appartenance à un courant religieux n’est faite dans le recouvrement de l’impôt ; celui-ci est au contraire fondé sur la nationalité. Or la DAR, qui perçoit des milliards de livres turques du budget général, offre un service public aux seuls adeptes d’une école théologique (...)

Il est tout à fait normal qu’une religion connaisse en son sein plusieurs doctrines théologiques, courants, croyances (...) »

Se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, les requérants soutenaient en outre, s’opposant à la DAR qui définissait la confession alévie comme une richesse culturelle et considérait la mosquée comme l’unique lieu du culte des musulmans, que les cemevis étaient des lieux de culte où se déroulaient les cems, c’est‑à-dire les cérémonies religieuses alévies. Ils estimaient que ce n’était pas à la DAR de décider si les cems étaient ou non des cérémonies religieuses. Se fondant sur des exemples tirés des discours du président de la DAR, il appartenait selon eux aux seules personnes de confession alévie et non à un organe de l’État de définir ce qu’il convenait de considérer comme une cérémonie religieuse.

13. À une date non précisée, le service juridique auprès du Premier ministre présenta son mémoire en réponse. Il y contestait tout d’abord la qualité des requérants pour agir, soutenant que ceux-ci ne pouvaient pas ester en justice au nom de l’ensemble des alévis. À cet égard, il soulignait notamment que, selon certaines sources, le nombre des alévis en Turquie variait de quatre à cinq millions et de vingt à vingt-cinq millions et qu’il n’existait d’uniformité ni dans la définition de la confession ni dans les revendications de ses adeptes.

Sur le fond, le service juridique contestait ensuite les thèses de la partie demanderesse. Les passages pertinents de ce mémoire étaient ainsi libellés :

« La loi no 677 (...) interdit le port de certains titres religieux, notamment cheikh, dedelik [ministre du culte alévi], dervichlik, ainsi que les pratiques attachées à ces titres et l’affectation d’un lieu à des cérémonies propres à des ordres soufis [tarikat ayini]. L’inobservation de ces interdictions est punie de peines d’emprisonnement et d’amende. Par ailleurs, la même loi ordonne la fermeture des tekke et zaviye et leur conversion en mosquées ou masdjids (...)

La direction remplit ses fonctions conformément aux articles 10, 136 et 174 de la Constitution et aux lois nos 633 et 677. Dans l’accomplissement de ses fonctions, elle englobe toutes les croyances de l’islam, ainsi que ses cultes, ses bases morales et toutes les personnes sur un pied d’égalité. Par conséquent, il est incorrect de prétendre que la direction, qui remplit ses fonctions de manière supraconfessionnelle, se limite à la branche sunnite de l’islam (...). Offrir un service à des ordres soufis [tarikat] interdits serait impossible, et également contraire au principe de laïcité et à la solidarité nationale.

L’article 3 du règlement portant application de la loi sur la réglementation du port de certains vêtements définit le lieu de culte comme suit :

« Les lieux de culte [mabedler] sont des lieux clos affectés à la pratique du culte de chaque religion et créés conformément à la procédure » (...) Il ressort de ce qui précède qu’un endroit ne peut être considéré comme un lieu de culte que s’il est affecté à une religion. À cet égard, l’église, la synagogue et la mosquée ou masdjid sont respectivement les lieux de culte des religions chrétienne, juive et musulmane. Il est évident que toute personne a le droit de pratiquer son culte en privé à son domicile ou ailleurs. Dès lors, aucune interdiction ni aucun obstacle n’empêchent les citoyens alévis de faire leurs prières, le zikir et le semah dans les cemevis. Toutefois, la création, en plus des mosquées et masdjids, de lieux de culte destinés aux adeptes d’interprétations ou de courants de l’islam n’est pas conforme à la religion. En outre, une demande tendant à l’attribution d’un lieu de culte, de personnel religieux et d’un budget en fonction de l’adhésion à une opinion ou à une interprétation de la religion musulmane ou de l’adhésion à une doctrine théologique créerait inévitablement un problème insoluble et un chaos au sein de la religion (...) Par ailleurs, lorsqu’on regarde l’histoire, on peut constater que le namaz [les cinq prières obligatoires] n’est jamais pratiqué en communauté dans les tekke, dergah et zaviye [couvents des derviches] mais qu’il l’est au contraire dans les mosquées ou masdjids toujours situés à côté de ces lieux (...)

Comme il est précisé dans le mémoire introductif, la confession alévie [Alevilik] (...) est une interprétation et une pratique de l’islam. La confession alévie et bektâchî est une interprétation soufie comportant superficiellement des éléments liés aux croyances de douze imams et des éléments mystiques [batini]. Par le passé, elle était pratiquée dans les dergah en ville. Étant donné qu’il n’existait pas de dergah dans les villages, c’était la maison la plus appropriée qui était choisie. De nos jours, des endroits tels que Şahkulu Sultan et Karacaahmet Sultan sont des dergah des bektâchî, c’est-à-dire des tekke (...)

Reconnaître les cemevis comme lieux de culte serait contraire à la loi no 677 (...) Par ailleurs, une telle évolution entraînerait la légalisation d’autres ordres soufis et nombre d’entre eux qui sont interdits (nakchibendilik, kadiri, rufai, cerahi, etc.) demanderaient un statut légal (...) Cela favoriserait l’apparition de plusieurs groupes sectaires autour d’un cheikh (...) »

14. Le 4 juillet 2007, le tribunal administratif rejeta les exceptions préliminaires de l’administration et procéda à l’examen au fond de la demande. Il débouta les requérants au motif que le refus de l’administration défenderesse était conforme à la législation en vigueur.

Dans ses considérants, se référant aux articles 2, 90, 136, 174 de la Constitution et aux lois nos 633 et 677, ainsi qu’aux textes internationaux relatifs à la liberté de religion et à l’interdiction de discrimination et à l’arrêt Hasan et Eylem Zengin c. Turquie (no 1448/04, 9 octobre 2007), le tribunal administratif rappela tout d’abord que la confession alévie atteignait un certain degré de force, de sérieux et de cohérence et bénéficiait, en tant qu’interprétation de l’islam, de la protection de l’article 9 de la Convention. Il estima ensuite que l’objet de la demande ne portait pas uniquement sur l’obligation négative de non-ingérence de l’État et que les requérants réclamaient en outre des privilèges accordés, selon eux, à la branche sunnite de l’islam (attribution d’un budget, statut de fonctionnaire pour les ministres du culte alévis, reconnaissance des cemevis comme lieux de culte). Il souligna l’importance du principe de neutralité dans le service public. Il ne jugea toutefois pas établi que tous les alévis appuyaient les demandes présentées par les requérants. En outre, pour lui, la prestation d’un service public à toutes les interprétations de l’islam ne pouvait guère se concilier avec le principe de laïcité.

Par ailleurs, le tribunal administratif estima que l’affectation à la DAR de crédits tirés du budget général n’était pas contraire à la loi dans la mesure où il ne serait pas réaliste de faire dépendre le paiement des impôts généraux aux convictions ou croyances de chacun. À ce sujet, il souligna que la Cour européenne des droits de l’homme n’avait pas jugé contraire à la Convention l’attribution d’un budget aux activités séculières d’une église (tenue de registres de décès, de mariage, etc.) et la levée d’un impôt général sans préciser l’affectation des recettes. Les parties pertinentes de son jugement étaient ainsi libellées :

« (...) Il ressort de l’examen du dossier que, dans l’instance introduite ici, le tribunal est prié d’annuler le rejet par le Premier ministre de la demande faite par voie de pétition en date du 22 juin 2005, tendant à offrir aux citoyens alévis des services religieux sous la forme de services publics ; à conférer le statut de lieu de culte aux cemevis, les lieux où les citoyens de confession alévie pratiquent leur culte ; à employer en nombre suffisant, en tant que membres de la fonction publique, des individus compétents et reconnus comme tels par les alévis pour les besoins de l’exercice du culte requis par leur croyance ; à prévoir dans le budget général les subventions nécessaires au paiement des services appelés à être fournis en la matière ; à prévoir lesdites subventions dans la loi de finances, en faisant le nécessaire en la matière ; et à faire tout le nécessaire pour donner une suite favorable aux demandes exposées dans ladite pétition.

L’analyse du litige sous l’angle des dispositions pertinentes du droit interne permet de constater qu’une partie du budget général est affectée à la Direction des affaires religieuses constituée conformément à la loi no 633 ; que ladite Direction ne crée pas mais administre les mosquées (...) reconnues comme lieux de culte ; que le personnel d’encadrement qui leur est affecté sont des ministres désignés et salariés en qualité d’agents de la fonction publique qui administrent les services religieux relatifs aux croyances, au culte et à la morale propres à la religion musulmane ; et que l’application des interdictions introduites par la loi no 677 est garantie par la Constitution.

Dès lors, il ressort de l’interprétation des dispositions de la loi no 633 et de l’article 128 de la Constitution qu’il n’est pas possible de reconnaître comme lieu de culte un lieu autre qu’une mosquée (...), d’employer des membres de la fonction publique pour les besoins de l’exercice du culte requis par la croyance alévie, voire de prévoir dans la loi de finances une subvention pour les services appelés à être fournis sur ce point, ce qui serait contraire aux dispositions légales régissant la fonction publique, et d’après les seules dispositions légales de droit interne en vigueur il n’est par conséquent pas possible d’accueillir les demandes faites à ce sujet sans revoir la législation.

Toutefois, aux termes des dispositions de l’article 90 de la Constitution, la question doit également être examinée juridiquement au regard des dispositions des conventions internationales acceptées par la République de Turquie (...)

[Est cité l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies.]

En principe, la liberté de religion et de croyance – laquelle peut se définir par l’adhésion à une religion ou à une croyance (intérieurement) et par la pratique à l’endroit de son choix (extérieurement) des préceptes de cette religion ou croyance, seul ou collectivement, pourvu qu’il n’y ait pas d’atteinte à l’ordre public – est régie par les articles 10, 14 et 24 susmentionnés de la Constitution de la République de Turquie (...), qui doivent être interprétés en harmonie avec les dispositions des traités internationaux.

Dès lors, il convient d’examiner dans quelle mesure les lois nos 633 et 677 en vigueur en Turquie et les pratiques existantes en matière de liberté de religion et de croyance sur les points du litige peuvent passer pour conformes aux arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme conformément à l’article 9 dans les affaires analogues.

(...)

En l’espèce, il [est communément admis] que la confession alévie [bénéficie de la protection accordée] par l’article 9. Au regard notamment des pratiques en vigueur en Turquie, il n’y a aucun doute à ce sujet (Hasan et Eylem Zengin).

D’autre part, bien que la Cour européenne des droits de l’homme considère que l’existence d’un système d’Église d’État n’est pas en soi contraire à la Convention, qu’elle n’exige pas que l’État traite de la même manière, de façon absolue, les différentes religions et croyances, et qu’elle ne critique pas le fait que l’État ait une religion officielle (Kokkinakis c. Grèce, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, série A no 260‑A), elle voit néanmoins une violation de la Convention dans l’adhésion obligatoire à une telle Église (Darby c. Suède, 23 octobre 1990, série A no 187).

Le Tribunal est d’avis que lorsque les critiques ou les attaques visant une religion ou une conviction atteignent un degré susceptible de mettre en danger l’exercice de la liberté de religion et de croyance (...), l’indifférence des pouvoirs publics en la matière engage la responsabilité de l’État, et que lorsque ces mêmes pouvoirs publics restreignent la liberté de manifester sa religion ou sa croyance dans la sphère publique, il convient d’examiner cette restriction à la lumière des critères suivants : l’existence d’une ingérence ; la légalité ; le but légitime poursuivi ; et la nécessité, dans une société démocratique, de cette mesure.

Aucune disposition de la Constitution n’établit une religion d’État. Par ailleurs, en la présente affaire, aucun cas concret n’a été présenté donnant à penser que les alévis rencontreraient des obstacles dans l’exercice de leur droit à la liberté de manifester leur religion, ni qu’ils seraient soumis à des pressions visant à leur faire adopter une autre forme de croyance.

Quant à la question de la participation des contribuables au financement d’activités religieuses d’une Église dont ils ne sont pas membres, la Cour européenne des droits de l’homme voit une violation de l’article 9 dans la perception d’un impôt bénéficiant directement à une Église dont les contribuables ne sont pas membres, mais pas lorsque ledit impôt finance des activités laïques (telles que la tenue de registres de décès, de mariage, etc.) de l’Église (Kustannus Oy Vapaa Ajattelija AB et autres c. Finlande, no 20471/92, décision de la Commission du 15 avril 1996, Décisions et rapports 85-B, p. 29) ou qu’il est collecté à titre général sans que l’on sache clairement à quelles dépenses seront affectées les recettes.

En outre, une partie des recettes des impôts collectés à titre général auprès des citoyens en République de Turquie est affectée à la Direction des affaires religieuses ; dès lors, non seulement il ne saurait être question de contradiction ou d’incohérence par rapport aux arrêts de la Cour, mais s’il fallait donner gain de cause aux demandeurs, des individus opposés à l’armement, à la guerre, à l’énergie nucléaire ou à la technologie du fait de leurs croyances ne pourraient être assujettis individuellement à l’impôt, car il ne serait alors pas possible d’établir auprès de qui l’impôt doit être collecté et il ne serait plus possible d’assurer l’ordre public.

Sur le moyen tiré de ce que les fonctionnaires préposés aux questions religieuses employés par l’État ne sont pas les mêmes individus que les ministres du culte que d’autres communautés de croyance ont elles-mêmes choisis, la Cour européenne des droits de l’homme a dit que, fondamentalement, l’État est garant de la liberté de manifester une religion ou une croyance ; que dans une semblable situation, il convient, dans des démocraties pluralistes, eu égard aux tensions susceptibles de voir le jour, que l’État promeuve la tolérance entre les parties, qu’il ne soumette pas les différents groupes à des pressions, et qu’il n’entrave pas leurs droits et libertés (Serif c. Grèce, no 38178/97, CEDH 1999‑IX, Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, CEDH 2000‑XI, Kokkinakis).

Ainsi qu’il ressort des dispositions des traités internationaux susmentionnés et des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, fondamentalement et idéalement, l’État a en matière de liberté de religion et de croyance une obligation négative, à savoir celle de ne pas entraver, dans la mesure du possible, lesdites libertés. En d’autres termes, l’idéal est un système dans lequel l’État est neutre. En ce sens, rechercher l’égalité comme objectif consiste non pas à supprimer les différences mais à empêcher la reconnaissance de privilèges à certains groupes. Or, dans le présent litige, les requérants réclament un certain nombre de discriminations positives au nom de la communauté alévie en faisant valoir que, bien que de confession musulmane, les alévis interprètent et pratiquent l’islam d’une façon différente, et prient la Direction des affaires religieuses qu’elle leur reconnaisse, à eux aussi, les privilèges reconnus, selon eux, aux musulmans sunnites. Il ne fait aucun doute que l’alévisme est une croyance sérieuse et cohérente, qu’il est une interprétation de l’islam, et qu’un large public s’en réclame. Cependant, au regard également des principes généraux énoncés dans la Déclaration sur l’élimination de toutes formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la religion ou la conviction, s’il est vrai qu’il existe effectivement des divergences entre alévis aussi quant aux formes de croyance et de pratique ainsi qu’à la façon dont ils se définissent eux-mêmes, et s’il est vrai que les requérants le reconnaissent également, aucun élément concret ne vient par ailleurs établir que tous les alévis se reconnaissent dans les demandes présentées en l’espèce. Dès lors, du point de vue de la liberté de croyance, il nous apparaît une fois encore que l’idéal est un État neutre qui s’engage à protéger les individus d’une participation forcée, contre leur gré, aux activités religieuses d’un groupe religieux auquel ils n’appartiennent pas.

À la lumière de toutes ces explications, l’analyse des faits au regard des principes constitutionnels de la République de Turquie permet de conclure :

– qu’en matière de liberté de religion et de croyance, sur le plan normatif, les articles 10, 14, 15 et 24 de la Constitution ont été arrêtés en harmonie avec les dispositions des traités internationaux pertinents puisqu’aucune disposition de la Constitution de la République de Turquie n’établit de religion d’État ;

– qu’une partie des recettes du budget général est affectée à la Direction des affaires religieuses, laquelle relève de l’administration générale ;

– qu’il est notoire que la Direction des affaires religieuses remplit sa mission d’administration des questions en matière de croyances, de culte et de morale propres à la religion musulmane en se fondant sur l’identité commune à tous les musulmans et, conformément à la Constitution et au principe de laïcité, en se tenant à l’écart de toute opinion ou idée politique et en se fixant pour but la solidarité et l’union nationales ; et

– que, s’agissant des pratiques litigieuses de l’État, la Cour européenne des droits de l’homme a, dans ses arrêts, considéré qu’elles n’étaient pas contraires à l’état de la législation susmentionnée, laquelle n’outrepasse pas les limites de l’article 9.

Par ailleurs, si l’État devait répondre, sous la forme d’un service public correspondant, à toutes les attentes et demandes, par exemple en reconnaissant des lieux de culte aux groupes se réclamant des formes de croyance attachées aux diverses écoles juridiques de l’islam [mezheb], aux divers ordres soufis [tarikat], aux diverses conceptions et interprétations de l’islam apparues au cours de l’histoire, en accordant le statut d’agent de la fonction publique aux ministres de ces groupes en leur allouant une partie du budget et en les faisant relever d’un organisme public, cela risquerait alors non seulement de donner matière à des débats portant sur la mesure dans laquelle l’action publique et le pouvoir d’appréciation exercés par la Direction des affaires religieuses dans son action touchant la sphère publique satisfont spirituellement les différents groupes de croyants, mais aussi de bafouer le principe de laïcité de l’État en rompant l’équilibre à instaurer entre la norme religieuse et la norme législative, ainsi que d’exacerber différentes formes de croyances, ce qui pourrait en fin de compte se solder par des restrictions aux libertés de religion et de croyance, et donc aussi par un résultat contraire aux objectifs poursuivis par les requérants lorsqu’ils ont introduit leur instance, qui reposait justement sur leur différence.

Dans ces conditions, l’acte administratif portant rejet des demandes objet de l’instance (...) ne peut passer pour contraire aux dispositions légales. »

15. Les requérants formèrent un pourvoi contre le jugement de première instance. Ils y soutenaient que la prestation d’un service public aux seuls musulmans adhérant aux doctrines théologiques sunnites n’était pas compatible avec les principes constitutionnels de laïcité et de neutralité du service public. Ils rejetaient toute idée voulant qu’ils demandassent à l’État de leur octroyer des privilèges positifs, arguant que le fondement de leur demande était le principe de l’égalité. Ils ajoutaient que l’État turc ne pouvait être considéré comme neutre vis-à-vis des religions, car il prenait selon eux des mesures qui privilégiaient l’une des interprétations de la religion au détriment des autres. Ils estimaient que les tribunaux n’avaient pas le droit de statuer sur la légitimité d’une croyance ou sur ses pratiques. Ils versèrent au dossier des rapports d’experts à l’appui de leur thèse.

16. Par un arrêt du 2 février 2010, signifié aux requérants le 24 mars 2010, le Conseil d’État rejeta ce pourvoi et confirma le jugement de première instance, le jugeant conforme à la procédure et aux lois.

B. Contexte juridico-historique de la création d’un service public religieux

1. La direction des affaires religieuses (« la DAR »)

17. Bien que la Turquie soit un « État laïc » aux termes de l’article 2 de la Constitution de 1982, le culte musulman, tel que pratiqué par la majorité des citoyens, bénéficie d’un statut spécial pour des raisons historiques.

18. En Turquie, après la proclamation de la République le 29 octobre 1923, la séparation des sphères publique et religieuse fut établie à la suite de plusieurs réformes révolutionnaires : l’abolition, le 3 mars 1924, du califat, institution suprême des musulmans ; la suppression, le 10 avril 1928, de la disposition constitutionnelle faisant de l’islam la religion d’État ; enfin, la révision constitutionnelle du 5 février 1937, par laquelle le principe de laïcité acquit valeur constitutionnelle (article 2 de la Constitution de 1924 –telle que modifiée en 1937 – et article 2 des Constitutions de 1961 et 1982). Par ailleurs, l’article 24 de la Constitution de 1982 garantit le droit à la liberté de religion et de conscience.

19. À la suite de l’abolition du califat, la loi sur l’unification de l’éducation (Tevhidi Tedrisat) fut adoptée, ce qui mena à la suppression des établissements d’enseignement traditionnels à vocation religieuse. Parallèlement, le ministère de la Charia et des Fondations pieuses (Şeriye ve Evkaf Vekâleti) et tous les tribunaux religieux furent supprimés et la présidence des affaires religieuses (Diyanet İşleri Reisliği) ainsi qu’elle était nommée à l’époque, fut fondée par la loi no 429 du 3 mars 1924. D’après l’article premier de cette loi, cet organe, chargé de la mise en œuvre de « toutes les dispositions cultuelles concernant la foi et la pratique de la religion de l’islam et l’administration des institutions religieuses », était placé sous l’autorité du Premier ministre. La loi énonçait que cet organe n’avait pas compétence en matière d’éducation religieuse, laquelle était transférée au ministère de l’Éducation.

20. En 1950, l’administration des mosquées et des salles de prière, qui avait initialement été transférée au sein de la direction des Fondations pieuses en 1931, fut confiée à la présidence des affaires religieuses.

21. La loi no 633 – publiée au Journal officiel le 2 juillet 1965 – sur la création et les fonctions de la DAR fut adoptée le 22 juin 1965 (paragraphe 46 ci-dessous).

22. Par ailleurs, l’article 36 de la loi no 657 du 20 juillet 1965 sur la fonction publique instaura la catégorie des fonctionnaires chargés du domaine religieux. Cette catégorie comprend tous les fonctionnaires ayant reçu une formation religieuse et investis de fonctions religieuses, à savoir les müezzin (ceux qui appellent à la prière depuis le haut du minaret), imam-hatip ou vaiz (prêcheur) et mufti (jurisconsulte interprète de la loi musulmane et du droit coranique).

23. Dans son arrêt du 21 octobre 1971 (E. 1970/53, K. 1971/76), publié au Journal officiel le 15 juin 1972, la Cour constitutionnelle jugea la création de la catégorie des fonctionnaires chargés du domaine religieux compatible avec le principe constitutionnel de laïcité. Dans ses considérants, elle définit la laïcité par la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, l’un ne pouvant empiéter sur l’autre. Elle releva que l’existence d’un clergé et d’un service religieux dans la religion catholique et l’acceptation par les catholiques du Pape comme chef spirituel avaient joué un rôle important dans cette conception de la laïcité. Elle constata cependant que, dans la religion musulmane, il n’existait pas de clergé et que le personnel en charge des lieux de culte n’avait pas de pouvoir spirituel. Elle en conclut que, les deux religions étant différentes, leur personnel religieux ne pouvait avoir le même statut. À cet égard, elle indiqua que ce n’était que dans les pays de religion chrétienne qu’une séparation entre le personnel religieux et l’État était envisageable. Pour elle, le principe de la laïcité tendait au progrès de la nation turque et ne permettait pas la création de courants religieux poursuivant des desseins incompatibles avec ce but.

24. Par conséquent, en dépit du caractère « laïc » de l’État turc, le « service cultuel islamique » est considéré comme un « service public ». En vertu de l’article 136 de la Constitution, la DAR – chargée de ce service public – relève de l’administration générale et est donc dotée de la puissance publique, bien qu’elle ne dispose pas d’un statut de personne morale de droit public. Selon les statistiques diffusées par la DAR, en 2013 (www.diyanet.gov.tr/tr/kategori/istatistikler/136),

– le nombre de fonctionnaires affectés à la DAR s’élevait à 121 845 ;

– le nombre de mosquées s’élevait à 85 412 ; et

– le nombre des écoles coraniques (Kuran kursu) administrées par la DAR s’élevait à 13 021.

25. En Turquie, il n’existe pas d’impôt cultuel. Depuis sa création, les crédits affectés à la DAR sont toujours prélevés sur les recettes du budget de l’État. À cet égard, il ressort des documents soumis par les parties qu’en 2013, le montant de ces crédits s’élevait à 4 604 649 000 livres turques (TRY), soit 1 960 000 000 d’euros (EUR) environ, selon le taux de change de l’époque. En 2014, ce budget s’élevait à 5 552 000 000 TRY, soit 1 933 670 000 EUR environ. Pour l’année 2015, un budget de 5 743 000 000 TRY, soit 2 036 524 800 EUR, était prévu. Par ailleurs, dans leurs observations, les requérants ont fourni des informations sur le budget affecté à la DAR pour la période allant de 1996 à 2015, qui s’élevait selon eux à 37 275 900 000 TRY au total. Ils expliquent que, selon le taux de change pertinent, cette somme correspond à 16 milliards de dollars des États-Unis. En outre, selon les données fournies par le Gouvernement, 95% du budget de la DAR est affecté aux rémunérations du personnel. Le Gouvernement précise également que les mosquées et mosquées de quartier sont construites à l’initiative et par la volonté de citoyens bénévoles. Enfin, il ajoute qu’en vertu de l’article 6 § 3 de la loi no 6446, les frais d’éclairage des lieux de culte sont pris en charge par la DAR et que, à cet égard, en 2014, une somme de 38 529 463 TRY a été affectée dans le budget de la DAR au paiement des factures d’électricité des mosquées, des mosquées de quartier, des églises et des synagogues. Il explique également qu’aucun crédit budgétaire n’est affecté aux lieux de pratique soufie, tels que les cemevis, les maisons de mevlevi (mevlevihane) ou quadiri (kadirihane).

26. En Turquie, la DAR, en tant qu’administration chargée des affaires du culte musulman en Turquie, dispose d’une sorte de monopole en la matière. À cet égard, le service religieux relatif à ce culte est considéré comme relevant du régime juridique du service public. Ce statut spécifique s’explique, selon le Gouvernement, par l’inexistence dans la religion musulmane d’une autorité religieuse absolue ou d’une organisation religieuse comparable au statut de l’Église dans la religion chrétienne, ou d’un clergé ou d’autres groupes privilégiés.

27. Il ressort des articles fournis par les requérants et rédigés par des spécialistes en droit administratif qu’alors que le régime juridique du service public est axé sur le principe de neutralité, lequel est une composante de la notion plus large de la laïcité de l’État, l’attitude de la DAR vis-à-vis des autres branches de la religion musulmane a été l’objet de nombreuses critiques en Turquie. Pour y répondre, la DAR a expliqué que, conformément au principe de laïcité, elle remplissait ses fonctions non pas en se référant aux préférences ou aux traditions religieuses de telle ou telle confession ou de tel ou tel groupe ou ordre religieux, mais en se fondant entre autres sur des sources de la religion musulmane acceptées par tous les musulmans. Selon elle, ces traditions et sources sont communes à tous et intemporelles. De même, toujours d’après la DAR, les services assurés par elle ont un caractère général et supraconfessionnel, s’adressant à chacun sur un pied d’égalité.

28. Cependant, s’appuyant sur les articles mentionnés ci-dessus, les requérants contestent la thèse selon laquelle les services assurés par la DAR sont offerts à tous et ont un caractère général et supraconfessionnel. Ils soutiennent que la DAR fournit un service religieux fondé sur la conception sunnite-hanéfite de l’islam.

2. Le statut des autres cultes

29. S’agissant des autres croyances ou religions, le droit turc ne prévoit aucune procédure spécifique d’obtention d’un statut spécial de droit public ou privé pour les communautés religieuses ni d’ailleurs de reconnaissance et d’enregistrement des cultes. Par conséquent, les communautés religieuses autres que celles qui jouissent du statut de minorité religieuse reconnue selon le Traité de Lausanne (notamment les communautés grecques, arméniennes et juives) ou d’autres traités internationaux (notamment les Bulgares orthodoxes) ne peuvent s’organiser que par le biais de fondations ou d’associations.

30. Dans leurs observations, les requérants précisent qu’outre les alévis, de nombreux groupes religieux se trouvent dans cette situation défavorable, à savoir les membres des Églises protestantes, les témoins de Jéhovah, les yézidis, les syriaques et les chaldéens.

31. L’absence de cadre juridique clair relatif aux cultes minoritaires non reconnus génère de nombreux problèmes juridiques, structurels et financiers. Tout d’abord, les ministres de ces cultes n’ont aucun statut juridique et il n’existe pas d’établissement approprié de formation du personnel pour la pratique de la religion ou du culte en question. De plus, leurs lieux de culte ne disposent d’aucun statut juridique et ne bénéficient d’aucune protection juridique. La possibilité de construction de lieux de culte est aléatoire, dépendant de la bonne volonté des administrations centrales ou locales. Le patrimoine immobilier historique, qui tombe parfois littéralement en ruine, est complexe à entretenir. Par ailleurs, les communautés en question ne peuvent officiellement percevoir ni libéralités des fidèles, ni subventions de l’État. Enfin, l’absence de statut de personne morale fait que ces communautés ne peuvent ester en justice que par l’intermédiaire de fondations ou d’associations ou de groupes de fidèles, pas en leur nom propre.

32. Par ailleurs, les communautés religieuses qui tentent de s’organiser par le biais de fondations ou d’associations font face à de nombreux obstacles juridiques. En effet, bien que bon nombre d’entre elles aient institué leurs propres fondations, l’article 101 § 4 du code civil interdit de créer une fondation « visant à soutenir (...) une communauté précise » (voir, par exemple, Özbek et autres c. Turquie, no 35570/02, 6 octobre 2009). En outre, même si de nombreuses communautés ont créé leurs propres associations pour servir leurs intérêts spécifiques, le droit turc n’ouvre aucune forme spéciale d’association cultuelle aux communautés religieuses.

33. Dans son avis sur le statut juridique des communautés religieuses en Turquie et sur le droit du Patriarcat orthodoxe d’Istanbul à user du titre « Œcuménique », la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) (no 535/2009, 15 mars 2010) a notamment dit ce qui suit :

« 32. Le cœur du problème posé par le droit turc concernant les communautés religieuses est le fait que ces dernières ne puissent pas s’enregistrer et acquérir la personnalité morale en tant que telles. Le système juridique ne prévoit aucun cadre clair et à ce jour, aucune communauté religieuse n’est parvenue à acquérir la personnalité morale. Les intéressés doivent opérer indirectement, par le biais de fondations ou d’associations.

(...)

34. Bien que l’absence de personnalité morale s’applique en principe de façon égale à toutes les communautés religieuses de Turquie, il existe dans la pratique une distinction claire entre musulmans et non musulmans. Les activités liées à la religion musulmane sont supervisées par la DAR (la Diyanet), qui fait officiellement partie de l’administration et dépend directement du Premier ministre. La Diyanet règlemente le fonctionnement des 75 000 mosquées déclarées dans le pays. Elle est l’administration de tutelle des imams locaux et provinciaux, qui sont fonctionnaires. Pour les communautés musulmanes, les questions de représentation sont donc réglées par le biais de la Diyanet.

35. La Diyanet ne peut être considérée comme représentative des communautés religieuses non musulmanes, qui n’ont donc pas d’existence juridique propre. Le système prévu en droit turc est que les membres de ces communautés déclarent des fondations ou des associations, qui peuvent (dans une certaine mesure) soutenir les communautés religieuses. Ces deux structures juridiques (fondations et associations) posent clairement des limites aux communautés religieuses ; elles ont cependant récemment fait l’objet d’une réforme qui en a amélioré le fonctionnement. »

34. Bien que cet avis ne traite que du statut juridique des communautés religieuses non musulmanes en Turquie, il donne un aperçu général de la situation des communautés religieuses en général.

3. Alévis, Cemevis et Initiative alévie

a) Confession alévie

35. En réponse à une question posée par la Cour, les requérants précisent que la confession alévie est une croyance ayant des particularités propres et distinctes dans de nombreux domaines de la conception sunnite de l’islam, admettant Mahomet comme étant leur prophète et le Coran comme leur livre sacré. Ils disent qu’il s’agit d’une croyance qui suit une interprétation ésotérique du Coran et qui croit à « l’essence divine » de l’homme, estimant que l’être divin n’est pas distinct de l’essence humaine. Ils ajoutent que, contrairement aux musulmans sunnites, femmes et hommes de confession alévie pratiquent leur culte ensemble dans les cemevis.

36. Le Gouvernement précise qu’il n’existe pas de données officielles sur la population alévie en Turquie, vu que lors des recensements aucune question n’avait été posée sur l’appartenance religieuse. En revanche, les requérants, se référant au rapport ([Turkey](http://www.uscirf.gov/sites/default/files/Turkey%202014.pdf) Chapter-2014 Annual Report) établi en 2014 par l’USCIRF (United States Commission on International Religious Freedom) concernant la Turquie, estiment qu’au moins 15 à 25 % de la population totale en Turquie adhère à la confession alévie, soit environ 20 millions de personnes. Ils ajoutent qu’une bonne partie des membres de la communauté alévie évite de dévoiler leur propre croyance. Ils concluent que la population alévie en Turquie oscille entre 25 et 30 millions de personnes environ au total. En outre, ils ont soumis à la Cour un extrait de déclarations faites le 1er mars 2014 par un député du CHP (Parti populaire républicain), M. Özpolat, qui avait tiré les constats suivants des recherches menées sur les alévis :

– la population alévie s’élève à 12 521 792 personnes en Turquie ;

– bien que les alévis vivent un peu partout dans le pays, il existe plus précisément 4 388 zones où ils habitent majoritairement, dont 3 929 villages, 9 districts et 2 villes ;

– 60 % de ces personnes se déclarent « alévies », 18 % « alévies-kurdes », 10 % « alévies-turkmènes », 9 % « musulmanes » et 3 % « athées ».

37. Le Gouvernement précise qu’il existe en Turquie 1 151 cemevis. Les requérants expliquent qu’il ressort des débats parlementaires à l’occasion de l’adoption du budget de l’État en 2013 qu’il existait 895 cemevis dans des métropoles et environ 3 000 cemevis dans des villages.

b) Situation des cemevis

38. Le cemevi n’a pas le statut de lieu de culte en droit turc, car il n’est pas considéré comme un lieu affecté à l’exercice cultuel d’une religion au sens strict du terme (sur la situation des cemevis en Turquie, voir notamment l’arrêt Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfı c. Turquie, no 32093/10, §§ 29-31, 44-52, 2 décembre 2014). En effet, dans de nombreux avis, la DAR a précisé qu’elle assimilait le cemevi plutôt à une sorte de couvent (tekke) qui serait à proprement parler non pas un lieu de culte, mais un simple lieu de rassemblement où se déroulent des cérémonies spirituelles. Elle estime que la confession alévie est une interprétation de l’islam influencée par le soufisme et ayant des caractéristiques culturelles spécifiques et qu’elle ne peut être regardée comme une religion à part entière ni comme une branche (mezhep) de l’islam. Par conséquent, elle associe le statut d’un cemevi à celui de l’entité juridique à laquelle il appartient.

c) Initiative alévie et ateliers alévis

39. Le Gouvernement dit qu’entre juin 2009 et janvier 2010, sept ateliers alévis (Alevi çalıştayları) réunissant plus de 300 personnes composées des guides spirituels de la confession alévie, parmi lesquels figuraient M. İzzettin Doǧan (requérant) – qui est un dede (ministre du culte alévi) –, des théologiens, des personnalités sensibles aux problèmes des alévis et des représentants de l’État, ont été organisés en Turquie afin d’examiner, dans le cadre de l’Initiative alévie (Alevi açılımı), les questions relatives à cette communauté. Dans ce cadre, une réunion spéciale fut organisée dans le département de Sivas, qui avait été le théâtre d’événements sanglants le 2 juillet 1993, au cours desquels la droite radicale persécuta des intellectuels et des alévis hors de tout cadre légal.

40. Lors de ces ateliers, la question du statut des cemevis, touchant l’enseignement de la confession alévie et le financement des activités cultuelles, y fut également débattue. Dans la déclaration finale adoptée à l’issue des ateliers susmentionnés et publiée le 31 mars 2011 par M. F. Çelik, ministre d’État, le souhait de voir les cemevis acquérir un statut officiel fut exprimé. Il était considéré que pareille reconnaissance permettrait à la communauté alévie de bénéficier des nombreux privilèges attachés aux lieux jouissant d’un tel statut.

41. Le rapport final (Alevi Çalıştayları Nihai Raporu) élaboré à l’issue des ateliers alévis indiquait qu’il était nécessaire d’aborder la question alévie en se fondant sur une conception de la laïcité conforme aux principes de l’état de droit et qu’il fallait régler cette question en veillant à ne pas créer de nouvelles formes de ségrégation. Il s’agit d’un rapport de plus de 200 pages, consacré aux différents sujets touchant les alévis (Alevi sorunu). Le Gouvernement a produit une copie de ce rapport dont les parties pertinentes sont repris au paragraphe 53 ci-dessous.

42. Le Gouvernement soutient qu’après la tenue des ateliers alévis, le 30 décembre 2010, le programme du « cours obligatoire de culture religieuse et de connaissances morales » a été modifié de manière à répondre, dans une large mesure d’après lui, aux revendications des ministres du culte alévis (Mansur Yalçın et autres c. Turquie, no 21163/11, 16 septembre 2014). Par ailleurs, il dit que le 14 mars 2015 a été entamée la construction du collège Hacı Bektaşi Veli, consacré à l’enseignement entre autres de l’alévisme. En outre, l’université de Nevşehir aurait été rebaptisée Nevşehir Hacı Bektaşi Veli Üniversitesi.

4. La position du Gouvernement vis-à-vis de la confession alévie et l’avis scientifique présenté par lui

43. Dans ses observations présentées à la Cour, le Gouvernement explique que les courants fondés sur la jurisprudence ou la foi islamique ou sur les écoles soufies (ou ordres soufis) qui sont apparus dans le monde islamique ne sauraient être acceptés comme les seules formes correctes de l’enseignement islamique. Par conséquent, contrairement à la foi chrétienne, il n’existerait pas de distinction claire entre ces écoles. Ainsi, interrogés sur leur identité religieuse, les adeptes d’une confrérie ou d’un courant soufi se définiraient avant tout comme musulmans – à la différence des chrétiens –, sans évoquer leur adhésion à une confession ou un ordre soufi. Par ailleurs, l’alévisme, dont les racines seraient plus que millénaires, ne pourrait être considéré comme un mouvement religieux nouveau.

Le Gouvernement ajoute que, dans les sociétés musulmanes, il existe un islam institutionnel fondé sur le Coran et sur les pratiques du prophète Mahomet. Les différences surgies ultérieurement concerneraient non pas l’islam lui-même, dans son acceptation générale, mais l’appréhension de la religion et de la vie religieuse dans son ensemble, et ne pourraient donc pas être considérées comme un schisme au sein de la religion musulmane.

44. À l’appui de sa thèse, le Gouvernement a présenté un « avis scientifique » (Bilimsel Görüş) signé par six professeurs de théologie et un professeur de sociologie. L’avis dit que, d’après la classification générale acceptée dans les études religieuses, les groupes religieux se composent de trois structures primaires, à savoir les religions, les sectes et les formations mystiques. Il ajoute que la pensée et les pratiques soufies, dont relève selon lui la confession alévie, représentent cette dernière catégorie (formations mystiques) dans les sociétés musulmanes. Il expose que les alévis se réclament de l’islam et acceptent que le Coran est l’ultime livre sacré et que Mahomet est le dernier prophète, et estime par ailleurs que la prière (namaz), le jeûne (oruç) et le pèlerinage (haç) constituent les pratiques rituelles communes à l’ensemble des musulmans sans distinction d’appartenance à une branche ou à une doctrine théologique. Il précise que des sources alévies mettent fortement l’accent sur la prière et sur le jeûne de Ramadan et que les recherches sociologiques ont permis de constater que, dans différentes régions du pays, des alévis pratiquent ces rites. Il indique par ailleurs que la confession alévie doit être considérée comme une tradition ou un ordre soufi adapté au système social organisé autour des « foyers » (ocak, une sorte d’organisation tribale), selon la doctrine de la « triade » (Haqq, Mahomet et Ali), c’est-à-dire qu’il n’y a qu’un seul Dieu (Allah), que Mahomet est son prophète et qu’Ali est son saint. Un autre concept central chez les alévis serait l’expression « ahl al-Bayt », qui désignerait les proches de Mahomet.

Quant au « sunnisme », l’avis précise que ce terme renvoie à la « Sunna », ou ahl al-sunnah, qui représente la ligne de conduite du prophète Mahomet. Il dit qu’on considère en général que ce terme désigne les branches théologiques islamiques, telles que le salafisme, l’asharisme et le maturidisme, et les branches des écoles juridiques, à savoir le hanéfisme, le malikisme, le chaféisme et le hanbalisme. Il ajoute que, selon les docteurs du sunnisme, afin de pouvoir tirer des conclusions précises des nasses (dogmes de l’islam, qui comprennent les règles du Coran et de la sunna) et de trancher les questions controversées, il convient de se fonder sur des versets solides du Coran, de prendre en considération les hadiths (tradition prophétique) incontestés, d’essayer de comprendre les nasses dans leur intégralité et, en général, de subordonner la rationalité à la révélation, en acceptant la signification apparente des nasses.

L’avis précise également qu’il n’est pas correct du point de vue scientifique d’assimiler la confession alévie au sunnisme ni le statut des cemevis à celui des lieux de culte, dans la mesure où les cemevis ne sont que des lieux où les adeptes de la confession alévie pratiquent des « usages et cérémonies » (adap ve erkan). Il ajoute que l’alévisme ne peut donc être comparé qu’avec les autres formations soufies de l’islam, telles que quadiriyya et naqshbandiyya (ordres soufis).

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La Constitution

45. Les dispositions pertinentes de la Constitution sont libellées ainsi :

Article 2

« La République de Turquie est un État de droit démocratique, laïc et social, respectueux des droits de l’homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d’Atatürk et reposant sur les principes fondamentaux énoncés dans le préambule. »

Article 4

« Les dispositions de l’article premier de la Constitution qui stipulent que la forme de l’État est celle d’une république, ainsi que les dispositions de l’article 2 relatives aux caractéristiques de la République et celles de l’article 3, ne peuvent être modifiées et leur modification ne peut être proposée. »

Article 10

« Tous les individus sont égaux devant la loi sans aucune discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe, l’opinion politique, la croyance philosophique, la religion, l’appartenance à un courant religieux ou d’autres motifs similaires.

Les femmes et les hommes ont des droits égaux. L’État est tenu d’assurer la mise en pratique de cette égalité.

Nul privilège ne peut être accordé à un individu, une famille, un groupe ou une catégorie quelconque.

Les organes de l’État et les autorités administratives sont tenus d’agir conformément au principe de l’égalité devant la loi en toute circonstance. »

Article 14

« Les droits et libertés mentionnés dans la Constitution ne peuvent être exercés dans le but de porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’État et à l’unité de la nation ou de supprimer la République démocratique et laïque fondée sur les droits de l’homme.

Aucune disposition de la Constitution ne peut être interprétée en ce sens qu’elle accorderait à l’État ou à des individus le droit de mener des activités destinées à anéantir les droits et libertés fondamentaux inscrits dans la Constitution ou à limiter ces droits et libertés dans une mesure dépassant celle stipulée par la Constitution.

La loi fixe les sanctions applicables aux personnes qui mèneraient des activités contraires à ces dispositions. »

Article 24

« Chacun a droit à la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuse.

Les prières, rites et cérémonies religieux sont libres, sous réserve des dispositions de l’article 14.

Nul ne peut être contraint de participer à des prières ou à des cérémonies et rites religieux ni de divulguer ses croyances et ses convictions religieuses ; nul ne peut être blâmé ni inculpé à cause de ses croyances ou convictions religieuses.

L’éducation et l’enseignement religieux et éthique sont dispensés sous la surveillance et le contrôle de l’État. L’enseignement de la culture religieuse et de la morale figure parmi les cours obligatoires dispensés dans les établissements scolaires du primaire et du secondaire. En dehors de ces cas, l’éducation et l’enseignement religieux sont subordonnés à la volonté propre de chacun et, en ce qui concerne les mineurs, à celle de leurs représentants légaux.

Nul ne peut, de quelque manière que ce soit, exploiter la religion, les sentiments religieux ou les choses considérées comme sacrées par la religion, ni en abuser dans le but de faire reposer, même partiellement, l’ordre social, économique, politique ou juridique de l’État sur des préceptes religieux ou de s’assurer un intérêt ou une influence sur le plan politique ou personnel. »

Article 136

« La [DAR], qui relève de l’administration générale, remplit les fonctions qui lui sont confiées en vertu de la loi spécifique qui la régit, conformément au principe de laïcité, en se tenant à l’écart de toute opinion ou idée politique, et en cherchant à réaliser la solidarité et l’union nationales. »

Article 174

« Aucune disposition de la Constitution ne peut être comprise ou interprétée comme impliquant l’inconstitutionnalité des dispositions en vigueur, à la date de l’adoption de la Constitution par référendum, des lois de réforme énumérées ci-dessous et dont le but est de hisser le peuple turc au-dessus du niveau de la civilisation contemporaine et de sauvegarder le caractère laïc de la République de Turquie :

(...)

3) la loi no 677 du 30 novembre 1341 (1925) sur la fermeture des couvents de derviches et des mausolées et sur l’abolition et l’interdiction des fonctions de gardien de mausolée et de certains titres ;

(...) »

B. Les fonctions de la DAR

46. Les dispositions pertinentes de la loi no 633 du 22 juin 1965 sur l’établissement et les fonctions de la DAR sont libellées ainsi :

Article 1

« La [DAR], rattachée au Premier ministre, est chargée de traiter les affaires relevant du domaine des croyances, du culte et de la morale de l’islam, et d’éclairer la société dans le domaine de la religion ainsi que d’administrer les lieux de culte. »

Article 5

« Le Conseil supérieur des affaires religieuses constitue la plus haute autorité de décision et de consultation. Il se compose de seize membres (...)

Il est compétent pour :

a) répondre à toute question concernant la religion, donner son avis et prendre des décisions dans le domaine religieux en tenant compte des sources et de la méthodologie de l’islam ainsi que de l’expérience historique (...)

(...)

c) analyser les différentes interprétations religieuses, les groupements socioreligieux ainsi que les groupements culturels et religieux tant au pays qu’à l’étranger et réaliser des travaux, procéder à des consultations et organiser des réunions et conférences sur ces questions ;

(...) »

Article 7

« Les unités de service, les fonctions et les pouvoirs de la direction des affaires religieuses sont :

a) La direction générale des Services religieux

1) Inaugure et dirige des salles de prière et des mosquées afin d’assurer la pratique religieuse et d’exécuter les services du culte (...)

(...)

10) Organise des activités visant les cercles relevant de différentes interprétations religieuses, les groupements socioreligieux ainsi que les groupements traditionnels culturels et religieux qui adhèrent à la religion musulmane.

(...)

d) La Direction générale des relations internationales

1) Dans le cadre des conventions et des relations internationales, assure des services religieux et la formation religieuse des citoyens résidant à l’étranger (...)

(...) »

Article 35

« Les mosquées et les salles de prières sont inaugurées à la pratique religieuse par l’autorisation de la [DAR] et sont administrées par celle-ci. L’administration des mosquées et des salles de prière déjà ouvertes avec ou sans autorisation (...) est confiée à la [DAR] dans les trois mois à compter de leur ouverture. La [DAR] affecte les postes dans la mesure des moyens (...) »

47. En vertu des articles 9 et 11 de cette loi, le personnel de la DAR doit satisfaire aux conditions prévues par la loi no 657 du 14 juillet 1965 sur la fonction publique.

C. Le statut des lieux de culte en droit turc

1. Règlement no 2/1958 du Conseil des ministres

48. L’article 3 du règlement adopté par le Conseil des ministres le 18 février 1935 et portant application de la loi sur la réglementation du port de certains vêtements définit comme suit le lieu de culte :

« Les lieux de culte (mabedler) sont des lieux clos affectés à la pratique du culte de chaque religion et créés conformément à la procédure. »

49. Le droit turc ne fixe pas de procédure spécifique d’octroi du statut de « lieu de culte » (mabed ou ibadethane). Dans la pratique, le règlement précité est interprété comme imposant l’existence d’un lien entre le lieu de culte et la pratique du culte d’une religion. Dans les textes pertinents, seules les mosquées (et les masdjids), les églises et les synagogues sont expressément qualifiées de lieux de culte, respectivement ceux de la religion musulmane, de la religion chrétienne et de la religion juive.

La qualification de lieu de culte a plusieurs conséquences importantes sur le plan du régime juridique : tout d’abord, les lieux de culte sont exonérés de nombreux impôts et taxes. Ensuite, les frais d’électricité sont pris en charge par un fonds de la DAR. Enfin, lors de l’établissement d’un plan d’urbanisme, des emplacements doivent être réservés aux lieux de culte, dont la création est cependant soumise à certaines conditions (Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfı, précité, §§ 20-28).

2. Décision no 2002/4100 du Conseil des ministres

50. La décision no 2002/4100, adoptée par le Conseil des ministres et publiée le 23 mai 2002 au Journal officiel, est ainsi libellée dans ses parties pertinentes en l’espèce :

Article 2

« Les personnes ou organisations ci-dessous [reliées au service d’électricité] sont exemptées [des dispositions] de l’article 1 § 1 de la loi no 4736 dans les conditions prévues à l’article 3 de la présente décision :

(...)

e) les organisations caritatives, les associations, les fondations, les musées, les écoles publiques (...),

f) les lieux de culte (mosquées [camii], masdjids [mescit], églises, synagogues [havra, sinagog]) (...) »

Article 3

Les tarifs applicables aux abonnés énumérés à l’article 2 de la présente décision sont fixés selon les règles suivantes :

(...)

e) L’écart entre les tarifs applicables au groupe d’abonnés suivants : organisations caritatives, associations, fondations, musées, écoles publiques (...) et ceux applicables aux autres abonnés ne peut dépasser 15 livres turques par kw/heure (...)

f) (...) Les frais d’électricité des lieux de culte sont pris en charge par un fonds de la [DAR] (...) »

51. En vertu de l’article 1 § 1 de la loi no 4736, publiée au Journal officiel le 19 janvier 2002, certains établissements publics ne peuvent être exonérés du paiement des factures d’électricité.

D. La fermeture des couvents de derviches et l’abolition et l’interdiction de certains titres

52. L’article premier de la loi no 677 du 30 novembre 1925 sur la fermeture des couvents de derviches et des mausolées et sur l’abolition et l’interdiction des fonctions de gardien de mausolée et de certains titres se lit ainsi :

« Sur les territoires de la République de Turquie, tous les tekkes et zaviyes (couvents de derviches) créés soit en tant que fondations, soit en tant que propriétés d’un cheikh, soit de toute autre façon, sont totalement fermés, sous réserve du droit de possession de leurs propriétaires. Ceux qui, conformément à la procédure prévue par la législation, sont toujours utilisés comme mosquées ou salles de prière restent en fonction.

En particulier, l’usage de certains titres religieux tels que Seyhlik, Dervichlik, Muritlik, Dedelik, Seyitlik, Celebilik, Babalık (...) est interdit. Sur les territoires de la République de Turquie, les mausolées appartenant (...) à un ordre soufi [tarika] ou utilisés dans un objectif d’intérêt, ainsi que les autres mausolées, sont fermés (...) Sont passibles d’une peine d’emprisonnement d’au moins de trois mois et d’une amende quiconque ouvre un tekke ou un zaviye ou un mausolée et y exerce ces activités de nouveau ou quiconque fournit un lieu à l’exercice des pratiques et rituels soufis [ayini tarikat], même provisoirement, et porte les titres susmentionnés ou se livre aux activités y attachées (...) »

E. Rapport final élaboré à l’issue des ateliers alévis

53. Les parties pertinentes du rapport final (paragraphe 41 ci-dessus) sont ainsi libellées :

« (...) Même s’il est erronément proposé de comparer le sunnisme à l’alévisme, en réalité l’un et l’autre ne sont pas identiques et ne présentent pas de particularités structurelles comparables (...)

(...) L’alévisme est un phénomène original [özgün bir oluşum], qui s’inscrit dans la réalité religieuse profondément enracinée dans la société et l’histoire turques, et qui présente des particularités qui lui sont propres tant sur le plan théologique que sur le plan de la tradition ou de la pratique, fondées sur la théologie et la terminologie musulmanes (...) Alors que certains chercheurs y voient un ordre soufi, il s’agit pour d’autres d’une branche [mezhep] de l’islam. À cela s’ajoutent certaines tendances marginales qui considèrent l’alévisme comme une religion. Or, le sunnisme (...) est distinct de l’alévisme sur le plan de la forme et des valeurs de référence (...) [pp. 40-41].

Alors que le sunnisme s’est formé à partir de ces caractéristiques formelles et normatives, l’alévisme s’est constitué dans une tradition orale et se caractérise par ces tendances et choix culturels. Certes, on peut parler de caractéristiques communes au sunnisme et à l’alévisme, mais il est inutile de trop mettre d’accent sur [ces points communs], car ils sont distincts du point de vue de la croyance, de la pratique, des mœurs, des cérémonies et des valeurs de référence. [En revanche], une proximité entre l’alévisme et le sunnisme peut se déduire de leurs points communs sur le plan de la religion et de la culture musulmanes (...) [p. 41].

(...) La confession alévie, apparue à l’époque ottomane, doit être admise comme une communauté distincte du sunnisme (...) Aujourd’hui, il est juste de considérer l’alévisme anatolien [Anadolu Aleviliği] comme une structure ayant des particularités qui lui sont propres (...) [p. 42].

(...) Les principaux choix à l’origine de la structure de l’alévisme actuel se dessinèrent à partir du XIVe siècle. Au début, l’alévisme se distancia des interprétations shiite et sunnite de l’islam, mais jamais il ne cessa de garder des liens avec ces traditions. En réalité, cette relation constitue le principal syncrétisme de cette croyance. En même temps, l’alévisme réussit à synthétiser les traditions préislamiques et l’islam. [Au fur et à mesure,] la perception faisant de l’islam la branche mère se transforma en croyance nouvelle, ouverte aux caractéristiques religieuses et confessionnelles diverses [p. 45].

(...) Lors des ateliers, un consensus s’est dégagé autour de l’idée que la confession alévie constitue une voie de croyance et de fondement [inanç ve erkan yolu] axée sur les concepts Haqq, Mahomet et Ali dans le cadre de la religion musulmane [p. 91].

(...)

Les faits que les cemevis ne disposent d’aucun statut officiel et que les dedes, les ministres [alévis], sont considérés comme des hors-la-loi du point de vue juridique constituent les principaux problèmes institutionnels que rencontrent les alévis (...)

En tant qu’institutions modernes, les cemevis trouvent leurs sources dans la pratique du ayin-i cem [cérémonie de cem], rituel fondamental de la confession alévie.

Dans la confession alévie, l’activité religieuse la plus importante est la réunion de cem, dirigée par les dedes ou pir, ministres du culte alévi [p. 161].

De nos jours, même si les cemevis n’ont aucune base légale, ils continuent de facto d’exister [p. 164].

[Nonobstant un déclin de sa fonction dû à la modernisation de la communauté alévie], le rôle du dede est incontestable dans la communauté [p. 167].

[Toutefois, l’institution du dede] connaît de nombreux problèmes profonds. Tout d’abord, les lois nient catégoriquement tous ses rôles et missions (...) Par conséquent, sous la République, la confession alévie s’est vu obligée de maintenir son existence « sans dedes et sans rituel » [p. 168].

Les alévis sont privés de guides formés. Même si les dedes [ont une autorité relative] du fait de leur ascendance (...), ils ne jouent aucun rôle dans la structure du service public [p. 169].

Les alévis ont souligné que leurs contributions fiscales devaient être prises en considération dans la prestation des services dispensés par la DAR et ils se sont dit mécontents que rien n’ait été fait pour répondre à leur situation spécifique. Ils ont demandé que l’État tienne compte de leurs besoins spécifiques sur une base équitable (...) [p. 171].

En revanche, la demande tendant à faire reconnaître les cemevis comme des lieux de culte rencontre un écho considérable chez les alévis. Il convient d’admettre que, de nos jours, les alévis ne pratiquent pas leur propre rite dans les mosquées, [contrairement] aux musulmans en général, et qu’ils accomplissent leur cérémonie de cem dans des cemevis. Faisant du cem leur pratique rituelle [ibadet], ils voient dans les cemevis leurs lieux de culte. Aujourd’hui, chez les alévis, cette conception est communément admise et ils sont résolus à considérer que les rituels accomplis dans les cemevis constituent un élément fondamental de leur pratique religieuse [pp. 171‑172].

Pour un sunnite, l’assimilation du cemevi à une mosquée est destructrice tant pour l’islam que pour la confession alévie (...) Toutefois, il convient de tenir compte de l’inexistence, du point de vue des ordres sunnites, d’une séparation étanche entre les couvents (dergah) et les mosquées. [En principe], un sunnite ne voit aucune contradiction entre la fréquentation à la fois d’un couvent et d’une mosquée (...) Toutefois, même s’il existe certaines exceptions, la place de la mosquée est toujours contestée dans la conception répandue chez les alévis (...) Même si les sunnites souhaitent associer les alévis à la mosquée (...), de nos jours, la réalité telle qu’elle ressort des exemples alévis consiste à admettre que les lieux qui représentent les alévis sont les cemevis, bien plus que les mosquées [pp. 174-175].

(...) À la lumière de ce qui précède, [il est recommandé au Gouvernement] de prendre en considération les points suivants pour la paix sociale [pp. 189-194] :

I. L’encadrement et la définition de la confession alévie doivent intégralement et exclusivement relever des alévis (...)

II. Les alévis se disent victimes d’une discrimination dans la société et dans leurs relations avec l’État. Dans les meilleurs délais et dans une transparence totale, l’État doit prendre des mesures pour faire disparaître cette idée (...) En tout état de cause, il convient de mettre fin à toute pratique discriminatoire et d’abolir le cadre légal qui institutionnalise et nourrit la discrimination.

(...)

IV. La question alévie doit être examinée et réglée dans le respect des principes de la laïcité et de l’état de droit (...)

(...)

X. Les alévis doivent pouvoir bénéficier des services fournis par la DAR, sur le même pied que les citoyens sunnites dans le cadre commun de la religion musulmane (...)

XI. Il convient de mener des études pour s’assurer que la DAR, dans sa structure actuelle, puisse fournir un service aux groupes de croyance fondés sur l’islam autre que sunnite (...)

(...)

XIV. Au sujet des services religieux, il convient également de tenir compte des revendications des alévis qui ne souhaitent pas être liés avec la DAR et de leur permettre de créer une organisation répondant aux nécessités de la vie en société et respectant le principe de laïcité (...)

XV. Il est impératif de modifier la Constitution afin de résoudre les problèmes posés en pratique par le cours obligatoire de religion (...)

(...)

XXII. Il convient de conférer un statut juridique aux cemevis et de s’assurer que leurs besoins sont pris en charge par l’État dans le respect du principe de l’égalité.

XXIII. Une commission juridique doit être créée afin d’examiner les revendications des groupes religieux qui jugent insuffisant le service fourni par la DAR ou qui n’en bénéficient pas ou ne souhaitent pas en bénéficier (...)

XXIV. La proposition d’instaurer un impôt cultuel doit être étudiée en tenant compte de la dimension sociale, religieuse et culturelle.

(...) »

III. LES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Le Conseil de l’Europe

1. Textes adoptés par la Commission de Venise

a) Lignes directrices visant l’examen des lois en matière de religion ou de convictions religieuses

54. Les parties pertinentes du document intitulé « Lignes directrices visant l’examen des lois affectant la religion ou les convictions religieuses », adopté par la Commission de Venise lors de sa 59e session plénière (Venise, 18 et 19 juin 2004, CDL-AD(2004)028), se lisent comme suit :

« II. Questions de fond généralement soulevées par la législation

(...)

« 2. Définition du terme « religion ». La législation tente fréquemment – et cela se comprend – de définir le mot « religion » ou des termes associés (« sectes », « cultes », « religion traditionnelle », etc.). Cependant, aucune définition généralement acceptée de ces vocables ne figurant dans le droit international, de nombreux États se sont heurtés à des difficultés terminologiques. D’aucuns prétendent même que ces mots ne sauraient être définis au sens juridique, en raison de l’ambiguïté inhérente au concept même de religion. Une erreur définitionnelle courante consiste à exiger une croyance en Dieu pour qualifier une activité de religion alors que le bouddhisme classique et l’hindouisme – pour ne citer que deux contre-exemples manifestes – sont respectivement non théiste et polythéiste. (...)

3. Religion ou conviction. Les normes internationales n’évoquent jamais la religion considérée isolément mais la « religion ou la conviction ». Ce dernier vocable désigne généralement des convictions profondes relatives à la condition humaine et au monde. De sorte que l’athéisme et l’agnosticisme, par exemple, sont habituellement considérés comme ayant droit à la même protection que les croyances religieuses. Nombreuses sont les législations qui ne protègent pas de manière adéquate (ou qui ne mentionnent même pas) les droits des non-croyants. (...)

B. Valeurs fondamentales sous-tendant les normes internationales relatives à la liberté de religion ou de conviction

Un consensus très large s’est dégagé au sein de la zone [de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (...)] sur les contours du droit à la liberté de religion ou de conviction, tel qu’il est formulé dans les instruments internationaux applicables. Les points essentiels qu’il convient de prendre en considération pendant l’examen de la législation pertinente sont les suivants :

1. For intérieur (forum internum). Les principaux instruments internationaux confirment que « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ». Contrairement aux manifestations de la religion, le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion dans le for intérieur (...) est absolu et ne saurait être soumis à la moindre limite. Ainsi, par exemple, il est inadmissible d’adopter une loi imposant la déclaration non volontaire des croyances religieuses (...) »

b) Lignes directrices conjointes sur la personnalité juridique des communautés religieuses ou de conviction

55. Le document intitulé « Lignes directrices conjointes sur la personnalité juridique des communautés religieuses ou de conviction », adopté par la Commission de Venise lors de sa 99e session plénière (Venise, 13‑14 juin 2014, CDL-AD(2014)023), énonce ce qui suit dans ses parties pertinentes (références omises) :

« Partie IV. Privilèges des communautés ou organisations religieuses ou de conviction

38. Les États peuvent opter pour accorder certains privilèges aux communautés ou organisations religieuses ou de conviction. Il peut s’agir d’aides financières, de contributions financières accordées aux communautés religieuses ou de conviction par le biais du système fiscal, ou d’affiliation à des organismes publics de radiodiffusion. C’est uniquement dans le cadre de l’octroi de tels avantages que des conditions supplémentaires peuvent être posées aux communautés religieuses ou de conviction, dans la mesure où ces exigences restent proportionnées et non discriminatoires.

(...)

39. L’État est habilité à octroyer de tels privilèges mais, ce faisant, il doit veiller à ce qu’ils soient accordés et mis en œuvre d’une manière non discriminatoire. Cela suppose que le traitement ait une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire qu’il poursuive un but légitime et qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

40. Plus spécifiquement, l’existence ou la conclusion d’accords entre un État et une communauté religieuse donnée, ou d’une Loi instaurant un régime spécial en faveur de celle-ci n’est, en principe, pas contraire au droit à la non-discrimination fondée sur la religion ou les convictions, à condition qu’il existe une justification objective et raisonnable pour cette différence de traitement et que des accords similaires puissent être conclus par d’autres communautés religieuses qui le souhaiteraient. Des accords et la législation peuvent reconnaître les différences tenant au rôle joué par diverses religions dans l’histoire et la société d’un pays donné. Une différence de traitement entre les communautés religieuses ou de conviction qui se traduit par l’octroi d’un statut juridique spécifique – assorti de privilèges conséquents, tandis que ce traitement de faveur est refusé aux autres communautés religieuses ou de conviction qui n’ont pas obtenu ce statut – est compatible avec l’exigence de non-discrimination sur la base de la religion ou de la conviction si un État établit un cadre pour octroyer aux communautés religieuses la personnalité juridique et un statut spécifique y associé. Toutes les communautés religieuses ou de conviction qui le souhaitent doivent avoir une possibilité adéquate de demander ce statut et les critères établis doivent être appliqués de manière non discriminatoire.

41. Même le fait qu’une religion est reconnue en tant que religion d’État ou qu’elle est établie en tant que religion officielle ou traditionnelle, ou que ses adeptes représentent la majorité de la population peut être acceptable, à condition que cela ne porte en rien atteinte à la jouissance de l’un quelconque des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et n’entraîne aucune discrimination contre les adeptes d’autres religions ou les non-croyants. En particulier certaines mesures de caractère discriminatoire pour ces derniers, comme le fait de limiter l’accès à des services de l’État aux membres de la religion prédominante ou de leur accorder des privilèges économiques, ou d’imposer des restrictions spéciales à la pratique d’autres religions, ne sont pas conformes à l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion ou la conviction, ni à la garantie d’une protection égale.

42. Les droits examinés dans la deuxième et dans la troisième partie, y compris la liberté de manifester collectivement sa religion ou sa conviction et le droit à la personnalité juridique sont à envisager non comme des privilèges, mais comme des droits constituant des éléments fondamentaux de la liberté de religion ou de conviction. Il faut également éviter, comme nous l’avons vu plus haut, de recourir de manière abusive à l’accès à la personnalité juridique pour restreindre les droits des personnes ou des communautés désireuses d’exercer leur liberté de religion ou de conviction en faisant dépendre, de quelque manière que ce soit, ce droit fondamental de procédures d’enregistrement ou de restrictions similaires. D’autre part, l’accès à la personnalité juridique devrait être accessible à un nombre aussi grand que possible de communautés, et n’en exclure aucune au motif qu’elle n’est pas une religion ou conviction « traditionnelle » ou « reconnue ». Pour que les différences de traitement dans les procédures d’octroi de la personnalité juridique soient compatibles avec le principe de non-discrimination, elles doivent être justifiées par des motifs objectifs et raisonnables, les différences de traitement ne peuvent avoir un impact démesuré sur l’exercice de la liberté de religion ou de conviction des communautés (minoritaires) concernées et de leurs membres, et l’obtention de la personnalité juridique par lesdites communautés ne doit pas être excessivement laborieuse. »

2. Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)

56. Dans son quatrième rapport sur la Turquie, adopté le 10 décembre 2010 et publié le 8 février 2011 (TUR-CBC-IV-2011-005), l’ECRI a notamment dit ce qui suit (références omises) :

« 100. La population alévie entretient de manière générale de bonnes relations avec la population majoritaire. Néanmoins, la question de l’éducation religieuse dans les établissements d’enseignement primaire et secondaire (obligatoire en vertu de l’article 24 de la Constitution et de l’article 12 de la loi no 1739 sur l’éducation nationale) est une source de préoccupation pour cette communauté. (...)

101. Les représentants alévis se plaignent également d’un traitement discriminatoire, du fait que l’État accorde une aide financière à certaines confessions seulement – il prend en charge par exemple les frais d’électricité de certains lieux de culte. Les cemevis, en particulier, ne sont pas reconnus comme des lieux de culte (alors que les mosquées, les synagogues et les églises le sont). Par conséquent, hormis quelques cas au niveau local, ils n’ont pas obtenu d’aide publique ; de même, aucun lycée alévi ne bénéficie d’une aide de l’État. Les obsèques, fin 2009, d’un soldat alévi selon les rites sunnites ont également provoqué la consternation de certains alévis.

102. L’ECRI note avec intérêt qu’en 2009, le gouvernement a organisé une série d’ateliers avec différents groupes de la communauté alévie, afin d’examiner directement avec eux les questions qui les préoccupent et de commencer à y répondre. Elle note également avec intérêt les informations selon lesquelles le gouvernement turc aurait l’intention d’étendre son initiative démocratique aux alévis.

103. L’ECRI recommande aux autorités turques de prendre toutes les mesures nécessaires en vue de l’exécution pleine et rapide de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Hasan et Eylem Zengin, de manière à mettre le droit et la pratique turcs dans le domaine de l’éducation religieuse en conformité avec les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme.

104. L’ECRI recommande aux autorités turques d’examiner les préoccupations de la communauté alévie en matière de traitement discriminatoire, et en particulier les questions liées au financement et aux lieux de culte, et de prendre toutes les mesures nécessaires pour remédier à toute discrimination constatée.

105. L’ECRI encourage vivement les autorités turques à poursuivre leurs efforts pour engager un dialogue constructif et favoriser de bonnes relations avec la communauté alévie. »

B. Les Nations unies

1. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques

57. Les dispositions pertinentes du Pacte international relatif aux droits civils et politiques énoncent ceci :

Article 18

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte et l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement. »

Article 26

« Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi. À cet égard, la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique et de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. »

Article 27

« Dans les États où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d’avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion, ou d’employer leur propre langue. »

2. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies

58. Dans son observation générale no 22 relative à l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (liberté de pensée, de conscience et de religion), adoptée en 1993, le Comité des droits de l’homme a dit ceci :

« 2. L’article 18 protège les convictions théistes, non théistes et athées, ainsi que le droit de ne professer aucune religion ou conviction. Les termes conviction et religion doivent être interprétés au sens large. L’article 18 n’est pas limité, dans son application, aux religions traditionnelles ou aux religions et croyances comportant des caractéristiques ou des pratiques institutionnelles analogues à celles des religions traditionnelles. Le Comité est donc préoccupé par toute tendance visant à faire preuve de discrimination à l’encontre d’une religion ou d’une conviction quelconque pour quelque raison que ce soit, notamment parce qu’elle est nouvellement établie ou qu’elle représente des minorités religieuses susceptibles d’être en butte à l’hostilité d’une communauté religieuse dominante.

(...)

4. La liberté de manifester une religion ou une conviction peut être exercée « individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé ». La liberté de manifester sa religion ou sa conviction par le culte, l’accomplissement des rites, les pratiques et l’enseignement englobent des actes très variés. Le concept de rite comprend les actes rituels et cérémoniels exprimant directement une conviction, ainsi que différentes pratiques propres à ces actes, y compris la construction de lieux de culte, l’emploi de formules et d’objets rituels, la présentation de symboles et l’observation des jours de fête et des jours de repos. (...) En outre, la pratique et l’enseignement de la religion ou de la conviction comprennent les actes indispensables aux groupes religieux pour mener leurs activités essentielles, tels que la liberté de choisir leurs responsables religieux, leurs prêtres et leurs enseignants, celle de fonder des séminaires ou des écoles religieuses, et celle de préparer et de distribuer des textes ou des publications de caractère religieux.

(...)

9. Le fait qu’une religion est reconnue en tant que religion d’État ou qu’elle est établie en tant que religion officielle ou traditionnelle, ou que ses adeptes représentent la majorité de la population, ne doit porter en rien atteinte à la jouissance de l’un quelconque des droits garantis par le Pacte, notamment les articles 18 et 27, ni entraîner une discrimination quelconque contre les adeptes d’autres religions ou les non-croyants. En particulier certaines mesures de caractère discriminatoire pour ces derniers, par exemple des mesures restreignant l’accès au service de l’État aux membres de la religion prédominante, leur accordant des privilèges économiques ou imposant des restrictions spéciales à la pratique d’autres religions, ne sont pas conformes à l’interdiction de la discrimination fondée sur la religion ou la conviction, ni à la garantie d’une protection égale énoncées à l’article 26. Les mesures envisagées au paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte constituent d’importantes protections contre les atteintes aux droits des minorités religieuses et d’autres groupes religieux du point de vue de l’exercice des droits protégés par les articles 18 et 27, et contre les actes de violence ou de persécution dirigés contre ces groupes. Le Comité souhaite être informé des mesures prises par les États parties concernés pour protéger la pratique de toutes les religions ou convictions contre toute atteinte, et pour protéger leurs adeptes contre la discrimination. De même, des renseignements sur le respect des droits des minorités religieuses en vertu de l’article 27 sont nécessaires au Comité pour pouvoir évaluer la mesure dans laquelle la liberté de pensée, de conscience, de religion et de conviction a été protégée par les États parties. Les États parties concernés devraient également inclure dans leurs rapports des renseignements sur les pratiques qui selon leur législation et leur jurisprudence sont blasphématoires et punissables à ce titre.

10. Si un ensemble de convictions est traité comme une idéologie officielle dans des constitutions, des lois, des proclamations des partis au pouvoir, etc., ou dans la pratique, il ne doit en découler aucune atteinte aux libertés garanties par l’article 18 ni à aucun autre droit reconnu par le Pacte, ni aucune discrimination à l’égard des personnes qui n’acceptent pas l’idéologie officielle ou s’y opposent. »

3. Rapport sur la liberté de religion ou de conviction du 22 décembre 2011 présenté par le Rapporteur spécial des Nations unies

59. Le Rapporteur spécial des Nations unies sur la liberté de religion ou de conviction, M. Heiner Bielefeldt, a présenté son rapport annuel à l’Assemblée générale des Nations unies le 22 décembre 2011 (document A/HCR/19/60). Les paragraphes pertinents en l’espèce sont libellés comme suit (références omises) :

« III. (...)

D. Question du statut privilégié de certaines communautés religieuses ou de conviction

59. De nombreux États prévoient l’attribution d’un statut privilégié à des communautés religieuses ou de conviction ou − le plus souvent − à quelques-unes d’entre elles seulement. Un tel statut spécial comporte des avantages qui vont généralement bien au-delà de ceux attachés à la personnalité juridique et peuvent inclure des privilèges matériels comme des exonérations fiscales, des subventions ou une participation dans les organismes publics de radiodiffusion et télédiffusion. Le terme « reconnaissance » est souvent employé pour désigner un tel statut privilégié, qui peut être accordé à certaines confessions tandis que d’autres risquent d’en être exclues.

60. Si les États ont incontestablement l’obligation, au regard des droits de l’homme, d’offrir la possibilité aux communautés religieuses ou de conviction d’obtenir de façon générale la personnalité juridique, l’attribution d’un statut plus spécifique en faveur de communautés religieuses ou de conviction ne découle pas directement de la liberté de religion ou de conviction. Différentes options s’offrent aux États à cet égard, et il y a place pour un large éventail de possibilités. Tandis que pour de nombreux États, l’offre d’un tel statut spécial s’inscrit dans le cadre des mesures en faveur de la liberté de religion ou de conviction, d’autres États optent au contraire pour des voies différentes afin de s’acquitter de leur obligation de promouvoir la liberté de religion ou de conviction.

61. Si des États prévoient la possibilité d’attribuer des statuts particuliers en faveur de communautés religieuses ou de conviction, ils devraient veiller à ce que la conception et la mise en œuvre de ces dispositions ne soient pas discriminatoires. La non-discrimination est l’un des principes généraux des droits de l’homme. Il se rapporte à la dignité humaine, laquelle doit être respectée d’une manière égale et donc non discriminatoire pour tous les êtres humains. (...)

62. Malheureusement, le Rapporteur spécial a reçu un grand nombre d’informations sur des pratiques et politiques discriminatoires en vigueur dans des États en ce qui concerne l’attribution à certaines confessions d’un statut particulier et d’avantages connexes, tandis que d’autres en sont écartées. Dans de nombreux cas, on ne trouve qu’une vague définition, voire aucune définition, des critères appliqués. Dans plusieurs autres cas, il est fait référence d’une manière générale au patrimoine culturel du pays dans lequel certaines religions auraient joué un rôle prédominant. Même si cela est historiquement exact, on peut s’étonner qu’une telle référence figure dans un texte juridique ou même dans la Constitution. La référence au rôle historique prédominant d’une religion particulière peut facilement se transformer en prétexte pour réserver un traitement discriminatoire aux adeptes d’autres religions ou convictions. De nombreux exemples montrent que cela est effectivement le cas.

63. En outre, un certain nombre d’États ont institué une religion d’État officielle, dont le statut est même souvent consacré dans la Constitution. Bien que dans la plupart des cas, une seule religion bénéficie d’un tel statut officiel, il existe aussi des exemples de pays où coexistent au moins deux religions d’État. Les conséquences pratiques de l’institution d’une religion d’État peuvent être très différentes, et vont de l’attribution à une religion d’un rang de supériorité plus ou moins symbolique à des mesures rigides visant à protéger le rôle prédominant de la religion d’État contre toute concurrence d’autres confessions ou contre toute critique publique. (...) L’attribution d’un statut privilégié à certaines confessions ou l’institution d’une religion d’État officielle s’inscrit parfois dans le cadre d’une politique visant à promouvoir l’identité nationale. Or, il ressort de l’expérience de nombreux pays qu’une telle politique engendre de sérieux risques de discrimination à l’égard de minorités, par exemple des membres de communautés religieuses d’immigrants ou de nouveaux mouvements religieux.

(...)

IV. Conclusions et recommandations

(...)

72. En outre, si les États décident d’accorder un statut particulier lié à certains avantages d’ordre financier ou autre, ils devraient faire en sorte qu’un tel statut ne constitue pas une discrimination de jure ou de facto à l’égard des membres d’autres religions ou convictions. S’agissant du concept de « religion d’État » officielle, le Rapporteur spécial fait valoir qu’il paraît difficile, voire impossible, d’envisager une application de ce concept qui, dans la pratique, n’entraînerait pas d’effets préjudiciables pour les minorités religieuses et, partant, une discrimination à l’égard de leurs membres.

73. En se fondant sur les considérations qui précèdent, le Rapporteur spécial souhaite faire les recommandations ci-après :

(...)

i) Lorsque les États offrent un statut juridique privilégié à certaines communautés religieuses ou de conviction ou à d’autres groupes, l’attribution de ce statut particulier devrait respecter strictement le principe de non-discrimination ainsi que le droit à la liberté de religion ou de conviction de tous les êtres humains ;

j) Tout statut particulier accordé par l’État à certaines communautés religieuses ou de conviction ou à d’autres groupes ne devrait jamais être instrumentalisé à des fins politiques axées sur l’identité nationale, en raison des effets préjudiciables que cela risque d’avoir sur la situation des personnes appartenant à des communautés minoritaires. »

IV. LE DROIT COMPARÉ

60. Selon les renseignements dont la Cour dispose concernant trente-quatre des quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe[1], il n’existe pas de modèle unique d’organisation des relations entre l’État et les communautés religieuses. Il ressort des systèmes constitutionnels de différents États une large diversité de régimes, qui peuvent être regroupés en trois catégories :

a) une séparation plus ou moins totale entre l’État et les organisations religieuses (comme en Albanie, en Azerbaïdjan, en France – à l’exception notamment de l’Alsace-Moselle –, en Ukraine, ainsi que dans certains cantons suisses) ;

b) l’existence d’une Église d’État (comme au Danemark, en Islande, au Royaume-Uni en ce qui concerne l’Église d’Angleterre, en Suède avant 2000, dans certains pays d’Europe de l’est et du sud où les Églises orthodoxes ou d’autres Églises nationales ont une place spéciale, comme l’Arménie, la Bulgarie, la Géorgie, la Grèce, la République de Moldova, la Roumanie et la Serbie) ; et

c) des relations de type concordataire. Dans ce modèle, bien qu’il existe formellement une séparation entre l’État et les communautés religieuses, des concordats ou accords entre l’État et l’Église régissent les rapports entre les deux (ce dernier modèle prévalant dans la majorité des pays européens).

61. Par ailleurs, dans une majorité d’États[2], il existe un moyen ou une procédure permettant de faire reconnaître un culte. Si les conditions sont réunies, la communauté religieuse concernée se voit octroyer ce statut juridique. Pour la reconnaissance officielle en tant que culte d’une communauté religieuse autre que la religion majoritaire, les législations respectives prévoient un certain nombre de critères qui doivent être satisfaits dans le cadre des procédures mises en place. Elles fixent également des limitations à la liberté de religion, comparables à celles énoncées au deuxième paragraphe de l’article 9 de la Convention. Dans la plupart des pays, si les critères les plus stricts sont remplis, les communautés religieuses peuvent acquérir un statut comparable à celui de l’Église nationale. Sinon, ils peuvent acquérir un autre type de statut.

62. Pour ce qui concerne le financement des communautés religieuses, il s’agit d’une question complexe, qui dépend de l’évolution historique, sociale et politique de l’État. La doctrine opère une distinction générale entre le financement direct (par exemple des subventions, un impôt cultuel ou ecclésiastique, ou une prise en charge des émoluments des membres du personnel, ecclésiastiques ou autres) et le financement indirect, lequel peut revêtir plusieurs formes (par exemple un régime fiscal favorable, la déductibilité des libéralités et l’entretien des bâtiments et des lieux de culte).

63. Quant au financement direct par l’État, les solutions retenues diffèrent. En effet, dans une majorité d’États, l’État participe directement au financement des dépenses des communautés religieuses. Les subventions budgétaires peuvent être forfaitaires (par exemple en Autriche, en Azerbaïdjan, en Géorgie, en Lituanie et en République tchèque) ou bien être affectées à une fin spécifique. Certains pays connaissent l’impôt cultuel ou ecclésiastique (comme en Allemagne et en Suisse) ou une redevance ecclésiastique (par exemple en Suède), dont la collecte est organisée par l’État. En outre, en Alsace-Moselle (l’une des exceptions au régime de séparation en France), en Belgique, au Luxembourg, dans certains cantons en Suisse et en Serbie, la rémunération des ministres de culte et leur couverture sociale sont prises en charge. En Italie, toutes les confessions peuvent bénéficier d’un financement prélevé sur les ressources fiscales. Ce dernier est subordonné au principe de laïcité et ne doit pas porter atteinte au principe de l’égalité entre les citoyens, à celui de la neutralité de l’État en matière religieuse, à celui de l’égale liberté des confessions religieuses devant la loi ni à celui de la liberté de religion des citoyens. L’Église catholique, ainsi que les communautés religieuses qui ont conclu des accords avec l’État, bénéficient de financements publics directs et indirects.

Dans un certain nombre d’États, il n’y a pas de possibilité de financement direct des communautés religieuses. Elles s’autofinancent. Néanmoins, il peut y avoir des déductions fiscales et d’autres formes de subventions indirectes (comme en Arménie, en France, en ex-République yougoslave de Macédoine – à l’exception de certains territoires – en Irlande, en Lettonie, en République de Moldova, au Portugal, au Royaume-Uni et en Ukraine).

64. Parmi les critères d’octroi d’un financement, la reconnaissance du statut juridique est l’élément clé. Dans les États qui prévoient différents statuts pour les communautés religieuses (par exemple en Allemagne, en Espagne, en Hongrie, en Lituanie, en République tchèque, en Roumanie et en Serbie), le financement varie en fonction de l’importance du statut. Pour les Églises dont le rôle historique est mis en exergue dans les Constitutions, les concordats ou accords, ou d’autres textes, le soutien financier peut être de droit. Autrement, la bienfaisance publique ou l’utilité sociale des communautés religieuses sont souvent prises en compte.

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

65. La Cour observe que, dans ses observations écrites et orales, le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.

Elle constate que la requête soulève sous l’angle de la Convention d’importantes questions de fait et de droit qui appellent un examen au fond. Elle en conclut que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.

Il convient donc de déclarer la requête recevable.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

66. Les requérants soutiennent que le droit national n’a pas adéquatement protégé leur droit de manifester leur religion. Ils se plaignent à cet égard du rejet de leurs demandes tendant entre autres à obtenir pour les adeptes de la confession alévie, qui est la leur, le même service public religieux que celui qui, jusqu’alors, était accordé exclusivement à la majorité des citoyens adhérant à la branche sunnite de l’islam. Ils soutiennent que ce rejet impliquait de la part des autorités nationales une appréciation sur leur confession, au mépris du devoir de neutralité et d’impartialité de l’État vis-à-vis des croyances religieuses. Ils allèguent une violation de l’article 9 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

67. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Remarques préliminaires

68. La Cour rappelle que, tel qu’il est garanti par l’article 9 de la Convention, le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ne vaut certes que pour les convictions qui atteignent un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance. Cependant, dès lors que cette condition est remplie, le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de sa part quant à la légitimité des convictions religieuses ou à la manière dont elles sont exprimées (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 55, CEDH 2014, et Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10 et 3 autres, § 81, CEDH 2013, ainsi que les références qui y sont indiquées).

En l’espèce, la Cour relève d’emblée qu’aucune des parties ne conteste qu’il existe en Turquie une importante communauté alévie (paragraphe 36 ci‑dessus) – deuxième croyance du pays par le nombre de ses adeptes –, dont les requérants font partie. Par ailleurs, comme le tribunal administratif et le Gouvernement l’ont admis, le libre exercice du droit à la liberté de religion des alévis est protégé par l’article 9 de la Convention. La Cour rappelle notamment que, dans l’arrêt Hasan et Eylem Zengin c. Turquie (no 1448/04, § 66, 9 octobre 2007), elle a jugé :

« Quant à la confession des alévis, il n’est pas contesté entre les parties que celle-ci constitue une conviction religieuse profondément enracinée dans la société et l’histoire turques, et qu’elle présente des particularités qui lui sont propres (...) Elle se distingue ainsi de la conception sunnite de l’islam, enseignée à l’école. Il ne s’agit certainement ni d’une secte ni d’une « conviction » qui n’atteindrait pas un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance (...) Par conséquent, l’expression « convictions religieuses », au sens de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole no 1, s’applique sans conteste à cette confession. »

Cette approche a été confirmée à maintes reprises dans la jurisprudence de la Cour (Sinan Işık c. Turquie, no 21924/05, § 46, CEDH 2010, Mansur Yalçın et autres c. Turquie, no 21163/11, 16 septembre 2014, §§ 71 et 74, et Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfı c. Turquie, no 32093/10, § 44, 2 décembre 2014). L’article 9 trouve donc à s’appliquer à la présente espèce (voir également Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 110, CEDH 2011, ainsi que, mutatis mutandis, Campbell et Cosans c. Royaume-Uni, 25 février 1982, § 36, série A no 48, et, a contrario, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 82, CEDH 2002‑III).

69. La Cour observe également que l’affaire touche à un débat sensible source de controverses relevant de la théologie islamique, sur lequel il n’appartient pas à la Cour de se prononcer (Mansur Yalçın et autres, précité, § 70). Aussi, lorsqu’elle se réfère, pour les besoins de son raisonnement, à la confession alévie et à la communauté fondée sur celle-ci, elle n’attache à ces termes aucune portée autre que la conclusion que l’article 9 s’applique à elles.

70. À cet égard, la Cour constate que les parties ont présenté de nombreux documents relatifs à la confession alévie et à la place des mouvements soufis dans la religion musulmane. Consciente de la nature subsidiaire de sa tâche, elle se fondera sur les jugements des tribunaux internes (paragraphes 14 et 16 ci-dessus) pour apprécier les faits de l’espèce, mais elle donnera aussi du poids au rapport final élaboré à l’issue des ateliers alévis (paragraphes 41 et 53 ci-dessus), document soumis par le Gouvernement et dont le contenu n’est pas contesté par les parties. Elle souligne notamment que, comme l’indique le Gouvernement, ce rapport a été élaboré à l’issue de sept ateliers alévis organisés entre juin 2009 et janvier 2010, réunissant plus de 300 personnes, dont des guides spirituels de la confession alévie, des théologiens, des personnalités sensibles aux problèmes des alévis et des représentants de l’État (paragraphe 39 ci-dessus).

B. Thèses des parties

1. Les requérants

71. Invoquant l’affaire Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova (no 45701/99, CEDH 2001‑XII) et mettant l’accent sur le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État vis-à-vis des religions, les requérants soutiennent que l’appréciation portée par les autorités nationales sur leur confession alévie pour justifier le refus opposé à eux a porté atteinte à leur liberté de religion. Ils voient une négation des caractéristiques cultuelles de leur confession dans l’absence de reconnaissance pour celle-ci d’un statut de culte distinct de celui du culte musulman sunnite. En raison de cette attitude de l’État vis-à-vis de leur confession, l’administration ignorerait presque complètement les citoyens alévis ; en particulier, leurs lieux de culte, les cemevis, seraient considérés comme des centres culturels, ce qui aurait pour conséquence de les priver du statut de lieu de culte et des avantages y attachés. De même, la cérémonie de cem, l’un des fondements des cérémonies religieuses alévies, serait réduite à un spectacle folklorique. Ainsi, en portant une appréciation sur la nature même de leur confession, sur leur croyance et sur leur culture, y compris sur leurs pratiques religieuses et leurs lieux de culte, l’administration aurait manifestement enfreint le droit à la liberté de conscience et de religion des requérants.

72. En outre, les requérants contestent la thèse du Gouvernement assimilant la confession alévie à une « tradition » : cette confession doit selon eux être considérée comme une croyance et les cemevis comme les lieux de culte des adeptes de celle-ci. L’État tenterait de définir leur confession à l’aune de la conception sunnite de l’islam, alors que le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État serait incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation par l’État de la légitimité de leur croyance religieuse. À cet égard, l’État ne disposerait d’aucune marge d’appréciation en matière de croyances religieuses. Il devrait rester neutre et impartial dans ses relations avec les croyances et les différentes branches de la même religion. Cela signifierait que le rôle de ses organes ne saurait être de « tenir une interprétation pour supérieure à une autre, ou d’opprimer et d’exercer des pressions sur une communauté divisée, ou encore d’œuvrer à soumettre à une orientation unique une partie de cette communauté, contre son gré ».

73. Se référant à l’arrêt Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfı, précité, les requérants dénoncent l’absence pour leurs lieux de culte, les cemevis, du statut juridique dont jouissent d’autres lieux de culte. Il existerait des obstacles administratifs infranchissables à la construction des cemevis en raison de leur absence de statut officiel. Même si certaines municipalités accueillent favorablement les demandes de permis de construction de cemevis, les pouvoirs locaux dans de nombreuses localités refuseraient d’y donner suite. Par ailleurs, l’administration continuerait à construire des mosquées dans les villages alévis sous le prétexte que les élus du village en font la demande. Ainsi, de nombreuses mosquées construites depuis 1980 dans des villages alévis seraient inaffectées.

74. En outre, les requérants estiment que, dans son jugement du 4 juillet 2007, le tribunal administratif a fait fi du devoir de neutralité de l’État, au mépris des arrêts de la Cour en la matière. À leurs yeux, même s’il est vrai que les États ne sont pas tenus de prendre des mesures positives en matière de service public religieux, l’État turc a décidé de lui‑même d’offrir un tel service pour une croyance déterminée. Dès lors, il aurait l’obligation de respecter le principe de l’égalité dans la prestation de ce service public. Or, en Turquie, seul le culte musulman, dans sa conception retenue par la DAR, bénéficierait des avantages attachés au service public religieux (paragraphe 89 ci-dessous). Sur la base d’une doctrine religieuse, à savoir l’islam sunnite, le service public religieux offert par la DAR suivrait les prescriptions du culte musulman sunnite.

75. Se référant à l’arrêt Mansur Yalçın et autres, précité, les requérants soutiennent également que leurs enfants sont obligés de suivre le cours obligatoire de culture religieuse et de connaissances morales, nonobstant les arrêts de violation rendus en la matière par la Cour.

76. Enfin, les requérants appellent l’attention de la Cour sur l’absence, malgré l’existence de nombreux lycées imam-hatip et de facultés de théologie qui enseignent principalement la théologie islamique, d’institution de formation des ministres du culte alévis ou d’enseignement de leur croyance.

77. En somme, les requérants soutiennent que le refus qui leur a été opposé a enfreint les obligations négatives et positives de l’État tirées de l’article 9 de la Convention.

2. Le Gouvernement

78. Le Gouvernement considère pour l’essentiel qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans l’exercice par la partie requérante de ses droits garantis par l’article 9 de la Convention.

79. Il soutient tout d’abord que la confession alévie ne s’organise pas autour d’une structure homogène et qu’il existe beaucoup de divergences quant à la définition, aux ressources, aux préceptes moraux, aux cérémonies et aux règles de cette confession. Conformément à son devoir de neutralité et d’impartialité vis-à-vis des religions, il dit que l’État ne définit pas la confession alévie mais se fonde sur la définition donnée par les requérants eux‑mêmes selon laquelle la confession alévie est une interprétation et une pratique soufies et rationnelles de l’islam ayant pour base l’unité d’Allah, la prophétie de Mahomet et le Coran en tant que parole d’Allah. Par ailleurs, selon lui, nonobstant l’absence de consensus sur la définition de l’alévisme en Turquie, le libre exercice du droit à la liberté de religion des alévis est protégé par l’article 9 de la Convention.

80. Pour ce qui est de la revendication des requérants tendant à faire reconnaître les cemevis comme lieu de culte, le Gouvernement observe qu’il y a lieu de distinguer les lieux de culte d’une religion (mabed) déterminée des endroits où les adeptes et groupes adhérant à cette religion se consacrent à leurs activités mystiques, scientifiques, culturelles et autres. En effet, dans toute l’histoire de l’islam, les lieux où les mouvements et ordres soufis accomplissent leurs rites et cérémonies n’auraient jamais été considérés comme des lieux de culte communs aux musulmans, contrairement aux mosquées.

81. Le Gouvernement explique que l’article 3 du règlement no 2/1958 définit le terme « mabed » (lieu de culte) par un bâtiment clos, soumis à certaines règles et réservé à toutes les pratiques religieuses. Il en ressortirait que la législation en vigueur en Turquie est fondée sur la notion de lieu de culte commun à l’ensemble des croyants. Ainsi seraient qualifiés les synagogues et temples des juifs, les églises des chrétiens, les mosquées ou les masdjids (mescit) des musulmans. Les cemevis des alévis, comme les maisons de rassemblement des autres ordres soufis, ne relèveraient pas de cette catégorie. En d’autres termes, les lieux de culte habituels d’une religion et les endroits appartenant à des adeptes d’interprétations soufies de cette même religion ne seraient à l’évidence pas comparables.

82. Le Gouvernement ajoute qu’il n’appartient pas à la DAR de déterminer si tel ou tel lieu est réservé au culte. Il estime que placer au sein de l’organisation administrative de l’État l’autorité compétente pour statuer sur cette question et lui attribuer le pouvoir de le faire pourrait enfreindre le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État dans l’exercice de ses pouvoirs découlant de l’article 9. Voilà pourquoi, selon lui, ce sont des organes judiciaires indépendants qui se prononcent en la matière, conformément aux textes nationaux et internationaux pertinents. À cet égard, les juridictions turques refuseraient de reconnaître aux cemevis la qualité de lieux de culte.

83. S’agissant de l’argument de la partie requérante selon lequel la DAR ne propose aucun service pour le cem et ne reconnaît pas le cemevi comme un lieu de culte au sens des normes nationales applicables, le Gouvernement soutient pour l’essentiel que la DAR ne dispense aucun service pour les interprétations soufies de l’islam. En outre, il affirme que construire des cemevis ne pose aucun problème en Turquie.

84. Dans ses observations écrites présentées à la Grande Chambre, le Gouvernement précise que la loi no 677 du 30 novembre 1925 interdit l’usage de certains titres religieux, notamment dede, ainsi que l’attribution de lieux de culte pour l’accomplissement des rites soufis attachés à ces titres. Il fait valoir que malgré les restrictions imposées par la loi, d’autres groupes religieux, dont les alévis, peuvent se rassembler librement. Ainsi, ces groupes pourraient organiser des cérémonies et accomplir leurs pratiques spirituelles. En outre, à l’audience, le Gouvernement a notamment dit que la loi no 677, adoptée à la suite de la proclamation de la République, ne s’applique plus actuellement.

85. Par ailleurs, le Gouvernement explique que de nombreuses activités ont été ou sont organisées sur l’achoura et le mois de muharram, deux événements importants pour les alévis comme pour les autres musulmans. Le président de la DAR prononcerait personnellement un message sur ces événements. Le Gouvernement ajoute que, notamment, ces sujets sont traités dans les revues de la DAR, ainsi qu’au cours des prêches et sermons, et qu’une émission de cérémonie (mevlüt) a été diffusée en direct. De même, parallèlement aux activités destinées aux citoyens de confession alévie résidant en Turquie, la DAR s’organiserait aussi de façon à offrir des services à ceux résidant à l’étranger. Ainsi, elle aurait affecté du personnel alévi en Turquie et à l’étranger à la célébration des événements importants de cette confession.

86. Le Gouvernement souligne notamment que, dans son jugement de rejet, le tribunal administratif a pris en considération aussi bien les règles du droit national que celles du droit international. Le tribunal administratif s’y serait en particulier livré à des appréciations sur le fondement de critères totalement objectifs, sans donner de définition de l’alévisme et sans s’appuyer sur une quelconque opinion d’une autorité publique à ce sujet. Cet élément distinguerait la présente affaire d’autres affaires similaires, ce qui, aux yeux du Gouvernement, constitue un point important. Dans une affaire similaire, Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfı (précité, § 50), la Cour aurait dit que le tribunal national avait débouté la fondation requérante en s’appuyant sur les appréciations de la DAR au sujet de la confession alévie. Or, comme mentionné ci-dessus, la présente affaire aurait été examinée à la lumière de règles juridiques totalement objectives.

87. Se référant à l’arrêt Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France ([GC], no 27417/95, § 84, CEDH 2000‑VII), le Gouvernement soutient en outre que les autorités nationales doivent bénéficier d’une large marge d’appréciation dans l’établissement des délicats rapports entre les religions et l’État.

88. Enfin, il considère que, les requérants définissant leur confession comme une « interprétation soufie, rationaliste et pratique de l’islam », les préceptes de la religion musulmane doivent également être pris en considération pour ce qui est de déterminer la place de cette confession au sein de ladite religion. À cet égard, se fondant sur l’avis rédigé par des professeurs de théologie islamique et par un professeur de sociologie (paragraphe 44 ci-dessus) et se référant à l’arrêt Fernández Martínez c. Espagne ([GC], no 56030/07, CEDH 2014), il conclut que la confession alévie ne peut être regardée comme une religion à part entière ni comme une branche de l’islam, mais qu’elle doit être admise comme un « ordre soufi ».

C. Appréciation de la Cour

89. La Cour observe que, devant les tribunaux internes, les requérants avaient demandé que l’administration offre aux citoyens alévis des services religieux sous la forme de services publics ; que le statut de « lieu de culte » soit conféré aux cemevis ; que des ministres du culte alévis soient reconnus comme tels et recrutés comme fonctionnaires ; que les subventions nécessaires au culte alévi soient prévues dans le budget général (paragraphes 10 et 12 ci-dessus). Or, ils ont été déboutés par les juridictions nationales.

Compte tenu des différents volets des demandes des requérants, la Cour doit tout d’abord se pencher sur le point de savoir s’il convient d’examiner l’affaire sous l’angle des obligations négatives ou des obligations positives de l’État.

1. Sur le point de savoir s’il convient d’examiner l’affaire sous l’angle des obligations négatives ou des obligations positives de l’État

90. Les requérants soutiennent que le refus qui leur a été opposé a enfreint les obligations négatives et positives de l’État découlant de l’article 9 de la Convention. Ils estiment que le droit national n’a pas adéquatement protégé leur droit de manifester leur religion et notamment que l’appréciation portée par les autorités nationales sur leur confession – selon laquelle la confession alévie est un « ordre soufi » – pour justifier le refus de leurs demandes a porté atteinte à leur droit à la liberté de religion.

91. Si les parties s’accordent à dire que les alévis continuent de pratiquer leur confession religieuse en Turquie, les requérants contestent l’attitude de l’État vis-à-vis de celle-ci. Selon eux, en prétextant que la confession alévie est un courant religieux au sein de l’islam, assimilé plutôt aux « ordres soufis », les autorités nationales nient les spécificités de leur culte, au mépris du devoir de neutralité de l’État vis-à-vis des convictions religieuses. Cette appréciation erronée permettrait auxdites autorités de ne faire aucun cas des besoins religieux de la communauté alévie.

92. La Cour observe que, vu l’absence en Turquie d’une procédure de reconnaissance des cultes, les requérants, en introduisant un recours contentieux devant le tribunal administratif contre le refus litigieux, ont usé du seul moyen qui leur permettait de saisir les autorités internes de leurs griefs fondés sur les articles 9 et 14 de la Convention. En effet, le refus opposé par les autorités turques aux requérants s’analyse, pour l’essentiel, en une non‑reconnaissance du caractère cultuel de la confession alévie qui est le résultat d’une appréciation sur leur confession. Selon les autorités nationales, la confession alévie, assimilée à un « ordre soufi », n’est qu’une interprétation et une pratique soufies de l’islam. En pratique, comme les requérants l’ont noté à juste titre, cette appréciation revient notamment à nier le caractère cultuel des pratiques religieuses des alévis – à savoir la cérémonie de cem – et à priver de protection juridique les lieux (cemevi) et ministres (dede) du culte alévi (paragraphes 29-34 et notamment 53 ci-dessus).

93. Or, il convient d’observer que les communautés religieuses existent traditionnellement sous la forme de structures organisées. Elles respectent des règles que leurs membres considèrent souvent comme étant d’origine divine. Les cérémonies religieuses – dont l’exercice du culte – ont une signification et une valeur sacrée pour les fidèles lorsqu’elles sont célébrées par des ministres du culte qui y sont habilités en vertu de ces règles (Hassan et Tchaouch [GC], no 30985/96, § 62, CEDH 2000‑XI). À cet égard, le droit d’une communauté religieuse à une existence autonome se trouve au cœur même des garanties de l’article 9 de la Convention (Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres c. Autriche, no 40825/98, § 79, 31 juillet 2008). Cette existence autonome est également indispensable au pluralisme dans une société démocratique. Elle présente un intérêt direct non seulement pour l’organisation de ces communautés en tant que telles, mais aussi pour la jouissance effective par l’ensemble de leurs membres actifs du droit à la liberté de religion. Lorsqu’est en cause l’organisation de la communauté religieuse, l’article 9 de la Convention doit s’interpréter à la lumière de l’article 11, qui protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’État. Si l’organisation de la vie de la communauté n’était pas protégée par l’article 9, tous les autres aspects de la liberté de religion de l’individu s’en trouveraient fragilisés (Hassan et Tchaouch, précité, § 62, et Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 136, CEDH 2013, avec d’autres références).

94. La Cour rappelle en outre que, à ce jour, elle a examiné sur le terrain de l’article 9 de la Convention le refus de reconnaissance d’une église requérante en tant qu’Église (Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 105) et le refus d’octroi à une organisation religieuse de la qualité de personne morale (Branche de Moscou de l’Armée du Salut c. Russie, no 72881/01, § 74, CEDH 2006-XI). Pour conclure à l’existence d’une ingérence dans les droits garantis par cette disposition, elle a tenu compte des répercussions de ces décisions sur la poursuite des pratiques religieuses (Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 105) ou de l’importance du droit des communautés religieuses à l’autonomie (Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, §§ 79-80). Dans l’arrêt Kimlya et autres c. Russie (nos 76836/01 et 32782/03, § 85, CEDH 2009), elle a retenu l’absence de droits qui résultait de ce qu’un groupe religieux était privé de personnalité morale. De même, dans trois affaires contre la France, la Cour a également reconnu que des mesures prises par des autorités françaises (taxation des dons manuels) visant la pratique et les lieux de culte de la religion en cause s’analysaient en une ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 9 de la Convention (Association Les Témoins de Jéhovah c. France, no 8916/05, § 53, 30 juin 2011, Association Cultuelle du Temple Pyramide c. France, no 50471/07, §§ 34‑35, 31 janvier 2013, et Association des Chevaliers du Lotus d’Or c. France, no 50615/07, §§ 33-34, 31 janvier 2013).

95. En l’espèce, à la lumière de la jurisprudence rappelée ci-dessus, la Cour relève que, dans la pratique, l’appréciation exprimée par les autorités nationales sur la confession alévie vaut notamment refus de reconnaissance du caractère cultuel de cette confession, ce qui entraîne également de nombreuses conséquences susceptibles d’affecter, entre autres, l’organisation et la poursuite, ainsi que le financement des activités cultuelles de cette confession. Or la reconnaissance de la nature religieuse des pratiques liées à cette confession et du statut de ses ministres (dede) et lieux de culte (cemevi) est considérée par la communauté alévie comme essentielle à sa survie et à son développement comme confession religieuse. Dès lors, la Cour estime que le refus litigieux, qui revient à nier à la confession alévie son caractère cultuel, a constitué une ingérence dans le droit des requérants à la liberté de religion, telle que garantie par l’article 9 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 105).

96. Quant à savoir dans quelle mesure le refus opposé aux requérants pourrait s’analyser en une méconnaissance des obligations positives de l’État au regard de la Convention, la Cour rappelle qu’à l’engagement plutôt négatif d’un État de s’abstenir de toute ingérence dans les droits garantis par la Convention « peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes » à ces droits (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 50, CEDH 2012). Si la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de la Convention ne se prête pas à une définition précise, les principes applicables sont néanmoins comparables (Fernández Martínez, précité, § 114).

97. Dans la présente affaire, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner plus avant si l’article 9 imposait également des obligations positives aux autorités turques (voir, dans le même sens, Mouvement raëlien suisse, précité, § 51, et Fernández Martínez, précité, § 115). Le refus litigieux constituant en tout état de cause une ingérence, celle-ci n’est justifiée que si les conditions énoncées au paragraphe 2 de l’article 9 se trouvent remplies.

2. Justification de l’ingérence

98. Pour déterminer si cette ingérence a emporté violation de la Convention, la Cour doit rechercher si elle satisfaisait aux exigences de l’article 9 § 2, c’est-à-dire si elle était « prévue par la loi », poursuivait un but légitime au regard de cette disposition et était « nécessaire dans une société démocratique ».

a) « Prévue par la loi »

99. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » contenus au deuxième paragraphe de l’article 9 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets. Toutefois, il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 120, CEDH 2015).

100. Dans son jugement du 4 juillet 2007 (paragraphe 14 ci-dessus), confirmé par le Conseil d’État (paragraphe 16 ci-dessus), le tribunal administratif a cité notamment les lois nos 633 et 677, ainsi que des dispositions constitutionnelles, pour justifier son refus. En vertu de l’article premier de la loi no 633, la DAR est notamment chargée de « traiter les affaires relevant des croyances, du culte et de la morale de l’islam ». Par ailleurs, la loi no 677 a ordonné la fermeture des couvents de derviches et prohibe la mise à disposition de lieux où peuvent être accomplies les cérémonies de ces ordres religieux. Cette loi interdit également le port de certains titres en rapport avec les groupes religieux, par exemple dede, ainsi que l’accomplissement des services y attachés (paragraphe 52 ci-dessus).

101. La Cour relève que les requérants reconnaissent que les lois en question ont servi de base légale aux autorités nationales pour rejeter leurs demandes. Ne voyant aucune raison valable de mettre en question l’interprétation des dispositions pertinentes par les juridictions nationales, elle admet que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » (paragraphe 126 ci-dessous).

b) But légitime

102. Les parties ne se sont pas prononcées sur le but légitime poursuivi par l’ingérence. En revanche, il ressort du dossier que les juridictions nationales ont évoqué la protection de l’ordre public (paragraphe 14 ci-dessus). Eu égard au point de vue émis par les tribunaux administratifs, la Cour est disposée à partir de l’hypothèse que l’ingérence en question poursuivait un but légitime, à savoir la protection de l’ordre public.

c) « Nécessaire dans une société démocratique »

i. Principes généraux

103. Telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (voir, entre autres, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A, et Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I, et S.A.S. c. France, précité, § 124).

104. Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 énumère les diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites (Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 114, et S.A.S. c. France, précité, § 125).

Toutefois, l’article 9 ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction et ne garantit pas toujours le droit de se comporter dans le domaine public d’une manière dictée ou inspirée par sa religion ou ses convictions (voir, par exemple, Arrowsmith c. Royaume‑Uni, no 7050/75, rapport de la Commission du 12 octobre 1978, Décisions et rapports 19, Kalaç c. Turquie, 1er juillet 1997, § 27, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, §§ 105 et 121, CEDH 2005‑XI, et S.A.S. c. France, précité, § 125).

105. Aux termes de l’article 9 § 2 de la Convention, toute ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de religion doit être « nécessaire dans une société démocratique ». Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Bayatyan, précité, § 123, et Fernández Martínez, précité, § 124).

106. Dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté de manifester sa religion ou ses convictions de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (Kokkinakis, précité, § 33). Cela découle à la fois du paragraphe 2 de l’article 9 et des obligations positives qui incombent à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de reconnaître à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la Convention (Leyla Şahin, précité, § 106, et S.A.S. c. France, précité, § 126).

107. La Cour a souvent mis l’accent sur le rôle de l’État en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des religions, cultes et croyances divers, et indiqué que ce rôle contribuait à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique (S.A.S. c. France, précité, § 127). Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 68), lorsqu’il s’agit de vues atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance (voir, mutatis mutandis, Bayatyan, précité, § 110), le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État exclut toute appréciation de sa part sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 47, Recueil 1996‑IV, Hassan et Tchaouch, précité, § 78, et Fernández Martínez, précité, § 129). En effet, les convictions religieuses et philosophiques ont trait à l’attitude des individus envers le divin (Sinan Işık, précité, § 49), dans laquelle même les perceptions subjectives peuvent revêtir de l’importance, compte tenu du fait que les religions forment un ensemble dogmatique et moral très vaste qui a ou peut avoir des réponses à toute question d’ordre philosophique, cosmologique ou éthique (Mansur Yalçin et autres, précité, § 70).

108. Dans une société démocratique, l’État n’a pas besoin de prendre de mesures pour garantir que les communautés religieuses soient ou demeurent placées sous une direction unique. À cet égard, des mesures de l’État qui favoriseraient un dirigeant d’une communauté religieuse divisée ou viseraient à en contraindre une, contre ses propres souhaits, à se placer sous une direction unique constitueraient également une atteinte à la liberté de religion. Le rôle des autorités dans un tel cas consisterait non pas à prendre des mesures susceptibles de privilégier l’une des interprétations de la religion au détriment des autres (Sinan Işık, précité, § 45) ni à enrayer la cause des tensions en éliminant le pluralisme, mais à s’assurer que des groupes opposés l’un à l’autre se tolèrent (Serif c. Grèce, no 38178/97, § 53, CEDH 1999-IX, Hassan et Tchaouch, précité, § 78, et Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 117).

109. Pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique ». Bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante (voir, mutatis mutandis, Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44, Valsamis c. Grèce, 18 décembre 1996, § 27, Recueil 1996‑VI, Folgerø et autres c. Norvège [GC], no 15472/02, § 84 f), CEDH 2007‑III, et S.A.S. c. France, précité, § 128). Le pluralisme repose aussi sur la reconnaissance et le respect véritables de la diversité et de la dynamique des traditions culturelles, des identités ethniques et culturelles, des convictions religieuses, et des idées et concepts artistiques, littéraires et socio-économiques. Une interaction harmonieuse entre personnes et groupes ayant des identités différentes est essentielle à la cohésion sociale (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 92, CEDH 2004‑I, et Branche de Moscou de l’Armée du Salut, précité, § 61). Le respect de la diversité religieuse présente certainement l’un des défis les plus importants aujourd’hui, c’est pourquoi les autorités doivent percevoir la diversité religieuse non pas comme une menace mais comme une richesse (voir, mutatis mutandis, Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 145, CEDH 2005‑VII).

110. Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 93), le droit à une existence autonome pour une communauté religieuse est au cœur même des garanties de l’article 9 de la Convention et si l’organisation de la vie de la communauté n’était pas protégée par cette disposition, tous les autres aspects de la liberté de religion de l’individu s’en trouveraient fragilisés (Hassan et Tchaouch, précité, § 62, Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 136, et Fernández Martínez, précité, § 127). À cet égard, l’appartenance confessionnelle à une communauté religieuse est déterminée par les seules autorités spirituelles suprêmes de cette communauté, et non par l’État (Miroļubovs et autres c. Lettonie, no 798/05, § 90, 15 septembre 2009). Seules les raisons les plus graves et impérieuses peuvent éventuellement justifier une intervention de l’État en la matière (ibidem, § 86).

111. Dans leurs activités, les communautés religieuses obéissent aux règles que leurs adeptes considèrent souvent comme étant d’origine divine. Les cérémonies religieuses ont une signification et une valeur sacrée pour les fidèles lorsqu’elles sont célébrées par des ministres du culte qui y sont habilités en vertu de ces règles. La personnalité de ces derniers, ainsi que le statut de leurs lieux de culte sont assurément importants pour tout membre actif de la communauté, et leur participation à la vie de cette communauté est donc une manifestation particulière de leur religion qui jouit en elle‑même de la protection de l’article 9 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Hassan et Tchaouch, précité, § 62, Perry c. Lettonie, no 30273/03, § 55, 8 novembre 2007, et Miroļubovs et autres, précité, § 80 g)).

112. Il faut également rappeler le rôle subsidiaire du mécanisme de la Convention. Comme la Cour l’a dit à maintes reprises, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Il en va en particulier ainsi lorsque ces questions concernent les rapports entre l’État et les religions (voir, parmi d’autres, S.A.S. c. France, précité, § 129). C’est le cas notamment lorsqu’il existe, dans la pratique des États européens, une grande variété de modèles constitutionnels régissant les relations entre l’État et les groupes religieux (Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 138, et Fernández Martínez, précité, § 130). En somme, il convient d’accorder une certaine marge d’appréciation aux États contractants dans le choix des formes de coopération avec les différentes communautés religieuses (Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11 et 8 autres, § 108, CEDH 2014).

113. Cette marge d’appréciation va toutefois de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent. La tâche de la Cour consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées (voir, notamment, Manoussakis et autres, précité, § 44, Leyla Şahin, précité, § 110, et S.A.S. c. France, précité, § 131). Par ailleurs, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, elle doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire (Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 119).

114. La Cour rappelle enfin que le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, parmi d’autres, Folgerø et autres, précité, § 100 ; voir aussi Kimlya et autres, précité, § 86). Or le droit consacré par l’article 9 se révélerait éminemment théorique et illusoire si la latitude accordée aux États leur permettait de donner à la notion de culte une définition restrictive au point de priver une forme non traditionnelle et minoritaire d’une religion d’une protection juridique. De telles définitions limitatives ont des répercussions directes sur l’exercice du droit à la liberté de religion et sont susceptibles de restreindre l’exercice de ce droit dès lors que la nature religieuse d’un culte est niée (voir notamment, mutatis mutandis, Kimlya et autres, précité, § 86). Il convient à cet égard de rappeler que, selon le Comité des droits de l’homme des Nations unies (paragraphe 58 ci-dessus), ces définitions ne peuvent être interprétées au détriment des formes non traditionnelles de la religion (voir, mutatis mutandis, Magyar Keresztény Mennonita Egyház et autres, précité, § 88).

ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés

115. La Cour rappelle avoir conclu que le refus litigieux, qui revient à nier à la confession alévie son caractère cultuel, doit être considéré comme une ingérence dans le droit à la liberté de religion des requérants (paragraphe 95 ci-dessus). Pour justifier cette ingérence, le Gouvernement avance tout d’abord qu’il respecte dûment son devoir de neutralité à l’égard des religions. Il souligne en outre que, malgré les restrictions imposées par la loi, les alévis peuvent exercer leur liberté de religion sans aucune entrave. De même, il appelle l’attention de la Cour sur l’importance du pouvoir d’appréciation des autorités nationales et fait valoir que les tribunaux nationaux ont examiné de manière approfondie les dispositions régissant les sous-branches (c’est-à-dire les interprétations soufies) de l’islam, telles que la confession alévie. Enfin, il précise qu’il existe de nombreuses différences, en théorie et en pratique, en ce qui concerne la définition, les ressources, les rites, les cérémonies et les règles de l’alévisme en Turquie.

116. La Cour examinera successivement les motifs ainsi invoqués par le Gouvernement et par les autorités nationales pour justifier le refus de reconnaissance litigieux afin de déterminer s’ils étaient « pertinents et suffisants » et si ledit refus était « proportionné aux buts légitimes poursuivis ». Ce faisant, elle devra rechercher si les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 9.

α) Le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État vis-à-vis de la confession alévie

117. La Cour relève d’emblée que, comme le Gouvernement l’a souligné, la Constitution turque, dans son article 2, garantit le principe de laïcité, qui interdit à l’État d’afficher une préférence pour telle ou telle religion ou croyance, faisant ainsi de ce dernier un arbitre impartial, et implique nécessairement la liberté de religion et de conscience, elle aussi protégée par la Constitution, en son article 24 (Leyla Şahin, précité, § 113).

118. Le Gouvernement soutient que, conformément à son devoir de neutralité et d’impartialité vis-à-vis des religions, l’État ne définit pas la confession alévie mais se fonde sur la définition donnée par les requérants eux‑mêmes. Devant la Cour, il se réfère également à un avis rédigé par certains experts, qui proposent principalement une classification des groupes religieux, et soutient notamment que les cemevis ne sont que des lieux où les adeptes de la confession alévie se livrent à leurs « usages et cérémonies » et non un lieu de culte propre à une religion (paragraphe 44 ci-dessus). À l’appui de cet avis et se référant à l’arrêt précité Fernández Martínez, il ajoute que les préceptes de l’islam doivent être pris en considération pour ce qui est de déterminer la place de cette confession au sein de la religion musulmane.

119. Par ailleurs, dans ses observations écrites adressées au tribunal administratif par le biais du service juridique auprès du Premier ministre, l’administration a explicité davantage les motifs du refus contesté. D’après cette pièce, il n’était pas possible d’offrir un service public à des « ordres soufis [tarikat] interdits ». De surcroît, toujours selon ce document, la création de lieux de culte destinés aux adeptes d’interprétations ou courants de l’islam, y compris la confession alévie, « n’[était] pas conforme à la religion » et des demandes telles que celles présentées par les requérants auraient semé le « chaos au sein de la religion » (paragraphe 13 ci-dessus).

120. La Cour constate toutefois que, bien qu’ils considèrent leur confession comme « une interprétation et une pratique soufies et rationnelles de l’islam », les requérants soulignent néanmoins que leur confession présente des caractéristiques importantes qui leur sont propres et ils ne manquent pas de se démarquer aussi de la conception de la religion musulmane retenue par la DAR (paragraphe 35 ci-dessus). Sur ce point, la présente affaire se distingue de l’affaire Fernández Martínez, précitée, qui portait sur l’article 8 de la Convention et avait essentiellement pour objet le non-renouvellement du contrat de travail d’un professeur de religion et de morale catholique qui avait publiquement affiché sa situation de « prêtre marié », alors qu’il avait accepté le « devoir de loyauté accru envers l’Église catholique » (ibidem, § 135). Or, dans la présente affaire, un tel devoir de loyauté ne saurait être imposé aux requérants. Ces derniers, tout en évitant d’entrer dans un débat théologique, soulignent notamment qu’il appartient aux seuls alévis de définir leur croyance, que les « usages et cérémonies » dont il s’agit, à savoir la cérémonie de cem, sont leurs principales pratiques religieuses et que les cemevis sont des lieux où elles sont exercées.

121. À cet égard, la Cour rappelle que, selon le principe jurisprudentiel d’autonomie des communautés religieuses – corollaire du devoir de neutralité et d’impartialité de l’État –, seules les autorités spirituelles suprêmes d’une communauté religieuse, et non l’État – ni même les juridictions nationales –, peuvent déterminer de quelle confession celle-ci relève (voir, mutatis mutandis, Miroļubovs et autres, précité, § 86). Elle considère par conséquent que l’attitude de l’État vis-à-vis de la confession alévie porte atteinte au droit de la communauté alévie à une existence autonome, qui se trouve au cœur même des garanties de l’article 9 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, § 79).

122. En particulier, la Cour relève que nul ne conteste l’existence d’une communauté alévie, qui trouve ses origines dans le contexte historico-religieux de la Turquie et dont – comme le Gouvernement le précise – (paragraphe 43 ci-dessus) les racines sont plus que millénaires. Il ressort également du rapport final – fruit d’un long travail des ateliers qui avaient réuni différents interlocuteurs sensibles à la question des alévis, notamment des ministres du culte alévis – que, dans de nombreux domaines tels que la doctrine théologique, les principales pratiques religieuses, les lieux de culte et l’éducation, cette confession présente des caractéristiques distinctives importantes. Selon ce rapport, cette communauté, « apparue à l’époque ottomane, doit être admise comme une communauté distincte du sunnisme » et « il est juste de considérer l’alévisme anatolien (...) comme une structure ayant des particularités qui lui sont propres ». Pour cette raison, l’encadrement ainsi que la définition de la confession alévie relèvent intégralement et exclusivement des alévis (paragraphe 53 ci‑dessus).

123. En tout état de cause, il ressort de faits non contestés et de notoriété publique qu’il existe en Turquie une grande communauté alévie, qui pratique la cérémonie du cem, élément fondamental de cette confession, dans les cemevis (paragraphes 35 et 37 ci-dessus). Se fondant sur une classification des groupes religieux, le Gouvernement déclare pourtant que cette communauté n’est rien d’autre qu’un « ordre soufi ». Or, une telle appréciation, qui ne tient pas compte des spécificités de cette communauté, a pour conséquence de faire rentrer cette dernière dans la catégorie des groupements religieux soumis à la loi no 677 qui impose, comme il est expliqué ci-dessous (paragraphe 126), un certain nombre d’interdictions importantes (paragraphe 52 ci-dessus) et ne prend aucunement en considération les conclusions du rapport final susmentionné.

124. Par conséquent, la Cour estime que l’attitude des autorités étatiques vis-à-vis de la communauté alévie, de ses pratiques religieuses et de ses lieux de culte ne se concilie pas avec le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État et est incompatible avec le droit à l’existence autonome d’une communauté religieuse.

β) La libre pratique par les alévis de leur confession

125. Bien que les requérants n’allèguent pas que le refus de reconnaître le caractère cultuel de leur confession ait mis les alévis dans l’impossibilité de pratiquer leur culte, ils mettent l’accent sur les conséquences préjudiciables de celui-ci. Ils voient en particulier une négation des particularités cultuelles de leur confession dans l’absence de reconnaissance, en faveur de celle-ci, d’un statut de culte distinct de celui du culte musulman sunnite.

126. La Cour estime qu’il ne faut pas perdre de vue que le refus litigieux a eu pour effet de nier l’existence autonome de la communauté alévie et de la maintenir dans le régime juridique des « ordres soufis [tarikat] interdits », au sens de la loi no 677. Or cette loi impose un certain nombre d’interdictions importantes relatives à ces groupements religieux : l’usage du titre « dede », c’est-à-dire chef spirituel des alévis, ainsi que l’affectation d’un lieu à des pratiques soufies sont interdits et punissables de peines d’emprisonnement et d’amende. Même si, selon le Gouvernement, l’inobservation de ces interdictions est tolérée, il n’en demeure pas moins que, dans ses observations présentées au tribunal administratif, le service juridique auprès du Premier ministre a clairement précisé que « [r]econnaître les cemevis comme lieux de culte [aurait été] contraire à la loi no 677 » (paragraphe 13 ci-dessus). Par ailleurs, dans son jugement du 4 juillet 2007, le tribunal administratif s’est expressément référé aux interdictions imposées par celle-ci (paragraphe 14 ci-dessus).

127. Il semble en résulter que la libre pratique de leur confession par des membres d’un groupe religieux, qualifié en droit interne d’« ordre soufi », dépend plutôt du bon vouloir des administrateurs concernés, lesquels disposent apparemment d’une certaine latitude dans l’application de ces interdictions. La Cour émet de sérieux doutes quant à la possibilité pour un groupe religieux ainsi qualifié de se livrer librement à ses pratiques cultuelles et de guider ses fidèles sans enfreindre la législation précitée. S’agissant de la tolérance dont ferait preuve le Gouvernement à l’égard de la communauté alévie, la Cour ne saurait considérer une telle tolérance comme un substitut à la reconnaissance, seule cette dernière étant susceptible de conférer des droits aux intéressés (voir, dans le même sens, Église métropolitaine de Bessarabie et autres, précité, § 129).

128. De surcroît, outre le refus de reconnaissance des cemevis comme lieux de culte (sur les répercussions de ce refus, Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfı, précité, § 45), il ressort de la jurisprudence pertinente de la Cour et du rapport final précité (paragraphe 53 ci-dessus) que les alévis connaissent de nombreux autres problèmes qui touchent non seulement à l’organisation de la vie religieuse de cette communauté, mais aussi aux droits des parents alévis ayant des enfants scolarisés dans les établissements de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire. Tout d’abord, le rapport final souligne que les ministres alévis n’ont aucun statut juridique et qu’il n’existe pas d’établissement apte à former le personnel associé à la pratique du culte alévi. Par ailleurs, quant aux prestations offertes par le service public religieux, cette confession est exclue de tous les avantages réservés aux bénéficiaires de ce service (paragraphe 53 ci-dessus).

129. De même, dans son arrêt Mansur Yalçin et autres précité, qui portait sur les cours obligatoires de culture religieuse et de morale dispensés dans les établissements de l’enseignement primaire et de l’enseignement secondaire, la Cour a déjà précisé que les parents alévis pouvaient légitimement considérer que les modalités d’enseignement de la matière en question étaient susceptibles d’entraîner chez leurs enfants un conflit d’allégeance entre l’école et leurs propres valeurs, de sorte qu’une question pouvait se poser sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 1 (ibidem, § 71). Elle a notamment conclu que le système éducatif de l’État défendeur n’était pas doté des moyens appropriés aux fins d’assurer le respect des convictions de ces parents (ibidem, § 77).

130. Au demeurant, l’absence de cadre juridique clair relatif aux cultes minoritaires non reconnus, tel que la confession alévie, génère de nombreux problèmes juridiques, structurels et financiers supplémentaires (paragraphe 31 ci-dessus). Tout d’abord, la possibilité de construire des lieux de culte est aléatoire et dépend de la bonne volonté des administrations centrales ou locales. Par ailleurs, les communautés en question ne peuvent officiellement percevoir ni libéralités des fidèles ni subventions de l’État. En outre, l’absence de statut de personne morale fait que ces communautés ne peuvent ester en justice que par l’intermédiaire de fondations ou d’associations ou de groupes de fidèles, pas en leur nom propre. De plus, les communautés religieuses qui tentent de s’organiser par le biais de fondations ou d’associations font face à de nombreux obstacles juridiques (paragraphe 32 ci-dessus).

131. Bref, la Cour n’est pas convaincue que la liberté laissée par les autorités à la communauté alévie de pratiquer sa confession lui permette d’exercer tous les droits qu’elle peut tirer de l’article 9.

γ) La marge d’appréciation

132. En ce qui concerne la marge d’appréciation invoquée par le Gouvernement, la Cour reconnaît que, conformément à sa jurisprudence bien établie, lorsque se posent des questions relatives aux rapports entre l’État et les mouvements religieux, lesquelles peuvent très bien susciter de profondes divergences dans une société démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (paragraphe 112 ci‑dessus). Les États défendeurs jouissent donc d’une certaine marge d’appréciation dans le choix des formes de coopération avec les différentes communautés religieuses. À l’évidence, dans la présente affaire, l’État défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation dans le choix des formes de coopération avec les différentes confessions.

133. En tout état de cause, dans sa jurisprudence relative à l’article 9, la Cour a toujours dit que le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État excluait toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci (paragraphe 107 ci‑dessus). En effet, ainsi qu’il a été précédemment indiqué (paragraphe 114 ci-dessus), le droit consacré par cette disposition se révélerait éminemment théorique et illusoire si la latitude accordée aux États leur permettait de donner à la notion de culte une définition restrictive au point de priver de protection juridique une forme non traditionnelle et minoritaire de religion, telle que la confession alévie.

δ) Le manque de consensus au sein de la communauté alévie

134. Le fait qu’il existe une discussion interne au sein de la communauté alévie quant aux règles de base de sa croyance et aux revendications de cette communauté en Turquie ne change rien au fait qu’il s’agit d’une communauté religieuse jouissant des droits garantis par l’article 9 de la Convention. La Cour ne voit pas en quoi l’existence d’une telle discussion interne permette de justifier le refus contesté. En effet, les ateliers alévis organisés en 2009-2010 ont permis à l’État défendeur de recenser et de regrouper les revendications communes aux citoyens alévis (paragraphes 39‑42 ci-dessus). Par ailleurs, il ressort du rapport final rédigé à la suite de ces ateliers que, même si au sein de la communauté alévie il existe une discussion sur le choix des formes de coopération avec l’État, un consensus s’est nettement dégagé sur les questions relatives à l’autonomie de cette communauté et aux éléments fondamentaux du culte, tels que la place du cem et des cemevis dans la confession et le rôle des ministres de ce culte (paragraphe 53 ci-dessus).

ε) Conclusion

135. La Cour en conclut que la situation décrite ci-dessus aboutit à refuser à la communauté alévie la reconnaissance qui permettrait à ses membres – et notamment aux requérants – de jouir effectivement de leur droit à la liberté de religion. En particulier, le refus litigieux a eu pour effet de nier l’existence autonome de la communauté alévie et a mis ses membres dans l’impossibilité d’utiliser en toute conformité avec la législation en vigueur leurs lieux de culte (cemevi) et certains titres relatifs à leurs ministres (dede). Par conséquent, en l’absence de motifs pertinents et suffisants, l’État défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation. L’ingérence litigieuse ne saurait dès lors être considérée comme nécessaire dans une société démocratique.

Il y a donc eu violation de l’article 9 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 9

136. Les requérants se disent victimes d’une discrimination fondée sur leur religion. Ils invoquent à cet égard l’article 14 de la Convention, combiné avec son article 9.

L’article 14 de la Convention se lit comme suit :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

137. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants.

A. Thèses des parties

1. Les requérants

138. Les requérants se disent victimes d’une discrimination fondée sur leur religion parce qu’ils feraient l’objet d’un traitement moins favorable que celui réservé aux citoyens dans une situation comparable adhérant à la branche sunnite de l’islam, sans que cette différence de traitement soit justifiée de manière objective et raisonnable.

139. Ils allèguent que la communauté alévie, à laquelle ils appartiennent, est discriminée par rapport à la communauté sunnite musulmane. Selon eux, alors que les adeptes de la conception sunnite de l’islam bénéficient de nombreux services publics dispensés par la DAR, cette dernière n’en propose aucun aux adeptes de leur confession.

140. Les requérants estiment que le refus qui leur a été opposé résulte de l’attitude des autorités vis-à-vis de leur confession et que le Gouvernement tente de définir celle-ci à l’aune de la conception sunnite de l’islam. Ils soulignent que les autorités nationales nient les particularités de leur culte, au mépris du devoir de neutralité de l’État vis-à-vis des convictions religieuses. Ils répètent à cet égard qu’il incombe au Gouvernement de ne définir ni leur croyance ni leurs besoins et que l’administration ne tient presque aucun compte des besoins spécifiques des citoyens alévis et propose un « service public confessionnel dans le domaine de la religion » axé sur la conception sunnite de l’islam. Ils considèrent donc qu’au cœur de l’affaire se trouvent la neutralité du service public à caractère religieux et le principe de l’égalité devant le service public, qui en découle.

141. Par ailleurs, ils font valoir que les crédits budgétaires affectés à la DAR pour la période de 1996 à 2015 s’élevaient au total à 37 275 900 000 livres turques (TRY), soit environ 16 milliards de dollars des États-Unis. En 2015, un budget de 5 743 000 000 TRY aurait été fixé pour le service public relatif au culte musulman sunnite, mais rien n’aurait été prévu pour celui relatif au culte alévi ni pour les autres confessions ou croyances. Pour les requérants, s’il est vrai que les États ne sont pas tenus de prendre des mesures positives en la matière, l’État turc a décidé de lui-même d’offrir un service public religieux pour une croyance déterminée. Or, ce traitement de faveur serait refusé aux autres croyances ou religions.

142. Les requérants expliquent que la DAR emploie plus de cent mille fonctionnaires chargés du service public religieux, administre des centaines de milliers de mosquées et masdjids et dispose de plusieurs milliards de livres turques provenant du budget général pour remplir les fonctions qui lui sont confiées. Dans l’exercice de ses fonctions, qui pourtant englobent la religion musulmane, la DAR se limiterait aux demandes des écoles sunnites de l’islam, en particulier de l’école hanafite, et ne ferait aucun cas de tous les autres courants et branches de l’islam. Le budget général serait en majeure partie alimenté par les recettes des impôts payés par l’ensemble des citoyens. Aucune distinction fondée sur la religion ne serait faite dans le recouvrement de l’impôt. Or la DAR, qui percevrait des milliards de livres turques provenant du budget général, offrirait un service public aux seuls adeptes d’une croyance déterminée, à savoir le culte musulman sunnite.

143. Les requérants soutiennent également que, dans de nombreux domaines, le Gouvernement poursuit une politique discriminatoire. À titre d’exemple, ils disent que le Conseil supérieur de l’audiovisuel turc a confié l’une de ses chaînes de télévision à la DAR. De même, en sus du budget alloué à cette dernière, des fonds supplémentaires considérables provenant notamment de la Fondation des affaires religieuses, qui dépendrait de la DAR, lui auraient également été attribués. Or les alévis, alors qu’ils sont eux aussi usagers des services publics et contribuables, seraient obligés d’assumer eux-mêmes toutes les dépenses relatives à leur culte ; ils prendraient en charge les dépenses afférentes à leurs propres lieux de culte, à savoir les cemevis, lesquels ne jouiraient par ailleurs d’aucun statut comparable à celui des autres lieux de culte, et ils rémunèreraient les ministres du culte dans ces cemevis. En outre, alors que de nombreux lycées imam‑hatip, entièrement destinées à former des ministres du culte musulman-sunnite, auraient été créés, le ministère de l’Éducation ne débourserait pas un centime pour la formation des ministres du culte alévis et n’aurait pas ouvert la moindre école à cette fin.

144. Les requérants demandent notamment que l’État assure l’égalité entre toutes les croyances et tous les cultes dans les prestations de service public et ne favorise pas telle ou telle branche d’une religion dans la gestion du service public religieux au détriment des autres. Ils estiment que les éléments énumérés ci-dessus suffisent largement à établir l’existence d’une différence de traitement. Enfin, selon eux, les citoyens adhérant à la confession alévie se trouvent dans une situation comparable à celle des citoyens adhérant à la conception sunnite de l’islam. Or la différence de traitement dont ils feraient l’objet n’aurait pas de justification objective et raisonnable.

2. Le Gouvernement

145. Le Gouvernement soutient tout d’abord que les allégations des requérants ne sont pas suffisamment pertinentes sur le terrain de l’article 9 et qu’il n’existe aucun lien direct entre celles-ci et la disposition invoquée. Il estime que, même à supposer qu’il existe un tel lien, les requérants ont failli à démontrer concrètement son existence, dans la mesure où ils peuvent se livrer librement à leurs pratiques religieuses dans leurs cemevis. À cet égard, il réaffirme sa thèse selon laquelle il n’y a pas eu d’ingérence dans l’exercice par les requérants de leurs droits garantis par l’article 9 de la Convention et soutient que l’article 14 ne trouve donc pas à s’appliquer.

146. Selon le Gouvernement, la comparaison faite par les requérants dans leur requête entre la « confession alévie » et la « branche sunnite de l’islam » est de toute manière erronée et il est incorrect d’apprécier les fonctions de la DAR sur la base de cette comparaison, car les branches théologiques et les sous-branches soufies ne relèvent pas du même domaine.

147. Se référant à l’avis scientifique rédigé par sept universitaires (paragraphe 44 ci-dessus) et se fondant sur sa définition du terme « sunnite », le Gouvernement estime qu’il n’est « scientifiquement » pas possible de concevoir la confession alévie comme une école théologique (mezhep) et qu’il n’y a donc pas lieu de comparer les deux conceptions, alévie et sunnite. Selon lui, les requérants n’ont pas subi de discrimination fondée sur leur religion et n’ont pas fait l’objet d’un traitement moins favorable que celui réservé aux citoyens adhérant à la religion musulmane se trouvant dans une situation comparable, à savoir les membres de qadiris, de mevlevis (ordres religieux) ou d’autres ordres religieux adeptes de pratiques religieuses soufies et mystiques. Toujours se référant à l’avis précité, il souligne que, d’après la classification générale acceptée dans les études religieuses, les groupes religieux se composent de trois structures primaires, à savoir les religions, les sectes et les formations mystiques. Il ajoute que, dans les sociétés musulmanes, la pensée et les pratiques soufies relèvent de cette dernière catégorie.

148. Le Gouvernement ajoute que la République de Turquie est un État laïc, qui respecte les droits de l’homme, et dont la Constitution garantit le droit à la liberté de religion et de conscience. Conformément à l’article 136 de la Constitution, la DAR ferait partie de l’administration générale et s’acquitterait des fonctions confiées à elle en vertu de la loi spécifique applicable, dans le respect du principe de laïcité, en se tenant à l’écart de toute opinion ou idée politique et en cherchant à réaliser la solidarité et l’union nationale. La DAR exercerait ses fonctions en se fondant notamment sur la conception commune et objective de l’islam. S’agissant de sa mission d’informer le public sur la foi, la prière et les préceptes moraux islamiques, la DAR la remplirait en se fondant non pas sur les préférences ou traditions religieuses de telle ou telle confession ou tel ou tel groupe ou ordre religieux, mais – entre autres – sur les sources de la religion musulmane acceptées par tous les musulmans. Selon la DAR, ces traditions et sources seraient communes à tous et intemporelles.

149. Le Gouvernement soutient que l’argument des requérants selon lequel la DAR incarne l’interprétation sunnite-hanéfite de la religion musulmane et fait reposer sur cette conception le service religieux offert n’est pas fondé. Selon lui, la DAR n’opère entre les citoyens aucune discrimination basée sur leur appartenance religieuse et propose des prestations aux mosquées situées là où habitent les citoyens de la confession alévie, chafiite ou encore chiite/caférie.

150. Le Gouvernement ajoute que la loi sur la création et les fonctions de la DAR a été modifiée le 1er juillet 2010. À cet égard, il précise que l’organe consultatif de la DAR est le Conseil supérieur des affaires religieuses. Il dit que, selon l’alinéa c) de l’article 5 de cette loi, cet organe a notamment pour mission d’analyser les différentes interprétations religieuses, les groupements socioreligieux, ainsi que les groupements culturels et religieux tant en Turquie qu’à l’étranger, de réaliser des travaux sur ces questions, de procéder à des consultations et d’organiser des réunions et des conférences. Il ajoute que, selon l’article 7, alinéa 10 a) de la même loi, la DAR a pour mission d’organiser des activités sur les différentes interprétations religieuses, sur les groupements socioreligieux, ainsi que sur les groupements traditionnels culturels et religieux adhérant à la foi musulmane. D’après lui, ces modifications montrent clairement que la DAR ne se contente pas de représenter les adeptes de la croyance sunnite‑hanéfite et de mener des activités y afférentes.

151. Le Gouvernement souligne en outre que les dispositions constitutionnelles et législatives ne prévoient aucune mesure visant les institutions de la tradition soufie ou mystique, telles que les couvents de derviches (dergah), ou les pratiques religieuses et préceptes et règles mystiques de cette confession, tels que le semah et les cems.

152. Le Gouvernement fait valoir que la DAR recrute son personnel en vertu des dispositions de la loi no 657 sur la fonction publique et selon le critère de nationalité. Par conséquent, aucune préférence ne serait accordée dans son recrutement selon l’appartenance des candidats à un groupe religieux.

153. Le Gouvernement fait également remarquer qu’aucun budget n’est prévu pour la construction, l’entretien et la rénovation des mosquées. La mission de la DAR consisterait à fournir aux mosquées construites par les citoyens ou par les personnes morales une autorisation attestant leur caractère de lieux de culte, à inspecter ces lieux, à les administrer et à y affecter du personnel au service religieux.

154. Enfin, le Gouvernement considère que les États devraient bénéficier d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations analogues à d’autres égards justifient des distinctions de traitement.

B. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

155. La Cour rappelle que l’article 14 complète les autres dispositions normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses (voir, parmi beaucoup d’autres, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume‑Uni, 28 mai 1985, § 71, série A no 94, X. et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 94, CEDH 2013, Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 72, CEDH 2013, et Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 107, CEDH 2014).

156. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour qu’une question se pose au regard de l’article 14, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations comparables. Une telle différence est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (X et autres c. Autriche, précité, § 98, Vallianatos et autres, précité, § 76, et Hämäläinen, précité, § 108).

157. La Cour rappelle qu’une politique ou une mesure générale qui a des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes peut être considérée comme discriminatoire, même si elle ne vise pas spécifiquement ce groupe (voir, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007‑IV, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 388, CEDH 2012, et S.A.S. c. France, précité, § 161).

158. La Cour rappelle en outre que l’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique également aux droits additionnels, pour autant qu’ils relèvent du champ d’application général de l’un des articles de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger. Ce principe est profondément ancré dans la jurisprudence de la Cour (Affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » (fond), 23 juillet 1968, pp. 33-34, § 9, série A no 6, Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 40, CEDH 2005-X, E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 48, 22 janvier 2008, et X et autres c. Autriche, précité, § 135). Si l’État est allé au-delà de ses obligations et a créé des droits supplémentaires qui relèvent de la portée plus large des droits garantis par la Convention dans leur ensemble, il ne peut, dans l’application de ces droits, adopter de mesures discriminatoires au regard de l’article 14 (voir, mutatis mutandis, X et autres c. Autriche, précité, § 135, Savez crkava « Riječ života » et autres c. Croatie, no 7798/08, § 58, 9 décembre 2010, et Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfi, précité, § 48).

159. En ce qui concerne la charge de la preuve en la matière, la Cour a déjà jugé que, quand un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres, précité, § 177, et Kurić et autres, précité, § 389).

160. Par ailleurs, seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire au sens de l’article 14 (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010). La « religion » est expressément mentionnée à l’article 14 parmi les motifs de discrimination interdits (Eweida et autres, précité, § 86, et Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfi, précité, § 42).

2. L’approche adoptée par la Cour dans des affaires relatives aux relations entre l’État et les communautés religieuses

161. Pour les besoins de la présente affaire, la Cour renvoie également à sa jurisprudence sur les relations entre l’État et les communautés religieuses.

162. Elle rappelle d’emblée que, ainsi qu’il a été précédemment indiqué (paragraphe 112 ci-dessus), lorsque se posent des questions relatives aux rapports entre l’État et les religions, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. En effet, en Europe, il n’y a pas de modèle unique de relations entre l’État et les communautés religieuses. Les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation dans le choix des formes de coopération avec les différentes communautés religieuses. Il en va de même s’agissant des questions relatives à la réglementation du service public dans un domaine donné.

163. La Cour observe également qu’il existe diverses formes de relation entre l’État et la religion majoritaire, variables en fonction du contexte dans lequel elles s’inscrivent. Même si la plupart des États contractants opèrent une séparation entre l’État et les religions, un système de religion d’État existe dans plusieurs États contractants où il était déjà en vigueur lorsque la Convention a été rédigée et que ces États y sont devenues parties (Ásatrúarfélagid c. Islande, no 22897/08, 18 septembre 2012). De même, la Cour a reconnu qu’un modèle constitutionnel fondé sur le principe de laïcité était lui aussi compatible avec les valeurs sous-jacentes à la Convention (Leyla Şahin, précité, §§ 113-114, et Dogru c. France, no 27058/05, § 72, 4 décembre 2008). Cependant, pour satisfaire aux exigences de l’article 9, tous les systèmes doivent comporter des garanties spécifiques pour la liberté de religion de chacun (voir, mutatis mutandis, Darby c. Suède, 23 octobre 1990, avis de la Commission, § 45, série A no 187).

164. La liberté de religion n’astreint certes pas les États contractants à créer un cadre juridique déterminé pour accorder aux communautés religieuses un statut spécial impliquant des privilèges particuliers. Néanmoins, un État qui a créé un tel statut doit non seulement respecter son devoir de neutralité et d’impartialité, mais également veiller à ce que les groupes religieux aient une chance équitable de solliciter le bénéfice de ce statut et que les critères établis soient appliqués d’une manière non discriminatoire (voir, mutatis mutandis, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, § 92, Savez crkava « Riječ života » et autres, précité, § 85, Ásatrúarfélagid, précité, § 34, et Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours c. Royaume-Uni, no 7552/09, § 34, 4 mars 2014).

3. Application de ces principes au cas d’espèce

165. La Cour relève d’emblée que nul ne conteste en l’espèce que les faits incriminés relèvent du champ d’application de l’article 9 de la Convention (paragraphe 68 ci-dessus). En outre, la « religion » est expressément mentionnée à l’article 14 parmi les motifs de discrimination interdits (Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfi, précité, § 42). Il s’agit donc à l’évidence d’une question qui relève de l’article 14 combiné avec l’article 9. L’article 14 s’applique dès lors aux faits de la cause (Cha’are Shalom Ve Tsedek, précité, § 87).

a) Sur l’existence d’une différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations similaires

166. La première question qui se pose devant la Cour est de savoir s’il existe en l’espèce une différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations similaires. La Cour constate que les parties divergent sur ce point. Les requérants comparent essentiellement leur situation à celle des citoyens bénéficiant du service public religieux. Ils soulignent qu’en droit turc, ce service public ne bénéficie qu’aux seuls adeptes de la conception majoritaire de l’islam, alors que les citoyens alévis sont privés de ce bénéfice, ainsi que du statut y attaché. Pour le Gouvernement, la comparaison faite par les requérants entre la confession alévie et la branche sunnite de l’islam est erronée, et il convient plutôt de comparer leur situation à celle des citoyens adhérant aux ordres soufis (tarikat), qui relèvent de la catégorie des formations mystiques (paragraphes 43-44 ci-dessus).

167. La Cour estime tout d’abord que les requérants peuvent considérer qu’ils se trouvent, pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance juridique et d’un service public religieux attaché à leur confession alévie, dans une situation comparable à celles des autres citoyens qui ont pu obtenir une telle reconnaissance et bénéficient de ce service public (voir, mutatis mutandis, Darby c. Suède, 23 octobre 1990, § 32, série A no 187). En effet, l’État turc organise les services cultuels rattachés à la religion musulmane comme un service public, notamment en conférant à celle-ci un statut au sein de l’administration de l’État. Le tribunal administratif a observé que les services assurés par la DAR étaient ouverts à tous et que chacun avait le droit d’en bénéficier sur un pied d’égalité. La Cour relève également qu’en Turquie, le régime juridique du service public doit être axé sur le principe de la neutralité de ce service, lequel est une composante de la notion plus large de la laïcité de l’État (paragraphe 27 ci-dessus).

168. De par sa nature, le service public religieux en question est dispensé en fonction de la conviction religieuse de ses usagers, en particulier de la manière dont ceux-ci conçoivent et pratiquent leur religion. Bien qu’en théorie chacun puisse jouir des prestations offertes dans le cadre de ce service, en pratique, ces prestations s’adressent avant tout aux adeptes de la conception de la religion musulmane retenue par la DAR et non à ceux d’une autre conception.

169. Or, la Cour note que, quelle que soit la place de la confession alévie dans la théologie musulmane, il ne fait pas de doute qu’elle constitue une conviction religieuse profondément enracinée dans la société et l’histoire turques (Hasan et Eylem Zengin, précité, § 66) et qu’elle représente une importante communauté – à laquelle appartiennent les requérants – qui accomplit son rite religieux dans les cemevis. Comme la Cour l’a précédemment relevé (paragraphe 122 ci-dessus), il s’agit d’une communauté religieuse qui a des caractéristiques distinctives dans de nombreux domaines, notamment la doctrine théologique, les principales pratiques religieuses, les lieux de culte et l’éducation. Les besoins de ses adeptes en matière de reconnaissance et de prestation d’un service public religieux relatif à leur communauté apparaissent comparables à ceux pour qui les services religieux sont considérés comme un service public. Les requérants alévis se trouvent donc dans une situation comparable à celle des bénéficiaires du service public religieux dispensé par la DAR.

170. La Cour relève que le droit à la liberté de religion, tel que protégé par l’article 9, comprend la liberté de manifester sa religion collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. Par conséquent, les requérants sont moins bien traités que les bénéficiaires du service public religieux, bien qu’ils se trouvent dans une situation comparable. Il convient dès lors d’examiner si la différence de traitement avait ou non une justification objective et raisonnable.

b) Sur le point de savoir si la différence de traitement avait une justification objective et raisonnable

171. La Cour observe qu’en Turquie, faire reconnaître juridiquement un culte emporte des avantages substantiels et facilite sans nul doute l’exercice du droit à la liberté de religion. L’un des éléments les plus importants de ce statut est certainement la possibilité de bénéficier des services religieux, sous la forme d’un service public. À cet égard, les services religieux rattachés à la religion musulmane en Turquie dans sa conception retenue par la DAR sont considérés comme un service public et des crédits considérables prélevés sur le budget de l’État sont affectés à celle-ci, qui relève de l’administration de l’État. Ces crédits permettent à la DAR de recruter et d’administrer un abondant personnel religieux et de mener diverses activités religieuses relatives à la religion musulmane. Par conséquent, cette religion est presque entièrement subventionnée par l’État.

172. Or, alors qu’ils se trouvent dans une situation comparable à celle d’autres citoyens pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance juridique et d’un service public religieux y attaché, les requérants sont presque complètement privés d’un statut comparable, ainsi que des nombreux avantages y afférents, au motif que leur confession est qualifiée d’« ordre soufi » par les autorités nationales.

173. Comme la Cour l’a souligné dans son examen sur le terrain de l’article 9 (paragraphes 120-124 ci-dessus), cette appréciation portée par les autorités nationales soulève des questions sérieuses au regard du devoir de neutralité et d’impartialité de l’État vis-à-vis de la confession alévie. L’attitude des autorités appelle donc un examen particulier de la part de la Cour à l’aune des obligations de l’État découlant de l’article 14 de la Convention, combiné avec son article 9 (voir, mutatis mutandis, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres, précité, § 97, et Savez crkava « Riječ života » et autres, précité, § 87), axé sur le point de savoir si cette différence de traitement poursuivait un but légitime et était proportionnée à ce but.

174. À cet égard, il y a lieu de constater que, dans son jugement du 4 juillet 2007, le tribunal administratif a admis que la confession alévie était exclue du bénéfice du service public. Pour justifier cette différence de traitement, il a notamment dit que si l’État devait répondre, par la prestation d’un service public, à chacune des attentes et des revendications des groupements religieux, il pourrait en résulter une discussion sur la manière dont le service public est fourni par la DAR, une atteinte au principe de laïcité par une rupture de l’équilibre entre la norme religieuse et la norme législative, ainsi qu’une restriction à l’exercice du droit à la liberté de religion (paragraphe 14 ci-dessus). Dans ses observations, le Gouvernement fait sienne cette thèse. En somme, comme les juridictions internes, il met en avant le souci de préserver le caractère laïc de l’État turc, lui-même fondé sur le postulat selon lequel la DAR offre un service public religieux supraconfessionnel dans le respect du principe de neutralité.

175. La Cour reconnaît l’importance du principe de laïcité dans l’ordre constitutionnel turc (paragraphe 117 ci-dessus). Elle rappelle également que, si elle doit s’abstenir, dans la mesure du possible, de se prononcer sur des questions d’ordre purement historique, elle peut admettre certaines vérités historiques notoires et s’en servir pour asseoir son raisonnement (Ždanoka c. Lettonie [GC], no [58278/00](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2258278/00%22%5D%7D), § 96, CEDH 2006‑IV, et Miroļubovs et autres, précité, § 91). En effet, lorsque, en matière de religion, elle examine la conformité d’une mesure nationale aux dispositions de la Convention, elle doit tenir compte du contexte historique et des particularités de la religion en cause (Miroļubovs et autres, précité, § 81). De même, un État peut avoir d’autres raisons légitimes de restreindre la reconnaissance du bénéfice d’un régime spécifique à certains cultes. Il peut aussi, dans certaines circonstances, opérer des distinctions justifiées entre différentes catégories de communautés religieuses ou proposer d’autres formes de coopération. À cet égard, les éléments de droit comparé (paragraphes 60-64 ci-dessus) montrent qu’il existe diverses formes de relation entre l’État et les cultes, qui varient en fonction du contexte dans lequel elles s’inscrivent.

176. Toutefois, le principe de proportionnalité non seulement exige que la mesure en cause soit normalement de nature à permettre la réalisation du but recherché mais il impose aussi de démontrer qu’il est nécessaire, pour atteindre ce but, d’exclure certaines personnes, en l’occurrence certaines communautés religieuses, du champ d’application de ladite mesure (voir, mutatis mutandis, X et autres c. Autriche, précité, § 140, et Vallianatos et autres, précité, § 85).

177. Or, alors que la confession alévie constitue une conviction religieuse profondément enracinée dans la société et l’histoire turques et présente des caractéristiques distinctives, celle-ci ne dispose d’aucune protection juridique en tant que culte : les cemevis ne sont pas reconnus comme des lieux de culte, les ministres du culte ne disposent d’aucun statut juridique et ses adeptes ne bénéficient d’aucune des prestations du service public religieux (s’agissant des questions liées au système éducatif de l’État défendeur, voir le paragraphe 129 ci-dessus).

178. Aux yeux de la Cour, en ne tenant aucun compte des besoins spécifiques de la communauté alévie, l’État défendeur a considérablement restreint le champ du pluralisme, dans la mesure où son attitude n’est guère conciliable avec sa mission de maintenir, en restant neutre et impartial sur la base de critères objectifs, un véritable pluralisme religieux, caractéristique d’une société démocratique. À cet égard, la Cour rappelle que le pluralisme repose aussi sur la reconnaissance et le respect véritables de la diversité et de la dynamique des traditions et identités culturelles et des convictions religieuses. Une interaction harmonieuse entre personnes et groupes ayant des identités différentes est essentielle à la cohésion sociale (paragraphe 109 ci-dessus).

179. La Cour observe que le principal argument invoqué par le Gouvernement pour justifier cette différence de traitement est tiré d’un débat théologique sur la place de la confession alévie au sein de la religion musulmane. Or, la Cour y a déjà répondu en jugeant qu’une telle approche ne se conciliait pas avec le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État vis-à-vis des religions (paragraphes 120-124 ci-dessus) et transgressait manifestement sa marge d’appréciation dans le choix des formes de coopération avec les différentes confessions (paragraphe 132 ci‑dessus).

180. En particulier, la Cour ne peut que constater le déséquilibre excessif entre la situation des requérants et celle des bénéficiaires du service public religieux. Non seulement la communauté alévie est traitée d’« ordre soufi [tarikat] » et se voit soumise à un régime juridique comportant de nombreuses interdictions importantes (paragraphes 126-127 ci-dessus), mais le bénéfice du service public religieux est également refusé à ses membres. En effet, alors que la religion musulmane en Turquie, dans sa conception retenue par la DAR, est presque entièrement subventionnée par l’État, quasiment aucune des prestations du service public religieux – à l’exception de certaines activités d’études sur les différentes interprétations religieuses ou de l’affectation provisoire de personnel religieux pendant une durée déterminée – ne bénéficie à la communauté alévie elle-même et les spécificités de celle-ci y sont complètement occultées. Par ailleurs, le droit turc ne prévoit aucune mesure compensatoire à même de combler cet écart notable.

181. À cet égard, la Cour réitère que le principe de proportionnalité exige que la mesure retenue soit normalement de nature à permettre la réalisation du but recherché. Or, en l’espèce, elle voit mal en quoi la préservation de caractère laïc de l’État – le but légitime invoqué par les juridictions nationales – commande de nier le caractère cultuel de la confession alévie et de l’exclure presque intégralement du bénéfice du service public religieux.

182. À la lumière des considérations exposées ci-dessus sur le terrain de l’article 9 de la Convention (voir notamment le paragraphe 130 ci-dessus), la Cour doute également que le système turc définisse clairement le statut juridique des cultes, et notamment celui de la confession alévie. L’examen de la présente affaire permet notamment de constater que la communauté alévie est privée d’une protection juridique qui lui permettrait de jouir effectivement de son droit à la liberté de religion (paragraphe 135 ci-dessus). Par ailleurs, le régime juridique des cultes en Turquie semble manquer de critères neutres et exclure la confession alévie de manière pratiquement absolue, ne proposant aucune garantie afin d’éviter qu’il ne devienne source de discrimination de jure ou de facto à l’égard des adeptes d’autres religions ou convictions (paragraphes 29-34 ci-dessus). Or, dans une société démocratique basée sur les principes du pluralisme et du respect de la diversité culturelle, toute différence fondée sur la religion ou la conviction doit être justifiée par des motifs impérieux. À cet égard, il ne faut pas perdre de vue qu’une attitude défavorable et une différence de traitement injustifiée visant une confession déterminée peuvent avoir des répercussions considérables sur l’exercice de la liberté de religion des adeptes de cette confession (voir, dans le même sens, le paragraphe 42 des « Lignes directrices conjointes sur la personnalité juridique des communautés religieuses ou de conviction » – paragraphe 55 ci-dessus).

183. La Cour souligne qu’il ne s’agit pas pour elle en l’espèce de dire si les demandes présentées par les requérants auraient dû ou non être accueillies, d’autant plus que celles-ci couvrent de nombreux domaines. En outre, il ne lui incombe pas de dicter à un État défendeur telle ou telle forme de coopération avec les différentes communautés religieuses. Ainsi qu’il a été indiqué précédemment (paragraphe 162), il ne fait pas de doute que les États jouissent d’une marge d’appréciation dans le choix des formes de coopération avec les différentes communautés religieuses. Mais, quelle que soit la forme choisie, il incombe à l’État de mettre en place des critères objectifs et non discriminatoires de manière à donner aux communautés religieuses qui le souhaiteraient une possibilité équitable de demander le bénéfice d’un statut offrant des avantages particuliers pour les cultes (voir, mutatis mutandis, Cumhuriyetçi Eğitim Ve Kültür Merkezi Vakfı, précité, § 49 ; voir aussi, le paragraphe 40 des « Lignes directrices conjointes sur la personnalité juridique des communautés religieuses ou de conviction » – paragraphe 55 ci-dessus).

184. Compte tenu de l’ensemble des considérations exposées ci-dessus – l’existence d’une communauté alévie profondément enracinée dans la société et l’histoire turques, l’importance pour cette communauté d’être juridiquement reconnue, l’incapacité du Gouvernement à justifier le déséquilibre flagrant entre le statut accordé à la conception majoritaire de l’islam, sous la forme d’un service public religieux, l’exclusion presque totale de la communauté alévie du bénéfice de ce service, et l’absence de mesures compensatoires –, le choix de l’État défendeur apparaît à la Cour manifestement disproportionné au but poursuivi.

185. En conclusion, la différence de traitement dont les requérants alévis font l’objet n’a pas de justification objective et raisonnable. Il y a donc eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec son article 9.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

186. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

187. S’en tenant à leur demande initialement présentée devant la chambre, les requérants réclament chacun 50 000 euros (EUR) au titre d’un préjudice moral.

188. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

189. La Cour considère, compte tenu des circonstances particulières de la cause, que les constats de violation de l’article 9 de la Convention, ainsi que de l’article 14, combiné avec l’article 9, peuvent passer pour une satisfaction équitable suffisante à cet égard. Elle n’accorde donc aucune somme sous ce chef.

B. Frais et dépens

190. Sans les chiffrer, les requérants demandent le remboursement des frais de déplacement et d’autres dépenses engagés par leurs six conseils venus assister à l’audience devant la Grande Chambre. Ils ont produit les factures relatives aux frais de séjour et les billets d’avions de M. Doǧan, ainsi que ceux de cinq conseils.

191. Le Gouvernement conteste cette demande.

192. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Autrement dit, le requérant doit les avoir réglés, ou être tenu de les régler, en vertu d’une obligation légale ou contractuelle, et il faut qu’il ait été contraint de les engager pour empêcher la violation ou y faire remédier. La Cour exige des notes d’honoraires et des factures détaillées. Celles-ci doivent être suffisamment précises pour lui permettre de déterminer dans quelle mesure les conditions susmentionnées se trouvent remplies (Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine [GC], nos 2312/08 et 34179/08, § 94, CEDH 2013). En l’espèce, la Cour constate que les factures relatives aux frais de séjour des requérants et de leurs conseils ne permettent pas de calculer de manière précise les frais exposés. Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, elle estime raisonnable la somme de 3 000 EUR, au titre de frais divers, et l’accorde aux requérants conjointement.

C. Intérêts moratoires

193. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par douze voix contre cinq, qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;

3. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec son article 9 ;

4. Dit, à l’unanimité, que les constats de violation fournissent en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par les requérants ;

5. Dit, par seize voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois, la somme de 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 26 avril 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Johan CallewaertGuido Raimondi
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion partiellement dissidente et partiellement concordante des juges Villiger, Keller et Kjølbro ;

– opinion dissidente du juge Silvis ;

– opinion dissidente du juge Vehabović ;

– déclaration du juge Spano.

G.RA.
J.C.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE ET PARTIELLEMENT CONCORDANTE DES JUGES VILLIGER, KELLER ET KJØLBRO

(Traduction)

1. À l’inverse de la majorité de la Cour, nous avons voté en défaveur d’un constat de violation de l’article 9 de la Convention. En revanche, à l’instar de la majorité, nous avons voté en faveur d’un constat de violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9, fût-ce pour des motifs plus circonscrits que ceux retenus dans le raisonnement de la majorité. Nous allons donc brièvement expliciter notre position sur l’une et l’autre de ces questions.

Article 9 de la Convention

2. Il découle de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes (article 35 de la Convention) qu’un grief introduit devant la Cour doit avoir été soulevé, au moins en substance, devant les autorités internes compétentes, de manière à leur permettre au préalable de redresser la violation alléguée (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 70-72, 25 mars 2014). Il s’ensuit que, en principe, les griefs portés devant les autorités internes doivent être les mêmes que ceux dont la Cour est saisie.

3. Les requérants avaient saisi les autorités administratives et judiciaires internes de demandes claires. Ils voulaient 1) que la direction des affaires religieuses (« la DAR ») leur fournisse un service public religieux digne de ce nom qui leur serait utile en tant qu’alévis, 2) que les cemevis soient reconnus comme « lieux de culte » avec les avantages y attachés, 3) que leurs ministres soient employés par la DAR comme fonctionnaires et 4) que des crédits du budget général soient affectés au financement de leurs activités religieuses (paragraphes 10 et 14 de l’arrêt).

4. La Cour aurait dû examiner la requête sur la base de ces demandes. Les requérants ne se plaignent donc pas d’une absence de procédure grâce à laquelle l’alévisme aurait pu être reconnu comme groupe religieux ou confession. Une telle procédure n’était pas l’objet ni le but des recours internes formés par eux et même une reconnaissance ne leur aurait permis d’obtenir aucun des services spécifiquement demandés. La requête n’a trait non plus à aucun des autres problèmes ni à aucune des autres conséquences analysés par la Cour mais non exposés dans les demandes spécifiques dont les requérants avaient saisi les autorités internes (voir, par exemple, les paragraphes 128 à 130 du présent arrêt).

5. En s’éloignant, dans son examen, des demandes spécifiques des requérants (paragraphe 89) pour se réorienter vers l’absence de procédure de reconnaissance des confessions religieuses (paragraphes 115-116), la Cour, à nos yeux, s’écarte de la substance même du grief dont elle est saisie. Selon nous, cela n’est guère conforme au principe de l’épuisement des voies de recours internes comme condition d’introduction d’un grief devant elle.

6. La majorité dit à plusieurs reprises que les autorités turques ne reconnaissent pas la nature religieuse de la confession alévie (paragraphes 92, 95 et 115). Très respectueusement, nous nous dissocions d’elle sur ce point. Il ressort clairement des décisions internes que la nature religieuse de la confession alévie est reconnue. Citant la jurisprudence de la Cour (Hasan et Eylem Zengin c. Turquie, no 1448/04, 9 octobre 2007), le tribunal administratif a dit dans son jugement que « l’alévisme [était] une croyance sérieuse et cohérente » et qu’« il [était communément admis] que la confession alévie [bénéficiait de la protection accordée] par l’article 9 » (paragraphe 14 de l’arrêt).

7. Pour conclure qu’il est question en l’espèce d’une ingérence plutôt que d’une obligation positive, la Cour s’appuie dans une large mesure sur une jurisprudence qui concerne la reconnaissance inexistante ou tardive par les autorités internes de groupes religieux, lorsque ces carences ont eu d’importantes conséquences négatives sur le groupe en question (paragraphe 94). Or, à notre avis, la requête en espèce n’est manifestement pas comparable aux affaires invoquées par la majorité, qui ne permettent pas suffisamment de conclure à l’existence d’une ingérence dans les droits garantis aux requérants par l’article 9 de la Convention.

8. Ainsi, dans l’affaire Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova (no 45701/99, § 105, CEDH 2001‑XII), l’église requérante n’ayant pas été reconnue officiellement comme religion par le droit interne, elle ne pouvait pas déployer son activité, en particulier parce qu’il était impossible à ses prêtres d’officier, à ses membres de se réunir pour pratiquer leur religion et à elle de bénéficier de la protection juridictionnelle de son patrimoine parce qu’elle était dépourvue de personnalité morale. De même, dans l’affaire Branche de Moscou de l’Armée du Salut c. Russie (no 72881/01, § 74, CEDH 2006‑XI), l’organisation religieuse requérante, après avoir été obligée de modifier ses statuts, s’était retrouvée dans une situation où l’inscription de ces modifications avait été refusée par les autorités publiques, ce qui lui avait fait perdre son statut de personne morale. De plus, le droit interne restreignait la possibilité pour une association religieuse sans personnalité morale d’exercer tout l’éventail de ses activités religieuses. L’affaire Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres c. Autriche (no 40825/98, §§ 79-80, 31 juillet 2008) avait quant à elle pour objet le refus prolongé d’accorder à la société religieuse requérante la personnalité juridique au regard du droit interne.

9. Selon nous, les affaires susmentionnées (ainsi que les autres citées par la majorité au paragraphe 94 de l’arrêt) ne sont manifestement pas comparables à la requête en l’espèce.

10. Cela étant dit, la question essentielle qui se pose est de savoir si la requête aurait dû être examinée sous l’angle d’une ingérence à justifier ou sous celui des obligations positives. Ainsi qu’il a déjà été dit, les recours formés au niveau interne avaient trait non pas à l’absence d’une procédure permettant d’obtenir une reconnaissance en tant que groupe religieux, mais à des demandes spécifiques. De plus, une telle procédure n’aurait pas permis à elle seule de satisfaire à l’une quelconque de ces demandes. Dans ces conditions, nous ne pouvons que constater que les requérants ont pu – et peuvent toujours – exercer leurs activités religieuses. Il ressort donc clairement des faits de l’espèce tels qu’exposés devant la Cour, que la confession alévie existe depuis de nombreuses années et rassemble un grand nombre d’adeptes, qui peuvent librement se rassembler et accomplir leurs activités et rites religieux au sein de leurs cemevis, lesquels existent par milliers (voir, par exemple, les paragraphes 35 à 37 du présent arrêt).

11. Par ailleurs, comme le tribunal administratif l’a également souligné dans son jugement (paragraphe 14 du parrêt), les requérants ne mentionnent et n’invoquent aucun exemple indiquant d’une quelconque façon qu’ils ont été entravés dans l’exercice de leurs activités et rites dans leurs cemevis. Nul ne conteste que la communauté alévie, à laquelle les requérants appartiennent, peut sans encombre opérer comme une communauté religieuse et pratiquer sa religion. Les alévis peuvent créer des personnes morales sous la forme de fondations et d’associations, et donc être propriétaires des bâtiments nécessaires à ces activités religieuses – ce qu’ils font en pratique. En tant que communauté religieuse, ils peuvent désigner des ministres – ce qu’ils font en pratique. Ils peuvent enseigner les préceptes de leur foi religieuse et se réunir pour pratiquer leur religion – ce qu’ils font en pratique. De surcroît, ainsi qu’il a déjà été indiqué, les autorités internes ont déjà reconnu la nature religieuse de leur confession – et les garanties que l’article 9 de la Convention y attache.

12. La majorité s’appuie sur la loi no 677 (paragraphes 123 et 126 du présent arrêt). Nous admettons que ce texte, au vu de sa teneur, est problématique et soulève de graves questions au regard des dispositions de la Convention. Or cette loi et les interdictions qu’elle pose n’ont pas été appliquées aux requérants, ce qu’ils ne contestent pas. En outre, comme le Gouvernement le souligne, elle n’est plus appliquée (paragraphe 84).

13. Au vu des faits de l’espèce et de la situation concrète des requérants, nous estimons problématique de dire qu’il y a eu une ingérence dans leurs droits découlant de l’article 9 de la Convention. Selon nous, la requête aurait donc dû être examinée sur le terrain des obligations positives de l’État inhérentes à cette disposition. Dans les demandes spécifiques dont ils avaient saisi les autorités internes, les requérants sollicitaient de l’État un certain nombre de privilèges et avantages. En principe, aucun groupe religieux ne peut prétendre à un certain traitement par les autorités internes. Si un groupe religieux réclame le droit d’être traité de la même façon que d’autres groupes religieux, le grief s’analyse sur le terrain de l’article 14 en combinaison avec l’article 9 de la Convention (paragraphes 17 et suivants ci-dessous).

14. Selon nous, l’article 9 de la Convention ne saurait être interprété comme imposant à l’État une obligation positive de fournir à un groupe religieux des services d’ordre religieux, de reconnaître ses lieux de culte, d’employer et de salarier ses ministres, et d’affecter des crédits sur son budget au financement, en totalité ou en partie, des activités du groupe. Une telle interprétation de l’article 9 de la Convention irait trop loin. Voilà pourquoi, eu égard à ce qui ne figure pas dans la requête, nous avons voté contre le constat de violation de l’article 9 de la Convention.

Article 14 de la Convention combiné avec l’article 9

15. Nous avons voté en faveur d’un constat de violation de l’article 14 combiné avec l’article 9, mais en suivant une approche plus circonscrite et limitée que celle retenue par la majorité.

16. Nous sommes tout à fait d’accord que les faits de l’espèce tombent sous le coup de l’article 9, ce qui rend applicable l’article 14. Il est constant dans la jurisprudence de la Cour qu’un État qui décide d’accorder des droits ou privilèges non imposés par la Convention doit le faire conformément à l’interdiction de discrimination (voir, par exemple, la jurisprudence citée au paragraphe 158 du présent arrêt). De plus, l’octroi de certains droits et privilèges à des groupes religieux peut dans certains cas être si étroitement lié au droit de manifester ses convictions religieuses et d’exister en tant que communauté religieuse – et avoir de telles conséquences sur celui-ci – que les faits de l’espèce relèveront de l’article 9, ce qui rendra l’article 14 applicable (Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfi c. Turquie, no 32093/10, § 41, 2 décembre 2014).

17. La non-reconnaissance par les autorités turques de la confession alévie en tant que religion et, en conséquence, la non-reconnaissance des cemevis en tant que « lieux de culte » au sens de la législation interne pourrait constituer une discrimination contraire à la Convention, selon les circonstances particulières de l’espèce.

18. La Cour a conclu à une telle discrimination en l’affaire précitée Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfi, dans laquelle elle avait examiné la possibilité pour les « lieux de culte », au sens de la législation interne, d’être exonérés du paiement de leurs frais d’électricité. La législation en exonérait les mosquées, les églises et les synagogues. Or, les autorités internes n’ayant pas reconnu la confession alévie comme religion ni donc reconnu les cemevis comme « lieux de culte » au sens de la législation interne, ceux-ci, à l’inverse des mosquées, églises et synagogues était exclus des avantages ainsi offerts. La Cour y a vu une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9.

19. Nous ne voyons aucune raison de nous écarter ou de faire abstraction du raisonnement de la Cour dans son arrêt Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfi. Ni dans cette affaire ni en l’espèce le Gouvernement n’a fourni une justification objective et raisonnable à la différence de traitement entre la confession alévie et d’autres religions ou groupes religieux s’agissant des droits et privilèges accordés par la législation interne.

20. Nous n’avons donc aucune hésitation à voter en l’espèce en faveur d’un constat de violation de l’article 14 combiné avec l’article 9. À nos yeux, la Cour aurait dû limiter son analyse à la différence de traitement entre la confession alévie et d’autres religions ou groupes religieux pour ce qui est des droits et privilèges accordés par la législation interne. Or, en l’espèce, elle a suivi une approche bien plus large, sur la base de laquelle elle a conclu à une violation de l’article 14 combiné avec l’article 9. Ce faisant, elle a repris la même approche excessivement large déjà retenue sur le terrain de l’article 9 en l’espèce.

21. Dans le présent arrêt, la Cour compare la situation des requérants, en tant qu’adeptes de la confession alévie, avec celle des « bénéficiaires du service public religieux dispensé par la DAR » (paragraphes 166-170 du présent arrêt). En raisonnant ainsi, elle ne tient pas suffisamment compte du fait que le service public religieux offert par la DAR ne profite guère ou pas aux personnes ne partageant pas les mêmes opinions et pratiques religieuses qui se traduisent dans ce service, fondées sur une interprétation sunnite de l’islam. Autrement dit, les groupes religieux qui ne relèvent pas de la confession sunnite favorisée par la DAR, qu’il s’agisse de musulmans chiites, de juifs, de catholiques, de chrétiens orthodoxes, de protestants, d’hindous ou d’autres groupes, ne bénéficieront pas des services proposés par la DAR. Si, en tant que groupe religieux, les requérants peuvent prétendre se trouver dans une situation comparable à celle des bénéficiaires du service public religieux offert par la DAR, alors tout autre groupe religieux le peut également.

22. En comparant les requérants, en tant qu’adeptes de la confession alévie, aux musulmans sunnites, qui « bénéfici[ent] du service public religieux dispensé par la DAR », la Cour impose concrètement que les services de la DAR – ou n’importe quel autre type de privilège similaire – soient fournis non seulement aux requérants, en tant qu’adeptes de la confession alévie, mais aussi aux adeptes d’autres confessions religieuses puisque, à l’instar des requérants, ils ne bénéficient pas du service public religieux offert par la DAR et que, selon le raisonnement de la Cour, ils se trouvent dans une situation comparable à celle des bénéficiaires de ce service (paragraphes 183 et 184). En cela, la Cour va à notre avis trop loin.

23. Concrètement, l’interprétation sunnite de l’islam – que cautionne la DAR – s’analyse en Turquie en une « religion d’État » de facto, même si le Gouvernement ne le reconnaît pas (paragraphes 17-28 de l’arrêt). Il ressort clairement des éléments de fait présentés devant la Cour que l’interprétation sunnite de l’islam, telle qu’approuvée par la DAR, est totalement subventionnée par l’État, à hauteur de sommes considérables, et jouit d’une situation privilégiée en Turquie (paragraphe 25). Un très grand nombre de personnes, y compris des ministres et enseignants religieux, sont employées comme fonctionnaires par la DAR, qui les salarie (paragraphe 24). La DAR administre et finance bon nombre de mosquées et de masdjids (ibidem) De plus, elle propose des enseignements et formations d’ordre religieux (ibidem) Par conséquent, à notre avis, le principal problème juridique qui se pose en l’espèce, mais que la Cour n’a pas suffisamment examiné dans son arrêt, est de savoir s’il peut être jugé compatible avec la Convention qu’une religion, en l’occurrence ici l’interprétation sunnite de l’islam, occupe une position privilégiée en Turquie pour des raisons historiques et culturelles.

24. En se refusant à reconnaître la position privilégiée de l’interprétation sunnite de l’islam, telle que cautionnée par la DAR, et son statut de « religion d’État » de facto en Turquie, le Gouvernement renonce à avancer certains arguments qui, à nos yeux, suffiraient à justifier de manière objective et raisonnable une différence de traitement entre les musulmans bénéficiant des services de la DAR et les autres musulmans (ou n’importe quel autre groupe religieux d’ailleurs ; paragraphes 78-88 et 145-154). Ainsi, lorsque le Gouvernement soutient que les services de la DAR bénéficient à tous les musulmans, dont les alévis, et qu’ils sont « supraconfessionnels » (voir, par exemple, les paragraphes 11, 13 et 148 de l’arrêt), il ne tient pas suffisamment compte du fait que ces services n’ont pas ou guère d’utilité pour ceux qui n’adhèrent pas à l’interprétation sunnite de l’islam telle que cautionnée par la DAR.

25. Selon nous, ce qui est au cœur du problème, c’est incontestablement le fait que l’interprétation sunnite de l’islam, telle que suivie par la majorité de la population en Turquie, bénéficie d’un traitement préférentiel, mais pas les autres religions, à part certaines exceptions telles que la possibilité de prise en charge des frais d’électricité.

26. La question est donc de savoir si la Turquie peut accorder un statut spécial et privilégié à une religion, en l’occurrence l’interprétation sunnite de l’islam tel que cautionnée par la DAR. Il s’agit d’une question qui touche les relations entre l’État et la religion. Jusqu’à présent, la Cour a reconnu dans sa jurisprudence qu’une religion pouvait jouir d’une situation privilégiée au sein de l’État pour des raisons historiques et culturelles (voir, par exemple, Darby c. Suède, 23 octobre 1990, avis de la Commission, § 45, série A no 187, Ásatrúarfélagið c. Islande, no 22897/08 (déc.), 18 septembre 2012, et Membres de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani et autres c. Géorgie, no 71156/01, § 132, 3 mai 2007). Elle a toutefois souligné qu’un État qui accorde des droits et privilèges à un groupe religieux devait le faire sans opérer de discrimination (voir les affaires citées au paragraphe 164 de l’arrêt). Enfin, et surtout, il s’agit d’un domaine où n’existe aucun consensus européen (voir les éléments de droit comparé exposés aux paragraphes 60 à 64 de l’arrêt) et où l’État jouit d’une marge d’appréciation étendue (voir, par exemple, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 84, CEDH 2000‑VII, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 129, CEDH 2014).

27. Dès lors, et compte tenu de ce que les requérants avaient cherché à obtenir au niveau national, c’est-à-dire les demandes spécifiques dont ils avaient saisi les tribunaux internes (prestations religieuses dignes de ce nom et utiles à leurs yeux, reconnaissance des cemevis comme des lieux de culte avec les avantages y attachés, emploi de leurs ministres comme fonctionnaires et affectation de crédits dans le budget de l’État) – sur le fondement desquelles la Cour aurait d’ailleurs dû analyser l’affaire (paragraphe 5 ci‑dessus) –, nous considérons qu’il est problématique de comparer la situation des requérants avec celle des bénéficiaires du service public religieux fourni par la DAR, lequel n’intéresse que les seules personnes adhérant à l’interprétation sunnite de l’islam telle que cautionnée par la DAR.

28. En conclusion, nous estimons que la situation des requérants aurait dû être comparée à celle d’autres groupes religieux par rapport auxquels ils pouvaient certainement prétendre se trouver dans une situation analogue ou comparable pour ce qui est des droits et privilèges accordés par la législation interne aux religions ou groupes religieux, comme dans l’affaire Cumhuriyetçi Eğitim ve Kültür Merkezi Vakfi, qui concernait l’exonération du paiement des frais d’électricité pour les « lieux de culte ». Sur ce fondement, nous avons voté en faveur du constat de violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE SILVIS

(Traduction)

Les requérants, adeptes de la confession alévie, se plaignent de ce que leur religion ne jouisse pas du même soutien de l’État en Turquie que la branche sunnite de l’islam. Le constat de violation de la Convention ne repose que sur la comparaison entre les deux.

Qu’aurait-il resté à la Cour à examiner si la différence de traitement entre les deux n’avait pas été retenue ? À mon avis, pas grand-chose.

Pourquoi serait-il problématique en soi :

1. que les services rattachés à la pratique religieuse alévie ne soient pas considérés comme des services publics ;

2. que les lieux de culte alévis (cemevis) ne se voient attribuer aucun statut spécial par l’État ;

3. que les dignitaires alévis ne soient pas rétribués par l’État en tant que fonctionnaires ;

4. et qu’aucun crédit ne soit spécialement affecté dans le budget de l’État à la pratique de la confession alévie ?

La situation n’est pas différente dans les pays membres du Conseil de l’Europe où, en droit et en pratique, l’Église est séparée de l’État.

Rien dans la Convention n’oblige l’État à chercher à jouer un rôle de soutien actif dans le domaine de la religion. Pour cette raison, je me dissocie respectueusement de la majorité lorsqu’elle conclut à une violation de l’article 9, pris isolément.

Néanmoins, si l’on compare la situation de la confession alévie à celle de la confession musulmane sunnite en Turquie, il y a clairement une différence de traitement pour laquelle aucune justification objective et raisonnable n’existe. Il s’agit donc d’une affaire typique de discrimination religieuse, rien de plus.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE VEHABOVIĆ

(Traduction)

Je regrette de ne pouvoir me rallier à l’opinion de la majorité selon laquelle il y a eu violation de l’article 9 de la Convention et de l’article 14 combiné avec l’article 9.

Les demandes formulées par les requérants devant le Premier ministre et devant la Cour étaient les suivantes :

a) ériger en services publics les services rattachés à la pratique de la confession alévie,

b) octroyer aux lieux de culte alévis (cemevis) le statut de lieux de culte,

c) recruter les ministres du culte alévis comme fonctionnaires, et

d) prévoir dans le budget des crédits spéciaux pour la pratique de la confession alévie.

Aucune de ces demandes n’avait d’implications sur la liberté pour les requérants de pratiquer l’islam comme ils l’entendaient.

L’article 14 complète les autres dispositions matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » que ces dispositions garantissent. Son application ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention (voir, parmi de nombreux autres précédents, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 58, CEDH 2008). Ainsi, une mesure conforme en elle-même aux exigences de l’article consacrant le droit ou la liberté en question peut cependant enfreindre cet article, combiné avec l’article 14, pour le motif qu’elle revêt un caractère discriminatoire (voir, par exemple, Affaire « relative à certains aspects du régime de l’enseignement linguistique en Belgique (fond), 23 juillet 1968, pp. 33-34, § 9, série A no 6). L’article 14 entre en jeu dès lors que « la matière sur laquelle porte le désavantage (...) compte parmi les modalités d’exercice d’un droit garanti » (Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, § 45, série A no 19) ou qu’elle « se rattache à l’exercice d’un droit garanti » (Schmidt et Dahlström c. Suède, 6 février 1976, § 39, série A no 21).

La Cour a dit dans sa jurisprudence que seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable, ou « situation », étaient susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 61, CEDH 2010). Le texte de l’article 14 énumère expressément la « religion » parmi les motifs de discrimination proscrits.

Toutefois, pour qu’elle constitue une discrimination fondée sur la religion, la distinction alléguée doit tomber « sous l’empire » d’un droit protégé par l’article 9, en l’occurrence le droit de manifester sa religion. En l’espèce, la possibilité ou non pour les alévis d’ériger en services publics leurs services religieux et d’obtenir tous les autres avantages financiers attachés à ce statut particulier ne les empêche pas de manifester leur religion. Mais je ne considérerais pas cela déterminant. J’estime que si la législation imposait une quelconque obligation supplémentaire aux seuls alévis, l’affaire tomberait sous l’empire de l’article 9. Or, en l’espèce, aucune charge ne pèse sur les alévis du fait de leur religion. Les requérants se plaignent simplement de ce que l’État ne leur offre pas de services ayant le statut de services publics ni les avantages y attachés. Il s’agit à mon sens d’une toute autre question.

Par ailleurs, je pense que toute discrimination indirecte qui existerait ne pourrait se rattacher qu’à l’article 1 du Protocole no 1.

Je ne partage pas la conclusion de la majorité selon laquelle l’appréciation par les autorités turques de la nature religieuse de la pratique alévie de l’islam s’analyse en un refus de voir en cette pratique une forme de culte religieux et d’accorder une protection juridique à leurs lieux de rassemblement et à leurs ministres. La Cour va même plus loin en concluant que la reconnaissance de la nature religieuse des pratiques liées à cette confession et du statut de ses ministres et lieux du culte est considérée par la communauté alévie comme essentielle à sa survie et à son développement comme confession religieuse. Enfin, elle considère que le refus des demandes des requérants, qui revient à dénier à la confession alévie son caractère cultuel, a constitué une ingérence dans le droit des requérants à la liberté de religion, telle que garantie par l’article 9 § 1 de la Convention.

Dans le monde aujourd’hui, il existe de nombreuses formes déviantes de pratiques et croyances religieuses qui jamais ne devraient obtenir de légitimité ni, au moyen d’une telle reconnaissance, la possibilité de répandre ces idées et idéologies déviantes. Évidemment, la présente affaire ne concerne en rien des idées de ce type, mais il s’agit d’un point pertinent pour ce qui est de la marge d’appréciation étendue à accorder à l’État en la matière et de l’éventualité d’établir un précédent pour l’avenir. Le législateur doit jouir d’une grande latitude pour décider ce qui peut être considéré comme suffisamment d’utilité publique pour justifier une inclusion parmi les autres groupes et mouvements religieux intégrés au système des services publics.

Bref, l’affaire ne tombe pas selon moi sous l’empire de l’article 9. Les pratiquants à l’intérieur des cemevis ne sont pas empêchés de manifester leur religion ou leur conviction parce que les cemevis n’ont pas le statut de lieux de culte ou que les ministres alévis ne sont pas fonctionnaires et ne sont pas salariés sur le budget de l’État. La législation n’est pas dirigée contre les seuls alévis en raison de leurs croyances. Cette affaire pourrait être plus facilement regardée comme tombant sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1.

Une variété de sources indique clairement qu’il existe en Turquie des milliers de lieux de culte (cemevis), au service de nombreuses communautés alévies, et que ces cemevis fonctionnent tous sans la moindre ingérence de l’État ni la moindre pression ou restriction en ce qui concerne la croyance, le culte, l’enseignement, la pratique et l’observance de l’alévisme. Existe-t-il des limitations au droit pour les alévis de manifester leur forme de pratique religieuse ? Existe-t-il des restrictions ou interdictions touchant les requérants et la manière dont ils pratiquent l’Islam ? Je ne vois aucun argument de la sorte dans leurs observations. Mon constat est que les demandes des requérants se rattachent toutes non pas à un droit protégé par l’article 9 de la Convention mais plutôt à l’article 1 du Protocole no 1, comme le montre clairement la demande faite à l’État d’intervenir en offrant des prestations pécuniaires à la communauté alévie. Autrement dit, ces demandes ne tendent pas à l’obtention d’une reconnaissance légale de la croyance des requérants de manière à leur permettre de commencer à pratiquer leur religion : elles visent plutôt à obtenir un financement pour leurs ministres et leurs lieux de culte et à faire reconnaître leurs ministres comme des fonctionnaires. Nulle part les requérants n’allèguent la moindre restriction à leur droit à manifester leur conviction ou à tout autre droit protégé par l’article 9 de la Convention : leurs griefs concernent plutôt des droits pécuniaires.

Chercher à définir la religion et à distinguer une religion d’une secte est une entreprise très périlleuse. L’alévisme est-il intrinsèquement une religion ou s’agit-il d’une simple secte au sein de l’islam ? Le concept occidental de religion est complètement différent de la vision orientale. Selon sa jurisprudence constante, la Cour laisse aux États contractants une certaine marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une ingérence est nécessaire. Il est vrai qu’une marge étendue leur est habituellement accordée pour ce qui est des mesures générales de stratégie économique ou sociale. En effet, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique » (James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 46, série A no 98 ; voir aussi, par exemple, National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, § 80, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII, et Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours c. Royaume-Uni, no 7552/09, 4 mars 2014).

DÉCLARATION DU JUGE SPANO

(Traduction)

Je suis d’accord avec l’arrêt, mais s’agissant des motifs pour lesquels je conclus à une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9 je me rallie au raisonnement plus circonscrit exposé dans le texte de l’opinion partiellement dissidente et partiellement concordante de mes collègues les juges Villiger, Keller et Kjølbro.

Annexe

LISTE DES REQUÉRANTS

1. Cemal ADSIZ est un ressortissant turc né en 1959.
2. Fatime AĞIRMAN est une ressortissante turque née en 1940.
3. İmam AĞIRMAN est un ressortissant turc né en 1941.
4. Feride AKBAŞ est un ressortissant turc né en 1964.
5. Cevat AKBAŞ est un ressortissant turc né en 1961.
6. İlyas AKDEMİR est un ressortissant turc né en 1937.
7. Selahattin AKDEMİR est un ressortissant turc né en 1977.
8. Hüseyin AKDEMİR est un ressortissant turc né en 1965.
9. Mutlu AKDEMİR est un ressortissant turc né en 1980.
10. Esma AKDEMİR est une ressortissante turque née en 1941.
11. Cafer AKTAN est un ressortissant turc né en 1959.
12. Bayram AKTAŞ est un ressortissant turc né en 1944.
13. Yeter ALTINTAŞ est une ressortissante turque née en 1981.
14. Hasan ALTINTAŞ est un ressortissant turc né en 1974.
15. Beyhan ALTINTAŞ est une ressortissante turque née en 1974.
16. Aşur ARMUTLU est un ressortissant turc né en 1969.
17. Hüsamettin ARSLAN est un ressortissant turc né en 1965.
18. Selma ARSLAN est une ressortissante turque née en 1972.
19. Şenay ARSLAN est une ressortissante turque née en 1983.
20. Saniye ARSLAN est une ressortissante turque née en 1977.
21. Tuncay ARSLAN est un ressortissant turc né en 1977.
22. Gülbeyaz ARSLAN est une ressortissante turque née en 1956.
23. Mustafa ARSLAN est un ressortissant turc né en 1957.
24. Gazi ARSLAN est un ressortissant turc né en 1974.
25. Murat ARSLAN est un ressortissant turc né en 1958.
26. Döndü ARSLAN est une ressortissante turque née en 1949.
27. Sadık ARSLAN est un ressortissant turc né en 1955.
28. Zeki ASLAN est un ressortissant turc né en 1950.
29. İdris ASLAN est un ressortissant turc né en 1961.
30. Şaziye ASLAN est une ressortissante turque née en 1965.
31. Mehmet ASLAN est un ressortissant turc né en 1956.
32. Turan ASLAN est un ressortissant turc né en 1966.
33. İsmihan ASLANDAŞ est une ressortissante turque née en 1963.
34. Hidayet ASLANDAŞ est un ressortissant turc né en 1960.
35. Hülya ASLANDAŞ est une ressortissante turque née en 1983.
36. Mehrali ATEŞOĞLU est un ressortissant turc né en 1964.
37. Mustafa Kemal AYDIN est un ressortissant turc né en 1948.
38. İsmet BACIOĞLU est un ressortissant turc né en 1955.
39. Abidin BACIOĞLU est un ressortissant turc né en 1976.
40. Hakan BACIOĞLU est un ressortissant turc né en 1979.
41. Döne BACIOĞLU est une ressortissante turque née en 1953.
42. Murat BACIOĞLU est un ressortissant turc né en 1975.
43. Betül BACIOĞLU est une ressortissante turque née en 1984.
44. Ali Gündüz BALÇIK est un ressortissant turc né en 1975.
45. Adem BARAN est un ressortissant turc né en 1981.
46. Derya BARAN est une ressortissante turque née en 1983.
47. Maviş BEKAR est une ressortissante turque née en 1944.
48. Ali BEKAR est un ressortissant turc né en 1936.
49. Nezih Doğan BERMEK est un ressortissant turc né en 1948.
50. Kazım BÜKLÜ est un ressortissant turc né en 1952.
51. İsmail BÜKLÜ est un ressortissant turc né en 1934.
52. Özkan BÜYÜKTAŞ est un ressortissant turc né en 1977.
53. Kasım ÇAĞLAR est un ressortissant turc né en 1956.
54. Ali İhsan ÇAĞLAR est un ressortissant turc né en 1966.
55. Çiçek ÇAĞLAR est une ressortissante turque née en 1937.
56. Güldane ÇAĞLAR est une ressortissante turque née en 1972.
57. Sati ÇAĞLAR est une ressortissante turque née en 1960.
58. Nurcan ÇAKMAK est une ressortissante turque née en 1959.
59. Süleyman CAN est un ressortissant turc né en 1979.
60. Cemal CANKURT est un ressortissant turc né en 1973.
61. Kiraz ÇAY est un ressortissant turc né en 1978.
62. Kazım ÇELİK est un ressortissant turc né en 1940.
63. Ali Rıza ÇELİK est un ressortissant turc né en 1947.
64. Hamide ÇELİK est une ressortissante turque née en 1948.
65. Durmuş ÇELİK est un ressortissant turc né en 1953.
66. Penpe ÇELİK est une ressortissante turque née en 1958.
67. Hasan ÇELİK est un ressortissant turc né en 1958.
68. Zeliha ÇİFTÇİ est une ressortissante turque née en 1942.
69. Mehmet ÇİFTÇİ est un ressortissant turc né en 1930.
70. Hasan ÇIKAR est un ressortissant turc né en 1935.
71. Cafer ÇINAR est un ressortissant turc né en 1958.
72. Sadık ÇIPLAK est un ressortissant turc né en 1974.
73. Zeynep ÇIPLAK est une ressortissante turque née en 1953.
74. Ahmet ÇIPLAK est un ressortissant turc né en 1955.
75. Salih ÇOBAN est un ressortissant turc né en 1952.
76. Hıdır DEMİR est un ressortissant turc né en 1956.
77. Nurten DİLEK est une ressortissante turque née en 1980.
78. Erol DİLEK est un ressortissant turc né en 1980.
79. Çeşminaz DİLEK est une ressortissante turque née en 1960.
80. Ali DİLEK est un ressortissant turc né en 1955.
81. İbrahim DOĞAN est un ressortissant turc né en 1965.
82. Selahattin DOĞAN est un ressortissant turc né en 1971.
83. Ziya DOĞAN est un ressortissant turc né en 1963.
84. Gülbeyaz DOĞAN est une ressortissante turque née en 1968.
85. Arife DOĞAN est un ressortissant turc né en 1974.
86. Ali DOĞAN est un ressortissant turc né en 1966.
87. Gülizar DOĞAN est une ressortissante turque née en 1942.
88. Ağgül DOĞAN est une ressortissante turque née en 1950.
89. Niyazi DOĞAN est une ressortissante turque née en 1954.
90. Zeynel DOĞAN est un ressortissant turc né en 1936.
91. Hediye DOĞAN est une ressortissante turque née en 1954.
92. İzzettin DOĞAN est un ressortissant turc né en 1940.
93. Veli ELGÜN est un ressortissant turc né en 1947.
94. Remziye ERÇELİK est une ressortissante turque née en 1978.
95. Arslan ERÇELİK est un ressortissant turc né en 1968.
96. Davut ESKİOCAK est un ressortissant turc né en 1974.
97. Aziz GÜNEŞ est un ressortissant turc né en 1954.
98. Ercan GÜVENÇ est un ressortissant turc né en 1964.
99. Cemal GÜVENÇ est un ressortissant turc né en 1947.
100. Abidin HARMAN est un ressortissant turc né en 1933.
101. Güleser HIR est une ressortissante turque née en 1967.
102. Rıza HIR est un ressortissant turc né en 1959.
103. Sevinç ILGIN est une ressortissante turque née en 1962.
104. İsmail ILGIN est un ressortissant turc né en 1961.
105. Kaya İZCİ est un ressortissant turc né en 1966.
106. Nargül KALE est une ressortissante turque née en 1966.
107. Aydın KALE est un ressortissant turc né en 1966.
108. Fadime KAMA est une ressortissante turque née en 1967.
109. Ali KAPLAN est un ressortissant turc né en 1948.
110. Hasan Hüseyin KAPLAN est un ressortissant turc né en 1950.
111. Veyis KARA est un ressortissant turc né en 1955.
112. Hasan KARAKÖSE est un ressortissant turc né en 1976.
113. Fadık KARAKÖSE est un ressortissant turc né en 1978.
114. Eylem KARATAŞ est une ressortissante turque née en 1977.
115. Ali KAVAK est un ressortissant turc né en 1934.
116. Nermin KAYA est une ressortissante turque née en 1953.
117. Sadık KAYA est un ressortissant turc né en 1953.
118. Ali KAYA est un ressortissant turc né en 1958.
119. Hüseyin KAYA est un ressortissant turc né en 1949.
120. Gülüzar KAYA est une ressortissante turque née en 1961.
121. Teslime KAYA est une ressortissante turque née en 1966.
122. Hüseyin KAYA est un ressortissant turc né en 1964.
123. Kemal KAYA est un ressortissant turc né en 1961.
124. Senem KAYA est une ressortissante turque née en 1944.
125. Turan KAYA est un ressortissant turc né en 1943.
126. Zeynel KAYA est un ressortissant turc né en 1944.
127. Mehmet KAYACIK est un ressortissant turc né en 1949.
128. Hasan KAYTAN est un ressortissant turc né en 1960.
129. Türkmen KAYTAN est une ressortissante turque née en 1962.
130. Gürsel KAYTAN est un ressortissant turc né en 1985.
131. Düzgün KELEŞ est un ressortissant turc né en 1964.
132. Nuriye KELEŞ est une ressortissante turque née en 1967.
133. Tayyar KETEN est un ressortissant turc né en 1975.
134. Cemal KETEN est un ressortissant turc né en 1970.
135. Alime KETEN est une ressortissante turque née en 1963.
136. Akgül KETEN (KALE) est une ressortissante turque née en 1980.
137. Hasan KILIÇ est un ressortissant turc né en 1959.
138. Haşim KIRIKKAYA est un ressortissant turc né en 1968.
139. Dilber KÖSE est une ressortissante turque née en 1966.
140. Kazım KÜÇÜKŞAHİN est un ressortissant turc né en 1933.
141. Süleyman KUMRAL est un ressortissant turc né en 1967.
142. Gülten KURT est une ressortissante turque.
143. İpek MISIRLI est une ressortissante turque née en 1972.
144. Ali MULAOĞLU est un ressortissant turc né en 1960.
145. Ayten MULAOĞLU est une ressortissante turque née en 1963.
146. Fatma NACAR est une ressortissante turque née en 1965.
147. Ali NACAR est un ressortissant turc né en 1960.
148. Cevahir NAYIR est une ressortissante turque née en 1951.
149. Hüseyin NAYIR est un ressortissant turc né en 1950.
150. Şükrü OCAK est un ressortissant turc né en 1940.
151. Tülay ODABAŞ est une ressortissante turque née en 1968.
152. Ahmet ÖNER est un ressortissant turc né en 1932.
153. Bekir ÖZCAN est un ressortissant turc né en 1955.
154. Yeter ÖZDEMİR est une ressortissante turque née en 1964.
155. Gülden ÖZDEMİR est une ressortissante turque née en 1964.
156. Salman ÖZDEMİR est un ressortissant turc né en 1964.
157. Fazlı ÖZDEMİR est un ressortissant turc né en 1964.
158. Mustafa ÖZDEMİR est un ressortissant turc né en 1958.
159. Sati ÖZEKER est une ressortissante turque née en 1956.
160. Celal ÖZEKER est un ressortissant turc né en 1951.
161. Ali Haydar ÖZPINAR est un ressortissant turc né en 1951.
162. Mustafa PARLAK est un ressortissant turc né en 1939.
163. Cemal POLAT est un ressortissant turc né en 1951.
164. Yüksel POLAT est un ressortissant turc né en 1963.
165. Fethi SAĞLAM est un ressortissant turc né en 1959.
166. İlyas ŞAHBAZ est un ressortissant turc né en 1976.
167. Salih ŞAHİN est un ressortissant turc né en 1960.
168. İbrahim ŞAHİN est un ressortissant turc né en 1944.
169. Tamo ŞAHİN est une ressortissante turque née en 1943.
170. Hasan Hüseyin ŞAHİN est un ressortissant turc né en 1966.
171. Hatice ŞAHİN est une ressortissante turque née en 1973.
172. Ali ŞAHİN est un ressortissant turc né en 1962.
173. Abdullah ŞAHİN est un ressortissant turc né en 1942.
174. Sati ŞAHİN est une ressortissante turque née en 1931.
175. Rıza ŞAHİN est un ressortissant turc né en 1947.
176. Hasan ŞAHİN est un ressortissant turc né en 1941.
177. Güner ŞAHİN est une ressortissante turque née en 1939.
178. Sabri ŞAKAR est un ressortissant turc né en 1949.
179. Hakkı SAYGI est un ressortissant turc né en 1931.
180. Celal SEVİNÇ est un ressortissant turc né en 1950.
181. Pınar SOFUOĞLU est une ressortissante turque née en 1985.
182. Namık SOFUOĞLU est un ressortissant turc né en 1958.
183. Hıdır SOYLU est un ressortissant turc né en 1925.
184. Jülide SUCUOĞLU est une ressortissante turque née en 1975.
185. Sait TANRIVERDİ est un ressortissant turc né en 1962.
186. Hasan TAŞDELEN est un ressortissant turc né en 1947.
187. Serap TOPÇU est une ressortissante turque née en 1973.
188. Hamdi TÜRKEL est un ressortissant turc né en 1974.
189. Ali Rıza TÜRKEL est un ressortissant turc né en 1956.
190. Ali Rıza UĞURLU est un ressortissant turc né en 1951.
191. Kenan YAĞIZ est un ressortissant turc né en 1970.
192. Mansur YALÇIN est un ressortissant turc né en 1967.
193. Paşa YALÇIN est un ressortissant turc né en 1955.
194. Sevim YILDIRIM est une ressortissante turque née en 1964.
195. Hakkı YILDIRIM est un ressortissant turc né en 1964.
196. Yusuf YILMAZER est un ressortissant turc né en 1955.
197. Ali YÜCE est un ressortissant turc né en 1974.
198. Ali YÜCESOY est un ressortissant turc né en 1957.
199. Dursun ZEBİL est un ressortissant turc né en 1959.
200. Sakine ZEBİL est une ressortissante turque née en 1965.
201. Ganime ZEBİL est une ressortissante turque née en 1932.
202. Fadime ZEBİL est une ressortissante turque née en 1965.
203. İsmihan ZEBİL est une ressortissante turque née en 1954.

* * *

[1]. L’Albanie, l’Allemagne, l’Arménie, l’Autriche l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, la France, la Géorgie, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Islande, l’Italie, la Lettonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Lituanie, le Luxembourg, la République de Moldova, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suède, la Suisse et l’Ukraine.

[2]. L’Albanie, l’Allemagne, l’Arménie, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, l’Espagne, l’Estonie, la France, la Géorgie, la Hongrie, l’Italie, la Lettonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Lituanie, le Luxembourg, la Moldova, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suède, la Suisse (à l’exception de deux cantons sur vingt-six).


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