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23/11/2021 | CEDH | N°001-213368

CEDH | CEDH, AFFAIRE ABDULLIN c. RUSSIE, 2021, 001-213368


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ABDULLIN c. RUSSIE

(Requête no 37677/16)

ARRÊT


Art 1 P1 • Respect de biens • Maintien illégal de la saisie des biens immeubles du requérant après sa condamnation pour escroquerie

STRASBOURG

23 novembre 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Abdullin c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre compos

e de :

Georges Ravarani, président,
Georgios A. Serghides,
Dmitry Dedov,
Darian Pavli,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd,
Frédéric...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ABDULLIN c. RUSSIE

(Requête no 37677/16)

ARRÊT

Art 1 P1 • Respect de biens • Maintien illégal de la saisie des biens immeubles du requérant après sa condamnation pour escroquerie

STRASBOURG

23 novembre 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Abdullin c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Georges Ravarani, président,
Georgios A. Serghides,
Dmitry Dedov,
Darian Pavli,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd,
Frédéric Krenc, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

la requête (no 37677/16) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Ildar Shaukatovich Abdullin (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 28 juin 2016,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») les griefs concernant certains aspects de l’équité de la procédure pénale dirigée contre le requérant ainsi que le maintien de la saisie des biens de l’intéressé après sa condamnation et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 novembre 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne le maintien de la saisie des biens immeubles du requérant après sa condamnation pour escroquerie ainsi que l’équité de la procédure pénale dirigée contre l’intéressé.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1954 et est détenu à Kazan. Il a été représenté par Me V.V. Shukhardin, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. V. Vinogradov, son successeur dans cette fonction.

4. En avril 2014, une enquête pénale pour escroquerie (article 159 du code pénal (CP)) fut ouverte sur les circonstances d’attribution de marchés publics par l’Université technique de la ville de Kazan (« l’Université ») concernant l’achat d’équipements pour un de ses laboratoires. Le 11 juin 2014, le requérant, recteur adjoint à l’Université à l’époque des faits, fut mis en examen dans le cadre de cette enquête.

5. Le 15 juillet 2014, le tribunal de l’arrondissement Vakhitovski de la ville de Kazan ordonna la saisie provisoire des biens immeubles du requérant sur le fondement de l’article 115 du code de procédure pénale (CPP) (paragraphe 17 ci‑dessous). Ledit tribunal estima que la saisie était nécessaire « afin d’assurer l’exécution d’un jugement de condamnation dans sa partie concernant l’action civile, l’imposition d’autres sanctions pécuniaires, ou encore la confiscation de biens ».

6. À l’issue de l’enquête préliminaire, le requérant fut accusé d’escroquerie, d’abus de confiance, d’abus de fonctions et de dépassement de fonctions (articles 159, 165, 285 et 286 respectivement du CP). Les autorités d’enquête estimèrent que, lors de l’attribution de deux marchés publics sous le contrôle du requérant, l’intéressé s’était approprié une partie des sommes payées à la société commerciale qui avait remporté les appels d’offres (« la société commerciale »).

7. En juin 2015, l’affaire pénale dirigée contre le requérant fut transmise pour examen au tribunal de l’arrondissement Moskovski de la ville de Kazan (« le tribunal »).

8. Pour prouver les charges, l’accusation s’appuya entre autres sur les déclarations du témoin K., directeur de la société commerciale, qui confirma avoir transmis au requérant, le 21 février 2013 et le 23 janvier 2014, vingt‑huit millions de roubles russes en guise de commissions pour la conclusion des contrats, ainsi que sur celles de D., un collègue du requérant, qui avait confirmé avoir assisté aux rencontres du requérant avec K. aux dates susmentionnées. Le requérant plaida non coupable et nia avoir reçu l’argent de la part de K. Il allégua que K. et D. étaient contraints de témoigner contre lui car pendant l’enquête préliminaire ils avaient été également mis en examen pour les mêmes faits. Selon le requérant, les charges dirigées contre K. et D ont été abandonnées en échange de témoignages contre l’intéressé. Les deux témoins comparurent au procès et furent interrogés par la défense.

9. La défense versa au dossier pénal un rapport du spécialiste S. portant sur la valeur de l’équipement livré à l’Université dans le cadre du premier appel d’offre. Le requérant sollicita également une expertise comptable afin d’établir le montant du dommage résultant de l’infraction. Le tribunal rejeta ladite demande au motif qu’au vu des circonstances de la cause, l’expertise comptable n’était pas en mesure d’établir le dommage puisque l’argent transmis au requérant par K. ne pouvait figurer dans la comptabilité de l’Université.

10. Pendant le procès, l’Université obtint le statut procédural de victime. À la fin du procès, l’accusation abandonna les charges dirigées contre le requérant sur le fondement des articles 165, 285 et 286 du CP, ne maintenant que celles sur le fondement de l’article 159 du CP.

11. Par un jugement du 14 décembre 2015, le tribunal reconnut le requérant coupable d’escroquerie et le condamna à une peine de six ans et six mois d’emprisonnement ainsi qu’à une peine complémentaire d’interdiction d’occuper des postes dans les établissements d’enseignement public pendant trois ans. Par le même jugement, le tribunal ordonna le maintien de la saisie des biens du requérant au motif que le représentant de la victime avait exprimé son intention d’introduire un recours au civil pour demander le dédommagement du préjudice causé par l’infraction.

12. Le requérant interjeta appel. Il alléguait entre autres que le maintien de la saisie de ses biens n’était pas légal dans la mesure où la victime ne s’était pas constituée partie civile pendant le procès et que l’expression de son intention de saisir les juridictions civiles après le procès pénal n’était pas pertinente pour le maintien de la saisie. Le requérant se plaignait également de la non-fiabilité des témoignages de K. et D., de l’absence d’évaluation par le juge de première instance du rapport du spécialiste S. présenté par la défense ainsi que du rejet de sa demande de fixer une expertise comptable.

13. Le 6 avril 2016, la Cour suprême de la république de Tatarstan réforma le jugement du 14 décembre 2015 et annula la peine complémentaire. Elle rejeta toutefois les moyens présentés par le requérant dans son appel. S’agissant de la saisie des biens du requérant, l’instance d’appel fit siennes les conclusions de la juridiction de première instance quant à la nécessité du maintien de cette mesure. Elle estima en outre que le rapport du spécialiste S. versé dans le dossier pénal par la défense n’était pas recevable en tant que preuve et que la fixation de l’expertise comptable n’était pas nécessaire dans les circonstances de la cause. L’instance d’appel considéra ensuite que la crédibilité des témoins K. et D. était confirmée par l’ensemble des preuves concordantes et que l’appréciation des décisions des autorités d’enquête prises à l’égard des témoins K. et D. au stade de l’enquête ne relevait pas de la compétence du tribunal de première instance.

14. Par un jugement du 18 novembre 2016, le tribunal de l’arrondissement Vakhitovski de la ville de Kazan fit partiellement droit au recours civil par lequel l’Université avait demandé un dédommagement du préjudice causé par l’infraction commise par le requérant. Ledit tribunal accorda à l’Université vingt-huit millions de roubles au titre du dommage matériel et rejeta ses prétentions au titre du dommage moral.

15. Le 20 février 2017, la Cour suprême de la république de Tatarstan confirma en appel le jugement du 18 novembre 2016.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

16. Selon l’article 44 § 2 du CPP, le recours en dédommagement du préjudice causé par l’infraction doit être introduit par la partie civile avant la clôture des débats devant le tribunal de première instance.

17. Selon l’article 115 § 1 du CPP en vigueur au moment des faits, une saisie (наложение ареста) peut avoir lieu pour assurer l’exécution d’un jugement de condamnation dans sa partie concernant l’action civile, l’imposition d’une amende ou d’autres sanctions pécuniaires, ou encore la confiscation de biens prévue par le code pénal pour la répression de certaines infractions. Les infractions prévues par les articles 159, 165 et 286 du CP (paragraphe 6 ci‑dessus) ne figurent pas parmi les infractions passibles d’une confiscation.

18. L’article 115 § 9 du CPP dispose que lorsqu’elle n’est plus nécessaire, la saisie est levée par un organe chargé de l’affaire pénale.

19. Dans sa décision no 2227-O du 29 novembre 2012, la Cour constitutionnelle a précisé qu’une saisie ordonnée conformément à l’article 115 du CPP ne peut subsister après le jugement de condamnation ou de relaxe qui est devenu définitif (вступивший в законную силу).

20. Selon les articles 299 § 1 alinéas 10) et 11) et 309 § 1 alinéa 1) du CPP, le tribunal statue dans le jugement de condamnation sur l’action civile et sur le sort des biens saisis aux fins de l’exécution du jugement.

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du protocole No 1 À LA CONVENTION

21. Le requérant se plaint que le maintien de la saisie de ses biens immobiliers après sa condamnation du 14 décembre 2015 a été contraire à son droit au respect de ses biens prévu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

1. Sur la recevabilité

22. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes au motif que le requérant n’a pas fait appel de la décision du tribunal de l’arrondissement Vakhitovski de la ville de Kazan du 15 juillet 2014 (paragraphe 14 ci‑dessus).

23. Le requérant ne s’est pas prononcé sur ce point.

24. La Cour constate que le grief du requérant porte non pas sur la mise en place de la saisie pendant l’enquête préliminaire mais sur son maintien, selon lui illégal, lors du prononcé du jugement du 14 décembre 2015. Partant, elle rejette l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement.

25. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

26. Le requérant argue qu’il n’y a pas eu constitution de partie civile ni pendant l’enquête préliminaire ni au cours de l’examen judiciaire de l’affaire pénale. Pour le requérant, l’intention exprimée par l’Université en tant que victime de l’infraction qui lui était reprochée de saisir les juridictions civiles ne constituait pas un fondement légal pour le maintien de la saisie de ses biens. Il indique qu’aucune sanction pécuniaire n’a été prononcée à son encontre dans le jugement de condamnation du 14 décembre 2015. Il soutient par conséquent que le maintien de la saisie de ses biens n’était pas effectué dans « les conditions prévues par la loi ».

27. Le Gouvernement indique que la saisie des biens du requérant était nécessaire au sens de l’article 115 § 1 du CP (paragraphe 17 ci‑dessus) puisque les sanctions encourues par le requérant sur le fondement des articles 159 et 285 du CP comprenaient respectivement une amende pénale et une confiscation. Tout en confirmant que l’Université ne s’est pas constituée partie civile lors de l’examen de l’affaire pénale contre le requérant, le Gouvernement argue que l’intention exprimée par l’Université de saisir les juridicions civiles était suffisante pour maintenir la saisie des biens du requérant. Il indique en outre que ce recours a finalement été introduit et accueilli par le jugement du 18 novembre 2016 (paragraphes 14‑15 ci‑dessus) ce qui démontrerait la nécessité de la mesure litigieuse.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence dans le droit de propriété

28. La Cour constate qu’il n’est pas contesté entre les parties que le maintien de la saisie des biens du requérant au-delà du prononcé du jugement de condamnation du 14 décembre 2015 a constitué une ingérence dans le droit de l’intéressé au respect de ses biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Elle n’a pas de raisons d’en conclure autrement (voir, dans le même sens, Razvozzhayev c. Russie et Ukraine et Udaltsov c. Russie, nos 75734/12 et 2 autres, § 312, 19 novembre 2019).

b) Sur le respect de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention

29. La Cour rappelle que la saisie de biens pour les besoins d’une procédure pénale relève de la réglementation de l’usage des biens (Lachikhina c. Russie, no 38783/07, § 58, 10 octobre 2017 avec les références qui y sont citées). Elle rappelle également que la légalité constitue une condition primordiale de la compatibilité avec l’article 1 du Protocole no 1 d’une ingérence dans un droit protégé par cette disposition (Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 112, 13 décembre 2016).

30. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour constate que l’article 115 § 1 du CPP permet la saisie des biens d’un accusé pendant la procédure pénale pour assurer l’exécution d’un jugement de condamnation en ce qui concerne : i) l’action civile ; ii) l’imposition d’une amende ou d’autres sanctions pécuniaires ; et iii) la confiscation de biens pour la répression de certaines infractions (paragraphe 17 ci‑dessus). Or, elle relève qu’au moment du prononcé du jugement du 14 décembre 2015, aucun de ces trois cas de figure n’était donné.

31. Premièrement, la Cour constate que l’Université en tant que victime de l’infraction reprochée au requérant ne s’est pas constituée partie civile ayant omis d’introduire un recours en dédommagement du préjudice causé par l’infraction avant la clôture des débats devant le tribunal de première instance, conformément à l’article 44 § 2 du CPP (paragraphe 16 ci‑dessus). En effet, si pareil recours avait été introduit, le tribunal aurait dû se prononcer dans le jugement sur l’action civile et le sort des biens saisis, conformément aux articles 299 et 309 du CPP (paragraphe 20 ci‑dessus), ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Deuxièmement, dans son jugement du 14 décembre 2015, le tribunal n’a pas imposé une amende ou autre peine pécuniaire à l’égard du requérant (paragraphe 11 ci‑dessus). Troisièmement, les charges sur le fondement de l’article 285 du CP – les seules charges en l’occurrence qui pouvaient donner lieu à une confiscation de biens – ont été abandonnées par l’accusation à la fin du procès (paragraphe 10 ci‑dessus).

32. En tout état de cause, la Cour constate que, conformément à la décision de la Cour constitutionnelle no 2227‑O du 29 novembre 2012, la saisie des biens ne peut subsister après le jugement de condamnation qui est devenu définitif (paragraphe 19 ci‑dessus, voir, également, Bokova c. Russie, no 27879/13, § 50, 16 avril 2019). Elle note que le Gouvernement n’a pas indiqué la disposition légale qui aurait permis le maintien de la saisie des biens du requérant après le 6 avril 2016, date à laquelle le jugement du 14 décembre 2015 est devenu définitif (Razvozzhayev et Udaltsov, précité, § 314). Par conséquent, la Cour considère que l’ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens n’a pas été effectuée dans « les conditions prévues par la loi ».

33. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

34. Le requérant se plaint de l’iniquité de la procédure pénale dirigée contre lui en raison de l’absence de motivation alléguée du rejet en tant que preuve du rapport de spécialiste S., du rejet de la demande du requérant tendant à fixer une expertise comptable et de l’utilisation en tant que preuve des déclarations des témoins K. et D. qui auraient incriminé l’intéressé en échange d’un abandon de poursuites pénales à leur égard. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

1. Thèses des parties

35. Le Gouvernement indique que le requérant a eu toutes les possibilités de contester les preuves présentées par l’accusation. Le Gouvernement soutient que l’instance d’appel a exposé les motifs pour lesquels le rapport du spécialiste S. n’avait pas été retenu comme preuve. Il indique ensuite que le rejet de la demande du requérant tendant à fixer une expertise comptable était dûment motivé par les juridictions internes. Enfin, le Gouvernement argue que le requérant a été en mesure de remettre en question la crédibilité des témoins K. et D. notamment en raison de leur participation en tant que suspects au stade de l’enquête préliminaire. Les juridictions internes ont apprécié les témoignages desdits témoins en tenant compte de l’ensemble des preuves versées au dossier notamment des déclarations d’autres témoins, des preuves documentaires ainsi que des écoutes téléphoniques de l’intéressé.

36. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement.

2. Appréciation de la Cour

37. La Cour observe qu’en l’espèce la défense a été en mesure de verser le rapport du spécialiste S. dans le dossier pénal et rien n’indique qu’elle ait demandé d’interroger ledit spécialiste à l’audience (voir, a contrario, Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie (no 2), nos 42757/07 et 51111/07, § 497, 14 janvier 2020). L’appréciation de ce rapport relevait premièrement de la compétence des juridictions internes qui sont mieux placées pour décider de l’admissibilité des preuves ou de leur appréciation, matière qui relève au premier chef du droit interne et des juridictions nationales (De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 170, 23 février 2017). S’il est vrai que la juridiction de première instance n’a pas indiqué de motifs pour lesquels elle rejetait le rapport en question, la Cour note que l’instance d’appel a comblé cette lacune en exposant les motifs pertinents.

38. Quant au rejet de la demande du requérant tendant à fixer une expertise comptable, la Cour rappelle qu’il revient aux juridictions nationales de juger de l’utilité d’une offre de preuve (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 198, CEDH 2012). Elle observe que la décision de ne pas ordonner une telle expertise était justifiée eu égard aux circonstances de l’affaire, notamment au fait que l’argent transmis au requérant par K. ne pouvait être reflété dans la comptabilité de l’Université (paragraphe 13 ci‑dessus). La Cour considère donc que le rejet de la demande d’expertise comptable a été motivé de façon suffisamment circonstanciée.

39. S’agissant enfin de l’utilisation comme preuves des témoignages de K. et D., la Cour rappelle que l’utilisation de déclarations faites par des témoins en échange d’une immunité ou d’autres avantages peut compromettre l’équité de la procédure menée contre l’accusé et soulever des questions délicates dans la mesure où, par leur nature même, de telles déclarations se prêtent à la manipulation et peuvent être faites uniquement en vue d’obtenir les avantages offerts en échange ou à titre de vengeance personnelle (Habran et Dalem c. Belgique, nos 43000/11 et 49380/11, § 100, 17 janvier 2017, et les affaires qui y sont citées). Cela étant, l’utilisation de déclarations dont l’origine est douteuse ne rend pas impossible la tenue d’un procès équitable (ibidem, § 102).

40. En l’espèce, la Cour constate que le requérant était en mesure d’interroger K. et D. à l’audience et de mettre en cause leur crédibilité, y compris au motif qu’ils auraient témoigné contre l’intéressé en échange de l’abandon des poursuites pénales à leur égard. Rien n’indique que le requérant n’ait pas eu accès aux décisions par lesquelles les poursuites pénales contre K. et D. avaient été abandonnées ou que d’autres accords spécifiques aient été conclus entre lesdits témoins et l’accusation (Cornelis c. Pays-Bas (déc.), no 994/03, 25 mai 2004). Après avoir examiné les allégations du requérant, les juridictions internes ont conclu à la crédibilité des déclarations de K. et D. en tenant compte de l’ensemble de preuves versées au dossier pénal. La Cour ne voit rien d’arbitraire ou de déraisonnable dans ces appréciations.

41. La Cour conclut par conséquent que la condamnation subie par le requérant ne peut passer pour avoir été fondée sur des preuves à l’égard desquelles l’intéressé n’a pu, ou n’a pu de manière suffisante, exercer ses droits de la défense au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

42. Il s’ensuit que le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

43. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

44. Le requérant réclame 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il estime avoir subi.

45. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande, qu’il estime infondée et excessive.

46. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 1 300 EUR pour préjudice moral.

2. Frais et dépens

47. Le requérant demande 4 410 EUR pour les frais et dépens afférents à sa représentation devant la Cour. À l’appui de sa demande, il soumet un décompte horaire établi par son représentant Me V.V. Shukhardin. Il demande par ailleurs que le montant octroyé par la Cour soit versé directement sur le compte bancaire de son représentant.

48. Le Gouvernement fait valoir que le requérant n’a produit aucun justificatif à l’appui de sa demande.

49. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 850 EUR, ce montant étant à verser sur le compte bancaire de Me V.V. Shukhardin.

3. Intérêts moratoires

50. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention recevable et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 1 300 EUR (mille trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 850 EUR (huit cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser sur le compte bancaire de Me V.V. Shukhardin ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 novembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško Georges Ravarani
Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Dedov.

G.R.
M.B.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE DEDOV

Je regrette de ne pouvoir souscrire à l’avis de la majorité selon lequel il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 en l’espèce. À mon avis, le maintien de la saisie des biens du requérant était nécessaire et prévisible. L’université en tant que victime a participé à la procédure pénale et a introduit sans délai, après le prononcé de la décision par le tribunal de première instance et avant que cette décision ne devienne définitive, une action civile dans le cadre d’une procédure civile distincte. Le présent arrêt impose donc à la victime une obligation formelle d’introduire une action civile formelle dans le cadre de la procédure pénale qui est contraire au principe de la présomption d’innocence, au droit national fondé sur le principe de nécessité et à la position de la Cour constitutionnelle russe. En ce qui concerne la sécurité juridique et la prévisibilité, les circonstances de la présente affaire sont différentes de celles des affaires antérieures mentionnées dans l’arrêt, y compris de celles de l’affaire Razvozzhayev c. Russie et Ukraine et Udaltsov c. Russie, nos 75734/12 et 2 autres, 19 novembre 2019.


Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : ABDULLIN
Défendeurs : RUSSIE

Références :

Composition du Tribunal
Avocat(s) : SHUKHARDIN V.V.

Origine de la décision
Formation : Cour (troisiÈme section)
Date de la décision : 23/11/2021
Date de l'import : 24/11/2021

Fonds documentaire ?: HUDOC


Numérotation
Numéro d'arrêt : 001-213368

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