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16/09/2014 | CEDH | N°001-146502

CEDH | CEDH, AFFAIRE HASSAN c. ROYAUME-UNI, 2014, 001-146502


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE HASSAN c. ROYAUME-UNI

(Requête no 29750/09)

ARRÊT

STRASBOURG

16 septembre 2014

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




Table des matières

PROCÉDURE

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. L’invasion de l’Irak

B. La capture du frère du requérant par les forces britanniques

C. La détention à Camp Bucca

D. Le processus de filtrage

E. Les éléments de preuve concernant la présence de Tarek Hassan dans le secteur

civil de Camp Bucca et son éventuelle libération

F. La découverte du corps de Tarek Hassan

G. Correspondance avec les Treasury Solicitors et procédures judiciaires
...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE HASSAN c. ROYAUME-UNI

(Requête no 29750/09)

ARRÊT

STRASBOURG

16 septembre 2014

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

Table des matières

PROCÉDURE

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. L’invasion de l’Irak

B. La capture du frère du requérant par les forces britanniques

C. La détention à Camp Bucca

D. Le processus de filtrage

E. Les éléments de preuve concernant la présence de Tarek Hassan dans le secteur civil de Camp Bucca et son éventuelle libération

F. La découverte du corps de Tarek Hassan

G. Correspondance avec les Treasury Solicitors et procédures judiciaires

II. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT ET DE PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX

A. Les dispositions pertinentes des troisième et quatrième Conventions de Genève

B. La Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, article 31

C. La jurisprudence de la Cour internationale de justice sur les liens réciproques entre le droit international humanitaire et le droit international des droits de l’homme

D. Le Rapport du Groupe d’étude de la Commission du droit international sur la fragmentation du droit international

E. L’arrêt rendu par la Chambre des lords dans l’affaire Al-Jedda

F. Les dérogations en matière de détention au titre de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques

EN DROIT

I. APPRÉCIATION DES ÉLÉMENTS DE PREUVE ET ÉTABLISSEMENT DES FAITS PAR LA COUR

A. Thèses des parties

1. Le requérant

2. Le Gouvernement

B. Appréciation des faits par la Cour

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION

A. Thèses des parties

1. Le requérant

2. Le Gouvernement

B. Appréciation de la Cour

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1, 2, 3 ET 4 DE LA CONVENTION

A. Sur la question de la juridiction

1. Thèses des parties

2. Appréciation de la Cour

B. Sur le fond des griefs relatifs à l’article 5 §§ 1, 2, 3 et 4

1. Thèses des parties

2. Appréciation de la Cour

DISPOSITIF

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SPANO, À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES NICOLAOU, BIANKU ET KALAYDJIEVA

En l’affaire Hassan c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Ineta Ziemele,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Dragoljub Popović,
George Nicolaou,
Luis López Guerra,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ledi Bianku,
Zdravka Kalaydjieva,
Vincent A. de Gaetano,
Angelika Nußberger,
Paul Mahoney,
Faris Vehabović,
Robert Spano, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 11 décembre 2013 et 25 juin 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29750/09) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont un ressortissant irakien, M. Khadim Resaan Hassan (« le requérant »), a saisi la Cour le 5 juin 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par M. P. Shiner, solicitor à Birmingham, ainsi que par Me T. Otty, QC, et Me T. Hickman, barristers à Londres. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme R. Tomlinson, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.

3. Le requérant alléguait que son frère avait été arrêté et détenu par les forces britanniques en Irak puis retrouvé mort dans des circonstances inexpliquées. Il soutenait, sur le terrain de l’article 5 §§ 1, 2, 3 et 4 de la Convention, que cette arrestation et cette détention avaient revêtu un caractère arbitraire et irrégulier et qu’elles n’avaient pas été assorties de garanties procédurales et, sous l’angle des articles 2, 3 et 5 de la Convention, que les autorités britanniques n’avaient pas conduit d’enquête sur les circonstances de la détention, des mauvais traitements et du décès de son frère.

4. L’affaire a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Cette dernière a ajourné son examen de la requête dans l’attente de l’adoption de son arrêt en l’affaire Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni ([GC], no 55721/07, CEDH 2011). Une fois cet arrêt prononcé, la requête a été communiquée au Gouvernement le 30 août 2011.

5. Le 4 juin 2013, la chambre a décidé de se dessaisir en faveur de la Grande Chambre. La composition de la Grande chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.

6. Tant le requérant que le Gouvernement ont produit des observations écrites supplémentaires sur la recevabilité et sur le fond. En outre, Mme Françoise Hampson et M. Noam Lubell, professeurs au Centre des droits de l’homme de l’Université d’Essex, ont soumis des observations en qualité de tiers intervenant.

7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 11 décembre 2013 (article 59 § 3 du règlement de la Cour – « le règlement »).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
MmeR. Tomlinson,agente,
MM.J. Eadie QC,
C. Staker,conseils,
M. Addison,
MmeA. McLeod,conseillers ;

– pour le requérant
MM.T. Otty, QC,
T. Cleaver,conseils,
P. Shiner,
MmesB. Shiner,
L. Shiner,conseillers.

La Cour a entendu M. Eadie et M. Otty en leurs déclarations et en leurs réponses à ses questions.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. Lorsqu’il y a controverse entre les parties, la version de chacune d’elle est présentée.

A. L’invasion de l’Irak

9. Le 20 mars 2003, une coalition de forces armées sous commandement unifié dirigée par les États-Unis d’Amérique et composée d’un nombre important de soldats britanniques et de petits contingents de soldats australiens, danois et polonais, commença à envahir l’Irak à partir d’un point de rassemblement situé du côté koweïtien de la frontière entre l’Irak et le Koweït. Le 5 avril 2003, Bassorah était prise par les forces britanniques et, le 9 avril 2003, les troupes américaines contrôlaient Bagdad. La fin des principales opérations de combat en Irak fut prononcée le 1er mai 2003.

B. La capture du frère du requérant par les forces britanniques

10. Avant l’invasion, le requérant était directeur général au secrétariat national du parti Baas et général de l’armée Al-Quds, force militaire de ce parti. Il habitait à Umm Qasr, ville portuaire de la région de Bassorah située à proximité de la frontière koweïtienne et à une cinquantaine de kilomètres de la ville de Bassorah. Une fois entrée dans Bassorah, l’armée britannique commença à arrêter les hauts dignitaires du parti Baas. D’autres membres de ce parti furent tués par les milices irakiennes. Aussi le requérant partit-il se cacher avec sa famille, laissant son frère, Tarek Resaan Hassan (« Tarek Hassan »), et son cousin protéger le domicile familial.

11. Selon des informations données par le Gouvernement, le 23 avril 2003 au petit matin des membres d’une unité de l’armée britannique, le premier bataillon (The Black Watch), se rendirent au domicile du requérant pour l’arrêter. Ils ne trouvèrent pas l’intéressé mais tombèrent sur Tarek Hassan, que le rapport établi à l’époque des faits par l’unité qui procéda à l’arrestation (« le rapport du bataillon ») décrit comme un « tireur » posté sur le toit de la maison et armé d’un fusil d’assaut AK-47. Ce rapport indique que le « tireur » se présenta comme étant le frère du requérant et qu’il fut arrêté vers 6 h 30. Il ajoute que les soldats auteurs de l’arrestation trouvèrent dans la maison d’autres armes à feu et un certain nombre de documents, utiles pour le renseignement, concernant des membres locaux du parti Baas et de l’armée Al-Quds.

12. Dans une déclaration datée du 30 novembre 2006, le requérant indiqua que Tarek Hassan avait été arrêté par des soldats britanniques le 22 avril 2003, en son absence. Il ajouta : « [q]uand mes sœurs ont pris contact avec l’autorité militaire britannique, on leur a dit que mon frère ne serait pas libéré tant que je ne me serais pas livré ». Dans une déclaration ultérieure datée du 12 septembre 2008, il ne faisait plus mention de ses sœurs mais disait avoir demandé à son ami Saeed Teryag et à son voisin Haj Salem de se renseigner auprès des forces britanniques au sujet de Tarek Hassan. Il expliquait qu’il avait fait appel à ces amis parce qu’il considérait qu’il pouvait se fier à eux, Haj Salem étant un homme d’affaires respecté et Saeed Teryag étant allé à l’université et parlant anglais. Il ajoutait : « [q]uand ils ont pris contact avec l’autorité militaire britannique, elle leur a dit que mon frère ne serait pas libéré tant que je ne me serais pas livré ».

13. Selon la retranscription, datée du 2 février 2007, d’un entretien téléphonique avec M. Salim Hussain Nassir Al-Ubody, le voisin du requérant, Tarek Hassan fut emmené par des soldats britanniques un jour du mois d’avril vers 4 h 30, les mains attachées dans le dos. M. Al-Ubody déclara qu’il avait pris contact avec l’un des Irakiens qui accompagnaient les soldats pour lui demander ce que ces derniers voulaient et qu’on lui avait dit que les soldats étaient venus arrêter le requérant. Trois jours plus tard, le requérant aurait téléphoné à M. Al‑Ubody afin de lui demander de trouver quelqu’un pour garder sa maison et de se renseigner auprès de l’armée britannique pour savoir ce qu’il était advenu de Tarek Hassan. Deux jours plus tard, M. Al-Ubody se serait rendu au centre de commandement britannique à l’hôtel du Chatt-el-Arab, où il aurait demandé à un interprète irakien s’il pouvait obtenir des renseignements sur Tarek Hassan. Deux jours plus tard, au retour de M. Al-Ubody, l’interprète lui aurait dit que les forces britanniques détenaient Tarek Hassan et qu’ils le garderaient tant que le requérant ne se livrerait pas. Il aurait également conseillé à M. Al-Ubody de ne pas revenir, lui expliquant qu’il risquait de subir un interrogatoire.

C. La détention à Camp Bucca

14. Les deux parties s’accordent à dire que Tarek Hassan fut emmené à Camp Bucca par des soldats britanniques. Situé à environ 2,5 km d’Umm Qasr et à environ 70 km au sud de Bassorah, ce camp était à sa création, le 23 mars 2003, un centre de détention britannique, avant de devenir officiellement, le 14 avril 2003, une installation américaine baptisée « Camp Bucca ». En avril 2003, il était formé de huit quartiers séparés par des clôtures de barbelés, avec chacun un seul point d’entrée. Dans chaque quartier se trouvaient des tentes ouvertes aptes à accueillir plusieurs centaines de détenus et dotées d’un robinet, de latrines et d’une zone découverte.

15. Pour des raisons de commodité opérationnelle, le Royaume-Uni continua à détenir à Camp Bucca les personnes capturées par lui. L’un des quartiers était réservé à ses détenus soupçonnés d’avoir commis des infractions pénales. Par ailleurs, le Royaume-Uni gérait un quartier distinct du camp destiné à son équipe conjointe d’interrogatoire avancé (Joint Forward Interrogation Team – « la JFIT »). Les forces britanniques avaient bâti ce quartier et continuaient de l’administrer. Y étaient interrogés aussi bien des détenus capturés par l’armée du Royaume-Uni que des détenus capturés par l’armée des États-Unis, et des équipes d’interrogateurs tant britanniques qu’américaines y travaillaient, mais la JFIT britannique surveillait la détention et les interrogatoires de tous les prisonniers qui s’y trouvaient. Dans les autres parties du camp, l’armée américaine était chargée de garder et d’escorter les détenus, et l’armée britannique était tenue de rembourser aux États-Unis tous les frais occasionnés par le séjour au camp des détenus capturés par elle. La prévôté militaire britannique (British Military Provost Staff – « la police militaire ») avait la responsabilité de surveiller (overseeing responsibility) les détenus du Royaume‑Uni dont la garde était transférée aux États-Unis, à l’exception de ceux séjournant dans le quartier de la JFIT. Les détenus du Royaume-Uni malades ou blessés étaient traités dans les hôpitaux de campagne britanniques. Les autorités britanniques étaient chargées des liaisons avec le Comité international de la Croix-Rouge (« le CICR ») pour ce qui est du traitement des détenus du Royaume-Uni et de la notification de leur incarcération à leurs familles (pour plus de détails, voir le paragraphe 20 ci-dessous). Le Royaume‑Uni demeurait aussi chargé de classer les détenus selon les catégories définies dans les articles 4 et 5 de la troisième Convention de Genève (paragraphe 33 ci-dessous).

16. En prévision de l’usage par le Royaume-Uni d’installations communes pour accueillir ses détenus, les gouvernements britannique, américain et australien conclurent le 23 mars 2003 un mémorandum d’accord relatif au transfert de la garde des détenus (« le mémorandum d’accord »). Ce texte disposait :

« Le présent accord fixe les procédures de transfert par les forces américaines, britanniques ou australiennes à l’une quelconque des autres Parties de tout prisonnier de guerre, interné civil ou détenu civil arrêté au cours des opérations contre l’Irak.

Les Parties prennent les engagements suivants :

1. Le présent accord sera exécuté conformément à la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre et à la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, ainsi qu’au droit international coutumier.

2. En leur qualité de Puissances acceptantes, les forces américaines, britanniques et australiennes accepteront, selon les modalités qu’elles définiront mutuellement, tout prisonnier de guerre, interné civil et détenu civil tombé au pouvoir de l’une quelconque des autres Parties (la Puissance détentrice) et devront garder et protéger toutes les personnes qui leur auront été ainsi confiées. Les transferts de prisonniers de guerre, de civils internés et de civils détenus entre Puissances acceptantes se dérouleront selon des modalités mutuellement définies par la Puissance acceptante et la Puissance détentrice.

3. Les modalités de transfert des prisonniers de guerre, internés civils ou détenus civils blessés seront fixées dans les meilleurs délais, de manière qu’ils puissent être traités selon l’urgence de leur cas. Tous ces transferts seront administrés et consignés dans le cadre des mécanismes mis en place en vertu du présent mémorandum pour le transfert des prisonniers de guerre, des internés civils et des détenus civils.

4. Tout prisonnier de guerre, interné civil ou détenu civil transféré par une Puissance détentrice sera renvoyé sans retard à celle-ci par la Puissance acceptante lorsque la Puissance détentrice en aura fait la demande.

5. Un prisonnier de guerre, un interné civil ou un détenu civil transféré ne pourra être libéré, rapatrié ou expulsé vers des territoires situés hors de l’Irak que par accord mutuel entre la Puissance détentrice et la Puissance acceptante.

6. La Puissance détentrice conservera un droit d’accès intégral à tout prisonnier de guerre, interné civil ou détenu civil transféré par elle pendant le temps qu’il sera confié à la Puissance acceptante.

7. La Puissance acceptante est responsable de la tenue des registres de détention pour tout prisonnier de guerre, interné civil ou détenu civil qui lui sera transféré. Ces registres pourront être inspectés par la Puissance détentrice à la demande de celle‑ci. Les documents (ou copies conformes de ceux-ci) concernant tout prisonnier de guerre, interné civil ou détenu civil renvoyé à la Puissance détentrice devront également être remis à celle-ci.

8. Les Puissances détentrices désigneront des agents de liaison auprès des Puissances acceptantes de manière à faciliter la mise en œuvre du présent accord.

9. Seule la Puissance détentrice sera compétente pour classer ou non comme prisonniers de guerre, au sens des articles 4 et 5 de la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre, les personnes capturées par ses forces. Préalablement à cette décision, ces détenus seront traités comme des prisonniers de guerre et jouiront de l’ensemble des droits et protections offerts par ladite Convention même s’ils sont confiés à une Puissance acceptante.

10. En cas de doute quant au point de savoir laquelle des Parties est la Puissance détentrice, toutes les Parties seront solidairement responsables de toutes les personnes détenues et auront un accès total à celles-ci (ainsi qu’à tous documents relatifs à leur traitement) tant que la Puissance détentrice n’aura pas été déterminée par accord mutuel.

11. La juridiction première à l’égard des infractions pénales qu’auraient commises, avant leur capture, les prisonniers de guerre, internés civils et détenus civils transférés à une Puissance acceptante sera initialement confiée à la Puissance détentrice pour autant qu’une telle juridiction en matière pénale puisse être exercée. Les Puissances détentrices examineront favorablement toute demande de renonciation à cette juridiction formulée par une Puissance acceptante.

12. La juridiction première à l’égard des manquements aux règles disciplinaires ou infractions de droit commun qu’auraient commises les prisonniers de guerre, internés civils ou détenus civils après leur transfert à une Puissance acceptante est confiée à celle-ci.

13. La Puissance détentrice remboursera à la Puissance acceptante les frais occasionnés par l’entretien de tout prisonnier de guerre, interné civil ou détenu civil qu’elle aura pu lui transférer en vertu du présent accord.

14. Si l’une d’elles en fait la demande, les Parties se consulteront sur la mise en œuvre du présent accord ».

17. Dans sa déposition, le major Neil B. Wilson, qui servait dans la police militaire à Camp Bucca à l’époque des faits, a dit que, suivant la procédure habituelle, le détenu arrivait au camp escorté de militaires de l’unité qui l’avait capturé ; à l’arrivée, le détenu était incarcéré dans une zone de rétention temporaire, cependant que ses papiers étaient contrôlés et ses objets d’usage personnel saisis ; si nécessaire, des soins médicaux lui étaient administrés à ce stade ; le cas du détenu était ensuite examiné dans la tente des arrivées par des agents britanniques avec l’aide d’un interprète ; une photographie numérique du détenu était prise et, avec d’autres renseignements à son sujet, insérée dans la base de données, appelée AP3-Ryan, où les autorités britanniques répertoriaient de nombreuses informations au cours des opérations en Irak, notamment des informations concernant les détenus.

18. Il ressort d’une consultation de cette base de données qu’aucune mention n’y figurait sous le nom de Tarek Resaan Hassan mais qu’il y en avait une, avec une photographie, sous le nom de « Tarek Resaan Hashmyh Ali ». Dans sa déposition, le requérant expliqua que, aux fins des démarches officielles, les Irakiens indiquaient leur propre prénom, suivi de ceux de leur père, de leur mère, de leur grand-père et de leur arrière-grand-père, que « Ali » était le prénom de son arrière-grand-père et que celui de son grand‑père, Hassan, avait été omis par erreur. Il ajouta qu’on avait délivré à Tarek Hassan un bracelet sur lequel était inscrit son numéro d’immatriculation d’interné du Royaume-Uni, UKDF018094IZSM, « DF » (detention facility) signifiant lieu de détention, « IZ » allégeance à l’Irak et « SM » (soldier male) soldat de sexe masculin. Des captures d’écran de cette base de données montrent également qu’il avait été demandé à Tarek Hassan s’il acceptait que les autorités de son pays fussent informées de sa détention et qu’il n’y avait pas consenti.

19. Selon des éléments soumis par le Gouvernement, une fois accompli le processus d’enregistrement britannique, les détenus étaient remis entre les mains des forces des États-Unis pour un second enregistrement, qui comportait notamment la délivrance d’un numéro d’immatriculation américain, inscrit sur un bracelet. Le numéro attribué à Tarek Hassan était le UK912-107276EPW46 ; les lettres « UK » signifiaient que le Royaume-Uni était le pays auteur de la capture et les lettres « EPW » (enemy prisoner of war) qu’il était traité par les forces américaines comme un prisonnier de guerre ennemi ; cependant, tous les détenus étaient à ce stade traités comme des prisonniers de guerre, sauf ceux capturés par les forces britanniques parce qu’ils étaient soupçonnés d’avoir commis des infractions pénales ; une fois enregistrés, les détenus faisaient habituellement l’objet d’un examen médical, puis on leur remettait de la literie, de la vaisselle et un nécessaire de toilette et, enfin, les forces américaines les conduisaient dans les zones d’hébergement.

20. Le Gouvernement a produit le témoignage de M. Timothy Lester, qui fut chargé de l’Irak au sein du Bureau d’information des prisonniers de guerre du Royaume-Uni (United Kingdom Prisoner of War Information Bureau ou UKPWIB – « le Bureau d’information ») à partir du début des opérations militaires dans ce pays en mars 2003. M. Lester indique que le Bureau d’information était pour l’Irak le « Bureau officiel de renseignements » imposé par l’article 122 de la troisième Convention de Genève et qu’il contrôlait les informations relatives aux prisonniers de guerre et aux délinquants en détention de manière à faciliter les contacts avec leurs proches. M. Lester explique par ailleurs que la troisième Convention de Genève imposait également la création d’une « Agence centrale de renseignements sur les prisonniers de guerre ». Cette fonction était d’après lui assumée par l’Agence centrale de recherches du CICR. Le CICR recueillait les renseignements sur les captures d’individus et, moyennant le consentement de ceux-ci, les transmettait à leur pays d’origine ou à la puissance dont ils dépendaient. En pratique, les renseignements sur tous les prisonniers incarcérés par les forces britanniques étaient enregistrés par des agents dans le lieu de détention en Irak et adressés à M. Lester à Londres, qui les saisissait ensuite dans un tableur avant de charger celui-ci sur le site Internet sécurisé du CICR. M. Lester transmettait généralement les données au CICR une fois par semaine au cours de la phase active de combat, et une fois par mois par la suite. L’intéressé explique toutefois que les informations sur Tarek Hassan ne furent communiquées au CICR que le 25 juillet 2003, en raison d’un retard causé par la mise à jour du système informatique du Bureau d’information. Il indique qu’en tout état de cause, il fut noté dans le dossier de Tarek Hassan que celui-ci n’avait pas accepté que les autorités irakiennes fussent prévenues de sa capture (paragraphe 17 ci-dessus). Faute de ce consentement, il serait peu vraisemblable que le CICR eût informé les autorités irakiennes de cette capture et que celles-ci en eussent informé à leur tour la famille Hassan.

D. Le processus de filtrage

21. Le Gouvernement déclare que, en cas d’incertitude quant au statut d’un détenu au moment de son arrivée à Camp Bucca, l’intéressé était enregistré comme prisonnier de guerre par les autorités britanniques. Il explique qu’un détenu capturé au cours d’une opération visant une personne précise, comme Tarek Hassan, était immédiatement conduit au quartier de la JFIT pour un entretien en deux étapes. D’après lui, deux équipes d’interrogateurs, l’une britannique et l’autre américaine, y travaillaient, et toutes deux interrogeaient aussi bien les détenus capturés par le Royaume-Uni que ceux capturés par les États-Unis. Le premier entretien pouvait être simplement conduit par l’équipe qui était disponible à l’arrivée du détenu. Ce processus d’interrogatoire aurait visé à identifier les membres de groupes militaires ou paramilitaires susceptibles de détenir des renseignements utiles pour la campagne militaire et, lorsqu’il était établi que le détenu n’était pas un combattant, à déterminer s’il y avait lieu de le soupçonner de représenter un risque pour la sécurité ou d’être un criminel. Le Gouvernement indique qu’en l’absence de motif raisonnable à cet égard, l’intéressé était classé dans la catégorie des civils ne représentant aucune menace pour la sécurité et sa libération était aussitôt ordonnée.

22. Il ressort d’un document imprimé à partir de la base de données informatique de la JFIT que, à Camp Bucca, Tarek Hassan s’était vu attribuer le no JFIT 494 et le numéro d’immatriculation UK107276. Ce document indique que Tarek Hassan est arrivé le 23 avril 2003 à 16 h 40 et qu’il est sorti le 25 avril 2003 à 17 heures, et à la rubrique « destination finale » (final destination), il porte la mention Registration (Civ Cage). Dans la rubrique « libérer/garder » (Release/Keep) figure la lettre R. Dans la rubrique « interrogatoire tactique » (TQ – Tactical Questioning) on trouve la mention « 231830ZAPR03-Steve » et dans la rubrique « Intg 1 » la mention « 250500ZAPR03 ». Le Gouvernement explique que la première de ces mentions veut dire que Tarek Hassan a d’abord subi un interrogatoire tactique le 23 avril 2003 à 18 h 30 Zulu (« Zulu » dans ce contexte signifierait temps universel coordonné ou temps moyen de Greenwich). Selon le Gouvernement, le 23 avril, 18 h 30 Zulu correspondait à 21 h 30, heure irakienne. La seconde mention signifierait que Tarek Hassan a été réinterrogé le 25 avril 2003 à 5 heures Zulu, soit 8 heures, heure locale, avant d’être relâché dans le secteur civil de Camp Bucca à 20 heures, heure locale, le 25 avril 2003.

23. Le Gouvernement a communiqué à la Cour copie d’un compte rendu, daté du 23 avril 2003, 18 h 30 Zulu, d’un entretien entre Tarek Hassan et des agents américains dans lequel on peut lire ceci :

« Le PGE [prisonnier de guerre ennemi] est né à BASSORAH le 3 août 1981. Il habite actuellement à son domicile avec son père, sa mère, son frère aîné (dénommé Qazm, né dans les années 1970) et sa petite sœur (âge ; non exploité). Son domicile est situé en face de l’école Khalissa dans le quartier Jamiyat du nord de BASSORAH. Le PGE a quitté le collège car il avait été recruté pour jouer au football. Il joue actuellement au club de football de Bassorah, où il occupe un poste d’attaquant. Les dépenses de l’équipe sont prises en charge par l’État et par le Comité olympique. Le PGE est sans emploi parce que le football est sa vie et que toutes ses dépenses pour la pratique de ce sport sont prises en charge.

Le PGE sait qu’il a été conduit ici à cause de son frère Qazm. Qazm est un Othoo Sherba du parti Baas et il s’est enfui de son domicile il y a quatre jours pour une destination inconnue. Qazm a adhéré au parti Baas en 1990 et il participe à des réunions régulières et à la planification des actions d’urgence (aucun autre élément exploité). Avant la guerre, le parti Baas lui avait fourni une camionnette. Quand les forces de la coalition sont entrées dans BASSORAH, Qazm a confié la camionnette à un voisin (nom non exploité) pour la protéger, puis il s’est rendu dans un hôtel du centre de BASSORAH (nom de l’hôtel inconnu). Qazm a passé quelques coups de téléphone pendant cette période mais il n’a jamais indiqué où il séjournait. Un problème est apparu lorsque les anciens propriétaires de la camionnette, la société pétrolière locale, sont venus réclamer le véhicule qu’ils avaient prêté au parti Baas. Embarrassé par tout cet imbroglio, Qazm s’est enfui peu après.

Le PGE semble être un bon petit gars qui, vraisemblablement, était si pris par le football qu’il n’a pas réellement cherché à savoir où se trouvait son frère. Cela dit, sa famille est très soudée et le PGE pourrait en savoir plus sur les activités de son frère au sein du parti Baas ainsi que sur ses amis associés au parti. Il ne servira à rien d’employer la manière forte. Le PGE aime sa famille et le football. Il coopérera mais il a besoin de quelqu’un en qui il puisse avoir confiance pour révéler sur son frère des informations susceptibles de nuire à celui-ci. Le PGE semble tout à fait innocent mais il peut avoir une utilité pour livrer des informations sur son entourage. »

24. Le Gouvernement a produit un compte rendu du second entretien sous la forme d’un rapport d’interrogatoire tactique. Ce document indique qu’il concerne « PW 494 » (prisonnier de guerre 494) avec, comme date d’information (date of information), « 250445ZAPR03 », c’est-à-dire 4 h 45 Zulu, soit 7 h 45, heure locale, le 25 avril 2003. Le rapport indique ceci :

« 1. Le PGE [prisonnier de guerre ennemi] est âgé de 22 ans, célibataire, et vit avec son vieux père de 80 ans (qui est cheikh) et sa mère dans le quartier de Jamiyet à BASSORAH. Il travaille comme homme à tout faire et, comme il possède le statut d’étudiant, n’a pas fait son service militaire. Il a déclaré qu’il y avait un AK-47 dans sa maison au moment de son arrestation mais que cette arme ne servait qu’à des fins de protection personnelle. Ni lui ni son père ne sont membres du parti Baas.

2. Le PGE dit qu’il a été arrêté à son domicile par des soldats américains (sic) qui recherchaient son frère Kathim. Son frère est un Uthoo Shooba au sein du parti Baas. Il a adhéré au parti en 1990 lorsqu’il est entré à la faculté de droit de l’Université du Chatt‑el‑Arab. Il est toujours étudiant, dans sa dernière année d’études, marié mais sans enfants. Il a entrecoupé ses études par des périodes de travail comme vendeur de voitures. Craignant pour sa vie en raison des risques de représailles contre les membres du parti Baas, il s’est enfui, peut-être en SYRIE ou en IRAN. Le PGE a parlé pour la dernière fois avec son frère il y a cinq jours au téléphone. Son frère n’a pas dit où il se trouvait.

COMMENTAIRE JFIT : Le PGE paraît dire la vérité et il a été arrêté à cause d’une erreur d’identité. Il n’a aucune valeur du point de vue du renseignement et il est recommandé de le relâcher dans le secteur civil. FIN COMMENTAIRE JFIT. »

E. Les éléments de preuve concernant la présence de Tarek Hassan dans le secteur civil de Camp Bucca et son éventuelle libération

25. Le requérant a produit le résumé d’un entretien, daté du 27 janvier 2007, avec M. Fouad Awdah Al-Saadoon, ancien président du Croissant-Rouge irakien à Bassorah et ami de sa famille. M. Al-Saadoon fut arrêté par des soldats britanniques et incarcéré à Camp Bucca, dans une tente accueillant environ 400 détenus. Il déclara lors dudit entretien que, le 24 avril 2003, vers 18 heures, Tarek Hassan avait été conduit dans cette tente. Il dit que Tarek semblait effrayé et perdu mais non qu’il se plaignait de mauvais traitements. Selon lui, Tarek Hassan ne fut pas interrogé pendant qu’ils se trouvaient ensemble à Camp Bucca. M. Al-Saadoon étant en mauvaise santé, Tarek Hassan lui aurait apporté de la nourriture et se serait occupé de lui. M. Al-Saadoon aurait été élargi le 27 avril 2003, avec un groupe de 200 prisonniers, les autorités britanniques ayant décidé de libérer tous les détenus âgés de 55 ans ou plus. Les détenus auraient été relâchés de nuit sur une autoroute entre Bassorah et Zoubaïr et contraints de marcher une quarantaine de kilomètres jusqu’au lieu le plus proche où il était possible de louer une voiture. À la suite de sa libération, M. Al‑Saadoon aurait informé la famille du requérant qu’il avait vu Tarek Hassan à Camp Bucca. Selon le requérant, c’est là la seule information reçue par sa famille sur le sort de son frère après l’arrestation de ce dernier. En réponse à ces déclarations, le Gouvernement dit qu’il ressort des comptes rendus des interrogatoires que Tarek Hassan a été relâché dans le secteur civil le 25 avril et qu’il est donc possible que M. Al-Saadoon se soit trompé au sujet de la date. Il affirme en outre que de grands efforts étaient déployés pour reconduire les détenus à l’endroit où ils avaient été capturés ou dans tout autre lieu choisi par eux, et que la distance entre Bassorah et Zoubaïr est bien inférieure à 40 kilomètres.

26. Selon la déposition, produite par le Gouvernement, du major Neil Wilson, qui commandait un groupe de soldats de la police militaire chargé d’une mission de conseil sur les questions de détention dans la zone d’opérations du Royaume-Uni en Irak pendant la période considérée, les choses se passaient comme suit. La décision d’élargir les personnes capturées par le Royaume-Uni et détenues à Camp Bucca – autres que celles poursuivies pénalement – était prise par une commission réunie par des juristes de l’armée britannique. Les informations en la matière étaient ensuite communiquées aux gardiens américains, préalablement à toute sortie du camp, et vérifiées et inscrites dans la base de données AP3-Ryan. Les ordres donnés par le Centre de commandement divisionnaire britannique à Bassorah et applicables à ce moment-là précisaient que les forces des États-Unis étaient chargées du rapatriement de tous les prisonniers dans les secteurs relevant de leur zone d’opérations et que les forces du Royaume-Uni étaient chargées du retour des prisonniers dans les secteurs relevant de leur zone d’opérations, à savoir le sud-est de l’Irak, quelles que fussent les forces qui avaient capturé les prisonniers. Le CICR devait avoir accès à toutes les personnes relâchées. Là encore, en vertu des ordres applicables, les prisonniers rapatriés par les forces britanniques devaient être conduits dans des autocars avec, à bord, des gardes armés et, devant et derrière, des véhicules militaires d’escorte armés. La libération se déroulait de jour dans des lieux de rapatriement précis, une quantité suffisante d’eau et de nourriture étant laissée aux personnes libérées pour leur permettre de tenir jusqu’à leur retour chez elles. Des efforts étaient faits pour que les personnes fussent reconduites là où elles avaient été capturées. Il y avait quatre points de dépôt dans la zone d’opérations du Royaume-Uni, dont « Al-Basrah GR TBC [référence carte à confirmer] ». Umm Qasr ne figurait pas parmi eux mais il était possible de l’inscrire comme lieu de libération dans les dossiers des personnes à relâcher.

27. Le Gouvernement a également produit un ordre militaire daté du 27 avril 2003 (FRAGO 001/03), au travers duquel il s’agissait d’élargir le plus grand nombre possible de civils et de prisonniers de guerre avant la cessation des hostilités (ultérieurement prononcée le 1er mai 2003). L’annexe à cet ordre fixait les procédures à suivre. Certaines personnes devaient rester en détention pour des motifs de sécurité ou parce qu’elles étaient soupçonnées d’avoir commis des infractions ; elles avaient déjà été identifiées par la JFIT, la décision correspondante avait été enregistrée dans la base de données AP3-Ryan, et une liste avait été remise aux autorités américaines de manière à garantir le maintien en détention de ces personnes. Les autres détenus devaient rester dans les différents quartiers et attendre que les autorités britanniques s’occupent de leur libération. Dans la tente où leur dossier était traité, trois éléments étaient vérifiés chez chaque détenu : son bracelet, son visage et son signalement numérique tiré d’AP3-Ryan. Les renseignements suivants devaient alors être saisis dans la base de données : « 1) élément de la force chargée de la libération (Releasing Force Element) ; 2) date de libération (Release Date) ; 3) pays chargé de la libération (Releasing Nation) ; 4) lieu de libération choisi (Selected Place of Release). L’ordre lui‑même indiquait quatre points de dépôt : Bassorah, Najef, Al-Kut et An Nasariah (les trois dernières villes étant situées au nord de Bassorah) mais son annexe ajoutait aussi Umm Qasr (au sud de Bassorah et à 2,5 km du camp). Les autorités britanniques devaient alors conserver la carte d’identité du détenu puis remettre celui-ci à leurs homologues américaines à charge pour elles de terminer le processus et de veiller notamment à remettre de l’eau et des victuailles à l’intéressé et à lui restituer ses objets d’usage personnel. La création de quatre zones de rétention était prévue – « une pour chaque lieu de libération » –, à partir desquelles les détenus devaient être transportés jusqu’aux lieux de rapatriement convenus et relâchés de jour. L’ordre imposait aussi un dernier contrôle pour vérifier si tous les détenus du Royaume-Uni énumérés dans la base de données AP3-Ryan avaient été soit libérés soit maintenus en détention. S’il était découvert qu’une personne n’était ni libérée ni détenue, une commission d’enquête devait être saisie pour faire la lumière sur ce qui s’était passé.

28. Le Gouvernement a produit en outre une déposition, datée du 29 octobre 2007, de l’adjudant de seconde classe Kerry Patrick Madison, administrateur de la base de données AP3-Ryan. D’après celle-ci, au 22 mai 2003 AP3-Ryan indiquait que les forces britanniques avaient capturé et soumis à examen 3 738 détenus en Irak depuis le début des hostilités et que tous avaient été libérés sauf 361 d’entre eux. Étaient jointes à cette déposition plusieurs impressions de captures d’écran affichant les entrées de la base de données concernant Tarek Hassan. Celles-ci montrent que la libération de « Tarek Resaan Hashmyh Ali » le 2 mai 2003 à 0 h 01 fut inscrite dans le système AP3-Ryan le 4 mai 2003 à 13 h 45. Elles indiquent en outre que l’autorité qui effectua la libération était le Royaume-Uni (« United Kingdom (ARMD) DIV SIG REGT »), que le lieu de libération était « Umm Qasr », que le mode de libération était « par autocar » et que le motif de libération était « fin des hostilités ». Une autre mention, enregistrée dans ce système le 12 mai 2003 à 22 h 13, énonçait : « l’absence du prisonnier de guerre (« PG ») a été constatée lorsqu’une vérification complète du lieu de détention a été conduite. La libération du PG a été inscrite dans la base AP3 le 12 mai 2003 ». Selon l’adjudant Madison, les dossiers d’environ 400 personnes comportaient la mention « la libération du PG a été inscrite dans la base AP3 le 12 mai 2003 » alors que les personnes en question avaient en fait été libérées auparavant et il est donc vraisemblable que les dossiers électroniques du camp relatifs aux libérations ont été mis à jour le 12 mai à la suite d’une vérification sur place. Le système informatique des États-Unis ne ferait état d’aucune libération avant le 17 mai 2003 mais là encore, selon le Gouvernement, c’est probablement parce que les autorités américaines ont effectué le 17 mai une mise à jour des informations de la base de données américaine de Camp Bucca après une inspection du camp menée aux fins de vérifier quels détenus s’y trouvaient encore.

F. La découverte du corps de Tarek Hassan

29. Le requérant affirme que Tarek Hassan n’a pas pris contact avec sa famille après sa libération alléguée. Le 1er septembre 2003, l’un de ses cousins aurait reçu un appel téléphonique d’un inconnu en provenance de Samara, une ville située au nord de Bagdad. Cet homme les aurait informés que dans la campagne environnante avait été retrouvé le corps d’un homme qui avait sur lui, dans la poche du haut de survêtement dont il était vêtu, un insigne d’identification en plastique et un morceau de papier sur lequel était inscrit le numéro de téléphone du cousin. Selon le requérant, Tarek Hassan portait des vêtements de sport lorsqu’il fut capturé par les forces britanniques. Le cousin aurait ensuite téléphoné au requérant, qui, avec un autre de ses frères, se serait rendu au service de médecine légale de l’hôpital général de Tekrit, à Samara. Ils y auraient trouvé le corps de Tarek Hassan, la poitrine criblée de huit blessures causées par des balles de fusil d’assaut AK-47. Selon le requérant, les mains de Tarek étaient attachées à l’aide d’un fil de plastique. L’insigne d’identité trouvé dans sa poche aurait été celui que lui avaient remis les autorités américaines à Camp Bucca. Un certificat de décès fut délivré par les autorités irakiennes le 2 septembre 2003. Il indiquait le 1er septembre 2003 comme date du décès, mais les cases réservées aux causes du décès n’étaient pas remplies. Un rapport de police identifia le corps comme étant celui de « Tariq Hassan » mais sans donner la moindre précision quant à la cause du décès.

G. Correspondance avec les Treasury Solicitors et procédures judiciaires

30. Le requérant demeura caché en Irak jusqu’en octobre 2006, date à laquelle il franchit la frontière pour gagner la Syrie. En novembre 2006, par le biais d’un représentant en Syrie, il prit contact avec des solicitors au Royaume‑Uni. Par une lettre du 21 décembre 2006, ces derniers demandèrent aux Treasury Solicitors (service juridique de l’État) des explications au sujet de l’arrestation et de la détention de Tarek Hassan et des circonstances à l’origine de son décès. Il fallut du temps pour identifier le frère du requérant car il avait été inscrit dans les bases de données de Camp Bucca sous le nom de « Tarek Resaan Hashmyh Ali » (paragraphe 18 ci-dessus). Néanmoins, par une lettre du 29 mars 2007, les Treasury Solicitors signalèrent qu’une vérification des archives informatiques britanniques relatives aux prisonniers de guerre avait permis de retrouver la trace d’un Tarek Resaan Hashmyh Ali détenu à Camp Bucca. Dans une autre lettre, datée du 5 avril 2007, ils indiquèrent que d’autres archives informatiques avaient été récupérées et qu’elles « confirm[ai]ent la remise » de Tarek Hassan par les autorités britanniques à leurs homologues américaines à Camp Bucca et indiquaient qu’il avait été libéré le 12 mai 2003.

31. Le requérant saisit la High Court le 19 juillet 2007, demandant une décision déclarant que son frère avait été victime de violations de ses droits découlant des articles 2, 3 et 5 de la Convention, tels qu’exposés à l’annexe 1 de la loi de 1998 sur les droits de l’homme, des dommages-intérêts et une injonction ordonnant au Gouvernement d’ouvrir une enquête publique et indépendante afin de déterminer ce qui était arrivé à son défunt frère après son incarcération par les forces britanniques le 22 avril 2003. L’affaire fut examinée les 19 et 20 janvier 2009. Le juge Walker rendit le 25 février 2009 un jugement déboutant le requérant de ses demandes ([2009] EWHC 309 (Admin)). Il y indiquait que, à la lumière de l’arrêt rendu par la Chambre des lords dans l’affaire Al-Skeini (voir, pour plus de détails, les extraits de cet arrêt reproduits aux paragraphes 83 à 88 de l’arrêt Al-Skeini, précité), on ne pouvait considérer que Tarek Hassan eût à aucun moment relevé de la juridiction du Royaume-Uni au sens de l’article 1 de la Convention. Il ajoutait que, dans son arrêt Al-Skeini, la Chambre des lords avait reconnu certaines exceptions à la règle de principe voulant qu’un État n’exerce pas sa juridiction hors de son territoire mais que parmi celles-ci ne figurait pas la détention d’un individu, sauf si celle-ci avait lieu à l’intérieur d’une prison militaire ou d’un autre établissement comparable contrôlé par l’État contractant. Il concluait de son analyse du mémorandum d’accord (paragraphe 16 ci‑dessous) que, pour les motifs indiqués ci-dessous, Camp Bucca était un établissement militaire non pas britannique mais américain :

« (...) il est patent que, tant qu’elle n’exige pas le retour des personnes qu’elle a transférées, la puissance détentrice [le Royaume-Uni] renonce à les garder et à les protéger. C’est la puissance acceptante [les États-Unis] qui en assume la responsabilité. Dès qu’elle remet une personne à la puissance acceptante, la puissance détentrice cède à celle-ci la juridiction première pour ce qui est des décisions relatives aux contacts que peut prendre cette personne. Globalement, il en découle un régime juridique qui ne donne à la puissance détentrice aucun contrôle réel sur les conditions de vie quotidiennes de l’intéressé ».

32. Le requérant fut avisé qu’un appel n’aurait aucune chance de succès.

II. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT ET DE PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX

A. Les dispositions pertinentes des troisième et quatrième Conventions de Genève

33. Les articles exposés ci-dessous de la troisième Convention de Genève du 12 août 1949 relative au traitement des prisonniers de guerre (« la troisième Convention de Genève ») et de la quatrième Convention de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (« la quatrième Convention de Genève ») sont particulièrement pertinents pour les questions qui se posent en l’espèce.

Article 2 commun aux quatre Conventions de Genève

En dehors des dispositions qui doivent entrer en vigueur dès le temps de paix, la présente Convention s’appliquera en cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes, même si l’état de guerre n’est pas reconnu par l’une d’elles.

La Convention s’appliquera également dans tous les cas d’occupation de tout ou partie du territoire d’une Haute Partie contractante, même si cette occupation ne rencontre aucune résistance militaire.

Si l’une des Puissances en conflit n’est pas partie à la présente Convention, les Puissances parties à celle-ci resteront néanmoins liées par elle dans leurs rapports réciproques. Elles seront liées en outre par la Convention envers ladite Puissance, si celle-ci en accepte et en applique les dispositions.

Article 4 A de la troisième Convention de Genève

Sont prisonniers de guerre, au sens de la présente Convention, les personnes qui, appartenant à l’une des catégories suivantes, sont tombées au pouvoir de l’ennemi :

1) les membres des forces armées d’une Partie au conflit, de même que les membres des milices et des corps de volontaires faisant partie de ces forces armées ;

2) les membres des autres milices et les membres des autres corps de volontaires, y compris ceux des mouvements de résistance organisés, appartenant à une Partie au conflit et agissant en dehors ou à l’intérieur de leur propre territoire, même si ce territoire est occupé, pourvu que ces milices ou corps de volontaires, y compris ces mouvements de résistance organisés, remplissent les conditions suivantes :

a) d’avoir à leur tête une personne responsable pour ses subordonnés ;

b) d’avoir un signe distinctif fixe et reconnaissable à distance ;

c) de porter ouvertement les armes ;

d) de se conformer, dans leurs opérations, aux lois et coutumes de la guerre ;

3) les membres des forces armées régulières qui se réclament d’un Gouvernement ou d’une autorité non reconnus par la Puissance détentrice ;

4) les personnes qui suivent les forces armées sans en faire directement partie, telles que les membres civils d’équipages d’avions militaires, correspondants de guerre, fournisseurs, membres d’unités de travail ou de services chargés du bien-être des forces armées, à condition qu’elles en aient reçu l’autorisation des forces armées qu’elles accompagnent, celles-ci étant tenues de leur délivrer à cet effet une carte d’identité semblable au modèle annexé ;

5) les membres des équipages, y compris les commandants, pilotes et apprentis, de la marine marchande et les équipages de l’aviation civile des Parties au conflit qui ne bénéficient pas d’un traitement plus favorable en vertu d’autres dispositions du droit international ;

6) la population d’un territoire non occupé qui, à l’approche de l’ennemi, prend spontanément les armes pour combattre les troupes d’invasion sans avoir eu le temps de se constituer en forces armées régulières, si elle porte ouvertement les armes et si elle respecte les lois et coutumes de la guerre.

Article 5 de la troisième Convention de Genève

1. La présente Convention s’appliquera aux personnes visées à l’article 4 dès qu’elles seront tombées au pouvoir de l’ennemi et jusqu’à leur libération et leur rapatriement définitifs.

2. S’il y a doute sur l’appartenance à l’une des catégories énumérées à l’article 4 des personnes qui ont commis un acte de belligérance et qui sont tombées aux mains de l’ennemi, lesdites personnes bénéficieront de la protection de la présente Convention en attendant que leur statut ait été déterminé par un tribunal compétent.

Article 12 de la troisième Convention de Genève

Les prisonniers de guerre sont au pouvoir de la Puissance ennemie, mais non des individus ou des corps de troupe qui les ont fait prisonniers. Indépendamment des responsabilités individuelles qui peuvent exister, la Puissance détentrice est responsable du traitement qui leur est appliqué.

Les prisonniers de guerre ne peuvent être transférés par la Puissance détentrice qu’à une Puissance partie à la Convention et lorsque la Puissance détentrice s’est assurée que la Puissance en question est désireuse et à même d’appliquer la Convention. Quand des prisonniers sont ainsi transférés, la responsabilité de l’application de la Convention incombera à la Puissance qui a accepté de les accueillir pendant le temps qu’ils lui seront confiés.

Néanmoins, au cas où cette Puissance manquerait à ses obligations d’exécuter les dispositions de la Convention, sur tout point important, la Puissance par laquelle les prisonniers de guerre ont été transférés doit, à la suite d’une notification de la Puissance protectrice, prendre des mesures efficaces pour remédier à la situation, ou demander que lui soient renvoyés les prisonniers de guerre. Il devra être satisfait à cette demande.

Article 21 de la troisième Convention de Genève

La Puissance détentrice pourra soumettre les prisonniers de guerre à l’internement. Elle pourra leur imposer l’obligation de ne pas s’éloigner au-delà d’une certaine limite du camp où ils sont internés ou, si ce camp est clôturé, de ne pas en franchir l’enceinte. Sous réserve des dispositions de la présente Convention relatives aux sanctions pénales et disciplinaires, ces prisonniers ne pourront être enfermés ou consignés que si cette mesure s’avère nécessaire à la protection de leur santé ; cette situation ne pourra en tout cas se prolonger au-delà des circonstances qui l’auront rendue nécessaire (...)

Article 118 de la troisième Convention de Genève

Les prisonniers de guerre seront libérés et rapatriés sans délai après la fin des hostilités actives (...)

Article 42 de la quatrième Convention de Genève

L’internement ou la mise en résidence forcée des personnes protégées ne pourra être ordonné que si la sécurité de la Puissance au pouvoir de laquelle ces personnes se trouvent le rend absolument nécessaire (...)

Article 43 de la quatrième Convention de Genève

Toute personne protégée qui aura été internée ou mise en résidence forcée aura le droit d’obtenir qu’un tribunal ou un collège administratif compétent, créé à cet effet par la Puissance détentrice, reconsidère dans le plus bref délai la décision prise à son égard. Si l’internement ou la mise en résidence forcée est maintenu, le tribunal ou le collège administratif procédera périodiquement, et au moins deux fois l’an, à un examen du cas de cette personne en vue d’amender en sa faveur la décision initiale, si les circonstances le permettent.

Article 78 de la quatrième Convention de Genève

Si la Puissance occupante estime nécessaire, pour d’impérieuses raisons de sécurité, de prendre des mesures de sûreté à l’égard de personnes protégées, elle pourra tout au plus leur imposer une résidence forcée ou procéder à leur internement.

Les décisions relatives à la résidence forcée ou à l’internement seront prises suivant une procédure régulière qui devra être fixée par la Puissance occupante, conformément aux dispositions de la présente Convention. Cette procédure doit prévoir le droit d’appel des intéressés. Il sera statué au sujet de cet appel dans le plus bref délai possible. Si les décisions sont maintenues, elles seront l’objet d’une révision périodique, si possible semestrielle, par les soins d’un organisme compétent constitué par ladite Puissance.

Les personnes protégées assujetties à la résidence forcée et contraintes en conséquence de quitter leur domicile bénéficieront sans aucune restriction des dispositions de l’article 39 de la présente Convention.

Article 132 de la quatrième Convention de Genève

Toute personne internée sera libérée par la Puissance détentrice, dès que les causes qui ont motivé son internement n’existeront plus (...)

Article 133 de la quatrième Convention de Genève

L’internement cessera le plus rapidement possible après la fin des hostilités (...)

B. La Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, article 31

34. L’article 31 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités (« la Convention de Vienne ») dispose :

Article 31 – Règle Générale d’Interprétation

1. Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.

2. Aux fins de l’interprétation d’un traité, le contexte comprend, outre le texte, préambule et annexes inclus :

a) Tout accord ayant rapport au traité et qui est intervenu entre toutes les parties à l’occasion de la conclusion du traité ;

b) Tout instrument établi par une ou plusieurs parties à l’occasion de la conclusion du traité et accepté par les autres parties en tant qu’instrument ayant rapport au traité.

3. Il sera tenu compte, en même temps que du contexte :

a) De tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions ;

b) De toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité ;

c) De toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties.

4. Un terme sera entendu dans un sens particulier s’il est établi que telle était l’intention des parties.

C. La jurisprudence de la Cour internationale de justice sur les liens réciproques entre le droit international humanitaire et le droit international des droits de l’homme

35. Dans son avis consultatif sur la Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires (8 juillet 1996), la Cour internationale de justice a dit ceci :

« 25. La Cour observe que la protection offerte par le pacte international relatif aux droits civils et politiques ne cesse pas en temps de guerre, si ce n’est par l’effet de l’article 4 du pacte, qui prévoit qu’il peut être dérogé, en cas de danger public, à certaines des obligations qu’impose cet instrument. Le respect du droit à la vie ne constitue cependant pas une prescription à laquelle il peut être dérogé. En principe, le droit de ne pas être arbitrairement privé de la vie vaut aussi pendant des hostilités. C’est toutefois, en pareil cas, à la lex specialis applicable, à savoir le droit applicable dans les conflits armés, conçu pour régir la conduite des hostilités, qu’il appartient de déterminer ce qui constitue une privation arbitraire de la vie. Ainsi, c’est uniquement au regard du droit applicable dans les conflits armés, et non au regard des dispositions du pacte lui-même, que l’on pourra dire si tel cas de décès provoqué par l’emploi d’un certain type d’armes au cours d’un conflit armé doit être considéré comme une privation arbitraire de la vie contraire à l’article 6 du pacte. »

36. Dans son avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (9 juillet 2004), la Cour internationale de justice, rejetant la thèse israélienne de l’inapplicabilité dans le territoire occupé des instruments de protection des droits de l’homme auxquels Israël est partie, s’est exprimée comme suit :

« 106. (...) la Cour estime que la protection offerte par les conventions régissant les droits de l’homme ne cesse pas en cas de conflit armé, si ce n’est par l’effet de clauses dérogatoires du type de celle figurant à l’article 4 du pacte international relatif aux droits civils et politiques. Dans les rapports entre droit international humanitaire et droits de l’homme, trois situations peuvent dès lors se présenter : certains droits peuvent relever exclusivement du droit international humanitaire ; d’autres peuvent relever exclusivement des droits de l’homme ; d’autres enfin peuvent relever à la fois de ces deux branches du droit international. Pour répondre à la question qui lui est posée, la Cour aura en l’espèce à prendre en considération les deux branches du droit international précitées, à savoir les droits de l’homme et, en tant que lex specialis, le droit international humanitaire ».

37. Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda) (19 décembre 2005), la Cour internationale de justice a dit ceci :

« 215. Ayant établi que le comportement des UPDF [Forces de défense du peuple ougandais], de leurs officiers et de leurs soldats était attribuable à l’Ouganda, la Cour doit maintenant examiner la question de savoir si ce comportement constitue, de la part de l’Ouganda, un manquement à ses obligations internationales. La Cour doit pour ce faire déterminer quels sont les règles et principes du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international humanitaire qui sont pertinents à cet effet.

216. La Cour rappellera tout d’abord qu’elle a déjà été amenée, dans son avis consultatif du 9 juillet 2004 sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, à se prononcer sur la question des rapports entre droit international humanitaire et droit international relatif aux droits de l’homme et sur celle de l’applicabilité des instruments relatifs au droit international des droits de l’homme hors du territoire national. Elle y a estimé que « la protection offerte par les conventions régissant les droits de l’homme ne cesse pas en cas de conflit armé, si ce n’est par l’effet de clauses dérogatoires du type de celle figurant à l’article 4 du pacte international relatif aux droits civils et politiques. Dans les rapports entre droit international humanitaire et droits de l’homme, trois situations peuvent dès lors se présenter : certains droits peuvent relever exclusivement du droit international humanitaire ; d’autres peuvent relever exclusivement des droits de l’homme ; d’autres enfin peuvent relever à la fois de ces deux branches du droit international » (C.I.J. Recueil 2004, p. 178, par. 106.)

La Cour a donc conclu que ces deux branches du droit international, à savoir le droit international relatif aux droits de l’homme et le droit international humanitaire, devaient être prises en considération. Elle a en outre déclaré que les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme étaient applicables « aux actes d’un État agissant dans l’exercice de sa compétence en dehors de son propre territoire », particulièrement dans les territoires occupés (ibid., p. 178-181, par. 107-113). »

D. Le Rapport du Groupe d’étude de la Commission du droit international sur la fragmentation du droit international

38. Le rapport du Groupe d’étude de la Commission du droit international intitulé « La fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de l’expansion du droit international » a été adopté par ladite Commission lors de sa 58e session, en 2006. Voici ce qu’indique à ce sujet l’étude analytique du Groupe d’étude, datée du 13 avril 2006 (A/CN.4/L.682), au paragraphe 104 :

« L’exemple tiré des lois de la guerre vise précisément un cas dans lequel la règle elle‑même énonce les conditions de son application, notamment l’existence d’un « conflit armé ». Du fait de cette condition, la règle revêt un caractère plus « spécial » que dans l’hypothèse où une telle condition n’aurait pas été précisée. Le fait de considérer qu’on se trouve en présence d’une situation de lex specialis appelle l’attention sur un aspect important du principe. Même lorsque celui-ci est invoqué pour justifier le recours à une exception, ce qui est ainsi écarté ne disparaît pas pour autant. La Cour [internationale de justice] a tenu à préciser que le droit des droits de l’homme continuait de s’appliquer dans les conflits armés, l’exception, à savoir le droit humanitaire, n’ayant d’incidence que sur un aspect (fût-il important), qui est l’appréciation du « caractère arbitraire ». Le droit humanitaire en tant que lex specialis ne donnait pas à penser que les droits de l’homme étaient supprimés en temps de guerre. La lex specialis n’opérait pas d’une manière formelle ou absolue, mais elle illustrait le pragmatisme dont était imprégné le raisonnement de la Cour. On pouvait certes estimer souhaitable de faire disparaître la distinction entre la paix et le conflit armé, mais on ne pouvait ignorer purement et simplement l’exception que la guerre continuait d’être par rapport à la normalité de la paix lorsqu’on se prononçait sur les normes à appliquer pour juger un comportement dans pareille circonstance (exceptionnelle). La Licéité des armes nucléaires était une « affaire difficile » dans la mesure où la Cour [internationale de justice] devait arrêter son choix entre différents corps de règles dont aucun ne pouvait bénéficier d’une priorité absolue ni se substituer entièrement aux autres. La lex specialis se bornait à signaler que, même au cas où il aurait pu être souhaitable de n’appliquer que les droits de l’homme, une telle solution aurait péché par un excès d’idéalisme, compte tenu du caractère spécial du conflit armé et de la persistance de celui-ci. La Cour a de la sorte suscité une conception systémique du droit dans laquelle les deux corps de règles se rejoignent, l’un étant la réalité d’aujourd’hui, l’autre la promesse de demain, vu la nécessité primordiale d’assurer « la survie d’un État ». »

E. L’arrêt rendu par la Chambre des lords dans l’affaire Al-Jedda

39. Dans l’arrêt qu’elle a rendu le 12 décembre 2007 en l’affaire Al‑Jedda (R. (on the application of Al-Jedda) (FC) (Appellant) v Secretary of State for Defence (Respondent) [2007] UKHL 58), la majorité de la Chambre des lords a jugé que l’internement de M. Al-Jedda était autorisé par la Résolution 1546 du Conseil de sécurité de l’ONU et que l’article 103 de la Charte des Nations unies avait pour effet de faire primer les obligations du Royaume-Uni découlant de cette résolution sur ses obligations résultant de l’article 5 de la Convention (pour plus de détails, voir Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, §§ 18-22, CEDH 2011). Lord Bingham a toutefois bien précisé que, malgré cette conclusion, l’article 5 continuait de s’appliquer dans une certaine mesure :

« 39. Il existe donc un conflit entre, d’une part, un pouvoir ou une obligation d’incarcérer, qui peut être mis(e) en œuvre en vertu de l’autorité expresse du Conseil de sécurité et, d’autre part, un droit fondamental que le Royaume-Uni s’est engagé à reconnaître aux personnes qui, à l’instar du demandeur, relèvent de sa juridiction. Comment les concilier ? Il n’existe à mes yeux qu’un seul moyen de le faire : en jugeant que le Royaume-Uni peut à bon droit, dès lors que des raisons impérieuses de sécurité l’imposent, exercer le pouvoir d’incarcérer que lui confèrent la Résolution 1546 et les résolutions postérieures, mais en veillant à ce que l’atteinte aux droits du détenu découlant de l’article 5 ne soit pas plus grave que celle qu’implique pareille détention. »

Dans un sens analogue, la Baronne Hale a observé ceci :

« 125. (...) Je conviens avec Lord Bingham, pour les raisons qu’il expose, que le seul moyen est d’opter pour une telle restriction aux droits de la Convention.

126. Je n’irai toutefois pas plus loin. Le droit voit certes sa portée restreinte, mais il n’est pas écarté. Il s’agit là d’une distinction importante, insuffisamment examinée dans les arguments exposés devant nous, qui préconisent le « tout ou rien ». Il n’est pas question de faire plus que ce que l’ONU nous impose implicitement de faire pour rétablir la paix et la sécurité dans ce pays en proie à des troubles. Le droit voit sa portée restreinte dans la seule mesure où la résolution l’exige ou l’autorise. Pour le reste il doit être respecté, ce qui peut emporter des conséquences tant sur le plan matériel que sur le plan procédural.

127. J’ai du mal à saisir la portée de la Résolution 1546 lorsqu’elle autorise la force multinationale à « prendre toutes les mesures nécessaires pour contribuer au maintien de la sécurité et de la stabilité en Irak conformément aux lettres qui figurent en annexe à [cette] résolution et où on trouve notamment la demande de l’Irak tendant au maintien de la présence de la force multinationale et la définition des tâches de celle‑ci » (par. 10). Le « large ensemble de tâches » évoqué par le secrétaire d’État, M. Powell, comprend « des opérations de combat contre des membres [des] groupes [qui cherchent à infléchir par la violence l’avenir politique de l’Irak], leur internement si nécessaire pour d’impérieuses raisons de sécurité, et la poursuite de la recherche et du contrôle d’armes qui menaceraient la sécurité de l’Irak ». Parallèlement, le secrétaire d’État indique clairement que les éléments de la force multinationale se sont engagés à agir « en toutes circonstances conformément à leurs obligations en vertu du droit des conflits armés, qui inclut les Conventions de Genève ».

128. À quel titre peut-on dire que la détention du demandeur en l’espèce est conforme à nos obligations découlant du droit des conflits armés ? L’intéressé n’est pas une « personne protégée » au sens de la quatrième Convention de Genève car il est l’un de nos concitoyens. En outre, le Royaume-Uni n’est plus l’occupant belligérant d’une quelconque partie du territoire irakien. Il faut donc invoquer une sorte de pouvoir analogue, naissant au lendemain d’un conflit ou d’une occupation et permettant d’interner toute personne si cette mesure est jugée « nécessaire pour d’impérieuses raisons de sécurité ». Or, quand bien même la résolution du Conseil de sécurité pourrait s’interpréter ainsi, la nécessité du maintien en détention du demandeur en Irak ne saute pas aux yeux, dès lors qu’il serait possible de résoudre tout problème qu’il représenterait dans ce pays en le rapatriant au Royaume-Uni et en traitant son cas dans ce pays. Un peu de recul par rapport aux circonstances particulières de la présente affaire permet de voir que c’est la solution qui s’impose très souvent lorsque des Britanniques ont maille à partir avec la justice à l’étranger et, dans le cas d’espèce, il s’agit de mesures que les autorités britanniques ont le pouvoir de prendre.

129. Or ce n’est pas ainsi que les débats se sont articulés devant nous. Comment, sinon, Lord Bingham et Lord Brown pourraient-ils parler d’« écarter ou restreindre » un droit sans distinguer entre les termes alors qu’ils veulent manifestement dire des choses très différentes ? Nous nous sommes attachés, d’un point de vue plus théorique, aux questions de l’attribution des faits à l’ONU ou de l’autorisation donnée par elle. Nous ne nous sommes guère intéressés à la portée précise de cette autorisation. Le champ d’application exact de la résolution et son applicabilité aux faits de l’espèce sont des questions qui méritent assurément plus ample débat. Comment procéder concrètement ? Il faudra le décider dans les autres procédures. Sous cette réserve, donc, mais en accord pour le reste avec Lord Bingham, Lord Carswell et Lord Brown, je rejetterais le pourvoi ».

F. Les dérogations en matière de détention au titre de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques

40. Hormis un certain nombre de déclarations formulées par le Royaume-Uni entre 1954 et 1966 concernant des pouvoirs instaurés pour réprimer des soulèvements au sein de certaines de ses colonies, les États contractants qui ont notifié des dérogations au titre de l’article 15 de la Convention ont à chaque fois invoqué des dangers apparus sur leur territoire.

41. L’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le Pacte ») renferme une clause de dérogation similaire à l’article 15 de la Convention. Selon les informations dont la Cour dispose, depuis la ratification du Pacte, 18 États ont formulé des déclarations notifiant des dérogations à leurs obligations découlant de l’article 9, qui protège le droit de tout individu « à la liberté et à la sécurité de sa personne ». Seules trois de ces déclarations peuvent éventuellement se comprendre comme comportant l’évocation, par les autorités de l’État auteur de la dérogation, d’une situation de conflit armé international ou d’agression militaire par un autre État. Les États auteurs de ces dérogations sont le Nicaragua, entre 1985 et 1988, dont la déclaration mentionnait l’« agression injuste, illégale et immorale [des États-Unis] contre le peuple nicaraguayen et son gouvernement révolutionnaire », l’Azerbaïdjan, entre avril et septembre 1993, dont la déclaration mentionnait « la recrudescence des attaques menées par les forces armées arméniennes », et Israël, dont la déclaration formulée le 3 octobre 1991 et toujours applicable à l’heure actuelle est ainsi libellée :

« Depuis sa création, l’État d’Israël a été victime de menaces et d’attaques qui n’ont cessé d’être portées contre son existence même ainsi que contre la vie et les biens de ses citoyens.

Ces actes ont pris la forme de menaces de guerre, d’attaques armées réelles et de campagnes de terrorisme à la suite desquelles des êtres humains ont été tués et blessés.

Étant donné ce qui précède, l’état d’urgence qui a été proclamé en mai 1948 est resté en vigueur depuis lors. Cette situation constitue un danger public exceptionnel au sens du paragraphe 1 de l’article 4 du Pacte.

Le Gouvernement israélien a donc jugé nécessaire, conformément à ce même article 4, de prendre, dans la stricte mesure où la situation l’exige, des mesures visant à assurer la défense de l’État et la protection de la vie et des biens de ses citoyens, y compris l’exercice de pouvoirs d’arrestation et de détention.

Pour autant que l’une quelconque de ces mesures soit incompatible avec l’article 9 du Pacte, Israël déroge ainsi à ses obligations au titre de cette disposition. »

Aucun de ces États n’a expressément déclaré que la dérogation était nécessaire pour incarcérer des personnes sur le fondement de la troisième ou de la quatrième des Conventions de Genève.

42. Pour ce qui est de la pratique des États, dans son ouvrage intitulé « Captured in War: Lawful Internment in Armed Conflict » (Hart Publishing, Oxford, et Editions A. Pedone, Paris, 2013), Mme Els Debuf se fonde sur une étude conduite par elle sur les dérogations notifiées aux autorités compétentes s’agissant de la Convention et du Pacte et enregistrées dans les bases de données de l’ONU et du Conseil de l’Europe accessibles en ligne (consultées pour la dernière fois le 1er octobre 2010). L’ouvrage comporte le passage suivant :

« Nos recherches dans ces bases de données – axées sur les conflits armés internationaux et sur les occupations auxquelles ont participé des États parties au Pacte et à la Convention depuis la date de ratification de ces instruments – nous ont fourni les informations suivantes (...) Ni l’Afghanistan ni l’Union soviétique n’ont dérogé au Pacte au cours du conflit qui les opposa de 1979 à 1989. De la même manière, ni l’Afghanistan, ni l’Allemagne, ni l’Australie, ni le Canada, ni le Danemark, ni les États-Unis, ni la France, ni l’Italie, ni les Pays-Bas, ni la Nouvelle-Zélande, ni le Royaume-Uni n’ont dérogé au droit à la liberté, que ce soit sur le terrain du Pacte ou sur celui de la Convention, lors de la phase internationale du conflit récent en Afghanistan (2001-2002). Il en va de même du conflit qui opposa l’Irak aux États‑Unis, au Royaume-Uni et à d’autres États de 2003 à 2004. Les États suivants ont également interné des personnes sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève sans déroger au droit à la liberté, que ce soit sur le terrain du Pacte ou sur celui de la Convention : le Royaume-Uni et l’Argentine au cours du conflit concernant les îles Falkland/Malouines en 1982 ; les États-Unis au cours de leurs opérations militaires à la Grenade en 1983 ; l’Inde et le Bangladesh dans les conflits qui les opposèrent au Pakistan dans les années 1970 (le Pakistan n’est pas partie au Pacte) ; l’Iran et l’Irak au cours de la guerre qui les opposa de 1980 à 1988 ; Israël et les États arabes dans l’ensemble des conflits armés internationaux au Moyen-Orient (de 1948 à aujourd’hui) [noter cependant la dérogation, reproduite au paragraphe 40 ci-dessus, notifiée par Israël] ; les États parties à la Convention qui participèrent, sous l’égide des Nations unies, à la guerre de Corée de 1950 à 1953 ; l’Irak, le Koweït, les États‑Unis et le Royaume-Uni au cours de la guerre du Golfe de 1991 (l’Arabie Saoudite, qui interna de nombreux prisonniers de guerre au cours de ce conflit, n’est pas partie au Pacte) ; l’Angola, le Burundi, la République démocratique du Congo (RDC), la Namibie, le Rwanda, l’Ouganda et le Zimbabwe sur le territoire de la RDC de 1998 à 2003 ; l’Éthiopie dans le conflit qui l’opposa à l’Érythrée de 1998 à 2000 (l’Érythrée n’avait pas encore ratifié le Pacte à l’époque) ; l’Érythrée et Djibouti au cours de leur bref conflit frontalier en 2008 ; la Géorgie et la Russie au cours de la guerre-éclair d’août 2008 ; la Russie n’a pas dérogé au Pacte à l’occasion du conflit qui l’opposa à la Moldova concernant la Transnistrie en 1992 (la Russie n’était pas encore partie à la Convention et la Moldova n’était à l’époque encore partie ni au Pacte ni à la Convention). Ni Chypre ni la Turquie n’ont dérogé au Pacte ou à la Convention pour détenir des personnes sur le fondement des troisième et quatrième Conventions de Genève à Chypre‑Nord (signalons que, selon la Turquie, le Pacte et la Convention ne sont pas d’application extraterritoriale) ; la Turquie a bien dérogé à la Convention à l’égard des personnes se trouvant en Turquie continentale, mais comme elle n’a pas précisé les articles auxquels elle entendait déroger, on ne sait pas vraiment si elle a estimé nécessaire de notifier une dérogation de manière à pouvoir interner des personnes sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève. De la même manière, l’Azerbaïdjan a dérogé au Pacte (il n’était pas encore partie à la Convention à l’époque) afin de prendre toute mesure rendue nécessaire par son conflit avec l’Arménie (1988-1994) mais on ne sait pas vraiment s’il a agi ainsi pour pouvoir interner des personnes sur la base des Conventions de Genève ; l’Arménie n’a pas dérogé au Pacte (elle n’était pas encore partie à la Convention à l’époque). De même, le Nicaragua a dérogé à l’article 9 du Pacte dans le cadre du conflit qui l’opposa aux Contras dans les années 1980, expliquant qu’il s’estimait tenu de le faire à la suite de l’implication des États-Unis dans le conflit. On ne sait pas vraiment si le Nicaragua avait jugé nécessaire de déroger au Pacte de manière à pouvoir procéder à des internements sur la base des Conventions de Genève (dans ses notifications de dérogation, il soulignait qu’il n’était dérogé à l’article 9 § 1 qu’à l’égard des délits touchant la sécurité de l’État et l’ordre public). »

EN DROIT

I. APPRÉCIATION DES ÉLÉMENTS DE PREUVE ET ÉTABLISSEMENT DES FAITS PAR LA COUR

A. Thèses des parties

1. Le requérant

43. S’appuyant sur les dépositions de ses sœurs, de son ami et de son voisin, le requérant soutient que c’est pour l’inciter à se rendre que les forces britanniques capturèrent son frère et le placèrent en détention. Le Gouvernement n’aurait mentionné pour la première fois le rapport du bataillon faisant état de l’arrestation de Tarek Hassan (paragraphe 11 ci-dessus) que dans ses observations soumises à la Grande Chambre en septembre 2013. Aucune explication valable n’aurait été donnée quant à l’apparition récente de cette pièce, chose qui serait surprenante vu l’importance que le Gouvernement attacherait au document. Le requérant ne précise pas s’il reconnaît ou non l’authenticité du rapport. Il souligne aussi qu’il s’agit du seul document à mentionner que Tarek Hassan avait été trouvé posté sur le toit en possession d’un fusil d’assaut AK-47. Aucun des comptes rendus de ses interrogatoires (paragraphes 23-24 ci-dessus) n’indiquerait que Tarek Hassan avait été incarcéré parce qu’il était un combattant présumé ou qu’il représentait ou avait représenté à un moment donné une menace quelconque, réelle ou supposée, pour les forces britanniques.

44. Le requérant soutient en outre que les archives informatiques de Camp Bucca en matière de détention font état de trois dates d’élargissement différentes, dont aucune ne lui paraît fiable (paragraphe 28 ci‑dessus). De même, certaines imprécisions et incohérences dans le dossier rendraient sujet à caution le lieu de libération indiqué (paragraphes 27-28 ci-dessus). Par ailleurs, au vu notamment de la date de libération inscrite dans les archives des États-Unis on ne pourrait même pas dire avec la moindre certitude que Tarek Hassan ne se trouvait plus détenu à Camp Bucca après l’inspection opérée le 12 mai 2003. Le requérant souligne que son frère a été retrouvé mort alors qu’il portait encore sur lui l’insigne américain d’identité de Camp Bucca (paragraphe 29 ci‑dessus) et qu’il n’a à aucun moment contacté sa famille après avoir été capturé par les forces du Royaume-Uni, ce qui laisse d’après lui fortement supposer qu’il n’en a pas eu la possibilité.

2. Le Gouvernement

45. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas expliqué de manière satisfaisante le retard avec lequel il a saisi les autorités britanniques de ses griefs. Ce retard aurait inévitablement formé un obstacle à la conduite d’une enquête effective sur le décès de Tarek Hassan. Il estime qu’aucune conclusion négative ne doit être tirée de l’impossibilité pour lui de fournir une explication pour le décès de Tarek Hassan, les pièces du dossier donnant selon lui une explication satisfaisante et convaincante de l’arrestation, de la détention et de la libération de celui-ci.

46. Le Gouvernement récuse la thèse voulant que Tarek Hassan ait été incarcéré afin de pousser le requérant à se rendre. Il estime que les éléments produits par le requérant à l’appui de cette thèse manquent de précision et ne sont que des preuves par ouï-dire. Il plaide que, si les autorités britanniques avaient nourri un tel dessein, il n’aurait pas été logique de faire sortir ultérieurement Tarek Hassan de Camp Bucca une fois établi qu’il était un civil ne représentant aucune menace pour la sécurité. Il indique que les forces britanniques avaient trouvé l’intéressé posté, armé, sur le toit de la maison d’un général de l’armée Al-Quds et qu’elles avaient découvert dans celle-ci des armes et un certain nombre de documents utiles pour le renseignement au sujet de membres locaux du parti Baas et soutient que dans ces conditions il était raisonnable pour elles de soupçonner Tarek Hassan d’être un combattant (paragraphe 11 ci‑dessus). Il ajoute qu’en dehors de la déposition du requérant aucun élément de preuve indépendant ne permet d’établir la cause de la mort, celle-ci n’ayant pas été indiquée sur le certificat de décès (paragraphe 29 ci‑dessus). Il conclut en disant qu’en tout état de cause Samara se trouve à environ 700 km de Camp Bucca, dans un secteur qui n’aurait jamais été occupé par les forces britanniques, et que le fusil d’assaut AK-47 n’est pas une arme utilisée par elles.

B. Appréciation des faits par la Cour

47. La Cour rappelle d’emblée que les tribunaux internes ont rejeté l’action formée devant eux au motif que le frère du requérant n’avait à aucun moment relevé de la juridiction du Royaume-Uni (paragraphe 31 ci‑dessus). Point n’était donc besoin pour eux d’établir les faits en détail. La Cour est en principe sensible à la nature subsidiaire de sa mission et ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance (McKerr c. Royaume‑Uni (déc.), no 28883/95, 4 avril 2000). Eu égard aux circonstances de l’espèce, il est toutefois inéluctable en l’occurrence qu’elle procède elle-même à certaines constatations de fait sur la base des éléments de preuve dont elle dispose.

48. Dans les affaires où il existe des versions divergentes des faits, la Cour se trouve inévitablement aux prises, lorsqu’il lui faut établir les circonstances de la cause, avec les mêmes difficultés que celles auxquelles toute juridiction de première instance doit faire face. Elle rappelle que, pour l’appréciation des éléments de preuve, elle retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Elle n’a toutefois jamais eu pour dessein d’emprunter la démarche des ordres juridiques nationaux qui appliquent ce critère. Il lui incombe de statuer non pas sur la culpabilité en vertu du droit pénal ou sur la responsabilité civile, mais sur la responsabilité des États contractants au regard de la Convention. La spécificité de la tâche que lui attribue l’article 19 de la Convention – assurer le respect par les Parties contractantes de leur engagement consistant à reconnaître les droits fondamentaux consacrés par cet instrument – conditionne sa façon d’aborder les questions de preuve. Dans le cadre de la procédure devant elle, il n’existe aucun obstacle procédural à la recevabilité d’éléments de preuve ni de formules prédéfinies applicables à leur appréciation. La Cour adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par la libre appréciation de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Conformément à sa jurisprudence constante, la preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. En outre, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu. La Cour est également attentive à la gravité d’un constat selon lequel un État contractant a violé des droits fondamentaux (El Masri c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine » [GC], no 39630/09, § 151, CEDH 2012).

49. Par ailleurs, la Cour rappelle que la procédure prévue par la Convention ne se prête pas toujours à une application rigoureuse du principe affirmanti incumbit probatio (la preuve incombe à celui qui affirme). Elle renvoie à sa jurisprudence relative aux articles 2 et 3 de la Convention selon laquelle, lorsque les événements en cause sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, tout dommage corporel ou décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse dans ce cas sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante. En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement défendeur. Elle a déjà établi que ces considérations valent aussi pour les cas de disparition examinés sous l’angle de l’article 5 de la Convention, où, même s’il n’a pas été prouvé qu’une personne a été placée en garde à vue par les autorités, il est possible d’établir qu’elle a été convoquée officiellement par les autorités, est entrée dans un lieu sous leur contrôle et n’a plus été revue depuis. Dans une telle situation, il incombe au Gouvernement de fournir une explication plausible et satisfaisante de ce qui s’est passé dans ce lieu et de montrer que l’intéressé n’a pas été détenu par les autorités mais a quitté le lieu sans être par la suite privé de sa liberté. Par ailleurs, la Cour rappelle que, toujours dans le contexte d’un grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention, elle a exigé que soient fournis des indices concordants avant que la charge de la preuve ne soit transférée au gouvernement défendeur (El Masri, précité, §§ 152-153).

50. Il n’est pas contesté en l’espèce que le frère du requérant a été capturé par les forces britanniques le 23 avril 2003 puis détenu à Camp Bucca et qu’il est décédé peu avant la découverte de son corps à Samara le 1er septembre 2003. Le désaccord factuel porte sur deux questions : premièrement, celle de savoir si les forces britanniques ont arrêté et détenu Tarek Hassan afin de faire pression sur le requérant pour qu’il se rende et, deuxièmement, celle des circonstances dans lesquelles Tarek Hassan est sorti de Camp Bucca. Dès lors que le requérant allègue que le corps de son frère portait des traces de mauvais traitements, il s’agit en outre de savoir si ce dernier a été maltraité en détention.

51. S’agissant du premier point, la Cour relève que les seuls éléments produits devant elle qui soient de nature à étayer la thèse selon laquelle les forces britanniques ont arrêté et gardé Tarek Hassan pour contraindre le requérant à se rendre sont les deux dépositions faites par ce dernier et la retranscription d’un entretien téléphonique avec son voisin, les pièces en question ayant été préparées pour les besoins de la procédure conduite devant le juge national (paragraphes 12-13 ci-dessus). Dans sa première déposition, le requérant alléguait que l’autorité militaire britannique avait dit à ses sœurs que, tant qu’il ne se serait pas livré, Tarek Hassan ne serait pas relâché. Dans sa seconde déposition, il affirmait que c’était son voisin et son ami qui avaient reçu cet avertissement. Ni dans les déclarations du requérant ni dans celle de son voisin, M. Al-Ubody, le représentant de l’armée britannique censé avoir tenu les propos rapportés n’était identifié par son nom ou par son grade. Étant donné que les preuves invoquées à l’appui de la thèse du requérant revêtent un caractère à la fois indirect et imprécis et que les déclarations de l’intéressé comportent des contradictions, la Cour estime que ces éléments manquent de force probante.

52. Pour sa part, le Gouvernement n’a pas été en mesure de produire devant la Cour le moindre témoignage concernant la capture de Tarek Hassan. Il lui a toutefois communiqué le journal des opérations du bataillon The Black Watch, créé à l’époque où les faits litigieux se sont déroulés (paragraphe 10 ci-dessus). Ce journal relate que, à l’arrivée des forces britanniques dans la maison, Tarek Hassan était posté sur le toit, armé d’un fusil d’assaut AK-47, et que d’autres armes à feu ainsi que des documents utiles pour le renseignement furent découverts dans la maison. Le Gouvernement a produit en outre des comptes rendus d’entretiens ayant eu lieu avec Tarek Hassan à Camp Bucca ainsi que des captures d’écran de mentions à son sujet figurant dans la base de données AP3‑Ryan (voir, respectivement, les paragraphes 23-24 et 18, 22 et 28 ci‑dessus). La Cour n’a aucune raison de douter de l’authenticité de ces pièces. Il en ressort que Tarek Hassan a été enregistré à Camp Bucca le 23 avril 2003, conduit dans le quartier de la JFIT le même jour à 16 h 40, puis relâché dans la zone de détention des civils de Camp Bucca le 25 avril à 20 heures (heure locale). Les archives informatiques montrent également qu’il a été interrogé d’abord le 23 avril 2003 à 21 h 30 (heure locale), puis le 25 avril à 8 heures (heure locale). Les comptes rendus de ces deux entretiens ont été communiqués à la Cour. Ils montrent que le fait que Tarek Hassan était le frère du requérant était connu et qu’il avait été établi au cours de l’interrogatoire que le premier n’avait personnellement aucun lien ni avec le parti Baas ni avec l’armée Al‑Quds.

53. Pour la Cour, les pièces relatives à la capture et aux interrogatoires de Tarek Hassan cadrent avec la thèse du Gouvernement selon laquelle le frère du requérant a été capturé comme combattant présumé ou comme civil représentant une menace pour la sécurité. D’autres éléments tendent du reste à montrer que Tarek Hassan a très bien pu être armé d’un fusil d’assaut AK-47, ou au moins être en possession d’une telle arme, au moment de sa capture, à savoir l’assertion du requérant selon laquelle son frère cadet avait été laissé au domicile familial afin qu’il puisse protéger celui-ci (paragraphe 10 ci-dessus) et l’explication de Tarek Hassan, actée lors de son interrogatoire par des agents britanniques, selon laquelle l’arme servait à des fins de protection personnelle (paragraphe 24 ci‑dessus). Les archives de Camp Bucca indiquent par ailleurs que la décision de libérer Tarek Hassan fut prise dès qu’il fut établi qu’il s’agissait d’un civil ne représentant aucune menace pour la sécurité.

54. La Cour admet que la capture de Tarek Hassan avait un rapport avec son lien de parenté avec le requérant, mais seulement dans la mesure où les forces britanniques, avisées de ce lien par Tarek Hassan lui-même et ayant trouvé ce dernier armé au moment de sa capture (paragraphe 11 ci-dessus), ont pu le soupçonner d’être lui aussi associé au parti Baas et à l’armée Al‑Quds. Elle estime que les éléments du dossier ne permettent pas de corroborer la thèse suivant laquelle Tarek Hassan fut arrêté pour être placé en détention tant que le requérant ne se rendrait pas. Si telle avait été l’intention des forces britanniques, sa libération n’aurait pas été décidée aussitôt après le second entretien et moins de 38 heures après son arrivée à Camp Bucca (paragraphe 22 ci-dessus).

55. Pour ce qui est de la date et du lieu de la libération de Tarek Hassan, les principales preuves sont les données enregistrées dans la base AP3-Ryan (paragraphe 28 ci-dessus). Selon une entrée du 4 mai 2003, Tarek Hassan a été relâché le 2 mai 2003 à Umm Qasr, où il avait été conduit en autocar, pour le motif suivant : fin des hostilités (End of Hostilities). Une autre entrée, datée du 12 mai 2003, indique que Tarek Hassan ne se trouvait pas au camp lorsqu’une vérification complète des détenus y a été effectuée. La Cour considère, au vu de ces données et de la décision prise à la suite du second entretien de filtrage de ne pas maintenir Tarek Hassan en détention, que celui-ci a selon toute probabilité été libéré au début du mois de mai 2003. C’est ce que confirment du reste les pièces produites par le Gouvernement concernant la décision de principe prise par les forces britanniques d’élargir tous les détenus avant ou juste après la cessation des hostilités proclamée le 1er mai 2003, à l’exception des personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions pénales ou participé à des activités représentant un risque pour la sécurité (paragraphe 27 ci-dessus). Quant au lieu de libération, la Cour relève que Camp Bucca ne se trouve qu’à environ 2,5 km d’Umm Qasr. Si, dans le corps du texte de l’ordre militaire régissant la libération des détenus de Camp Bucca, Umm Qasr ne figurait pas parmi les points de dépôt (seules étaient énumérées quatre villes situées au nord du camp), l’annexe à cet ordre indiquait bien qu’Umm Qasr était un lieu de libération. Faute d’éléments plus concluants, aucune certitude n’est possible, mais, compte tenu de la proximité de la ville par rapport au camp, du fait qu’elle se trouve mentionnée dans l’annexe, de la décision prise par le Royaume-Uni de libérer les détenus consécutivement à la fin des hostilités et des données informatiques concernant la libération de Tarek Hassan, la Cour juge probable que ce dernier a été relâché à Umm Qasr ou à proximité de cette ville le 2 mai 2003.

56. La Cour considère qu’en l’espèce, dès lors que les éléments de preuve relatifs à la détention et à l’élargissement de Tarek Hassan ne sont pour la plupart accessibles qu’au Gouvernement, c’est à ce dernier qu’il incombe de fournir une explication plausible et satisfaisante de ce qui est arrivé à Tarek Hassan dans le camp, d’établir que l’intéressé a été libéré et que sa libération s’est déroulée dans des conditions de sécurité appropriées (paragraphe 49 ci‑dessus). Les archives informatiques montrent que, au 22 mai 2003, le Royaume-Uni avait capturé et soumis à examen environ 3 738 détenus en Irak depuis le début des hostilités et les avaient tous libérés sauf 361 d’entre eux (paragraphe 28 ci‑dessus). Compte tenu du laps de temps écoulé avant que le requérant ne dépose sa plainte et du grand nombre de détenus du Royaume-Uni libérés de Camp Bucca vers la fin du mois d’avril et le début du mois de mai 2003, il n’est pas surprenant qu’aucun témoin oculaire à même de se souvenir de la libération de Tarek Hassan n’ait pu être trouvé. Au vu des circonstances de l’espèce, la Cour conclut que les éléments ci‑dessus suffisent pour considérer que le Gouvernement s’est acquitté de la charge de la preuve pesant sur lui.

57. Enfin, aucun des éléments soumis à la Cour n’indique que Tarek Hassan a été maltraité pendant qu’il se trouvait en détention. Les comptes rendus d’entretiens montrent qu’il a été interrogé à deux reprises peu après avoir été admis au camp et qu’il a ensuite été considéré comme un civil n’ayant aucune utilité pour le renseignement et ne représentant aucune menace pour la sécurité. La déposition, produite par le requérant, de M. Al-Saadoon, qui disait avoir vu Tarek Hassan dans la zone de détention des civils de Camp Bucca postérieurement à son interrogatoire et antérieurement à sa libération, ne fait nulle mention de traces de blessures sur Tarek Hassan ni d’une quelconque plainte de sa part concernant des mauvais traitements qu’il aurait pu subir. De plus, hormis la déposition du requérant, aucun élément du dossier devant la Cour ne concerne la cause du décès de Tarek Hassan ou la présence de marques de mauvais traitements sur son corps, le certificat de décès ne donnant aucune information sur ces deux points. À supposer exacte la description par le requérant du corps de son frère, l’intervalle de quatre mois écoulé entre la libération de Tarek Hassan et son décès ne permet pas d’étayer la thèse selon laquelle les blessures alléguées ont été causées au cours de sa détention.

58. Ayant établi les faits de la cause, la Cour doit maintenant examiner les griefs formulés par le requérant sur le terrain de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 3 DE LA CONVENTION

A. Thèses des parties

1. Le requérant

59. Le requérant voit dans les circonstances du décès de Tarek Hassan au moins une apparence de violation des articles 2 et 3 de la Convention, ce qui selon lui entraînait pour le Gouvernement l’obligation de conduire une enquête effective. L’article 2 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

L’article 3 de la Convention dispose :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

60. Le requérant explique que les autorités britanniques sont les seules à savoir ce qu’il est advenu de Tarek Hassan à la suite de son arrestation et qu’il leur incombe donc d’établir qu’il était en vie à l’issue de sa détention et qu’il n’a pas été libéré dans des conditions propres à l’exposer à un risque de décès ou de mauvais traitements graves. La disparition et le décès de Tarek Hassan postérieurement à sa détention par le Royaume-Uni feraient présumer qu’il a été soit tué de la main ou avec la participation d’agents britanniques, soit exposé à un risque réel d’être tué ou maltraité par des agents britanniques en étant relâché dans un lieu éloigné voire dangereux ou en étant remis à une tierce partie. Le requérant y voit un double problème au regard des articles 2 et 3. Premièrement, il considère que si le Gouvernement ne peut pas fournir une autre explication, plausible, aux événements à l’origine du décès de Tarek Hassan, le Royaume‑Uni doit être tenu pour responsable de celui-ci. Deuxièmement, il estime qu’il a un grief défendable de violation des articles 2 et 3 et que cela fait entrer en jeu l’obligation procédurale d’enquêter.

2. Le Gouvernement

61. Le Gouvernement soutient que, en l’espèce, une obligation d’enquêter ne peut être jugée découler des articles 2 ou 3 que s’il est possible de soutenir au moins de manière défendable que le Royaume-Uni est responsable d’avoir infligé des mauvais traitements à Tarek Hassan ou d’avoir provoqué son décès, ou que le décès a eu lieu sur un territoire contrôlé par ce pays. Or, il estime qu’au vu du dossier, on ne peut parler en l’espèce d’un décès survenu alors que la personne se trouvait entre les mains de l’État. Il admet que pareils décès sont de nature à justifier un abaissement du seuil pertinent ou à faire naître une obligation d’enquêter mais soutient que tel n’aurait pas été le cas en l’espèce : le décès de Tarek Hassan serait survenu de nombreux mois après sa libération et dans des circonstances où rien n’indiquerait que le Royaume-Uni y eût pris part.

B. Appréciation de la Cour

62. Selon la jurisprudence de la Cour, l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2, combinée avec le devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », requiert par implication qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsque le recours à la force par des agents de l’État a entraîné mort d’homme (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 163, CEDH 2011). De plus, lorsqu’un individu « affirme de manière défendable » avoir subi, aux mains d’agents de l’État, des traitements contraires à l’article 3 ou, en l’absence d’un grief expressément formulé, que d’autres indices suffisamment clairs montrent qu’il a pu y avoir des actes de torture ou des mauvais traitements, cette disposition fait obligation à l’État de conduire une enquête officielle effective (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000‑IV, et Membres de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani et autres c. Géorgie, no 71156/01, § 97, 3 mai 2007, et les affaires qui y sont citées).

63. En l’espèce, compte tenu des faits tels qu’établis ci-dessus par la Cour, rien ne permet de dire que Tarek Hassan ait subi en détention des mauvais traitements qui, en vertu de l’article 3, auraient obligé l’État à conduire une enquête officielle. Rien ne prouve non plus que les autorités britanniques soient responsables, directement ou indirectement, du décès de Tarek Hassan, intervenu environ quatre mois après sa sortie de Camp Bucca, dans une partie lointaine du pays non contrôlée par les forces britanniques. Faute du moindre élément établissant que des agents britanniques aient été impliqués dans ce décès, ou même que celui-ci soit survenu sur un territoire contrôlé par ce pays, on ne peut conclure que l’article 2 faisait obligation au Royaume-Uni d’enquêter.

64. La Cour conclut que les griefs soulevés sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention sont manifestement mal fondés, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’ils doivent être déclarés irrecevables en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1, 2, 3 ET 4 DE LA CONVENTION

65. Le requérant soutient que son frère a été capturé par les forces britanniques et incarcéré à Camp Bucca en violation de ses droits découlant de l’article 5 §§ 1, 2, 3 et 4 de la Convention, dont voici les parties pertinentes :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...)

2. Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle.

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience.

4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

Le Gouvernement soutient qu’à aucun moment de la période considérée Tarek Hassan n’a relevé de la juridiction du Royaume-Uni. À titre subsidiaire, il argue que la capture et la détention de Tarek Hassan, survenues au cours d’un conflit armé international, n’ont pas emporté violation des dispositions de l’article 5.

A. Sur la question de la juridiction

66. Le requérant soutient que, pendant toute la période considérée en l’espèce, son frère a relevé de la juridiction du Royaume-Uni, au sens de l’article 1 de la Convention, lequel dispose :

« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention. »

1. Thèses des parties

a) Le requérant

67. Le requérant allègue que Tarek Hassan était passé sous la juridiction du Royaume-Uni, au sens de l’article 1, par l’effet du principe de « contrôle effectif d’un territoire » énoncé par la Cour dans son arrêt Al-Skeini et autres (précité, §§ 138-140). Pour lui, il faut déduire de cet arrêt que le Royaume-Uni exerçait un contrôle effectif sur le sud-est de l’Irak à la suite de la destitution du régime baasiste, achevée le 1er mai 2003. Il souligne que, au 9 avril 2003, les soldats de la coalition avaient pris le contrôle de Bagdad et que, à la mi-avril 2003, bien avant la capture de Tarek Hassan, des déclarations formulées par le Premier ministre britannique et le directeur des opérations de l’état-major des États-Unis faisaient apparaître que les forces de la coalition considéraient la guerre comme ayant effectivement pris fin. Quant aux critères définis par la Cour comme pertinents pour déterminer si l’État exerce un contrôle effectif sur une zone, à savoir le « nombre de soldats déployés par l’État sur le territoire en cause » et « la mesure dans laquelle le soutien militaire, économique et politique apporté par l’État à l’administration locale subordonnée assure à celui-ci une influence et un contrôle dans la région », rien ne prouverait l’existence d’une différence notable en pratique entre le 23 avril et le 1er mai 2003, et il n’y aurait aucune bonne raison de faire une différence entre les règles qui s’appliquaient à la première de ces deux dates et celles qui s’appliquaient à la seconde.

68. À titre subsidiaire, le requérant soutient que la juridiction est clairement établie par l’effet du principe de l’autorité des agents de l’État. Il estime que, selon la jurisprudence de la Cour, la juridiction reposant sur ce principe ne dépend pas de l’exercice d’un contrôle sur un bâtiment, une zone ou un véhicule, mais peut simplement naître dès lors qu’une personne est soumise à un contrôle ou à une autorité physiques. Semblables autorité et contrôle n’auraient pas à être exclusifs ou totaux pour qu’il y ait juridiction. Il ne serait pas non plus nécessaire que l’État soit en mesure de garantir à la personne sous son contrôle l’ensemble des droits énoncés dans la Convention. La Cour devrait dès lors rejeter la thèse, défendue par le Gouvernement, de l’insuffisance d’un contrôle bipartite ou conjoint pour les besoins de l’article 1 de la Convention.

69. Le requérant soutient que nul ne peut sérieusement contester que, lorsque son frère se trouvait entre les mains de soldats du Royaume-Uni à la suite de son arrestation dans la nuit du 22 au 23 avril 2003, ce pays exerçait sur lui une autorité et un contrôle et, partant, sa juridiction au sens de l’article 1. Pour ce qui est de la période consécutive à l’arrivée de Tarek Hassan à Camp Bucca, le Royaume-Uni aurait continué à exercer autorité et contrôle sur sa détention. En particulier, Tarek Hassan aurait été inscrit comme détenu du Royaume-Uni tant dans la base de données britannique AP3-Ryan que dans la base de données américaine de Camp Bucca. Les autorités britanniques auraient été chargées de dresser un compte rendu de sa capture et un compte rendu de sa détention. Aussitôt arrivé au camp, Tarek Hassan aurait été conduit dans le quartier de la JFIT, entièrement sous le contrôle des forces britanniques, et il y serait demeuré jusqu’au 25 avril. Même une fois sorti du quartier de la JFIT il serait resté sous le contrôle du Royaume-Uni. Les autorités de ce pays auraient en effet continué à être responsables du bien-être de leurs détenus à Camp Bucca : elles auraient été en contact avec le CICR pour ce qui est du traitement de ces derniers et de la notification de leur détention à leur famille et elles auraient conservé la plénitude de leurs droits d’accès ainsi qu’une équipe permanente de surveillance à Camp Bucca pour veiller au respect des règles du droit interne et du droit international. La police militaire britannique aurait exercé la responsabilité de surveiller les détenus du Royaume-Uni, gardés quotidiennement par elle, et ceux nécessitant des soins médicaux auraient été soignés dans des hôpitaux de campagne britanniques. Le Royaume-Uni serait aussi resté chargé de classer les détenus au regard des dispositions des articles 4 et 5 de la troisième Convention de Genève. Rien ne permettrait de dire que les autorités américaines eussent prétendu avoir leurs propres raisons de détenir Tarek Hassan. Dans sa déposition, le major Wilson aurait dit que c’était le Royaume-Uni qui décidait de la libération de ses détenus. Dans le cas de Tarek Hassan, ce serait la JFIT qui aurait recommandé son élargissement. Le requérant ajoute qu’un détenu dont la libération était décidée par les autorités britanniques ne pouvait être relâché simplement par les Etats-Unis, mais que c’était le Royaume-Uni qui devait accomplir les formalités préalables à la sortie du camp. Pour lui, il est évident que, dès lors qu’ils surveillaient et escortaient les détenus du Royaume-Uni à Camp Bucca, les États-Unis faisaient fonction d’agents du Royaume-Uni, comme le confirmerait le remboursement par ce dernier aux États-Unis des frais occasionnés par le séjour de ses détenus. Le Royaume-Uni n’aurait gardé des détenus dans une base américaine que par commodité opérationnelle. La situation n’aurait pas été différente en substance s’il avait confié pareille tâche à des sous-traitants privés. Le requérant estime que le Royaume-Uni ne peut sous-traiter ses responsabilités découlant de la Convention à l’égard de détenus et qu’il ne peut s’y soustraire en remettant provisoirement des détenus entre les mains d’une autre organisation.

b) Le Gouvernement

70. Le Gouvernement plaide qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’exercice d’une juridiction extraterritoriale demeure l’exception. Il estime par ailleurs que la notion de juridiction est étrangère à la doctrine de l’« instrument vivant ». Dans son arrêt Al-Skeini (précité), la Cour aurait jugé que les décès des proches des requérants relevaient de la juridiction du Royaume-Uni par l’effet combiné de deux circonstances factuelles particulières. La première d’entre elles aurait été le fait que, du 1er mai 2003 au 24 juin 2004, le Royaume-Uni avait assumé le pouvoir et la responsabilité du maintien de la sécurité dans le sud-est de l’Irak en qualité de puissance occupante. La seconde aurait été le fait que les décès étaient survenus au cours d’opérations de sécurité conduites par les forces britanniques dans l’exercice de cette autorité et de cette responsabilité. Le Gouvernement estime que, si l’un ou l’autre de ces facteurs avait fait défaut, il n’y aurait eu aucun lien juridictionnel. Il considère en particulier que, dans cette affaire, la Cour n’a pas conclu à l’exercice d’une juridiction fondée sur le principe du « contrôle effectif d’un territoire » mais qu’elle s’est expressément appuyée sur les conclusions formulées par la Cour d’appel dans la procédure interne et selon lesquelles il aurait été « totalement irréaliste » de dire que, en mai 2003, le Royaume-Uni exerçait un contrôle effectif et était tenu de garantir à chacun à Bassorah les droits et libertés énoncés dans la Convention. Selon le Gouvernement, le 23 avril 2003, date de l’arrestation du frère du requérant en l’espèce, le Royaume-Uni n’avait pas encore pris la responsabilité des opérations de sécurité dans le sud-est de l’Irak, ce qu’il n’aurait fait que le 1er mai 2003.

71. Le Gouvernement reconnaît que la Cour a dit qu’il peut y avoir juridiction au sens de l’article 1 lorsque des agents d’un État contractant opérant hors du territoire de ce dernier exercent un « contrôle absolu et exclusif » sur une personne, par exemple quand celle-ci se trouve entre leurs mains. Pour lui, toutefois, ce type de juridiction ne joue pas pendant la phase d’hostilités actives d’un conflit armé international, lorsque les agents de l’État contractant en question agissent sur un territoire dont cet État n’est pas la puissance occupante. Pendant cette phase, le comportement de l’État contractant serait plutôt régi par l’ensemble des prescriptions du droit international humanitaire. Dès lors, tout fait antérieur au 1er mai 2003, notamment la capture de Tarek Hassan, sa remise entre les mains des États-Unis à Camp Bucca et son interrogatoire par les forces britanniques le 25 avril 2003, échapperait à la juridiction du Royaume-Uni aux fins de l’article 1 de la Convention.

72. Le Gouvernement soutient par ailleurs que Tarek Hassan n’est pas passé sous la juridiction du Royaume-Uni à la suite de son entrée à Camp Bucca pour le motif distinct que, à ce moment-là, il aurait été confié aux États-Unis et aurait cessé d’être sous le contrôle exclusif, ou même principal, du Royaume-Uni. La jurisprudence de la Cour exigerait pour que la juridiction puisse être établie que les agents d’un État contractant opérant hors du territoire de celui-ci exercent un « contrôle absolu et exclusif » sur la personne concernée : un contrôle bipartite ou conjoint ne suffirait pas à établir la juridiction aux fins de l’article 1. La faculté qui aurait été ouverte au Royaume-Uni en vertu du paragraphe 4 du mémorandum d’accord (paragraphe 16 ci-dessus) de demander aux États-Unis que Tarek Hassan lui fût de nouveau confié n’y changerait rien. Rien, en effet, ne montrerait que le Royaume-Uni eût jamais formulé pareille demande. De plus, le fait que le mémorandum d’accord eût prévu une telle possibilité signifierait à l’évidence que, aussi longtemps que la personne demeurait sous la garde et le contrôle des États-Unis, elle échappait à la juridiction du Royaume‑Uni. L’article 12 de la troisième Convention de Genève (paragraphe 33 ci‑dessus) confirmerait cette position de principe. Certes, son premier paragraphe disposerait que « la Puissance détentrice est responsable du traitement » appliqué aux prisonniers de guerre, mais son second paragraphe indiquerait clairement que, consécutivement au transfert d’un prisonnier de guerre par la Puissance détentrice à un autre État partie à cet instrument, « la responsabilité de l’application de la Convention incombera à la Puissance qui a accepté de les accueillir pendant le temps qu’ils lui seront confiés ». Le Gouvernement en conclut que, tout au long de la détention de Tarek Hassan à Camp Bucca, c’était aux États-Unis qu’il incombait d’appliquer les troisième et quatrième Conventions de Genève à son égard.

73. Le Gouvernement soutient que, en tout état de cause, à compter du 25 avril 2003, lorsqu’il aurait été décidé que Tarek Hassan était un civil à libérer et qu’il aurait été transféré dans la zone de détention des civils de Camp Bucca, ni le Royaume-Uni ni les États-Unis ne prétendaient exercer un quelconque droit de le détenir. Tarek Hassan ne serait resté au camp que parce que, vu la situation en matière de sécurité, il aurait été irresponsable de procéder immédiatement à sa libération. Il n’aurait alors plus été en détention mais aurait attendu dans le camp sa reconduite jusqu’au lieu de sa capture. De la même manière, lors de son transport en autocar par des soldats britanniques jusqu’au lieu de sa libération, il aurait été libre et ne se serait plus trouvé sous la garde ou le contrôle du Royaume-Uni, pas plus qu’il n’aurait relevé de sa juridiction.

2. Appréciation de la Cour

74. La Cour rappelle que, aux paragraphes 130 à 142 de son arrêt Al‑Skeini (précité), elle a exposé ainsi les principes applicables relatifs à l’exercice par un État contractant de sa juridiction, au sens de l’article 1 de la Convention, hors de son territoire :

« 130. (...) Aux termes de [l’article 1 de la Convention], l’engagement des États contractants se borne à « reconnaître » (en anglais « to secure ») aux personnes relevant de leur « juridiction » les droits et libertés énumérés (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 86 série A no 161, et décision Banković précitée, § 66). La « juridiction », au sens de l’article 1, est une condition sine qua non. Elle doit avoir été exercée pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui imputables qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Ilaşcu et autres, précité, § 311).

α) Le principe de territorialité

131. La juridiction d’un État, au sens de l’article 1, est principalement territoriale (Soering, précité, § 86, Banković, décision précitée, §§ 61 et 67, et Ilaşcu, précité, § 312). Elle est présumée s’exercer normalement sur l’ensemble de son territoire (Ilaşcu, précité, § 312, et Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 139, CEDH 2004‑II). À l’inverse, les actes des États contractants accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire ne peuvent que dans des circonstances exceptionnelles s’analyser en l’exercice par eux de leur juridiction, au sens de l’article 1 (Banković, précité, § 67).

132. À ce jour, la Cour a reconnu dans sa jurisprudence un certain nombre de circonstances exceptionnelles susceptibles d’emporter exercice par l’État contractant de sa juridiction à l’extérieur de ses propres frontières. Dans chaque cas, c’est au regard des faits particuliers de la cause qu’il faut apprécier l’existence de pareilles circonstances exigeant et justifiant que la Cour conclue à un exercice extraterritorial de sa juridiction par l’État.

β) L’autorité et le contrôle d’un agent de l’État

133. La Cour a reconnu dans sa jurisprudence que, par exception au principe de territorialité, la juridiction d’un État contractant au sens de l’article 1 peut s’étendre aux actes de ses organes qui déploient leurs effets en dehors de son territoire (Drozd et Janousek, précité, § 91, Loizidou (exceptions préliminaires), précité, § 62, et Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, et Banković, décision précitée, § 69). Cette exception, telle qu’elle se dégage de l’arrêt Drozd et Janousek et des autres affaires ci-dessus, est énoncée de manière très générale, la Cour s’étant contentée de dire que la responsabilité de l’État contractant « peut entrer en jeu » en pareilles circonstances. Il est nécessaire d’examiner la jurisprudence pour en cerner les principes directeurs.

134. Premièrement, il est clair que la juridiction de l’État peut naître des actes des agents diplomatiques ou consulaires présents en territoire étranger conformément aux règles du droit international dès lors que ces agents exercent une autorité et un contrôle sur autrui (Banković, décision précitée, § 73 ; voir également X. c. République fédérale d’Allemagne, no 1611/62, décision de la Commission du 25 septembre 1965, Annuaire de la Convention européenne des droits de l’homme, vol. 8, p. 158, X c. Royaume-Uni, no 7547/76, décision de la Commission du 15 décembre 1977, et WM c. Danemark, no 17392/90, décision de la Commission du 14 octobre 1993).

135. Deuxièmement, la Cour a conclu à l’exercice extraterritorial de sa juridiction par l’État contractant qui, en vertu du consentement, de l’invitation ou de l’acquiescement du Gouvernement local, assume l’ensemble ou certaines des prérogatives de puissance publique normalement exercées par celui-ci (Banković, décision précitée, § 71). Par conséquent, dès lors que, conformément à une règle de droit international coutumière, conventionnelle ou autre, ses organes assument des fonctions exécutives ou judiciaires sur un territoire autre que le sien, un État contractant peut être tenu pour responsable des violations de la Convention commises dans l’exercice de ces fonctions, pourvu que les faits en question soient imputables à lui et non à l’État territorial (Drozd et Janousek, précité, Gentilhomme, Schaff-Benhadji et Zeroukiet c. France, nos 48205/99, 48207/99 et 48209/99, 14 mai 2002, ainsi que X et Y c. Suisse, nos 7289/75 et 7349/76, décision de la Commission sur la recevabilité du 14 juillet 1977, DR 9, p. 57).

136. En outre, la jurisprudence de la Cour montre que, dans certaines circonstances, le recours à la force par des agents d’un État opérant hors de son territoire peut faire passer sous la juridiction de cet État, au sens de l’article 1, toute personne se retrouvant ainsi sous le contrôle de ceux-ci. Cette règle a été appliquée dans le cas de personnes remises entre les mains d’agents de l’État à l’extérieur de ses frontières. Ainsi, dans l’arrêt Öcalan c. Turquie précité, § 91, la Cour a jugé que « dès sa remise par les agents kenyans aux agents turcs, [le requérant] s’[était] effectivement retrouvé sous l’autorité de la Turquie et relevait donc de la « juridiction » de cet État aux fins de l’article 1 de la Convention, même si, en l’occurrence, la Turquie a[vait] exercé son autorité en dehors de son territoire ». Dans l’arrêt Issa précité, elle a indiqué que, s’il avait été établi que des soldats turcs avaient arrêté les proches des requérants dans le nord de l’Irak avant de les emmener dans une caverne avoisinante et de les exécuter, les victimes auraient dû être considérées comme relevant de la juridiction de la Turquie, ce par l’effet de l’autorité et du contrôle exercés sur les victimes par les soldats. Dans la décision Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni ((déc.), no 61498/08, §§ 86-89, 30 juin 2009), elle a estimé que, dès lors que le contrôle exercé par le Royaume-Uni sur ses prisons militaires en Irak et sur les personnes y séjournant était absolu et exclusif, il y avait lieu de considérer, à propos de deux ressortissants irakiens incarcérés dans l’une d’elles, qu’ils relevaient de la juridiction du Royaume-Uni. Enfin, dans l’arrêt Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 67, CEDH 2010‑..., elle a conclu, relativement à des requérants qui s’étaient trouvés à bord d’un navire intercepté en haute mer par des agents français, qu’eu égard au contrôle absolu et exclusif exercé de manière continue et ininterrompue par ces agents sur le navire et son équipage dès son interception, ils relevaient de la juridiction de la France au sens de l’article 1 de la Convention. La Cour considère que, dans les affaires ci-dessus, la juridiction n’avait pas pour seul fondement le contrôle opéré par l’État contractant sur les bâtiments, l’aéronef ou le navire où les intéressés étaient détenus. L’élément déterminant dans ce type de cas est l’exercice d’un pouvoir et d’un contrôle physiques sur les personnes en question.

137. Il est clair que dès l’instant où l’État, par le biais de ses agents, exerce son contrôle et son autorité sur un individu, et par voie de conséquence sa juridiction, il pèse sur lui en vertu de l’article 1 une obligation de reconnaître à celui-ci les droits et libertés définis au titre I de la Convention qui concernent son cas. En ce sens, dès lors, les droits découlant de la Convention peuvent être « fractionnés et adaptés » (voir, à titre de comparaison, la décision Banković précitée, § 75).

γ) Le contrôle effectif sur un territoire

138. Le principe voulant que la juridiction de l’État contractant au sens de l’article 1 soit limitée à son propre territoire connaît une autre exception lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non –, l’État exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire. L’obligation d’assurer dans une telle zone le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu’il s’exerce directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’État ou par le biais d’une administration locale subordonnée (Loizidou (exceptions préliminaires), précité, § 62 ; Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 76, CEDH 2001‑IV, Banković, décision précitée, § 70, Ilaşcu, précité, §§ 314-316, et Loizidou (fond), précité, § 52). Dès lors qu’une telle mainmise sur un territoire est établie, il n’est pas nécessaire de déterminer si l’État contractant qui la détient exerce un contrôle précis sur les politiques et actions de l’administration locale qui lui est subordonnée. Du fait qu’il assure la survie de cette administration grâce à son soutien militaire et autre, cet État engage sa responsabilité à raison des politiques et actions entreprises par elle. L’article 1 lui fait obligation de reconnaître sur le territoire en question la totalité des droits matériels énoncés dans la Convention et dans les Protocoles additionnels qu’il a ratifiés, et les violations de ces droits lui sont imputables (Chypre c. Turquie, précité, §§ 76-77).

139. La question de savoir si un État contractant exerce ou non un contrôle effectif sur un territoire hors de ses frontières est une question de fait. Pour se prononcer, la Cour se réfère principalement au nombre de soldats déployés par l’État sur le territoire en cause (Loizidou (fond), précité, §§ 16 et 56, et Ilaşcu, précité, § 387). D’autres éléments peuvent aussi entrer en ligne de compte, par exemple la mesure dans laquelle le soutien militaire, économique et politique apporté par l’État à l’administration locale subordonnée assure à celui-ci une influence et un contrôle dans la région (Ilaşcu, précité, §§ 388-394).

140. Le titre de juridiction fondé sur le « contrôle effectif » décrit ci-dessus ne remplace pas le système de notification en vertu de l’article 56 (l’ancien article 63) de la Convention, que, lors de la rédaction de celle-ci, les États contractants avaient décidé de créer pour les territoires d’outre-mer dont ils assuraient les relations internationales. Le paragraphe 1 de cet article prévoit un dispositif permettant à ces États d’étendre l’application de la Convention à pareil territoire « en tenant compte des nécessités locales ». L’existence de ce dispositif, qui a été intégré dans la Convention pour des raisons historiques, ne peut être interprétée aujourd’hui, à la lumière des conditions actuelles, comme limitant la portée de la notion de « juridiction » au sens de l’article 1. Les cas de figure visés par le principe du « contrôle effectif » se distinguent manifestement de ceux dans lesquels un État contractant n’a pas déclaré, par le biais de la notification prévue à l’article 56, d’étendre l’application de la Convention ou de l’un quelconque de ses Protocoles à un territoire d’outre-mer dont il assure les relations internationales (Loizidou (exceptions préliminaires), précité, §§ 86-89, et Quark Fishing Ltd c. Royaume-Uni (déc.), no 15305/06, CEDH 2006‑XIV).

δ) L’espace juridique de la Convention

141. La Convention est un instrument constitutionnel de l’ordre public européen (Loizidou (exceptions préliminaires), précité, § 75). Elle ne régit pas les actes des États qui n’y sont pas parties, ni ne prétend exiger des Parties contractantes qu’elles imposent ses normes à pareils États (Soering, précité, § 86).

142. La Cour a souligné qu’un État contractant qui, par le biais de ses forces armées, occupe le territoire d’un autre doit en principe être tenu pour responsable au regard de la Convention des violations des droits de l’homme qui y sont perpétrées car, sinon, les habitants de ce territoire seraient privés des droits et libertés dont ils jouissaient jusque-là et il y aurait une « solution de continuité » dans la protection de ces droits et libertés au sein de l’« espace juridique de la Convention » (Loizidou (fond), précité, § 78, et Banković, précité, § 80). Toutefois, s’il est important d’établir la juridiction de l’État occupant dans ce type de cas, cela ne veut pas dire, a contrario, que la juridiction au sens de l’article 1 ne puisse jamais exister hors du territoire des États membres du Conseil de l’Europe. La Cour n’a jamais appliqué semblable restriction dans sa jurisprudence (voir, parmi d’autres exemples, les arrêts Öcalan, Issa, Al-Saadoon et Mufdhi et Medvedyev précités). »

75. Dans son arrêt Al-Skeini, la Cour a jugé que les proches des requérants relevaient de la juridiction du Royaume-Uni au motif que, du 1er mai 2003 au 28 juin 2004, ce pays avait exercé l’autorité afférente au maintien de la sécurité dans le sud-est de l’Irak et qu’ils avaient été tués au cours d’opérations de sécurité conduites par des soldats britanniques dans l’exercice de cette autorité (Al-Skeini, précité, §§ 143-150). À la lumière de cette conclusion, elle a jugé inutile de rechercher si la juridiction du Royaume-Uni était aussi établie parce que cet État exerçait un contrôle militaire effectif sur le sud-est de l’Irak pendant cette période. Cela dit, l’exposé des faits dans l’arrêt Al-Skeini renferme des éléments qui tendent à démontrer que le Royaume-Uni était loin de contrôler effectivement le sud-est du pays qu’il occupait ; c’est aussi le constat auquel la Cour d’appel était parvenue après avoir entendu à ce sujet des témoignages au cours de la procédure interne conduite dans cette affaire (Al-Skeini, précité, §§ 20-23 et 80). La présente affaire porte sur une période antérieure, qui s’est terminée avant que le Royaume-Uni et ses partenaires de la coalition ne prononcent la fin de la phase d’hostilités actives du conflit et ne déclarent être des puissances occupantes, et avant que le Royaume-Uni n’assume la responsabilité du maintien de la sécurité dans le sud-est de l’Irak (Al-Skeini, précité, §§ 10-11). Comme dans l’arrêt Al-Skeini, la Cour ne juge toutefois pas nécessaire de trancher la question de savoir si le Royaume-Uni contrôlait effectivement la zone pendant la période considérée car elle estime que Tarek Hassan relevait de la juridiction de ce pays pour un autre motif.

76. À compter de sa capture par des soldats britanniques le 23 avril 2003 au matin et jusqu’à son entrée à Camp Bucca l’après-midi du même jour, Tarek Hassan s’est trouvé physiquement sous le contrôle et le pouvoir de soldats britanniques, relevant ainsi de la juridiction du Royaume-Uni par l’effet des principes exposés au paragraphe 136 de l’arrêt Al-Skeini, reproduit ci‑dessus. Dans ses observations, le Gouvernement reconnaît que la mainmise sur une personne par des agents d’un État opérant hors du territoire de celui-ci constitue un titre de juridiction extraterritoriale admis par la Cour. Il soutient toutefois que ce titre de juridiction ne doit pas s’appliquer au cours de la phase d’hostilités actives d’un conflit armé international, lorsque les agents de l’État contractant opèrent sur un territoire dont cet État n’est pas la puissance occupante et que le comportement de l’État est alors, c’est la thèse du gouvernement défendeur, plutôt soumis aux prescriptions du droit international humanitaire.

77. La Cour n’est pas convaincue par cette argumentation. L’affaire Al-Skeini portait elle aussi sur une période où le droit international humanitaire était applicable, à savoir celle pendant laquelle le Royaume-Uni et ses partenaires de la coalition occupaient l’Irak. Cela n’a pas empêché la Cour de conclure que le Royaume-Uni avait exercé sa juridiction, au sens de l’article 1 de la Convention, sur les proches des requérants. De plus, retenir la thèse du Gouvernement sur ce point serait incompatible avec la jurisprudence de la Cour internationale de justice, pour laquelle le droit international des droits de l’homme et le droit international humanitaire peuvent s’appliquer simultanément (paragraphes 35-37 ci-dessus). Comme la Cour l’a observé à de nombreuses reprises, la Convention ne peut s’interpréter dans le vide mais doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie intégrante (voir, par exemple, Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI). Cela vaut autant pour l’article 1 que pour les autres articles de de la Convention.

78. Pour ce qui est de la période consécutive à l’admission de Tarek Hassan à Camp Bucca, le Gouvernement exclut la juridiction britannique en soutenant à titre subsidiaire que, en entrant dans le camp, Tarek Hassan est passé du pouvoir du Royaume-Uni à celui des États-Unis. La Cour, pour sa part, estime, nonobstant les arguments que le Gouvernement tire du libellé du mémorandum d’accord et de l’article 12 de la troisième Convention de Genève (paragraphes 16, 33 et 72 ci-dessus), que, compte tenu du dispositif en vigueur à Camp Bucca, Tarek Hassan est resté pendant cette période sous l’autorité et le contrôle des forces britanniques. Admis au camp comme prisonnier du Royaume-Uni, il a été peu après conduit dans le quartier de la JFIT, qui était entièrement contrôlé par les forces britanniques (paragraphe 15 ci-dessus). Conformément au mémorandum d’accord qui répartissait les responsabilités entre le Royaume-Uni et les États-Unis à l’égard des personnes détenues dans le camp, le Royaume‑Uni était chargé de classer ses détenus au regard des troisième et quatrième Conventions de Genève et de se prononcer sur l’opportunité de leur libération (paragraphe 16 ci‑dessus). C’est ce qui s’est produit à la suite de l’interrogatoire de Tarek Hassan dans le quartier de la JFIT, lorsque les autorités britanniques ont conclu qu’il était un civil ne représentant aucune menace pour la sécurité et ont ordonné son élargissement dès que les circonstances le permettraient. Si certains aspects opérationnels de la détention de Tarek Hassan à Camp Bucca ont bien été confiés aux forces américaines, en particulier son escorte jusqu’au quartier de la JFIT et à la sortie de celui-ci, et sa surveillance dans les autres parties du camp, le Royaume-Uni a gardé l’autorité et le contrôle sur tous les aspects de la détention en rapport avec les griefs soulevés par le requérant sur le terrain de l’article 5.

79. Enfin, la Cour prend note de l’argument du Gouvernement suivant lequel, une fois jugé libérable et conduit dans la zone de détention des civils de Camp Bucca, Tarek Hassan n’était plus un détenu et échappait donc à la juridiction du Royaume-Uni. À ses yeux, toutefois, il apparaît clairement que Tarek Hassan est resté sous la garde de militaires armés et sous l’autorité et le contrôle du Royaume-Uni jusqu’à sa sortie de l’autocar dans lequel il avait quitté le camp.

80. Partant, la Cour conclut que Tarek Hassan a relevé de la juridiction du Royaume-Uni à partir de sa capture par des soldats britanniques à Umm Qasr le 22 avril 2003 et jusqu’à sa sortie de l’autocar dans lequel il avait été conduit de Camp Bucca au point de dépôt, selon toute vraisemblance Umm Qasr, le 2 mai 2003 (paragraphe 55 ci-dessus).

B. Sur le fond des griefs relatifs à l’article 5 §§ 1, 2, 3 et 4

1. Thèses des parties

a) Le requérant

81. Le requérant récuse la thèse du Gouvernement selon laquelle l’arrestation et la détention de Tarek Hassan se sont déroulées pendant la phase active de combat d’un conflit armé international, faisant valoir que, le 9 avril 2003, les soldats de la coalition avaient pris le contrôle de Bagdad et destitué le parti Baas. Il ajoute que, en tout état de cause, quand bien même cette arrestation et cette détention auraient eu lieu pendant la phase active des combats, l’application de la Convention n’en serait pas écartée pour autant. L’article 15 aurait créé un pouvoir spécifique permettant la prise de mesures dérogeant à la Convention dans la stricte mesure où la situation l’exige « en cas de guerre ou en cas d’autre danger public ». Or aucune dérogation n’aurait été formulée en l’espèce, et les droits énoncés dans la Convention ne pourraient être écartés de manière implicite. Il serait important de rappeler que la Convention a été rédigée dans un contexte historique particulier, à savoir les suites d’un conflit mondial. Alors que le souvenir de la guerre était encore vivace, les rédacteurs auraient réfléchi à la question de savoir s’il fallait appliquer différemment les droits fondamentaux reconnus dans la Convention en temps de guerre et auraient décidé qu’ils ne le doivent i) que dans la mesure nécessaire pour faire face aux exigences de la guerre ou d’un danger public, ii) qu’à condition que les autres obligations que le droit international fait peser sur l’État soient respectées, et iii) que l’État notifie formellement et publiquement une dérogation. Telle serait l’origine de l’article 15. Le requérant conclut que si les rédacteurs avaient voulu créer un régime permettant d’écarter ou de modifier automatiquement les droits de l’homme en période de conflit international, ils l’auraient fait.

82. Le requérant ne voit rien qui démontre l’existence parmi les Hautes Parties contractantes d’une pratique étatique voulant que la Convention n’ait pas à être respectée lorsque, au cours d’un conflit armé international, des combattants avérés ou présumés sont placés en détention. Il ajoute que, quand bien même une telle pratique existerait, rien ne prouve qu’elle s’accompagne d’une opinio juris. De plus, à supposer que l’une et l’autre existent, l’article 19 donnerait pour mission à la Cour d’assurer le respect de la Convention, et non de ne l’appliquer que lorsque les États le font habituellement. La jurisprudence de la Cour, par exemple l’arrêt Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 185, CEDH 2009) ne fournirait aucun appui à la thèse du Gouvernement. Dans cet arrêt, la Cour aurait jugé que les règles pertinentes du droit international humanitaire élargissent les obligations que l’article 2 fait peser sur l’État ; elle n’aurait pas souscrit à la thèse voulant que les droits fondamentaux soient automatiquement restreints en temps de guerre. L’idée qu’une disposition « doit être interprété[e] dans la mesure du possible à la lumière des principes du droit international » impliquerait qu’il existe une variété de sens possibles et que certaines interprétations peuvent ne pas en faire partie. La thèse du Gouvernement, qui voudrait « écarter » les droits énoncés dans la Convention, reviendrait essentiellement à dire que ceux-ci doivent être interprétés comme s’ils renfermaient une large exception « temps de guerre » alors qu’une telle exception n’y figurerait pas. Pareille manière de raisonner ne trouverait aucun appui dans l’arrêt Varnava. Enfin, l’invocation par le Gouvernement de l’avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé ne serait guère compréhensible car, dans cet avis, la Cour internationale de justice aurait expressément conclu que la dérogation est le seul moyen d’écarter une règle du droit international des droits de l’homme (paragraphe 36 ci-dessus).

83. Le requérant plaide que la Cour a souvent appliqué la Convention dans des situations de conflit armé et reconnu que, en principe, celle-ci n’est pas écartée (il cite les affaires suivantes : Ahmet Özkan et autres c. Turquie, no 21689/93, §§ 85 et 319, 6 avril 2004, Varnava et autres, précité, § 191, Al‑Jedda, précité, § 105, et Al-Skeini, précité, §§ 164-167). C’est ce que confirmerait par ailleurs l’avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (§ 106, cité au paragraphe 36 ci-dessus), où la Cour internationale de justice aurait reconnu qu’il pouvait exister des droits relevant du droit international humanitaire non couverts par une convention de protection des droits de l’homme. Selon le requérant, les règles de droit international humanitaire pourraient tout au plus influencer l’interprétation des dispositions de la Convention ; elles pourraient par exemple servir à déterminer quelles actions sont strictement nécessaires au vu des exigences de la situation aux fins d’une dérogation à l’article 2. Sur le terrain de l’article 5, elles pourraient éclairer l’interprétation par la Cour des notions d’« autorité judiciaire compétente » et d’« infraction » employées à l’article 5 § 1 c). Par contre, il ne serait pas correct d’écarter l’article 5 dans des circonstances où entrent en jeu les Conventions de Genève. La Convention étant un traité visant la protection des droits fondamentaux, il ne faudrait pas dénaturer et encore moins méconnaître complètement ses dispositions, sous peine de faciliter la tâche aux États qui n’utiliseraient pas le mécanisme expressément prévu par elle pour concilier ses dispositions et les exigences de la guerre.

84. Le requérant estime que, en tout état de cause, le Gouvernement n’a rien indiqué qui eût été requis par les Conventions de Genève et qui eût obligé les forces britanniques à agir en violation de l’article 5. À ses yeux, la guerre en Irak était un conflit armé non international consécutif à l’effondrement des forces de Saddam Hussein et à l’occupation du pays par les forces de la coalition. Les règles de droit conventionnel applicables aux conflits armés non internationaux seraient bien moins nombreuses que celles applicables aux conflits armés internationaux. Le droit international humanitaire imposerait des obligations minimales aux États dans les situations de conflit armé mais il ne leur conférerait aucun pouvoir. En plaidant la nécessité d’« écarter » la Convention, le Gouvernement chercherait en réalité à rouvrir la question de la juridiction au sens de l’article 1, qui aurait déjà été tranchée dans l’arrêt Al-Skeini (précité). Retenir la thèse du Gouvernement aurait pour effet de priver entièrement les victimes de violations de toute voie de droit effective, les troisième et quatrième Conventions de Genève ne pouvant être invoquées par les individus. Il serait contraire à tout principe et injuste de restreindre ainsi les droits des individus relativement à leur traitement par des forces armées étrangères.

85. Enfin, le requérant considère que, quand bien même la Cour jugerait que l’article 5 doit être interprété à la lumière des troisième et quatrième Conventions de Genève, les forces britanniques ont arrêté et incarcéré Tarek Hassan afin de le pousser à se rendre. Selon lui, cette détention était arbitraire, elle ne relevait d’aucune des catégories de détention régulière énoncées à l’article 5 § 1 de la Convention et elle n’était même pas admissible en vertu du droit international humanitaire.

b) Le Gouvernement

86. Le Gouvernement soutient que les auteurs de la Convention n’ont pas voulu qu’une victime alléguée d’actes extraterritoriaux commis pendant la phase active d’un conflit armé international, par exemple un prisonnier de guerre protégé par la troisième Convention de Genève, qui chercherait néanmoins à se plaindre d’une violation de l’article 5 puisse jouir de la protection de la Convention. Rien ne permettrait de déduire pareille intention de la Convention ou de ses travaux préparatoires, ni d’ailleurs du libellé ou des travaux préparatoires des Conventions de Genève de 1949, instruments que les auteurs de la Convention ne pourraient avoir manqué de tenir pour fixer le régime juridique applicable pertinent. Par ailleurs, pareille intention serait incompatible avec les réalités pratiques de la conduite d’hostilités actives dans un conflit armé international ainsi que, le cas échéant, avec la jurisprudence des organes de la Convention ayant une incidence en la matière.

87. Le Gouvernement argue à titre principal que les événements en cause échappaient à la juridiction du Royaume-Uni. À titre subsidiaire, pour le cas où la Cour conclurait que Tarek Hassan relevait de la juridiction du Royaume-Uni pendant sa détention, il estime que l’article 5 doit être interprété et appliqué en conformité et en harmonie avec le droit international. Dans les cas où il y aurait lieu d’appliquer les dispositions de la Convention dans le contexte d’un conflit armé international, et spécialement pendant la phase active d’un tel conflit, il faudrait le faire en tenant compte du droit international humanitaire, applicable en tant que lex specialis et susceptible d’avoir pour effet de modifier ou même d’écarter certaines d’entre elles. Ainsi, dans l’affaire Chypre c. Turquie (nos 6780/74 et 6950/75, rapport de la Commission du 10 juillet 1976, volume 1), la Commission européenne des droits de l’homme (« la Commission ») n’aurait pas jugé nécessaire d’aborder la question de la violation de l’article 5 à l’égard de personnes détenues en tant que prisonniers de guerre au titre de la troisième Convention de Genève. De plus, la Cour internationale de justice aurait toujours considéré que le droit international humanitaire s’applique en tant que lex specialis dans le cadre d’un conflit armé international lorsque tel ou tel traité de protection des droits de l’homme s’applique aussi. C’est ce que confirmeraient le rapport du Groupe d’études de la Commission du droit international intitulé « La fragmentation du droit international » (paragraphe 38 ci-dessus) et certains auteurs, par exemple les rédacteurs du « Handbook on International Law » (sous la direction de D. Fleck) et du « Handbook of the International Law of Military Operations » (sous la direction de T. Gill et D. Fleck).

88. Le Gouvernement avance qu’il convient d’apprécier le droit à la liberté énoncé à l’article 5 de la Convention en tenant compte de l’importance fondamentale que revêtent la capture et la détention de combattants avérés ou présumés dans un conflit armé. Il serait inconcevable, et telle ne serait du reste pas la réalité, qu’un État contractant dont les forces armées seraient engagées dans des activités hostiles au cours d’un conflit armé hors de son propre territoire soit tenu d’offrir les garanties procédurales de l’article 5 aux combattants ennemis capturés par lui comme prisonniers de guerre ou aux combattants ennemis présumés incarcérés par lui dans l’attente d’une décision sur le point de savoir s’ils ont ou non droit au statut de prisonnier de guerre. En outre, pour autant que la question se pose en l’espèce, le même principe devrait s’appliquer à la détention de civils lorsqu’elle est rendue « absolument nécessaire » par des raisons de sécurité, conformément à l’article 42 de la quatrième Convention de Genève (paragraphe 33 ci-dessus). En l’espèce, Tarek Hassan aurait été capturé et d’abord détenu en tant que combattant présumé, et le droit international humanitaire, lex specialis en la matière, aurait donc écarté l’article 5 de la Convention ou l’aurait modifié de manière à prévoir ou permettre la capture et la détention de combattants avérés ou présumés conformément à la troisième et/ou à la quatrième des Conventions de Genève. Dès lors, en capturant et en détenant l’intéressé, le Royaume-Uni n’aurait commis aucune violation.

89. À titre subsidiaire, pour le cas où la Cour conclurait que, en situation de conflit armé, l’article 5 s’applique et n’est ni écarté ni modifié, le Gouvernement soutient que les buts de détention autorisés énumérés à l’article 5 § 1 doivent être interprétés d’une manière qui tienne compte de la lex specialis applicable, à savoir le droit international humanitaire, et qui soit compatible avec elle. La capture de prisonniers de guerre en vertu de la troisième Convention de Genève et la détention de civils en vertu de la quatrième Convention de Genève constitueraient forcément une forme de détention licite sur le terrain de l’article 5 § 1 et pourraient aisément s’analyser en une « détention régulière » aux fins de l’article 5 § 1 c). Dans ce contexte particulier, la notion d’« infraction » au sens de cette disposition pourrait à bon droit être interprétée comme incluant la participation en tant que combattant ennemi et/ou le fait de menacer la sécurité de la puissance détentrice au sens de l’article 42 de la quatrième Convention de Genève. La question essentielle qui se poserait alors sous l’angle de l’article 5 § 1 serait celle de savoir si l’incarcération de Tarek Hassan était une « détention régulière » dans le cadre d’un conflit armé international. Le Gouvernement soutient que tel était assurément le cas. Il indique que quand les forces britanniques ont trouvé Tarek Hassan, c’était un « tireur » armé d’un fusil d’assaut AK-47 posté sur le toit d’une maison appartenant à un général de l’armée Al-Quds où d’autres armes ainsi que des documents utiles pour le renseignement auraient ensuite été découverts. Il aurait été capturé en tant que combattant présumé, et les forces britanniques auraient été fondées, au regard du droit international humanitaire, à le capturer et à le détenir jusqu’à ce que l’on détermine son statut.

90. Le Gouvernement reconnaît que l’applicabilité de l’article 15 dans une affaire comme celle-ci peut soulever des questions délicates. Il indique que, conformément à la pratique de toutes les autres Parties contractantes mêlées à des opérations de ce type, le Royaume-Uni n’avait formulé aucune dérogation. Il explique que compte tenu du droit international humanitaire, lex specialis en la matière, des détentions sont en pareil cas envisageables et légitimes au regard de la Convention et qu’il n’était donc nul besoin pour le Royaume-Uni d’en passer par une dérogation. En aucun cas il ne faudrait déduire de la présence de l’article 15 parmi les dispositions de la Convention que, en cas de guerre ou de danger public menaçant la vie de la nation, les obligations de la Convention doivent toujours être interprétées exactement de la même manière qu’en temps de paix. Pour le Gouvernement, la thèse voulant que, sauf dérogation en vertu de l’article 15, il faille interpréter et appliquer l’article 5 sans tenir compte du contexte et des règles détaillées du droit international humanitaire régissant la détention des combattants présumés risquerait de réduire la protection offerte aux combattants ou aux civils (concrètement, en précipitant l’adoption de dérogations par les États concernés). Cette thèse serait aussi en contradiction, selon lui, avec la pratique a priori universelle des États en matière de détention de combattants avérés ou présumés dans les conflits armés internationaux, ainsi qu’avec la jurisprudence de la Cour et celle de la Cour internationale de justice, qui indiquent clairement que l’application du droit international humanitaire en tant que lex specialis est un principe général, non tributaire de l’existence ou non d’une dérogation formulée conformément à un traité de protection des droits de l’homme applicable.

c) Le tiers intervenant

91. Dans les observations produites par lui en qualité de tiers intervenant, le Centre des droits de l’homme de l’Université d’Essex souligne que, comme la Cour l’a dit dans sa jurisprudence, la Convention doit être interprétée en harmonie avec les autres sources du droit international public, dont elle fait partie. Ce principe, qui serait souhaitable et nécessaire, permettrait d’éviter que l’État soit confronté à des obligations juridiques inconciliables et à des résultats prêtant à controverse. Cela serait particulièrement important pour le régime de détention applicable dans les conflits armés internationaux. Ce régime aurait en effet été spécialement conçu pour ce type de situation, et les troisième et quatrième Conventions de Genève auraient été ratifiées universellement. Il y aurait dans l’arrêt Al-Jedda (précité, § 107) une phrase qui pourrait porter à croire que la Cour ne tient compte du droit international humanitaire que lorsque celui-ci impose une obligation et non lorsqu’il autorise un comportement : « il n’est pas établi, aux yeux de la Cour, que le droit international humanitaire fasse peser sur les puissances occupantes une obligation de recourir à l’internement sans limitation de durée ni procès ». Le tiers intervenant estime cependant que, dans le contexte de cet arrêt, la Cour a tenu compte du droit international humanitaire non pas en tant que source de droit autonome mais pour y chercher des règles permettant d’interpréter le sens d’une résolution du Conseil de sécurité. Il expose que le gouvernement britannique aurait pu choisir d’invoquer le droit international humanitaire comme base indépendante de détention mais qu’il a préféré s’appuyer sur la seule résolution du Conseil de sécurité. Il estime qu’il ne faut pas conclure de la phrase tirée de l’arrêt Al-Jedda que la Cour ne prend en considération le droit international humanitaire que lorsque celui-ci fait peser une obligation sur les États.

92. Le tiers intervenant souligne que, au même titre que de nombreuses branches du droit international qui sont devenues des régimes englobant tous les aspects de tel ou tel domaine d’activité, les règles du droit des conflits armés et du droit international humanitaire (« le droit international humanitaire ») ont acquis une cohérence interne et dégagé des interprétations qui leur sont propres. Le principe essentiel sous-tendant ces règles serait qu’elles ménagent un équilibre entre les impératifs militaires et les considérations d’ordre humanitaire. Il s’ensuivrait que les nécessités militaires ne peuvent être invoquées hors du cadre du droit conventionnel, qui tiendrait compte lui-même des impératifs militaires. Il y aurait un deuxième principe sous-jacent : cette branche du droit reposerait non pas sur des droits mais sur les obligations pesant sur les parties à un conflit. Troisièmement, les règles applicables aux individus dépendraient de leur appartenance à tel ou tel groupe, par exemple celui des combattants ou celui des civils. Quatrièmement, les « principes » du droit international humanitaire, auxquels il serait souvent fait référence, ne seraient pas à proprement parler des règles de droit ; les règles seraient énoncées dans les traités, qui articuleraient ces principes sous une forme juridiquement contraignante. Pour le tiers intervenant, il est donc clair que le droit international humanitaire n’a pas du tout la même cohérence interne que les droits de l’homme.

93. En ce qui concerne les relations entre les différentes branches du droit international, celle existant entre le droit international humanitaire et le droit international des droits de l’homme ne serait pas la seule à poser problème, mais ce serait celle sur laquelle on se serait le plus penché. En vertu de dispositions expresses y figurant, certains traités de protection des droits de l’homme continueraient de s’appliquer en cas de « guerre ou d’autre danger public », tandis que le droit des conflits armés internationaux s’appliquerait dès lors qu’un conflit armé opposerait plusieurs États, notamment dans les cas où un État occuperait une partie ou la totalité du territoire d’un autre État. Il en résulterait que certains traités de protection des droits de l’homme demeureraient applicables, fût-ce avec des modifications, dans des situations où le droit des conflits armés serait lui aussi applicable. La Cour internationale de justice aurait examiné à trois reprises cette relation (paragraphes 35-37 ci-dessus), et certains éléments se dégageraient clairement de sa jurisprudence. Premièrement, l’applicabilité du droit international humanitaire n’exclurait pas la compétence des organes de protection des droits de l’homme. Cela découlerait du constat selon lequel le droit des droits de l’homme demeure applicable en toutes circonstances. Deuxièmement, là où le droit international humanitaire serait applicable, un organe de protection des droits de l’homme aurait le choix entre deux possibilités : soit appliquer le droit des droits de l’homme à travers le prisme du droit international humanitaire, soit unifier les deux types de droit. Ce serait la seule manière possible d’interpréter certaines questions relevant de l’un et de l’autre de ces corps de règles, tandis que d’autres seraient régies par le seul droit international humanitaire. Faire état d’une lex specialis ne serait d’aucune aide, ce qui pourrait expliquer que, dans son arrêt concernant le Congo (paragraphe 37 ci‑dessus), la Cour internationale de justice n’eût pas recouru à cette notion, qui tendrait à obscurcir le débat plutôt qu’à l’éclairer.

94. Le tiers intervenant estime que la Cour internationale de justice a donné des indications apparemment contradictoires sur la question de la nécessité pour un État de notifier une dérogation avant de pouvoir invoquer le droit international humanitaire. Retenir comme fondement du recours au droit international humanitaire l’obligation pour les organes de protection des droits de l’homme de tenir compte des autres branches du droit international, cela pourrait être compris comme signifiant que pareil recours est possible que l’État ait ou non émis une dérogation et qu’il ait ou non invoqué le droit international humanitaire. Dans le cas, en revanche, où l’État n’aurait fait ni l’un ni l’autre, l’organe de protection des droits de l’homme pourrait dire que le droit international humanitaire est applicable mais que l’État a choisi d’être jugé par le standard plus élevé que constitue le droit des droits de l’homme en temps de paix, cette approche risquant toutefois d’apparaître déconnectée de la réalité. Dans le cas où l’État n’aurait pas formulé de dérogation mais aurait invoqué le droit international humanitaire, l’organe de protection des droits de l’homme pourrait soit tenir compte du droit international humanitaire, soit dire que la dérogation est le seul moyen de modifier les obligations découlant du droit international des droits de l’homme.

95. Pour ce qui est des liens réciproques entre les deux régimes, l’un des deux corps de règles ne pourrait être jugé seul applicable. Dans toute situation, il faudrait vraisemblablement que les deux corps de règles collaborent, mais avec un équilibre et des interactions différents. Il pourrait donc y avoir des cas, comme la détention de prisonniers de guerre, où la combinaison de critères conduirait à conclure que le droit international humanitaire a plus de poids et où les constats de violation des droits de l’homme sur des questions telles que les motifs d’une détention et le contrôle de leur persistance seraient fondés sur les règles pertinentes du droit international humanitaire. Cependant, même en pareils cas, le droit des droits de l’homme ne serait pas entièrement subordonné au droit international humanitaire. Par exemple, en cas d’allégations de mauvais traitements, le droit des droits de l’homme permettrait toujours de trancher des questions telles que les particularités des faits constitutifs d’une violation. Du point de vue de l’organe de protection des droits de l’homme, il serait avantageux de s’appuyer dans un premier temps sur le droit des droits de l’homme pour cerner les questions à examiner, par exemple la périodicité du contrôle de la légalité d’une détention, l’accès à l’information sur les motifs d’une détention ou l’aide juridique dans le cadre du mécanisme de contrôle. Dans un second temps, il pourrait se livrer à une analyse contextuelle en se servant à la fois du droit international humanitaire et du droit des droits de l’homme, à la lumière des circonstances du cas d’espèce. À condition que l’organe de protection des droits de l’homme expose son analyse avec suffisamment de cohérence et de clarté, les décisions ainsi produites donneraient tant aux États qu’aux forces armées des indications utiles pour de futures actions éventuelles. De toute évidence, il faudrait que les méthodes comme les résultats puissent être concrètement appliqués dans les situations de conflit armé.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes généraux à appliquer

96. L’article 5 § 1 de la Convention énonce une règle générale aux termes de laquelle « [t]oute personne a droit à la liberté et à la sûreté » et « [n]ul ne peut être privé de sa liberté », sauf dans les cas énumérés aux alinéas a) à f).

97. Il est établi de longue date que, dans les cas où l’on n’envisage pas d’ouvrir des poursuites pénales dans un délai raisonnable, ni l’internement ni la détention préventive ne figurent parmi les motifs de détention permis par l’article 5 § 1 (Lawless c. Irlande (no 3), 1er juillet 1961, §§ 13 et 14, série A no 3, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 196, série A no 25, Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 102, série A no 39, Ječius c. Lituanie, no 34578/9, §§ 47-52, CEDH 2000‑IX, et Al-Jedda, précité, § 100). La Cour considère par ailleurs que les arrestations conduites en temps de paix et les arrestations de combattants au cours d’un conflit armé présentent d’importantes différences quant à leur contexte et à leur finalité. Elle estime qu’une détention décidée en vertu des pouvoirs conférés par les troisième et quatrième Conventions de Genève ne correspond à aucune des catégories énumérées aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1. Si l’alinéa c) peut sembler à première vue être la disposition la plus pertinente, il n’y a pas forcément de corrélation entre, d’une part, les raisons de sécurité justifiant l’internement et, d’autre part, les raisons plausibles de penser qu’une infraction a été commise ou le risque de perpétration d’une infraction pénale. Pour ce qui est des combattants détenus en tant que prisonniers de guerre, la Cour ne peut guère considérer que leur détention tombe sous le coup de l’article 5 § 1 c) car ils bénéficient des privilèges attachés au statut de combattant, ce qui leur permet de participer aux hostilités sans encourir de sanctions pénales.

98. En outre, l’article 5 § 2 exige que tout détenu soit promptement informé des raisons de son arrestation, et l’article 5 § 4 que tout détenu ait le droit d’introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue à bref délai sur la légalité de sa détention. L’article 15 de la Convention dispose qu’« [e]n cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation » un État contractant peut prendre des mesures dérogeant à certaines de ses obligations prévues par la Convention, dont celles découlant de l’article 5. En l’espèce, le Royaume-Uni n’a pas cherché à déroger, sur la base de l’article 15, à l’une quelconque de ses obligations découlant de l’article 5.

99. La Cour note que c’est la première fois qu’un État défendeur lui demande de juger inapplicables ses obligations découlant de l’article 5 ou, autrement, de les interpréter à la lumière des pouvoirs d’incarcération que lui confère le droit international humanitaire. Elle observe en particulier que dans l’affaire Al-Jedda (précitée) le gouvernement britannique n’avait pas soutenu que l’article 5 fût modifié ou écarté par les pouvoirs d’incarcération prévus par les troisième et quatrième Conventions de Genève mais avait plaidé que le Conseil de sécurité de l’ONU avait donné obligation au Royaume-Uni d’incarcérer le requérant et que, par l’effet de l’article 103 de la Charte des Nations unies, cette obligation primait celles que la Convention mettait à la charge du Royaume-Uni. Selon lui, une obligation d’interner le requérant était née à la fois du texte de la Résolution 1546 du Conseil de sécurité de l’ONU et des lettres annexées à celui-ci et de ce que la résolution avait eu pour effet de maintenir les obligations que le droit international humanitaire, en particulier l’article 43 du règlement de La Haye, faisait peser sur les puissances occupantes (Al-Jedda, précité, § 107). La Cour avait quant à elle conclu à l’inexistence de pareille obligation. Elle précise que c’est seulement devant la Commission, dans l’affaire Chypre c. Turquie (précitée), qu’a été soulevée une question similaire à celle qui se pose en l’espèce, à savoir celle de la compatibilité avec les obligations tirées de l’article 5 de la Convention de la détention d’une personne ordonnée sur la base de la troisième ou de la quatrième Convention de Genève en l’absence d’une dérogation valable au titre de l’article 15 de la Convention. Dans son rapport, la Commission avait refusé de rechercher si des violations de l’article 5 avaient été commises à l’égard des détenus à qui le statut de prisonnier de guerre avait été reconnu, et elle avait tenu compte du fait que Chypre et la Turquie étaient deux pays parties à la troisième Convention de Genève (paragraphe 313 du rapport). La Cour n’a encore jamais eu l’occasion de revenir sur l’approche suivie par la Commission et de statuer elle-même sur cette question.

100. La Cour doit prendre comme point de départ pour mener son examen sa pratique constante d’interprétation de la Convention à la lumière des règles énoncées dans la Convention de Vienne du 23 mars 1969 sur le droit des traités (voir l’arrêt Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 29, série A no 18, ainsi que de nombreuses affaires ultérieures). L’article 31 de la Convention de Vienne, qui énonce la « règle générale d’interprétation » (paragraphe 34 ci‑dessus), dispose en son paragraphe 3 qu’il sera tenu compte, en même temps que du contexte, a) de tout accord ultérieur intervenu entre les parties au sujet de l’interprétation du traité ou de l’application de ses dispositions ; b) de toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité et c) de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties.

101. Il n’y a eu entre les Hautes Parties contractantes aucun accord ultérieur sur l’interprétation à donner à l’article 5 en cas de conflit armé international. Cela étant, s’agissant du critère prévu à l’article 31 § 3 b) de la Convention de Vienne (paragraphe 34 ci-dessus), la Cour a déjà dit qu’une pratique constante de la part des Hautes Parties contractantes, postérieure à la ratification par elles de la Convention, peut passer pour établir leur accord non seulement sur l’interprétation à donner au texte de la Convention mais aussi sur telle ou elle modification de celui-ci (voir, mutatis mutandis, Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, §§ 102-103, série A no 161, et Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume‑Uni, no 61498/08, § 120, CEDH 2010). La pratique des Hautes Parties contractantes est de ne pas notifier de dérogation à leurs obligations découlant de l’article 5 lorsqu’elles incarcèrent des personnes sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève en période de conflit armé international. Comme la Cour l’a relevé dans sa décision Banković et autres c. Belgique et autres ([GC], no 52207/99, § 62, CEDH 2001‑XII), une série d’États contractants ont participé à un certain nombre de missions militaires hors de leur territoire depuis qu’ils ont ratifié la Convention, mais aucun d’eux n’a jamais émis de dérogation au titre de l’article 15 de la Convention concernant ces activités. Les dérogations formulées relativement à l’article 5 concernaient les pouvoirs de détention additionnels que, selon les États, des conflits internes ou des menaces terroristes sur leur territoire avaient rendus nécessaires (voir, par exemple, Brannigan et McBride c. Royaume-Uni, 26 mai 1993, série A no 258‑B, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, et A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, CEDH 2009 ; voir aussi les paragraphes 40-41 ci-dessus). Il apparaît en outre que la pratique consistant à ne pas notifier de dérogation au titre de l’article 15 de la Convention aux fins des détentions ordonnées sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève lors de conflits armés internationaux trouve son pendant dans la pratique des États sur le terrain du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Là aussi, de nombreux États ont interné des personnes en vertu des pouvoirs conférés par les troisième et quatrième Conventions de Genève dans le contexte de conflits armés internationaux postérieurs à la ratification par eux dudit Pacte, mais aucun d’eux n’a, pour ce faire, formulé de dérogation expresse au titre de l’article 4 de cet instrument (paragraphe 42 ci‑dessus), même après que la Cour internationale de justice eut rendu les avis consultatifs et arrêts susmentionnés, dans lesquels elle précisait bien que les obligations découlant pour les États des instruments internationaux de protection des droits de l’homme auxquels ils étaient parties continuaient de s’appliquer en cas de conflit armé international (paragraphes 35 et 37 ci-dessus).

102. Quant au critère énoncé à l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne (paragraphe 34 ci-dessus), la Cour a clairement indiqué à de nombreuses reprises que la Convention doit être interprétée en harmonie avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie (paragraphe 77 ci-dessus). Cela vaut tout autant pour le droit international humanitaire. Les quatre Conventions de Genève de 1949, créées pour atténuer les horreurs de la guerre, furent rédigées parallèlement à la Convention européenne des droits de l’homme et jouissent d’une ratification universelle. Les dispositions des troisième et quatrième Conventions de Genève en matière d’internement, qui sont ici en cause, ont été conçues pour protéger les combattants capturés et les civils représentant une menace pour la sécurité. La Cour a déjà dit que l’article 2 de la Convention « doit être interprété dans la mesure du possible à la lumière des principes du droit international, notamment des règles du droit international humanitaire, qui jouent un rôle indispensable et universellement reconnu dans l’atténuation de la sauvagerie et de l’inhumanité des conflits armés » (Varnava et autres, précité, § 185) et elle estime qu’il en va de même pour l’article 5. De plus, la Cour internationale de justice a jugé que la protection offerte par les conventions de sauvegarde des droits de l’homme et celle offerte par le droit international humanitaire coexistent en situation de conflit armé (paragraphes 35-37 ci-dessus). Dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo, la haute juridiction, se référant à son avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, a observé que « [d]ans les rapports entre droit international humanitaire et droits de l’homme, trois situations peuvent dès lors se présenter : certains droits peuvent relever exclusivement du droit international humanitaire ; d’autres peuvent relever exclusivement des droits de l’homme ; d’autres enfin peuvent relever à la fois de ces deux branches du droit international » (paragraphes 36 et 37 ci-dessus). La Cour doit s’attacher à interpréter et appliquer la Convention d’une manière qui soit compatible avec le cadre du droit international ainsi délimité par la Cour internationale de justice.

103. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour juge bien fondée la thèse du Gouvernement selon laquelle l’absence de dérogation formelle au titre de l’article 15 ne l’empêche pas de tenir compte du contexte et des règles du droit international humanitaire pour interpréter et appliquer l’article 5 en l’espèce.

104. Toutefois, et conformément à la jurisprudence de la Cour internationale de justice, la Cour considère que, même en cas de conflit armé international, les garanties énoncées dans la Convention continuent de s’appliquer, quoiqu’en étant interprétées à l’aune des règles du droit international humanitaire. Du fait de la coexistence en période de conflit armé des garanties offertes par le droit international humanitaire et de celles offertes par la Convention, les motifs de privation de liberté autorisés exposés aux alinéas a) à f) de l’article 5 doivent, dans la mesure du possible, s’accorder avec la capture de prisonniers de guerre et la détention de civils représentant un risque pour la sécurité sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève. La Cour est consciente que l’internement en temps de paix ne cadre pas avec le régime des privations de liberté fixé par l’article 5 de la Convention, sauf si le pouvoir de dérogation prévu par l’article 15 est exercé (paragraphe 97 ci-dessus). Ce ne peut être qu’en cas de conflit armé international, lorsque la faculté de prendre des prisonniers de guerre et de détenir des civils représentant une menace pour la sécurité est un attribut reconnu du droit international humanitaire, que l’article 5 peut être interprété comme permettant l’exercice de pouvoirs aussi étendus.

105. À l’instar des motifs de détention autorisés déjà énumérés dans ces alinéas, une privation de liberté imposée en vertu des pouvoirs conférés par le droit international humanitaire doit être « régulière » pour qu’il n’y ait pas violation de l’article 5 § 1. Cela signifie qu’elle doit être conforme aux règles du droit international humanitaire et, surtout, au but fondamental de l’article 5 § 1, qui est de protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, par exemple, Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, § 122, Recueil 1998‑III, et El Masri, précité, § 230 ; voir aussi Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, §§ 67-74, CEDH 2008, et les affaires qui y sont citées).

106. Pour ce qui est des garanties procédurales, la Cour considère que dans le cas d’une détention intervenant lors d’un conflit armé international, l’article 5 §§ 2 et 4 doit être interprété d’une manière qui tienne compte du contexte et des règles du droit international humanitaire applicables. Les articles 43 et 78 de la quatrième Convention de Genève disposent que les internements « seront l’objet d’une révision périodique, si possible semestrielle, par les soins d’un organisme compétent ». S’il peut ne pas être réalisable, au cours d’un conflit armé international, de faire examiner la régularité d’une détention par un « tribunal » indépendant au sens généralement requis par l’article 5 § 4 (voir, sur le terrain de cette dernière disposition, Reinprecht c. Autriche, no 67175/01, § 31, CEDH 2005‑XII), il faut néanmoins, pour que l’État contractant puisse être réputé avoir satisfait à ses obligations découlant de l’article 5 § 4 dans ce contexte, que l’« organe compétent » offre, en matière d’impartialité et d’équité de la procédure, des garanties suffisantes pour protéger contre l’arbitraire. De plus, la première révision doit intervenir peu après l’incarcération et être ultérieurement suivie de révisions fréquentes, de manière à garantir qu’un détenu qui ne relèverait d’aucune des catégories d’internement possibles en droit international humanitaire soit libéré sans retard injustifié. Le requérant invoque également l’article 5 § 3, mais la Cour considère que cette disposition ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce, Tarek Hassan n’ayant pas été détenu dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) de l’article 5.

107. Enfin, bien que, pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour ne juge pas nécessaire le dépôt d’une dérogation formelle, les dispositions de l’article 5 ne seront interprétées et appliquées à la lumière des règles pertinentes du droit international humanitaire que si l’État défendeur le demande expressément. La Cour n’a pas à présumer qu’un État entend modifier les engagements qu’il a pris en ratifiant la Convention s’il ne l’indique pas clairement.

b) Application des principes susmentionnés aux faits de la cause

108. La Cour observe d’emblée que, pendant la période considérée en Irak, les États impliqués étaient tous des Hautes Parties contractantes aux quatre Conventions de Genève, qui s’appliquent en cas de conflit armé international et d’occupation de tout ou partie du territoire d’une Haute Partie contractante (article 2 commun aux quatre Conventions de Genève, reproduit au paragraphe 33 ci-dessus). Par conséquent, que la situation qui régnait dans le sud-est de l’Irak à la fin du mois d’avril et au début du mois de mai 2003 se définisse comme une occupation ou comme un conflit armé international actif, il est clair que les quatre Conventions de Genève y étaient applicables.

109. La Cour renvoie aux constatations qu’elle a tirées de son analyse de l’ensemble des éléments de preuve à sa disposition (paragraphes 47-57 ci‑dessus). Elle a établi en particulier que des soldats britanniques avaient trouvé Tarek Hassan posté armé sur le toit de la maison de son frère, où d’autres armes et des documents utiles pour le renseignement militaire furent découverts (paragraphes 51-54 ci-dessus). Elle estime que, dans ces conditions, les autorités britanniques étaient fondées à croire que Tarek Hassan était une personne qui pouvait être incarcérée en tant que prisonnier de guerre, ou dont l’internement était nécessaire pour d’impérieuses raisons de sécurité, l’un et l’autre cas constituant des motifs légitimes de capture et de détention (articles 4A et 21 de la troisième Convention de Genève et articles 42 et 78 de la quatrième Convention de Genève, tous reproduits au paragraphe 33 ci-dessus). Presque aussitôt après son entrée à Camp Bucca, Tarek Hassan a été soumis à un processus de filtrage consistant en deux entretiens avec des agents du renseignement militaire américain et du renseignement militaire britannique, à l’issue duquel la décision fut prise de le libérer car il était établi qu’il était un civil ne représentant aucune menace pour la sécurité (paragraphes 21-24 ci‑dessus). La Cour a également estimé, au vu du dossier, qu’il avait été physiquement libéré de ce camp peu après (paragraphes 55-56 ci-dessus).

110. Dans ces conditions, il apparaît que la capture et la détention de Tarek Hassan étaient conformes aux pouvoirs dont jouissait le Royaume-Uni en vertu des troisième et quatrième Conventions de Genève et dépourvues d’arbitraire. En outre, Tarek Hassan ayant été jugé libérable et ayant été physiquement libéré quelques jours après avoir été conduit au camp, point n’est besoin pour la Cour de rechercher si le processus de filtrage constituait une garantie adéquate contre la détention arbitraire. Enfin, le contexte et les questions posées à Tarek Hassan pendant les deux entretiens de filtrage permettent de considérer qu’il n’a pu ignorer la raison de sa détention.

111. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 §§ 1, 2, 3 ou 4 dans les circonstances de l’espèce.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare irrecevables, à l’unanimité, les griefs énoncés sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’à compter de son arrestation et jusqu’à sa sortie de l’autocar dans lequel il avait quitté Camp Bucca, le frère du requérant relevait de la juridiction du Royaume-Uni ;

3. Déclare recevables, à l’unanimité, les griefs formulés sur le terrain de l’article 5 §§ 1, 2, 3 et 4 de la Convention ;

4. Dit, par treize voix contre quatre, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 §§ 1, 2, 3 ou 4 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 16 septembre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Michael O’BoyleDean Spielmann
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Spano, à laquelle se rallient les juges Nicolaou, Bianku et Kalaydjieva.

D.S.
M.O’B.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SPANO,
À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES NICOLAOU, BIANKU ET KALAYDJIEVA

(Traduction)

I.

1. La présente affaire concerne Tarek Hassan, un Irakien de 22 ans, fervent footballeur, capturé par des soldats britanniques pendant l’invasion de l’Irak, le 23 avril 2003 au matin, alors qu’il se trouvait à son domicile à Umm Qasr, une ville portuaire de la région de Bassorah. Après avoir fait l’objet à Camp Bucca d’un processus de filtrage à l’issue duquel il fut jugé qu’il était un civil ne représentant aucune menace pour la sécurité, il fut détenu pendant plus d’une semaine, à la suite de quoi il fut finalement libéré à Umm Qasr ou à proximité de cette ville le 2 mai 2003 (paragraphes 47 à 58 de l’arrêt).

2. Je partage pleinement les conclusions de la Cour selon lesquelles Tarek Hassan était passé sous la juridiction du Royaume-Uni à partir de sa capture par des soldats britanniques jusqu’à sa sortie de l’autocar dans lequel il avait été conduit de Camp Bucca au point de dépôt (paragraphe 80 de l’arrêt). Cependant, puisqu’il est clair que Tarek Hassan a été privé de sa liberté, la question principale qui se pose en l’espèce est de savoir si son internement par le Royaume-Uni était permis au regard des dispositions de l’article 5 § 1 de la Convention.

3. Le Gouvernement n’a pas soutenu que Tarek Hassan avait été capturé puis incarcéré dans l’optique d’une inculpation. La majorité en conclut fort justement (paragraphes 96-97) que sa privation de liberté n’était permise par aucun des motifs autorisant une telle restriction à ses droits fondamentaux, énumérés limitativement aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention. En particulier, la thèse du Gouvernement voulant que cette capture et cette détention fussent permises par l’article 5 § 1 c) ne saurait être retenue, faute pour lui d’avoir plaidé que Tarek Hassan était au moins soupçonné d’être un civil ayant directement participé à des hostilités et ne jouissant donc pas des privilèges attachés à la qualité de combattant, de sorte que son action pouvait être réprimée pénalement en vertu des lois de l’Irak ou du Royaume-Uni en tant que puissance détentrice. De plus, les faits tels qu’appréciés par la Cour (paragraphes 47 à 58) ne permettent pas de qualifier ainsi les événements survenus le 23 avril 2003. La thèse – plus limitée – du Gouvernement est donc que Tarek Hassan ne fut capturé et détenu pendant neuf jours à Camp Bucca que parce qu’il pouvait être un prisonnier de guerre ou un civil représentant une menace pour la sécurité.

4. Sur ce fondement, et pour la première fois dans l’histoire de la Cour, un État partie à la Convention prie la Cour de « juger inapplicables ses obligations découlant de l’article 5 ou, autrement, de les interpréter à la lumière des pouvoirs d’incarcération que lui confère le droit international humanitaire » (paragraphe 99 de l’arrêt). Une majorité de la Cour règle aujourd’hui ce problème par l’énoncé suivant (paragraphe 104 de l’arrêt) :

« [d]u fait de la coexistence en période de conflit armé des garanties offertes par le droit international humanitaire et de celles offertes par la Convention, les motifs de privation de liberté autorisés exposés aux alinéas a) à f) de [l’article 5 § 1] doivent, dans la mesure du possible, s’accorder avec la capture de prisonniers de guerre et la détention de civils représentant un risque pour la sécurité sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève. La Cour est consciente que l’internement en temps de paix ne cadre pas avec le régime des privations de liberté fixé par l’article 5 de la Convention, sauf si le pouvoir de dérogation prévu par l’article 15 est exercé (...) Ce ne peut être qu’en cas de conflit armé international, lorsque la faculté de prendre des prisonniers de guerre et de détenir des civils représentant une menace pour la sécurité est un attribut reconnu du droit international humanitaire, que l’article 5 peut être interprété comme permettant l’exercice de pouvoirs aussi étendus ».

5. Il est impératif de bien peser la portée et les conséquences de ce passage de l’arrêt, d’une importance considérable.

Premièrement, la majorité conclut qu’il est permis au regard de la Convention, et sans que l’État ait émis de dérogation au titre de l’article 15, d’interner des prisonniers de guerre pendant la durée des hostilités, ainsi que des civils représentant une menace pour la sécurité, tant que les garanties procédurales du droit international humanitaire sont en place. Il est important de comprendre les répercussions, sur le terrain des Conventions de Genève, de cette conclusion tirée par la majorité. L’article 4A de la troisième Convention de Genève énonce les catégories de personnes protégées jouissant du statut de prisonnier de guerre. S’il y a d’emblée un doute quant à savoir si une personne bénéficie des privilèges attachés à la qualité de combattant, l’article 5 § 2 de cette même Convention prévoit que cette question sera tranchée par un « tribunal compétent ». Or, en principe, cela ne vaut que pour la décision initiale sur le statut de prisonnier de guerre, dont la reconnaissance offre à l’intéressé certains privilèges pendant qu’il est interné, et cela exclut la possibilité de considérer ses actes comme criminels et de les réprimer en conséquence. Toutefois, le statut de prisonnier de guerre étant étroitement rattaché à l’existence d’hostilités, la troisième Convention de Genève ne donne au détenu aucun droit au réexamen ultérieur de sa détention à des intervalles fréquents. Par conséquent, et c’est le plus important, une personne catégorisée comme prisonnier de guerre n’a aucun droit, en vertu des conventions de Genève, à être libérée tant que les hostilités se poursuivent. Pour ce qui est des civils internés pour des raisons de sécurité, l’article 43 de la quatrième Convention de Genève leur permet de faire reconsidérer une telle mesure dans le plus bref délai par un tribunal ou un collège administratif adéquat désigné à cette fin par la puissance détentrice. S’il y a maintien de l’internement ou de la mise en résidence forcée, le tribunal ou le collège administratif « procédera périodiquement, et au moins deux fois l’an, à un examen du cas de cette personne en vue d’amender en sa faveur la décision initiale, si les circonstances le permettent ». Dès lors, aussi longtemps que subsisteront des raisons tenant à la « sécurité de la Puissance [détentrice] » considérées comme « impérieuses » (articles 43 et 78 de la quatrième Convention de Genève), le civil détenu pour ces raisons pourra être indéfiniment maintenu en internement et ne pourra être libéré.

Deuxièmement, comme la majorité le reconnaît fort justement, quoiqu’implicitement, le principe de droit sur lequel repose cette nouvelle interprétation des motifs de détention limitatifs énumérés à l’article 5 § 1 ne peut se limiter aux actes perpétrés sur le territoire d’États non parties à la Convention par un État contractant exerçant sa juridiction, au sens de l’article 1, hors de son territoire. En théorie et en principe, il doit aussi être applicable dans l’espace juridique de la Convention : il en découle concrètement que la décision aujourd’hui rendue doit logiquement avoir pour conséquence que, lorsqu’un État contractant est engagé dans un conflit armé international contre un autre État contractant, la Convention permet aux belligérants d’invoquer leurs pouvoirs d’internement en vertu des troisième et quatrième Conventions de Genève sans avoir à passer par le processus manifestement transparent et ardu consistant à notifier une dérogation à l’article 5 § 1, dont la portée et la régularité sont ensuite attaquables devant les juridictions nationales et, si nécessaire, devant la Cour sur le terrain de l’article 15.

6. En somme, la solution donnée à cette affaire par la majorité constitue, comme je l’expliquerai plus en détail ci-dessous, une tentative de réconciliation de normes de droit international qui sont irréconciliables au vu des faits de la cause. L’arrêt rendu par la Cour n’étant conforme ni au texte, ni à l’objet ni au but de l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi que cette disposition a été constamment interprétée par la Cour depuis des décennies, ni au mécanisme structurel de dérogation en temps de guerre prévu par l’article 15, je dois respectueusement me dissocier du constat opéré par la majorité de non-violation du droit fondamental de Tarek Hassan à la liberté.

II.

7. L’article 5 § 1 de la Convention consacre l’un des droits les plus fondamentaux de l’homme, à savoir la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de l’État à son droit à la liberté. Comme la Grande Chambre de la Cour l’a récemment confirmé dans son arrêt Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 99, CEDH 2011, « [l]e libellé de cette disposition précise bien que la garantie qu’elle renferme s’applique à « toute personne » ». Les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 énumèrent limitativement les motifs autorisant la privation de liberté (Al-Jedda, loc. cit.) Pareille privation n’est pas conforme à l’article 5 § 1 si elle ne relève pas de l’un de ces motifs ou si elle n’est pas prévue par une dérogation faite conformément à l’article 15 de la Convention, qui permet à un État contractant « [e]n cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation » de prendre des mesures dérogatoires à ses obligations découlant de l’article 5 « dans la stricte mesure où la situation l’exige » (voir, entre autres, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 194, série A no 25, et A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, §§ 162 et 163, CEDH 2009). De plus, et comme la majorité le reconnaît fort justement au paragraphe 97 de l’arrêt, « [i]l est établi de longue date que, dans les cas où l’on n’envisage pas d’ouvrir des poursuites pénales dans un délai raisonnable, ni l’internement ni la détention préventive ne figurent parmi les motifs de détention permis par l’article 5 § 1 » (Al-Jedda, précité, § 100).

8. La Convention s’applique aussi bien en période de paix qu’en période de guerre. C’est là tout l’objet du mécanisme de dérogation prévu par l’article 15 de la Convention. Il n’y aurait eu aucune raison de créer cette institution si, lorsque la guerre fait rage, les garanties fondamentales de la Convention deviennent automatiquement muettes ou sont substantiellement écartées en offrant aux États contractants des motifs supplémentaires non écrits leur permettant de limiter les droits fondamentaux sur la seule base d’autres normes applicables de droit international. Rien dans le libellé de cette disposition, compte tenu de son but, n’exclut son application lorsque l’État contractant est engagé dans un conflit armé, que ce soit dans l’espace juridique de la Convention ou sur le territoire d’un État non partie à celle-ci. La portée extraterritoriale de la Convention en vertu de l’article 1 doit forcément aller de pair avec le champ d’application de l’article 15 (Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, § 62, CEDH 2001‑XII).

9. Il s’ensuit que, si le Royaume-Uni avait estimé vraisemblable que, au cours de l’invasion de l’Irak, la « situation (...) exig[eait] » de détenir des prisonniers de guerre ou des civils représentant une menace pour la sécurité sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève, une dérogation au titre de l’article 15 était la seule voie de droit ouverte à lui pour appliquer les règles en matière d’internement prévues par le droit international humanitaire sans enfreindre l’article 5 § 1 de la Convention. Rappelons qu’une dérogation au titre de l’article 15 ne passera pour régulière au regard du premier paragraphe de cette disposition que si les mesures prises par l’État contractant ne sont pas « en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international ». Lorsqu’elles apprécient la régularité d’une déclaration faite par un État contractant dans le cadre d’un conflit armé international, les juridictions nationales, et si nécessaire la Cour, doivent donc examiner si ces mesures sont conformes aux obligations que le droit international humanitaire fait peser sur l’État en question.

III.

10. La conclusion de la majorité selon laquelle « les motifs de privation de liberté autorisés définis aux alinéas a) à f) de [l’article 5 § 1] doivent, dans la mesure du possible, s’accorder avec la capture de prisonniers de guerre et la détention de civils représentant un risque pour la sécurité prévues par les troisième et quatrième Conventions de Genève » repose principalement sur une application de l’article 31 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, dont la Cour conclut ceci :

Premièrement, la pratique des États indique que ces derniers ne dérogent pas à leurs obligations découlant de l’article 5 lorsqu’ils incarcèrent des personnes sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève en période de conflit armé international (paragraphe 101 de l’arrêt).

Deuxièmement, la Convention doit être interprétée en harmonie avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie. Les dispositions des troisième et quatrième Conventions de Genève en matière d’internement, qui sont ici en cause, ont été conçues pour protéger les combattants capturés et les civils représentant une menace pour la sécurité. L’absence de dérogation formelle au titre de l’article 15 n’empêche donc pas la Cour de tenir compte du contexte et des règles du droit international humanitaire pour interpréter et appliquer l’article 5 en l’espèce (paragraphes 102-103 de l’arrêt).

Troisièmement, même en cas de conflit armé international, les garanties énoncées dans la Convention continuent de s’appliquer, quoiqu’en étant interprétées à l’aune des règles du droit international humanitaire. Du fait de la coexistence des garanties offertes par le droit international humanitaire, les motifs de privation de liberté autorisés exposés aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 doivent, « dans la mesure du possible, s’accorder » avec la capture de prisonniers de guerre et la détention de civils représentant un risque pour la sécurité sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève (paragraphe 104).

Je vais examiner chacun de ces arguments l’un après l’autre.

IV.

11. Le raisonnement fondé sur la pratique des États est faussé pour trois raisons.

12. Premièrement, cette pratique repose sur un postulat fondamental, invoqué par le Gouvernement en l’espèce (paragraphe 86), qui porte sur l’étendue de la portée extraterritoriale de la Convention. Ce postulat est le suivant : l’article 5 ne s’applique pas aux situations de conflit armé international pour la simple raison que la juridiction au sens de l’article 1 de la Convention n’est pas extraterritoriale au sens où elle serait applicable dans de telles situations.

Dans son arrêt Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 137, CEDH 2011, la Cour a confirmé, en des termes clairs et non équivoques, ce qu’elle avait dit auparavant dans les affaires Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, CEDH 2005‑IV, Issa et autres c. Turquie, no 31821/96, 16 novembre 2004, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni (déc.), no 61498/08, 30 juin 2009, et Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, CEDH 2010, à savoir que les obligations tirées de la Convention demeurent « dès l’instant où l’État, par le biais de ses agents, exerce son contrôle et son autorité sur un individu ». Elle n’a établi aucune distinction entre les situations en période de paix ou de conflit interne ou international. De plus, elle a expressément dit (arrêt Al-Skeini, § 142) qu’un État contractant qui, par le biais de ses forces armées, occupe le territoire d’un autre doit en principe être tenu pour responsable au regard de la Convention des violations des droits de l’homme qui y sont perpétrées car, sinon, les habitants de ce territoire seraient privés des droits et libertés dont ils jouissaient jusque-là et il y aurait une « solution de continuité » dans la protection de ces droits et libertés au sein de l’« espace juridique de la Convention ». Cependant, elle a expressément souligné que « s’il est important d’établir la juridiction de l’État occupant dans ce type de cas, cela ne veut pas dire, a contrario, que la juridiction au sens de l’article 1 ne puisse jamais exister hors du territoire des États membres du Conseil de l’Europe ». Elle a ajouté qu’elle n’avait « jamais appliqué semblable restriction dans sa jurisprudence », évoquant parmi d’autres exemples les affaires précitées Öcalan, Issa, Al‑Saadoon et Mufdhi, et Medvedyev.

De plus, il ne sert à rien aux États membres de s’appuyer sur la décision de Grande Chambre Banković et autres précitée, du moins lorsque la juridiction extraterritoriale en période de conflit armé international se fonde sur l’autorité et le contrôle d’agents de l’État sous la forme de l’arrestation et de la détention d’une personne, comme en l’espèce, où le contexte factuel diffère matériellement de celui auquel la Cour était confrontée dans l’affaire Banković et autres précitée. À cet égard, je rappellerais que le Royaume‑Uni lui-même, avec d’autres États, avait expressément soutenu dans l’affaire Banković (voir § 37 de la décision) que l’arrestation et la détention des requérants hors du territoire de l’État défendeur, telles que décrites dans les décisions de recevabilité rendues dans les affaires précitées Issa et Öcalan (Issa et autres c. Turquie (déc.), no 31821/96, 30 mai 2000, et Öcalan c. Turquie (déc.), no 46221/99, 14 décembre 2000), constituaient, selon ces États, un « exercice classique, par des forces militaires opérant sur un sol étranger, de pareille autorité juridique ou compétence sur les personnes ». Telle est exactement la situation en l’espèce, situation qui, comme le Royaume-Uni l’avait plaidé devant la Cour deux ans seulement avant le début de la guerre en Irak, relevait clairement de sa juridiction extraterritoriale au sens de l’article 1 de la Convention.

13. Deuxièmement, la règle de la pratique ultérieure énoncée à l’article 31 § 3 b) de la Convention de Vienne a jusqu’à présent été appliquée par la Cour dans plusieurs affaires d’importance essentielle pour la protection des droits de l’homme, qui concernaient l’abolition de la peine de mort (Soering c. Royaume‑Uni, 7 juillet 1989, §§ 102-103, série A no 161, et Al-Saadoon et Mufdhi, précité, § 120), le caractère obligatoire des mesures provisoires et la validité des réserves émises par les États. Outre ces applications expresses, l’article 31 § 3 b) se manifeste aussi dans la qualification d’« instrument vivant » donnée par la Cour à la Convention (voir Magdalena Forowicz, The Reception of International Law in the European Court of Human Rights, Oxford University Press, Oxford 2010, p. 38). Cependant, pour des raisons évidentes, la Cour a appliqué avec une certaine prudence la règle de la pratique ultérieure, l’article 31 § 3 b) de la Convention de Vienne ne devant être entendu que comme visant la seule pratique ultérieure commune à toutes les parties et comme exigeant de celle‑ci qu’elle soit cohérente, commune et concordante. Une pratique ultérieure des États parties qui ne satisferait pas à ces critères ne peut constituer qu’un moyen supplémentaire d’interprétation d’un traité (voir Rapport de la Commission du droit international sur les travaux de sa 18e session, Genève, 4 mai au 19 juillet 1966, Annuaire de la Commission du droit international 1966, vol. II, p. 222). Au vu de ces éléments, on peut se demander si la pratique des États évoquée par la majorité en l’espèce peut passer pour conforme, en substance, aux critères découlant de la règle de la pratique ultérieure énoncée à l’article 31 § 3 b) de la Convention de Vienne, telle qu’elle s’est développée en droit international.

Par ailleurs, et c’est ce qui est plus important à mes yeux, lorsqu’il faut rechercher si une pratique des États satisfait aux critères découlant de l’article 31 § 3 b) et modifie donc de façon plausible le texte de la Convention (voir le paragraphe 101 de l’arrêt), il existe une différence fondamentale entre, d’une part, une pratique des États exprimant clairement une volonté concordante, commune et cohérente des États membres de modifier collectivement les droits fondamentaux consacrés dans la Convention vers une interprétation plus extensive ou généreuse de leur portée que celle initialement envisagée et, d’autre part, une pratique des États qui limite ou restreint ces droits, comme en l’espèce, en contradiction directe avec une disposition de la Convention libellée de manière limitative et stricte protégeant un droit fondamental.

14. Troisièmement, lorsqu’elle invoque la pratique des États concernant l’absence de dérogation au titre de l’article 15 pour les détentions relevant des troisième et quatrième Conventions de Vienne en période de conflit armé international, la Cour s’appuie également sur la pratique des États consistant à ne pas formuler de dérogation en vertu de l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le Pacte ») pour ce type de mesure. Or en tirer argument est clairement déplacé à mes yeux car il faut faire une distinction fondamentale entre le libellé et la portée de l’article 5 § 1 de la Convention, d’une part, et des articles 9 du Pacte et de la Déclaration universelle des droits de l’homme, d’autre part. La première disposition est limitative, en ce qu’elle énonce les motifs de détention permis, mais pas les secondes, en ce qu’elles se contentent de formuler une interdiction générale des formes de détention arbitraires. La Baronne Hale of Richmond a exprimé ce point de vue de manière très claire et éloquente dans son opinion devant la Chambre des lords en l’affaire Al-Jedda (citée au paragraphe 39 de l’arrêt de la Cour), disant ceci (§ 122) :

« 122. (...) Il ne fait aucun doute qu’une détention prolongée entre les mains de militaires n’est pas conforme aux lois du Royaume-Uni. Elle ne pourrait au demeurant être licite sans une dérogation à nos obligations résultant de la Convention européenne des droits de l’homme. L’article 5 § 1 de la Convention prévoit qu’une privation de liberté n’est autorisée que dans des cas bien précis, parmi lesquels ne figure pas le cas d’espèce. Les rédacteurs de la Convention avaient le choix entre une interdiction générale des détentions « arbitraires », s’inspirant de celle énoncée à l’article 9 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et une énumération des motifs de détention permis. Ils optèrent délibérément pour la seconde solution. Ils connaissaient parfaitement la conception de Churchill selon laquelle l’internement même d’ennemis étrangers en temps de guerre était « odieux au plus haut point » (...) »

15. Au vu de ce qui précède, les arguments tirés de la pratique des États, dont la majorité fait grand cas, ne sauraient permettre à mes yeux de fonder sa décision en l’espèce.

V.

16. Pour ce qui est du deuxième argument exposé par la majorité, il est tout à fait vrai que la Convention doit être interprétée en harmonie avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie. Cependant, la doctrine de l’interprétation de la Convention en conformité avec les autres règles de droit international a ses limites, comme toute autre méthode d’interprétation juridique reposant sur l’harmonisation. L’article 5 § 1 est libellé de manière limitative, pour ce qui est des motifs permis de privation de liberté, et la Cour a toujours dit, sans exception jusqu’aujourd’hui, que ces motifs sont d’interprétation stricte. Il n’y a tout simplement aucune possibilité d’« accorder » – pour reprendre les mots de la majorité (paragraphe 104) – les pouvoirs d’internement prévus par le droit international humanitaire avec l’article 5 § 1, que ce soit sur le terrain de cette disposition ou de manière inhérente ou parallèle à celle-ci. C’est la raison d’être même de l’article 15, qui donne expressément aux États la faculté, en cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation, de déroger à l’article 5 ou à certaines autres dispositions. Le soutien apporté par la majorité à une interprétation contraire de l’article 5 rend l’article 15 effectivement caduc dans l’économie de la Convention pour ce qui est du droit fondamental à la liberté en période de guerre.

17. Par ailleurs, la majorité conclut que les dispositions des troisième et quatrième conventions de Genève en matière d’internement, qui sont ici en cause, « ont été conçues pour protéger les combattants capturés et les civils représentant une menace pour la sécurité ». Dès lors, l’absence de dérogation formelle au titre de l’article 15 « n’empêche pas la Cour de tenir compte du contexte et des règles du droit international humanitaire pour interpréter et appliquer l’article 5 en l’espèce » (paragraphe 103). À l’appui de ce raisonnement, la majorité, au paragraphe 102, cite les observations faites au paragraphe 185 de l’arrêt Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90 et al., où la Cour a dit que l’article 2 de la Convention « doit être interprété dans la mesure du possible à la lumière des principes du droit international, notamment des règles du droit international humanitaire, qui jouent un rôle indispensable et universellement reconnu dans l’atténuation de la sauvagerie et de l’inhumanité des conflits armés ». De plus, elle évoque la « coexistence en période de conflit armé des garanties offertes par le droit international humanitaire et de celles offertes par la Convention » (paragraphe 104).

Le droit international des droits de l’homme et le droit international humanitaire diffèrent à bien des égards, du point de vue tant de la méthodologie que de la structure, de sorte que le juge apprécie par des méthodes distinctes les droits individuels. Comme l’a fait observer le Centre des droits de l’homme de l’Université d’Essex, tiers intervenant en l’espèce, il est donc clair que « le droit international humanitaire n’a pas du tout la même cohérence interne que les droits de l’homme » (paragraphe 92 de l’arrêt). J’estime donc que les différences fondamentales entre, d’une part, le système de protection prévu par la Convention et, d’autre part, le droit international humanitaire, sont une raison particulièrement convaincante d’écarter l’assimilation automatique de ces branches distinctes du droit international, du moins lorsque la disposition en cause de la Convention ne se prête pas juridiquement à une telle méthode.

Je note également que les observations ci-dessus tirées de l’arrêt Varnava et autres, invoquées par la majorité, doivent être interprétées à l’aune de ces éléments. Voilà pourquoi, dans cet arrêt, la Grande Chambre a expressément dit « dans la mesure du possible » à titre de réserve lorsqu’elle a évoqué la nécessité d’interpréter la Convention à la lumière du droit international humanitaire. De plus, et ce n’est pas moins important, l’arrêt Varnava et autres concernait l’interprétation de l’article 2 sur le terrain de l’obligation positive pour l’État de protéger la vie en vertu de cette disposition dans une « zone de conflit international » (paragraphe 185). Il est évident que le volet positif de l’article 2 est suffisamment souple pour tenir compte des règles pertinentes du droit international humanitaire de manière à rendre plus robuste et cohérent le régime de protection prévu par la Convention. Pour des raisons évidentes, la présente affaire, sur le terrain de l’article 5 § 1, n’a pas du tout le même objet.

Pour ce qui est de la mention par la majorité de la « coexistence en période de conflit armé des garanties offertes par le droit international humanitaire et de celles offertes par la Convention », il suffit d’observer que parmi les premières ne figurent pas les garanties découlant des motifs permis de privation de liberté énoncés de manière limitative et restrictive par l’article 5 § 1. Au contraire, l’internement à titre préventif et à durée indéterminée en période de guerre est tout à fait incompatible avec la nature même des motifs énoncés aux alinéas a) à f), une opinion qu’a bien mieux exprimée que moi la baronne Hale of Richmond dans son opinion précitée en l’affaire Al-Jedda devant la Chambre des lords.

VI.

18. Enfin, pour ce qui est du troisième argument exposé dans l’arrêt de la Cour, la majorité dit que « même en cas de conflit armé international, les garanties énoncées dans la Convention continuent de s’appliquer, quoiqu’en étant interprétées à l’aune des règles du droit international humanitaire » (paragraphe 104). Ainsi ne donne-t-elle pas suite, fort justement, à l’invitation du Gouvernement de ne pas juger applicable l’article 5 de la Convention. Or elle ajoute ensuite que « [d]u fait de la coexistence en période de conflit armé des garanties offertes par le droit international humanitaire et de celles offertes par la Convention, les motifs de privation de liberté autorisés exposés aux alinéas a) à f) de [l’article 5 § 1] doivent, dans la mesure du possible, s’accorder avec la capture de prisonniers de guerre et la détention de civils représentant un risque pour la sécurité sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève » (ibidem.)

Cette méthode consistant à « accorder » les droits de la Convention est une nouveauté dans la jurisprudence de la Cour. Sa portée est ambiguë et son contenu tout à fait incertain, du moins en tant que méthode légitime d’interprétation d’un texte juridique. Quelle que soit la teneur de cette prétendue méthode, rappelons qu’il n’y a tout simplement aucune possibilité d’« accorder » les pouvoirs d’internement prévus par le droit international humanitaire avec l’article 5 § 1, que ce soit sur le terrain de cette disposition ou de manière inhérente ou parallèle à celle-ci (paragraphe 16 ci-dessus). De plus, l’option de la non-application étant écartée puisqu’il n’y a eu aucune dérogation à la Convention, cette nouvelle méthode de l’« accord » ne saurait être appliquée d’une manière qui aurait concrètement les mêmes effets juridiques que la non‑application. Or, en concluant, comme elle le fait, que les motifs de privation de liberté autorisés exposés à l’article 5 § 1 doivent, « dans la mesure du possible, s’accorder » avec la capture de prisonniers de guerre et la détention de civils représentant un risque pour la sécurité sur la base des troisième et quatrième Conventions de Genève, la majorité ne fait fondamentalement rien d’autre au regard des faits de la cause. Concrètement, elle juge inapplicables ou écarte les garanties fondamentales qui découlent des motifs de détention permis par la Convention, limitatifs et d’interprétation stricte, en créant de manière prétorienne un nouveau motif non écrit de privation de liberté et, par là même, en incorporant des normes tirées d’une autre branche, distincte, du droit international en contradiction directe avec ce que dit la Convention. Quoi que veuille dire « s’accorder », ce ne peut être cela !

VII.

19. En conclusion, au regard des faits de la cause, les pouvoirs d’internement prévus par les troisième et quatrième Conventions de Genève, invoqués par le Gouvernement comme motifs permettant la capture et la détention de Tarek Hassan, sont en conflit direct avec l’article 5 § 1 de la Convention. La Cour ne dispose d’aucun instrument légitime, en tant que tribunal, de remédier à ce conflit de normes. Elle doit donc donner priorité à la Convention, son rôle se bornant en vertu de l’article 19 à « assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la (...) Convention et de ses Protocoles ». En cherchant à réconcilier l’irréconciliable, j’estime très respectueusement que la conclusion tirée aujourd’hui par la majorité n’est pas le fruit d’une bonne appréciation de l’étendue et de la teneur du droit fondamental à la liberté consacré dans la Convention, tels qu’ils découlent de sa finalité et de sa genèse, à savoir les atrocités commises au cours des conflits armés internationaux de la Seconde Guerre mondiale.


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