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24/03/2015 | CEDH | N°001-153023

CEDH | CEDH, AFFAIRE İSMAİL SEZER c. TURQUIE, 2015, 001-153023


ANCIENNE DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE İSMAİL SEZER c. TURQUIE

(Requête no 36807/07)

ARRÊT

STRASBOURG

24 mars 2015

DÉFINITIF

24/06/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire İsmail Sezer c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Pa

ul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 fé...

ANCIENNE DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE İSMAİL SEZER c. TURQUIE

(Requête no 36807/07)

ARRÊT

STRASBOURG

24 mars 2015

DÉFINITIF

24/06/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire İsmail Sezer c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
András Sajó,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 février 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36807/07) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. İsmail Sezer (« le requérant »), a saisi la Cour le 17 août 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me U.E. Ses, avocat à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le requérant allègue une violation des articles 11 et 13 de la Convention.

4. Le 19 mai 2009, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant, instituteur dans une école primaire publique, est né en 1975 et réside à Kırklareli.

6. À l’époque des faits, il était secrétaire de la section locale du Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası (« Eğitim-Sen » – Syndicat des salariés de l’éducation et de la science), rattaché au Kamu Emekçileri Sendikaları Konfederasyonu (Kesk – Confédération syndicale des salariés du secteur public).

7. Le 7 avril 2006, le président de la section locale du Demokratik Toplum Partisi (DTP – Parti pour une société démocratique, mouvement pro-kurde de gauche) invita le syndicat Eğitim-Sen à participer à un panel devant se tenir le 10 avril 2006 sur « les problèmes de la Turquie et les voies pour trouver une solution ».

8. Le 10 avril 2006, en sa qualité de secrétaire de la section locale de Eğitim-Sen, le requérant assista à ce panel.

9. Le 30 mars 2007, le requérant fut informé de l’ouverture d’une enquête disciplinaire à son encontre en raison de sa participation au panel précité. Il lui fut demandé de présenter ses observations en défense.

10. Le 12 avril 2007, le requérant présenta son mémoire en défense. Il déclara qu’il avait assisté audit panel non pas comme fonctionnaire mais en tant que citoyen et syndicaliste sensible aux problèmes du pays, et que ni son statut de fonctionnaire ni le droit en vigueur ne l’empêchaient de participer à une telle manifestation.

11. Le 17 avril 2007, sur le fondement de l’article 125, B-d) de la loi n 657 du 14 juillet 1965 sur les fonctionnaires de l’État et à titre de sanction disciplinaire, le directeur de la direction départementale de l’éducation nationale infligea au requérant un blâme pour avoir assisté à un panel organisé par un parti politique.

12. Le 1er mai 2007, sur le fondement de l’article 135 de la loi n 657, le requérant fit opposition contre cette décision devant le préfet de Kırklareli. Il soutint que le blâme qu’il avait reçu était dénué de fondement légal dans la mesure où il n’existait pas de norme légale interdisant la participation d’un fonctionnaire à un panel organisé par un parti politique. Il précisa qu’il avait assisté audit panel comme auditeur, en tant que citoyen intéressé et membre dirigeant de la section locale de son syndicat, et qu’il n’avait eu aucun comportement exprimant une opinion en faveur ou en défaveur des discours prononcés, même pas à titre d’applaudissement.

13. Le 28 mai 2007, l’opposition du requérant fut rejetée. Après avoir rappelé les faits constatés dans la décision attaquée, le préfet considéra que l’infliction du blâme au requérant était conforme aux règles procédurales et matérielles applicables et qu’il n’existait aucun élément nécessitant l’annulation de la sanction.

II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT

A. Le droit turc

1. La Constitution

14. L’article 129 de la Constitution, en vigueur à l’époque des faits, disposait :

« (...)

Les décisions en matière disciplinaire peuvent être soumises au contrôle juridictionnel, à l’exception de l’avertissement et du blâme. »

15. L’article 129, tel qu’il a été amendé le 12 septembre 2010, est ainsi libellé :

« (...)

Les décisions en matière disciplinaire ne peuvent pas être soustraites au contrôle juridictionnel. »

2. La loi no 657 du 14 juillet 1965 sur les fonctionnaires de l’État

16. Selon l’article 125 de la loi no 657 du 14 juillet 1965 sur les fonctionnaires de l’État, les sanctions disciplinaires susceptibles d’être infligées aux fonctionnaires de l’État sont l’avertissement, le blâme, la rétention de salaire, le gel de l’avancement de grade et la révocation de la fonction.

17. L’article 125, B de la loi dispose :

« Le blâme : notification écrite par laquelle il est indiqué au fonctionnaire qu’il a commis une faute dans l’accomplissement de ses fonctions et dans ses comportements.

Les actes et situations nécessitant le blâme sont comme suit :

(...)

d) Avoir en dehors du service des comportements susceptibles de porter atteinte à la confiance et à la considération dont le fonctionnaire de l’État devrait bénéficier

(...) »

18. L’article 135 de la loi, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, disposait :

« L’opposition contre les sanctions d’avertissement et de blâme infligées par le supérieur hiérarchique et le conseil de discipline peut être formée devant le supérieur hiérarchique plus gradé, sinon devant le conseil de discipline.

Les sanctions, à titre de rétention de salaire, de gel de l’avancement de grade et de révocation de la fonction, peuvent être contestées devant les juridictions administratives. »

19. L’article 135, tel qu’il a été amendé par la loi no 6111 du 13 février 2011, est ainsi libellé :

« L’opposition contre les sanctions d’avertissement, de blâme et de rétention de salaire infligées par le supérieur hiérarchique peut être formée devant le conseil de discipline. L’opposition contre la sanction de gel de l’avancement de grade peut être formée devant le conseil supérieur de discipline.

(...)

Les sanctions disciplinaires peuvent être contestées devant les juridictions administratives. »

B. La Charte sociale européenne révisée

20. Sous l’intitulé « Droit syndical », l’article 5 de la Charte sociale européenne révisée, signée le 3 mai 1996, est ainsi libellé :

« En vue de garantir ou de promouvoir la liberté pour les travailleurs et les employeurs de constituer des organisations locales, nationales ou internationales, pour la protection de leurs intérêts économiques et sociaux et d’adhérer à ces organisations, les Parties s’engagent à ce que la législation nationale ne porte pas atteinte, ni ne soit appliquée de manière à porter atteinte à cette liberté. La mesure dans laquelle les garanties prévues au présent article s’appliqueront à la police sera déterminée par la législation ou la réglementation nationale. Le principe de l’application de ces garanties aux membres des forces armées et la mesure dans laquelle elles s’appliqueraient à cette catégorie de personnes sont également déterminés par la législation ou la réglementation nationale.»

21. La Charte social européenne révisée a été ratifiée par la Turquie. Elle est entrée en vigueur à l’égard de la Turquie le 1er août 2007. La Turquie n’a toutefois pas accepté l’article 5.

Au moment des faits, la Turquie était liée par la Charte sociale européenne, signée le 18 octobre 1961 et en vigueur pour la Turquie depuis le 24 décembre 1989. L’article 5 de cette Charte contenait une disposition quasi-identique à l’article 5 de la Charte révisée. Toutefois, la Turquie n’avait pas accepté l’article 5 de la Charte initiale non plus.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

22. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’association en raison du blâme qu’il a reçu pour sa participation à une manifestation. Il invoque une violation de l’article 5 de la Charte sociale européenne révisée et de l’article 11 de la Convention.

La Cour n’étant pas compétente pour contrôler la conformité d’un acte à un autre traité que la Convention et ses protocoles, elle examinera le grief du requérant tiré d’une atteinte à son droit à la liberté d’association uniquement sous l’angle de l’article 11 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

23. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

1. Incompatibilité ratione materiae

24. Invoquant l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, CEDH 2007‑II), le Gouvernement soutient que les litiges opposant l’administration aux agents publics ne relèvent pas de la Convention. Selon lui, la requête doit être rejetée pour incompatibilité ratione materiae.

25. Le requérant estime cette exception non fondée.

26. La Cour relève que la position adoptée par elle dans l’arrêt invoqué par le Gouvernement, qui concerne l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention, n’est pas pertinente au regard du grief tiré de l’article 11 de la Convention.

27. La Cour est toutefois amenée à se pencher sur l’exception du Gouvernement tirée d’une incompatibilité ratione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention du point de vue de l’article 11 § 2, seconde phrase, qui prévoit que l’article 11 « n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice (des droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association) par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État ».

28. Elle rappelle à ce propos que cette disposition du paragraphe 2 de l’article 11 implique nettement que l’État est tenu de respecter la liberté d’association de ses employés sauf à y apporter, le cas échéant, des restrictions légitimes s’il s’agit de membres de ses forces armées, de sa police ou de son administration (Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède, 6 février 1976, § 37, série A no 20, Schmidt et Dahlström c. Suède, 6 février 1976, § 33, série A no 21, et Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 96, CEDH 2008).

29. Elle rappelle également que les restrictions pouvant être imposées aux trois groupes de personnes cités par l’article 11 § 2 appellent une interprétation stricte et doivent dès lors se limiter à l’« exercice » des droits en question. Elles ne doivent pas porter atteinte à l’essence même du droit de s’organiser. En tout état de cause, il incombe à l’État concerné de démontrer le caractère légitime des restrictions éventuellement apportées au droit syndical de ces personnes. La Cour estime par ailleurs que les fonctionnaires municipaux, dont les activités ne relèvent pas de l’administration de l’État en tant que tel, ne peuvent en principe être assimilés à des « membres de l’administration de l’État » et voir limité sur cette base l’exercice de leur droit de s’organiser et de former des syndicats (Demir et Baykara, précité, § 97).

30. Dans la présente affaire, le Gouvernement n’explique nullement pour quelle raison le requérant, en tant qu’enseignant, serait soustrait du champ d’application de l’article 11 (voir, mutatis mutandis, Tüm Haber Sen et Çınar c. Turquie, no 28602/95, § 36, CEDH 2006‑II). Il ne démontre pas non plus en quoi la nature des fonctions exercées par le requérant, enseignant faisant partie de l’enseignement public, appelle à le considérer comme un membre de « l’administration de l’État » sujet aux « restrictions légitimes » conformes à l’article 11 § 2, seconde phrase (Demir et Baykara, précité, § 107).

31. Dès lors, le requérant peut légitimement invoquer l’article 11 de la Convention, et l’exception soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.

2. Non-épuisement des voies de recours internes

32. Le Gouvernement soulève également une exception d’irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il expose que le requérant a saisi la Cour alors que l’administration ne s’était pas encore prononcée sur l’opposition formée par lui (paragraphe 8 ci-dessus). Il soutient qu’ainsi le requérant a saisi la Cour avant que les instances nationales n’aient eu la possibilité de redresser une éventuelle violation de la Convention.

33. Le requérant conteste le bien-fondé de l’exception.

34. La Cour constate que le 28 mai 2007, le préfet compétent a rejeté l’opposition du requérant. Elle relève ensuite qu’il ressort de l’ancien article 129 de la Constitution ainsi que de l’article 135 de la loi n 657 qu’un blâme ne peut être soumis au contrôle juridictionnel. A la lumière des faits de la cause, elle constate que le requérant a donc épuisé les voies de recours internes disponibles. Partant, l’exception du Gouvernement manque en fait et doit être rejetée.

35. Le Gouvernement soulève encore une autre exception tirée également du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que le requérant n’a pas soulevé devant les autorités nationales, fût-ce en substance, les griefs qu’il porte devant la Cour.

36. Le requérant conteste le bien-fondé de l’exception.

37. La Cour relève que le requérant, dans son mémoire en défense du 12 avril 2007, a déclaré qu’il avait assisté au panel en question notamment en sa qualité de membre du syndicat Eğitim-Sen. Elle note qu’il a indiqué dans son mémoire que son statut de fonctionnaire et le droit en vigueur ne l’empêchaient pas de participer à une telle manifestation (paragraphe 10 ci-dessus). Partant, il convient de rejeter également cette exception.

3. Autres motifs d’irrecevabilité

38. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le bien-fondé

1. Sur l’existence d’une ingérence

39. Le requérant allègue que le blâme qui lui a été infligé pour avoir assisté au panel en cause s’analyse en une ingérence dans son droit à la liberté d’association.

40. Le Gouvernement allègue que le requérant a fait l’objet d’une sanction disciplinaire, non pas en raison de son affiliation à une organisation syndicale, mais parce qu’il a assisté à un panel organisé par un parti politique. Il n’y a donc pas eu de limitation du droit de s’affilier à un syndicat.

41. La Cour estime que les faits litigieux présentent des liens aussi bien avec la liberté de réunion qu’avec la liberté d’association, toutes deux garanties par l’article 11 de la Convention. Elle note, d’une part, que le requérant a été sanctionné pour avoir assisté à un panel organisé par un parti politique, donc pour avoir exercé son droit à la liberté de réunion. Elle note, d’autre part, que le requérant a assisté au panel en sa qualité de secrétaire de la section locale du syndicat Eğitim-Sen et que devant les instances disciplinaires il s’est prévalu explicitement de cette qualité pour se défendre contre l’accusation portée contre lui. Du point de vue du requérant, il s’agissait de l’exercice d’une activité syndicale. À l’instar du requérant, la Cour estime que la liberté d’association, plus spécifiquement la liberté syndicale, est en jeu et que la mesure litigieuse peut être considérée comme une ingérence dans son droit à la liberté d’association.

2. Sur la justification de l’ingérence

42. La Cour rappelle que pareille ingérence enfreint l’article 11 de la Convention, sauf si elle était « prévue par la loi », poursuivait un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cet article, et était « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

a. Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »

43. La Cour constate qu’il n’est pas contesté par les parties que le blâme était infligé au requérant en application de l’article 125, B-d) de la loi n 657 et qu’il était conforme à cette disposition. Elle note ainsi que la mesure disciplinaire litigieuse avait un fondement légal.

b. Sur la question de savoir si l’ingérence poursuivait un ou des buts légitimes

44. Le Gouvernement soutient que l’ingérence avait pour but le maintien de la sûreté publique, la défense de l’ordre, la prévention du crime et la protection des droits et libertés d’autrui. Le requérant ne se prononce pas sur ce point.

45. Tout en ayant des doutes au sujet de la légitimité des buts poursuivis par les mesures prises à l’égard du requérant, la Cour partira de l’hypothèse que l’ingérence visait le but légitime de défense de l’ordre.

c. Sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique »

i. Arguments des parties

46. Le Gouvernement soutient que la sanction disciplinaire infligée au requérant n’a pas modifié les droits acquis de celui-ci, à savoir son salaire, son avancement et ses indemnités, et que son statut prévoit que des sanctions disciplinaires peuvent lui être infligées. Par ailleurs, il considère que la sanction disciplinaire infligée au requérant ne constitue pas une limitation ou un empêchement à son droit d’adhérer à un syndicat ou d’exercer son droit à la liberté d’association. Il ajoute que le requérant a pu continuer à exercer ses activités syndicales.

47. De plus, le Gouvernement soutient que, en sa qualité de fonctionnaire, le requérant est soumis à un régime statutaire et réglementaire, conformément à la loi n 657, et qu’il est à ce titre tenu à une obligation de réserve. Il ajoute qu’en sa qualité de fonctionnaire, le requérant a des devoirs et des responsabilités envers l’administration, et qu’il est entré dans l’administration en connaissance de cause. Il précise que de la nature du système de discipline de l’administration découle la possibilité d’apporter des limitations à certains droits et libertés des fonctionnaires, ces limitations ne pouvant pas nécessairement être imposées aux personnes qui ne sont pas fonctionnaires. Il conclut que la sanction infligée au requérant peut passer pour répondre à un besoin social impérieux, et qu’elle ne peut pas être considérée comme étant disproportionnée.

48. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement. Il estime qu’il a reçu un blâme pour avoir assisté au panel litigieux en sa qualité de membre d’un syndicat et non pas en raison de son statut de fonctionnaire.

ii. Appréciation de la Cour

49. La Cour rappelle que l’article 11 § 1 de la Convention présente la liberté syndicale comme une forme ou un aspect particulier de la liberté d’association (Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, § 38, série A no 19, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives, précité, § 39, Schmidt et Dahlström, précité, § 34, et Demir et Baykara, précité, § 109). Les termes « pour la défense de ses intérêts » figurant dans cette disposition ne sont pas redondants, et la Convention protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement (Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-Uni, nos 30668/96, 30671/96 et 30678/96, § 42, CEDH 2002‑V, et Danilenkov et autres c. Russie, no 67336/01, § 121, CEDH 2009 (extraits)).

50. De plus, la Cour rappelle que l’article 11 de la Convention garantit aux membres d’un syndicat, en vue de la défense de leurs intérêts, le droit à ce que leur syndicat soit entendu, mais qu’il ne leur garantit pas un traitement précis de la part de l’État. Ce qu’exige la Convention, c’est que la législation permette aux syndicats, selon des modalités conformes à cet article, de lutter pour la défense des intérêts de leurs membres (Demir et Baykara, précité, § 141, et Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 134, CEDH 2013 (extraits)).

51. La Cour note que, dans la présente affaire, le requérant s’est vu infliger un blâme, à titre de sanction disciplinaire, pour avoir assisté à un panel organisé par un parti politique auquel il avait été invité en sa qualité de dirigeant local du syndicat Eğitim-Sen (paragraphe 11 ci-dessus).

52. La Cour rappelle avoir admis qu’il peut être légitime pour un état de soumettre les membres de la fonction publique, en raison de leur statut, à une obligation de réserve (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, §§ 51 et 53, série A no 323). Eu égard aux traditions nationales en matière d’administration publique, ils peuvent également exiger de leurs fonctionnaires, ou de certaines catégories de fonctionnaires, une neutralité politique (Ahmed et autres c. Royaume-Uni, 2 septembre 1998, §§ 53-54 et 62-63, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI, et Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, §§ 41 et 43, CEDH 1999‑III). Toutefois, de telles restrictions doivent répondre à un besoin social impérieux et ne sauraient être disproportionnées aux objectifs légitimes poursuivis (Vogt, précité, § 53, Ahmed et autres, précité, § 61, et Rekvényi, précité, § 43).

53. Dans la présente espèce, la Cour doit examiner les incidences de la sanction disciplinaire infligée au requérant sur son droit à mener des activités syndicales au regard de l’article 11 de la Convention (Metin Turan c. Turquie, no 20868/02, § 28, 14 novembre 2006). Elle doit donc examiner si cette sanction répondait à un besoin social impérieux et si, eu égard à ses effets, elle était proportionnée au but légitime poursuivi.

54. La Cour rappelle tout d’abord que le requérant a été invité à participer à un panel organisé par un parti politique en sa qualité de dirigeant local d’un syndicat. À la lumière des documents et des observations présentés par les parties, elle constate qu’au cours de cette manifestation, le requérant écouta les interventions sans exprimer lui-même ou manifester par ses comportements aucune opinion politique. Elle note qu’en tout état de cause le Gouvernement n’a fourni aucun élément de preuve démontrant le contraire. Elle rappelle ensuite qu’au cours de la procédure disciplinaire le requérant a explicitement invoqué sa qualité de dirigeant syndical et a déclaré qu’il avait assisté au panel non pas comme fonctionnaire, mais comme citoyen et dirigeant syndical. Ce moyen de défense n’a pas été accueilli. Le requérant a été sanctionné sans que les autorités disciplinaires n’aient prêté la moindre attention à la qualité dans laquelle il avait assisté au panel.

55. La Cour rappelle enfin qu’un individu ne jouit pas de la liberté d’association si les possibilités de choix ou d’action qui lui restent se révèlent inexistantes ou réduites au point de n’offrir aucune utilité (voir, mutatis mutandis, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 114, CEDH 1999‑III). Or, en l’espèce, elle relève que la sanction disciplinaire incriminée, si minime qu’elle ait été, était de nature à dissuader le requérant et les autres membres de syndicats de participer légitimement à des manifestations pacifiques pour y défendre les intérêts de leurs affiliés (voir, mutatis mutandis, Karaçay c. Turquie, no 6615/03, § 37, 27 mars 2007, Kaya et Seyhan c. Turquie, no 30946/04, § 30, 15 septembre 2009, et Şişman et autres c. Turquie, no 1305/05, § 34, 27 septembre 2011). La circonstance que l’activité en cause, à savoir l’assistance à un panel organisé par un parti politique, n’avait pas un lien direct avec l’activité principale du syndicat, n’empêche pas, eu égard aux circonstances dans lesquelles le processus disciplinaire s’est déroulé, que la sanction infligée ait un effet dissuasif pour des activités syndicales ultérieures.

56. Partant, la Cour conclut que le blâme infligé au requérant ne répondait pas à un besoin social impérieux, constituait une atteinte disproportionnée à la jouissance effective de son droit à la liberté d’association, et n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique ».

57. Il y a donc eu violation de l’article 11 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

58. Le requérant se plaint de l’absence de voie de recours interne pour contester le blâme qu’il a reçu. Il invoque l’article 13 de la Convention ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

59. Le requérant allègue que, selon le droit en vigueur à l’époque, il ne pouvait pas contester le blâme devant une juridiction. Il informe la Cour que le droit national a été modifié entretemps.

60. Le Gouvernement indique que le requérant a reçu un blâme sur le fondement de l’article 125, B de la loi n 657. Il ajoute que, selon l’article 135 de la loi n 657, tout fonctionnaire pouvait faire opposition contre un blâme auprès de son supérieur hiérarchique ou bien, s’il n’existait pas de supérieur hiérarchique, de l’organe de discipline compétent. Il admet que les décisions rendues après opposition par ces derniers étaient définitives. Il précise en outre que, conformément à l’article 129 de la Constitution tel qu’en vigueur à l’époque des faits, un blâme ne pouvait être soumis au contrôle juridictionnel.

A. Sur la recevabilité

61. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le bien-fondé

62. La Cour prend note des renseignements fournis par le requérant, selon lesquels la législation turque a été amendée de manière à répondre aux exigences de la Convention. Elle précise toutefois que sa tâche se limite à l’appréciation des circonstances propres à l’espèce ; elle ne saurait donc être appelée à conclure qu’une affaire ne présente plus un intérêt juridique valable pour un requérant au motif que des développements seraient survenus depuis l’époque pertinente (Karakaya c. Turquie, no 11424/03, § 18, 24 janvier 2008, et la jurisprudence citée dans cet arrêt).

63. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils y sont consacrés. Certes, l’« instance » dont parle cette disposition ne doit pas nécessairement être une instance de nature juridictionnelle. Cependant, ses pouvoirs et les garanties procédurales qu’elle présente entrent en ligne de compte pour déterminer si le recours est effectif. S’agissant des instances non juridictionnelles, la Cour s’attache à en vérifier l’indépendance, ainsi que les garanties de procédure offertes aux requérants (De Souza Ribeiro c. France [GC], no 22689/07, §§ 78-79, CEDH 2012).

64. En l’espèce, le seul recours ouvert contre la sanction disciplinaire du blâme était un recours administratif devant le supérieur hiérarchique. La Cour rappelle avoir déjà examiné un grief identique à celui formulé dans la présente affaire et avoir conclu à la violation de l’article 13 de la Convention, compte tenu du fait qu’un fonctionnaire ayant reçu une sanction telle qu’un blâme se trouvait privé de toute garantie lui permettant d’éviter d’éventuels abus ou de simplement faire contrôler la légalité d’une telle mesure disciplinaire (Karaçay, précité, § 44, et Kaya et Seyhan, précité, § 41).

65. Après examen, la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente dans la présente affaire.

66. Partant, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention en l’espèce.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

67. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

68. Le requérant réclame 2 220 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.

69. Le Gouvernement conteste cette prétention et soutient que, le cas échéant, un constat de violation de la Convention serait suffisant.

70. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 1 500 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

71. Le requérant demande également 6 260 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Sa demande est ventilée comme suit :

– 5 910 EUR pour les frais de représentation devant la Cour, référence étant faite aux tarifs du barreau d’Ankara auxquels se réfère la convention d’honoraires d’avocat signée le 7 août 2007 entre le requérant et son avocat devant la Cour, Me U.E. ;

– 40 EUR pour des frais de traduction, sur présentation d’une facture datée du 22 mars 2011 établie au nom du syndicat Eğitim-Sen ;

– 315 EUR pour des frais de traduction, sur présentation d’une facture datée du 6 mai 2011 établie au nom du syndicat Eğitim-Sen.

72. Le Gouvernement conteste ces prétentions. Il considère que la somme demandée est excessive au motif que la présente requête ne présente aucune difficulté particulière.

73. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour constate que le requérant a présenté une convention d’honoraire signée avec son avocat qui se réfère aux tarifs du barreau d’Ankara. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 000 EUR au titre des frais de représentation, et l’accorde au requérant. Quant aux frais de traduction, elle note que les factures présentées sont établies au nom du syndicat et non pas au nom du requérant. Il convient donc de rejeter la demande du requérant au titre des frais de traduction.

C. Intérêts moratoires

74. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 mars 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stanley NaismithGuido Raimondi
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (ancienne deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-153023
Date de la décision : 24/03/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté d'association);Violation de l'article 13 - Droit à un recours effectif (Article 13 - Recours effectif)

Parties
Demandeurs : İSMAİL SEZER
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : SES, U. E.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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