LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, a rendu l'arrêt suivant :
CIV. 1
MY1
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 26 février 2025
Cassation partielle
Mme Champalaune, président
Arrêt n° 132 F-B+R
Pourvoi n° G 23-22.386
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
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AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE, DU 26 FÉVRIER 2025
M. [U] [S], domicilié [Adresse 1] (Maroc), a formé le pourvoi n° G 23-22.386 contre l'arrêt rendu le 25 octobre 2023 par la cour d'appel de Paris (pôle 2, chambre 7), dans le litige l'opposant à la sociétéTwitter International Unlimited Company, dont le siège est [Adresse 2] - (Irlande), défenderesse à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, plusieurs moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de M. Chevalier, conseiller, les observations de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de M. [S], de la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat de la société Twitter International Unlimited Company, et l'avis de M. Aparisi, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 7 janvier 2025 où étaient présents Mme Champalaune, président, M. Chevalier, conseiller rapporteur, Mme Duval-Arnould, conseiller doyen, et Mme Ben Belkacem, greffier de chambre,
la première chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt ;
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 25 octobre 2023) et les pièces de la procédure, M. [Y], n'ayant pas obtenu l'emploi dans la fonction publique marocaine auquel il estimait avoir droit en raison de son titre de champion du monde de boxe et en imputant la responsabilité à M. [S], directeur du secrétariat particulier du roi du Maroc, a été condamné par jugement du 5 octobre 2016, confirmé par arrêt du 30 octobre 2019, et par jugement du 5 juillet 2017, devenu définitif, des chefs de diffamation publique à l'égard de M. [S].
2. Le 20 janvier 2022, M. [S], ayant constaté, sur la page Twitter « [N] [Y] » (@[N][Y]), dans la « biographie » de celui-ci accessible à l'adresse « URL https://twitter.com/[N][Y] », la mise en ligne des propos suivants : « Français d'origine marocaine, Champion du Monde de Boxe Thaï, menacé de mort par le secrétaire du roi [U] [S], enlevé et torturé par [L] [B] », a notifié à la société Twitter International Unlimited Company (TIUC) une demande de retrait de cette publication au visa de l'article 6-I.5 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN).
3. La société TIUC n'ayant pas procédé à ce retrait, M. [S] l'a assignée en retrait des propos diffamatoires mis en ligne, suppression pour une durée de trente ans de toute publication contenant un message identique, communication des informations relatives à l'éditeur du compte « [N] [Y] » et paiement de dommages et intérêts.
Examen des moyens
Sur le second moyen
4. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le premier moyen, pris en sa troisième branche
Enoncé du moyen
5. M. [S] fait grief à l'arrêt de rejeter ses demandes, alors « que la Cour de justice de l'Union européenne interprète la directive 2000/31/CE sur le commerce électronique comme permettant aux juridictions des Etats membres d'enjoindre les hébergeurs de sites internet de supprimer des informations stockées dont le contenu est identique ou équivalent à celui d'une information déclarée illicite précédemment ou de bloquer celle-ci (CJUE, 3 octobre 2019, C-18/18, Glawischnig-Pieszek c/Facebook Ireland Limited) ; il en résulte que les personnes lésées par la communication au public en ligne de propos identiques ou équivalents à des propos déjà déclarés judiciairement illicites sont fondées, dans le cadre de la procédure instituée par l'article 6. I. 8 de la LCEN, à obtenir des mesures visant à leur retrait par l'hébergeur et à prévenir leur réapparition ; en l'espèce, il résulte des motifs du jugement confirmé que M. [S] a déjà agi à l'encontre de M. [Y] pour diffamation publique sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881 pour des imputations de menaces de mort identiques à celles dont le retrait est sollicité et que ces procédures ont abouti, aux termes d'un jugement du tribunal de grande instance de Paris du 5 octobre 2016 confirmé par un arrêt de la cour d'appel de Paris du 30 octobre 2019 et d'un jugement définitif du tribunal correctionnel de Paris du 5 juillet 2017, à la condamnation de M. [Y] pour diffamation publique sans qu'il n'ait pu bénéficier, au regard de l'insuffisance de la base factuelle produite, de l'excuse de bonne foi ; qu'en s'abstenant de rechercher si les demandes de retrait sollicitées par M. [S] n'étaient pas justifiées par les trois condamnations pour diffamation publique déjà prononcées à l'encontre de M. [Y] pour des propos identiques à ceux mis en ligne sur la plate-forme Twitter, la cour d'appel a privé son arrêt de base légale au regard de l'article 6. I. 8 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, dans sa rédaction issue de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021, telle qu'interprétée à la lumière de la directive 2000/31/CE sur le commerce électronique et de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales ».
Réponse de la Cour
Vu l'article 6-I, 7 et 8 de la LCEN, dans sa rédaction issue de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 :
6. Selon ce texte, transposant les articles 15 et 18 de la directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil, du 8 juin 2000, relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur, les personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le stockage de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toute nature fournis par des destinataires de ces services ne sont pas soumises à une obligation générale de surveiller les informations qu'elles transmettent ou stockent, ni à une obligation générale de rechercher des faits ou des circonstances révélant des activités illicites. Cependant, le président du tribunal judiciaire, statuant selon la procédure accélérée au fond, peut leur prescrire toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne.
7. La Cour de justice de l'Union européenne a jugé que si, conformément à l'article 15, § 1, de cette directive, les prestataires d'un service de stockage d'informations fournies par un destinataire de ce service ne peuvent pas se voir imposer une obligation générale de surveillance des informations qu'ils stockent, cette disposition ne s'oppose pas à ce qu'une juridiction d'un État membre puisse enjoindre à un tel prestataire de supprimer les informations dont le contenu est identique à celui d'une information déclarée illicite précédemment ou de bloquer l'accès à celles-ci, quel que soit l'auteur de la demande de stockage de ces informations. Elle ne s'oppose pas non plus à ce qu'il lui soit enjoint de supprimer les informations qu'il stocke et dont le contenu est équivalent à celui d'une information déclarée illicite précédemment ou de bloquer l'accès à celles-ci, pour autant que la surveillance et la recherche des informations concernées par une telle injonction sont limitées à des informations véhiculant un message dont le contenu demeure, en substance, inchangé par rapport à celui ayant donné lieu au constat d'illicéité et comportant les éléments spécifiés dans l'injonction et que les différences dans la formulation de ce contenu équivalent par rapport à celle caractérisant l'information déclarée illicite précédemment ne sont pas de nature à contraindre l'hébergeur à procéder à une appréciation autonome de ce contenu (CJUE, 3 octobre 2019, Glawischnig-Piesczek, C-18/18).
8. Le droit fondamental à la liberté d'expression, garanti aux paragraphes 1 de l'article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, peut, conformément au paragraphe 2 de cet article 10, auquel renvoie l'article 52, paragraphe 3, de la Charte, faire l'objet de restrictions à condition qu'elles soient prévues par la loi et qu'elles s'avèrent nécessaires à la défense d'un intérêt légitime tel que la protection de la réputation ou des droits d'autrui.
9. La diffamation constitue une infraction pénale définie à l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse comme toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé, de sorte que des informations comportant un tel contenu sont illicites.
10. Pour rejeter les demandes de retrait et de blocage de M. [S], l'arrêt retient, par motifs adoptés, que le délit de diffamation n'étant pas constitué lorsque la preuve de la vérité est rapportée ou lorsque l'excuse de bonne foi est reconnue à son auteur et que, l'action engagée en application des dispositions de l'article 6-I.8 opposant la personne qui s'estime diffamée non à la personne qui l'aurait diffamée mais à l'hébergeur du contenu critiqué, aucun débat contradictoire n'est rendu possible pour évaluer la réalité de l'atteinte.
11. En se déterminant ainsi, sans rechercher si les demandes de retrait et de blocage n'étaient pas justifiées par les condamnations pour diffamation publique déjà prononcées à l'encontre de M. [Y] pour des propos identiques à ceux mis en ligne sur la plate-forme Twitter, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il rejette les demandes de retrait et de blocage et en ce qu'il statue sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile, l'arrêt rendu le 25 octobre 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet sur ces points l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée ;
Condamne la société Twitter International Unlimited Company aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Twitter International Unlimited Company et la condamne à payer à M. [S] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, première chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-six février deux mille vingt-cinq.