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20/10/2015 | CEDH | N°001-158283

CEDH | CEDH, AFFAIRE PENTIKÄINEN c. FINLANDE, 2015, 001-158283


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE PENTIKÄINEN c. FINLANDE

(Requête no 11882/10)

ARRÊT

STRASBOURG

20 octobre 2015

Cet arrêt est définitif.




En l’affaire Pentikäinen c. Finlande,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Guido Raimondi,
Mark Villiger,
Boštjan M. Zupančič,
Khanlar Hajiyev,
Päivi Hirvelä,
Kristina Pardalos,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
André Potocki,
Paul Le

mmens,
Aleš Pejchal,
Johannes Silvis,
Dmitry Dedov,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Iulia Motoc, juges,
et de Lawrence Early, jurisconsulte,

Après e...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE PENTIKÄINEN c. FINLANDE

(Requête no 11882/10)

ARRÊT

STRASBOURG

20 octobre 2015

Cet arrêt est définitif.

En l’affaire Pentikäinen c. Finlande,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, président,
Guido Raimondi,
Mark Villiger,
Boštjan M. Zupančič,
Khanlar Hajiyev,
Päivi Hirvelä,
Kristina Pardalos,
Angelika Nußberger,
Linos-Alexandre Sicilianos,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Aleš Pejchal,
Johannes Silvis,
Dmitry Dedov,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Iulia Motoc, juges,
et de Lawrence Early, jurisconsulte,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 décembre 2014 et le 3 septembre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 11882/10) dirigée contre la République de Finlande et dont un ressortissant de cet État, M. Markus Veikko Pentikäinen (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 février 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Devant la Cour, le requérant a été représenté par Me J. Salokangas, avocat à Helsinki. Le gouvernement finlandais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. A. Kosonen, du ministère des Affaires étrangères.

3. Dans sa requête, le requérant se disait victime d’une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention, alléguant que la police lui avait enjoint de quitter les lieux où se déroulait une manifestation, qu’il avait été maintenu en garde à vue pendant dix-sept heures et demie sans pouvoir communiquer les informations dont il disposait et qu’il avait été soupçonné, accusé et déclaré coupable d’une infraction, ce qui d’après lui avait eu un « effet dissuasif » sur l’exercice de ses droits et de ses activités professionnelles.

4. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 4 février 2014, une chambre de cette section composée de Ineta Ziemele, présidente, Päivi Hirvelä, George Nicolaou, Ledi Bianku, Vincent A. De Gaetano, Paul Mahoney, Faris Vehabović, juges, ainsi que de Françoise Elens-Passos, greffière de section, a rendu son arrêt. Elle y concluait, à l’unanimité, à la recevabilité de la requête et, à cinq voix contre deux, à la non-violation de l’article 10 de la Convention. À l’arrêt se trouvait joint l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges Nicolaou et De Gaetano. Le 30 avril 2014, le requérant a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 2 juin 2014, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Lors des dernières délibérations, Mark Villiger a continué de siéger après l’expiration de son mandat, et Isabelle Berro a été remplacée par Paul Lemmens, juge suppléant (article 23 § 3 de la Convention et article 24 § 4 du règlement). Josep Casadevall et Elisabeth Steiner, qui n’ont pu prendre part aux dernières délibérations, ont été remplacés par Khanlar Hajiyev et Angelika Nußberger, juges suppléants.

6. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

7. Le 15 décembre 2014, la Grande Chambre a visionné des enregistrements vidéo communiqués par les parties sur support DVD.

8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 17 décembre 2014 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.A. Kosonen, directeur, ministère des Affaires
étrangères,agent,
MmesS. Heikinheimo, directrice de la police, ministère
de l’Intérieur,
T. Majuri, conseillère principale, ministère de
la Justice,
M. Spolander, conseillère juridique, ministère
des Affaires étrangères,
M.P. Kotiaho, conseiller juridique, ministère
des Affaires étrangères,conseillers ;

– pour le requérant
MeJ. Salokangas,
M.V. Matilainen,conseils.

Le requérant était également présent.

La Cour a entendu M. Kosonen, Me Salokangas et M. Matilainen en leurs déclarations et en leurs réponses, ainsi que Mme Majuri et M. Pentikäinen en leurs réponses aux questions posées par les juges Hirvelä, Potocki, Silvis, Motoc, Sicilianos, Spano, Kūris et Dedov.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. Le requérant est né en 1980 et réside à Helsinki.

10. Il exerce la profession de journaliste photographe pour le compte de l’hebdomadaire Suomen Kuvalehti. Le 9 septembre 2006, son employeur le chargea de prendre des clichés d’une manifestation organisée le même jour en guise de protestation contre une réunion Asie-Europe (ASEM) qui se tenait à Helsinki. Cette manifestation, qui présentait une ampleur exceptionnelle pour la Finlande, était suivie de près par tous les médias. Le requérant avait pour mission de réaliser un reportage détaillé sur la manifestation, qui devait être publié dans la version papier de l’hebdomadaire et mis en ligne immédiatement après la fin de l’événement.

11. La description des circonstances de l’affaire exposée ci-après est fondée sur les observations des parties, notamment sur les enregistrements vidéo de la manifestation « à bas l’ASEM » fournis sur support DVD (paragraphe 7 ci-dessus), et sur le jugement du tribunal de district d’Helsinki (paragraphe 37 ci-dessous).

A. La manifestation « à bas l’ASEM »

12. Le 30 août 2006, avant la tenue de la manifestation « à bas l’ASEM », les services de renseignements finlandais avaient procédé à une évaluation des risques liés à cet événement. Ils avaient prévenu la police d’Helsinki que la manifestation serait hostile et qu’elle ne serait pas porteuse d’un message politique précis. À ce moment-là, en dépit des efforts déployés, la police d’Helsinki n’avait pas réussi à entrer en contact avec les organisateurs de la manifestation. Elle se fonda notamment sur ces considérations pour la mise en place du dispositif ultérieur.

13. Deux manifestations qui s’étaient déroulées à Helsinki plus tôt la même année et qui avaient dégénéré en violences avaient également donné lieu à une évaluation des risques. Au cours de la première, la manifestation EuroMayDay organisée le 30 avril 2006, un défilé rassemblant quelque 1 500 personnes avait tourné à l’émeute, avec jets de projectiles et dégradation de biens. À la suite de cet événement, le tribunal de district avait reconnu huit personnes coupables d’émeute et de rébellion envers la police et les avait condamnées à des peines d’emprisonnement avec sursis. Des incidents similaires avaient eu lieu le 24 août 2006 au cours de la Nuit des arts d’Helsinki, qui avaient occasionné des dégradations de biens et des violences et avaient abouti à la détention de cinquante-six personnes.

14. La police avait été informée le 8 septembre 2006 par la « Coalition Dongzhou » de la tenue de la manifestation « à bas l’ASEM ». D’après le rapport de l’Ombudsman parlementaire adjoint (paragraphe 34 ci-dessous), la police ne disposait d’aucun renseignement sur le groupe en question, si bien qu’elle ne savait pas au juste qui était l’organisateur de la manifestation. Selon des informations émanant de sources publiques, ladite « coalition » était un groupe informel ouvert à quiconque adhérait à l’idée défendue par la manifestation « à bas l’ASEM » et s’engageait à ne pas apporter d’emblèmes de parti politique sur le site où celle-ci devait se tenir.

15. Les manifestants avaient annoncé qu’ils défileraient le 9 septembre 2006 de 17 h 45 à 21 heures depuis le Kiasma (le musée d’art contemporain d’Helsinki) – un secteur où la circulation est dense – jusqu’au Centre des expositions et des congrès d’Helsinki, distant de 4,9 km, où le sommet de l’ASEM devait se tenir. Le cortège devait emprunter le parcours suivant : Mannerheimintie – Kaivokatu – Siltasaarenkatu – Agricolankatu – Kaarlenkatu – Helsinginkatu – Läntinen Brahenkatu – Sturenkatu – Aleksis Kivenkatu – Ratapihantie – Asemapäällikönkatu – Ratamestarinkatu – Rautatieläistenkatu, pour arriver au parc qui jouxte le vélodrome, situé à proximité du lieu où se tenait le sommet de l’ASEM. Les manifestants entendaient protester contre la tenue de ce sommet, en mettant notamment l’accent sur des problèmes liés aux droits de l’homme. Les affiches appelant à la manifestation invitaient les personnes intéressées à s’y rendre habillées en noir. Elles comportaient une illustration qui représentait un manifestant lançant un cocktail Molotov, et elles incitaient les participants potentiels à « causer un peu de désordre dans les rues d’Helsinki » (tuoda edes hieman sekasortoa myös Helsingin kaduille, att få även en liten bit av kaos också på gatorna i Helsingfors).

16. Le Gouvernement explique que la police avait réussi à joindre par téléphone l’un des organisateurs de la manifestation désigné comme personne de contact. Il indique toutefois que cette personne, qui agissait au nom des organisateurs, avait refusé d’aborder certaines questions, notamment celle des conditions dans lesquelles les manifestants pourraient défiler depuis le site de la manifestation jusqu’au voisinage du centre des expositions où le sommet de l’ASEM devait se tenir. Il ajoute que les forces de l’ordre s’étaient aussi heurtées à un refus lorsqu’elles avaient essayé de prendre contact avec les organisateurs sur les lieux mêmes de la manifestation.

17. Le Gouvernement affirme que la police avait réservé aux représentants des médias pour qu’ils puissent couvrir l’événement une zone séparée, située place Paasikivi, face au Kiasma, de l’autre côté de l’avenue Mannerheimintie. Il ajoute que, conformément à la pratique habituelle, la police avait averti les principaux médias finlandais de la tenue de la manifestation « à bas l’ASEM » et qu’elle leur avait fourni les coordonnées de l’unité de la police du district d’Helsinki chargée des relations publiques, laquelle était prête à répondre à toute question des représentants des médias au sujet de l’événement et à les informer qu’une zone avait été mise à leur disposition. Il indique en outre que cette unité avait affecté un officier supérieur à cette zone pour répondre aux questions des médias et leur accorder des interviews sur les événements de la journée.

18. La manifestation devait commencer à 18 heures le 9 septembre 2006. Quelque 500 passants, un noyau d’une cinquantaine de manifestants et près de cinquante journalistes se rassemblèrent au point de départ du défilé. La police avait mis en place un dispositif de sécurité constitué de 480 policiers et gardes-frontières. Ce dispositif était d’une ampleur exceptionnelle pour la Finlande.

19. Dès le début de la manifestation, des bouteilles, des pierres et des pots de peinture furent jetés sur le public et sur les policiers, lesquels furent agressés à coups de pied et de poing par des manifestants. Vers 18 h 5 semble-t-il, la police encercla le secteur de la manifestation. À ce moment-là, il était encore possible de franchir librement le cordon policier. La police adressa aux manifestants plusieurs avertissements par mégaphone, leur signalant qu’ils pouvaient manifester pacifiquement sur place, mais qu’il leur était interdit de défiler.

20. À 18 h 30, constatant que les violences s’intensifiaient, la police estima que la manifestation tournait à l’émeute. Pour la contenir, elle boucla le périmètre de 18 h 30 à 19 h 17 par un cordon policier que la foule tenta de franchir. Toutefois, durant ce laps de temps, elle laissa passer les familles avec enfants et les représentants des médias. Des bouteilles et d’autres projectiles furent lancés en direction du passage par lequel des personnes quittaient les lieux.

21. La police annonça par mégaphone qu’elle mettait fin à la manifestation et enjoignit à la foule de se disperser. Après que cette annonce eut été réitérée à plusieurs reprises, des centaines de personnes décidèrent de quitter les lieux en empruntant les passages ménagés par la police. Il leur fut alors demandé de présenter leurs papiers d’identité et leurs effets personnels furent contrôlés.

22. Le requérant indique que le cordon policier était extrêmement dense, qu’il se composait de plusieurs rangées, qu’il était pratiquement impossible de voir ce qui se passait à l’intérieur du cordon depuis l’extérieur de celui-ci et que ce manque de visibilité était aggravé par la présence de fourgonnettes de police et de fourgons cellulaires. Il affirme qu’à 19 h 15 la police commença à établir un second cordon, plus étendu, et à boucler l’ensemble du centre-ville, et qu’après cette opération il devint impossible de voir le secteur du Kiasma depuis les rues adjacentes.

23. La police eut recours à la force pour appréhender plusieurs manifestants à l’intérieur de la zone délimitée par le cordon. Pour procéder à ces interpellations, elle employa une méthode consistant notamment à ouvrir le cordon policier pour laisser agir les agents chargés des interpellations, puis à le refermer dès que la personne visée se trouve sous leur contrôle.

24. La police somma à plusieurs reprises la foule de se disperser. Le requérant affirme avoir entendu pour la première fois à 20 h 30 l’ordre d’évacuation des lieux lancé par la police. Il indique avoir téléphoné à son employeur pour s’entretenir avec lui de la question de savoir s’il devait ou non quitter les lieux, et ajoute que cette conversation fut l’un des éléments qui le convainquit de la nécessité de sa présence à l’intérieur du cordon.

25. Le requérant soutient qu’il s’était placé entre la police et les manifestants vers la fin de la manifestation, alors que la police continuait à ordonner à la foule de se disperser en l’avertissant que quiconque refuserait d’obtempérer à cet ordre serait appréhendé. Il avance que, vers 21 heures, un agent lui avait dit qu’il lui laissait une dernière chance de quitter les lieux. Il lui aurait répondu qu’il était en reportage pour Suomen Kuvalehti et qu’il devait couvrir l’événement jusqu’à son terme, à la suite de quoi l’agent en question se serait désintéressé de lui. Il aurait alors cru que les policiers ne l’empêcheraient pas de travailler après les explications qu’il leur avait données.

26. À 21 heures, quelque 500 personnes avaient quitté les lieux en empruntant les points de contrôle mis en place par la police. Le requérant indique qu’une vingtaine de manifestants étroitement encerclés par la police étaient toujours assis par terre dans la première zone délimitée par le cordon, serrés les uns contre les autres et se tenant par les bras. Il avance qu’à ce moment-là le calme était déjà revenu depuis une heure à l’intérieur du cordon et que, quelque temps après, la police dispersa la foule des manifestants et appréhenda les contestataires.

27. Le requérant dit que, avant d’être interpellé, il avait entendu un policier crier « Attrapez le photographe ! » et que, au moment de son interpellation, il se trouvait près d’un ancien député et prenait des photos. Il affirme avoir expliqué qu’il était journaliste au policier qui l’avait appréhendé, ce que ce dernier aurait confirmé par la suite. Au cours de l’enquête préliminaire, ce policier déclara que le requérant n’avait pas opposé de résistance à son interpellation, qu’il avait demandé à passer un appel téléphonique et qu’il y avait été autorisé. Le requérant indique qu’il avait téléphoné à l’un de ses collègues de l’hebdomadaire, lui expliquant que la police l’avait arrêté, qu’il ignorait ce qui allait se passer ensuite, mais qu’il pensait être remis en liberté assez vite. Il ajoute avoir dit au policier qui l’avait arrêté qu’il avait des appareils photos dans son sac, et que ce dernier en avait tenu compte en l’autorisant à y ranger son matériel photographique. Il assure avoir présenté sa carte de presse à ce policier après que celui-ci lui eut demandé de décliner son identité. Un autre agent de police qui avait assisté à l’interpellation du requérant déclara, dans le cadre de l’enquête préliminaire, que celui-ci n’avait pas opposé de résistance à son interpellation, mais qu’il ne l’avait pas entendu dire qu’il était journaliste. Le policier qui avait arrêté le requérant indiqua avoir rédigé le procès-verbal d’interpellation et y avoir consigné les motifs de l’interpellation de l’intéressé, ainsi que les renseignements d’identité du requérant. Il ressort du procès-verbal de l’enquête préliminaire que le requérant avait été interpellé pour atteinte à l’autorité de la police.

28. Le requérant fut conduit dans un fourgon cellulaire. Il affirme avoir expliqué de nouveau à la police, alors qu’il se trouvait dans le fourgon, qu’il était photographe pour un magazine. Il fut emmené au commissariat, où il demanda à s’entretenir avec le chef de la police. Il assure avoir expliqué derechef qu’il était journaliste, mais ses demandes auraient été ignorées. Il indique qu’il avait d’abord « brandi » sa carte de presse, puis qu’il avait commencé à la porter de manière visible sur le torse. Il allègue que l’agent du commissariat préposé à l’accueil avait dû lui retirer cette carte, qu’il portait autour du cou, et qu’il ne pouvait donc ignorer qu’il était journaliste. Il ajoute qu’il avait crié aux agents qui passaient devant la cellule où il était gardé à vue qu’ils avaient arrêté un journaliste, mais qu’ils ne lui avaient prêté aucune attention.

29. Le requérant se plaint de s’être vu confisquer son matériel photographique et ses cartes mémoire. Pour sa part, le Gouvernement soutient que, dès que les policiers eurent découvert que le requérant travaillait pour la presse, son appareil photo, ses cartes mémoire, ainsi que ses autres équipements furent traités comme des sources journalistiques et ne furent pas confisqués. Il avance également que l’intéressé fut autorisé à conserver ses clichés et qu’aucune restriction quant à l’usage qui pouvait en être fait ne lui fut imposée à quelque moment que ce fût par une quelconque autorité. Il ressort du rapport de l’Ombudsman parlementaire adjoint (paragraphe 34 ci-dessous) que la police a contrôlé le contenu des téléphones mobiles des personnes gardées à vue. Toutefois, on ne sait pas au juste si le téléphone et les cartes mémoire du requérant ont été examinés.

30. Le requérant fut maintenu en garde à vue du 9 septembre à 21 h 26 au 10 septembre à 15 h 5, soit pendant dix-sept heures et demie. Il fut interrogé par la police le 10 septembre de 13 h 32 à 13 h 57.

31. Le rédacteur en chef de l’hebdomadaire pour lequel le requérant travaillait apprit apparemment que celui-ci avait été appréhendé et qu’il se trouvait en garde à vue. Il semble qu’il ait téléphoné au poste de police, mais qu’il n’ait obtenu aucune information au sujet de l’arrestation de l’intéressé. Le requérant allègue que ce n’est que lorsque le rédacteur en chef prit contact, le lendemain, avec un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur (dont le nom ne figure pas dans les observations du requérant) que des dispositions furent prises en vue de sa libération.

32. La police arrêta cent vingt-huit personnes au total à la manifestation. Elle relâcha les mineurs (soit seize personnes) quelques heures après leur interpellation. La majorité des personnes appréhendées furent libérées le 11 septembre 2006. Le requérant fut la septième personne détenue à être interrogée et la sixième à être relâchée après les mineurs. Le dernier suspect fut remis en liberté le 12 septembre à 11 h 7.

B. Événements ultérieurs

33. Les médias nationaux et internationaux relatèrent largement la manifestation et les mesures prises par la police, et une vaste enquête fut menée par l’Ombudsman parlementaire adjoint en 2006 et 2007. Toutefois, en raison des règles de procédure applicables, l’Ombudsman parlementaire adjoint ne put examiner l’affaire du requérant, car celui-ci se trouvait alors sous le coup de poursuites pénales.

34. Le rapport établi par l’Ombudsman parlementaire adjoint le 9 septembre 2006 indiquait notamment que la police ne disposait d’aucune information sur la « Coalition Dongzhou », qu’elle ne savait pas au juste qui était l’organisateur de la manifestation et qu’elle avait contrôlé les téléphones mobiles des personnes gardées à vue. En outre, dans ce rapport, l’Ombudsman parlementaire adjoint critiquait notamment l’insuffisance du nombre de points de contrôle par rapport au nombre de personnes présentes sur les lieux et la durée inutilement longue – trois heures – de la rétention de celles-ci à l’intérieur du cordon policier. Il émettait également des doutes quant à la légalité des fouilles de sécurité.

35. Le 5 février 2007, la police informa trente-sept suspects que l’enquête préliminaire les concernant était close et qu’ils ne seraient pas déférés au parquet en vue d’une inculpation. Au total, quatre-vingt-six personnes furent inculpées.

C. Les poursuites pénales dirigées contre le requérant

36. Le 23 mai 2007, le parquet inculpa le requérant d’atteinte à l’autorité de la police (niskoittelu poliisia vastaan, tredska mot polis), infraction réprimée par l’article 4 § 1 du chapitre 16 du code pénal (rikoslaki, strafflagen).

37. Le 17 décembre 2007, le tribunal de district (käräjäoikeus, tingsrätten) déclara le requérant coupable d’atteinte à l’autorité de la police sur le fondement de l’article 4 § 1 du chapitre 16 du code pénal, mais ne lui infligea aucune peine.

À l’audience, le requérant plaida qu’il avait entendu les ordres de dispersion lancés par la police vers 20 h 30, mais qu’il avait cru que ceux‑ci ne s’adressaient qu’aux manifestants. Le tribunal jugea établi que les mesures prises par les policiers étaient légales et que l’intéressé avait eu connaissance de leurs ordres de dispersion, mais qu’il avait décidé de les ignorer. Il ressortait des dépositions faites par des témoins à l’audience que le requérant n’avait pas dit ou indiqué qu’il était journaliste au policier qui se trouvait près de lui au moment de son interpellation. Le policier en question déclara qu’il ne l’avait appris qu’au moment de la parution du numéro de l’hebdomadaire relatant les événements. Dans sa déposition, un autre journaliste indiqua qu’il se trouvait avec un photographe dans le secteur bouclé, mais qu’ils avaient pu quitter les lieux sans être inquiétés juste avant l’interpellation du requérant. Le photographe en question déclara qu’il avait pris son dernier cliché à 21 h 15 et qu’il était parti deux ou trois minutes avant l’interpellation du requérant. Le tribunal considéra que les ordres donnés par la police étaient clairs et qu’ils s’adressaient manifestement à l’ensemble de la foule, qui regroupait des manifestants, des passants et d’autres personnes.

Par ailleurs, le tribunal rechercha si l’ingérence dans le droit du requérant découlant de l’article 10 de la Convention était justifiée de la manière suivante :

« (...)

La question de savoir si M. Pentikäinen avait le droit, en sa qualité de journaliste et dans l’exercice de sa liberté d’expression, de ne pas obtempérer à des ordres que la police lui avait donnés prête à controverse. M. Pentikäinen entendait exercer sa liberté d’expression en tant que photographe. Cette liberté a donc été restreinte par les ordres de dispersion lancés par la police. Se pose dès lors la question de savoir si la restriction litigieuse était justifiée.

L’article 12 de la Constitution et l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme garantissent à toute personne le droit à la liberté d’expression. Celle-ci comprend le droit de publier et de diffuser des informations sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques. La Constitution énonce que les modalités d’exercice de la liberté d’expression sont précisées par la loi. L’article 10 § 2 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose que l’exercice de la liberté d’expression peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi. Selon cette disposition et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’appréciation d’une restriction apportée à cette liberté doit tenir compte de trois exigences : 1) la restriction doit être prévue par la loi, 2) elle doit être justifiée par une raison valable et 3) elle doit être nécessaire dans une société démocratique.

Le tribunal note en premier lieu que les articles 18 et 19 de la loi sur la police confèrent à la police le pouvoir d’établir un cordon autour d’une zone et de disperser une foule. Il relève que la police a exercé ce pouvoir en sommant les personnes qui se trouvaient dans le secteur Kiasma-Postitalo de se disperser, sommation à laquelle M. Pentikäinen a refusé d’obtempérer. La restriction litigieuse était donc prévue par la loi.

En deuxième lieu, le tribunal constate que les pouvoirs prévus aux articles 18 et 19 de la loi sur la police visent à assurer le maintien de l’ordre et de la sécurité publics, ainsi que la prévention des troubles et des infractions, et que l’ordre de dispersion donné entre autres à M. Pentikäinen avait pour but de prévenir des troubles. Il s’ensuit que la restriction litigieuse était justifiée par une raison valable.

En troisième et dernier lieu, se pose la question de savoir si l’ordre de dispersion donné à M. Pentikäinen et l’obligation pour lui d’obtempérer étaient nécessaires dans une société démocratique. Le tribunal estime qu’il était impératif de mettre fin aux événements qui se déroulaient place Kiasma en ordonnant à la foule de se disperser et de quitter les lieux.

Le tribunal conclut qu’en l’espèce la restriction apportée à la liberté d’expression de M. Pentikäinen sous la forme d’un ordre lui enjoignant de quitter les lieux en même temps que le reste de la foule a satisfait aux conditions requises. Le tribunal statuera ci-après sur les éléments ayant un effet sur la punissabilité du comportement de M. Pentikäinen.

L’affaire à laquelle renvoie M. Pentikäinen (Dammann c. Suisse, [no 77551/01,] 25 avril 2006) concernait un journaliste qui avait été condamné en Suisse pour instigation à la violation du secret de fonction, parce qu’il avait demandé à une assistante administrative du parquet et obtenu d’elle des informations enregistrées dans la base de données du parquet. Dans cette affaire, la Cour [européenne] a estimé que la condamnation du requérant risquait de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions intéressant la vie de la collectivité. Jugeant que la condamnation ne représentait pas une mesure raisonnablement proportionnée à la poursuite des buts visés, la Cour a conclu à la violation de l’article 10 de la Convention. Cela étant, le tribunal considère que l’affaire en question est différente du cas d’espèce.

(...) »

Toutefois, le tribunal fit application de l’article 12 du chapitre 6 du code pénal et n’infligea aucune peine au requérant, estimant que l’infraction commise par celui-ci était assimilable à un « acte excusable » (anteeksiannettavaan tekoon rinnastettava, jämförbar med en ursäktlig gärning). Le tribunal poursuivit ainsi :

« (...)

En application de l’article 12 § 3 du chapitre 6 du code pénal, M. Pentikäinen est dispensé de peine, l’infraction qu’il a commise étant assimilable à un acte excusable pour des raisons particulières tenant à l’acte lui-même. En sa qualité de journaliste, M. Pentikäinen a dû adapter son comportement à la situation en fonction d’exigences contradictoires, celles de la police, d’une part, et celles de sa profession et de son employeur, d’autre part.

(...) »

38. Par une lettre du 23 janvier 2008, le requérant contesta cette décision devant la cour d’appel (hovioikeus, hovrätten) d’Helsinki, soutenant qu’il aurait dû bénéficier d’une relaxe. Dans son recours, il arguait que son interpellation et le fait qu’il ait été reconnu coupable contrevenaient à la Constitution et à l’article 10 de la Convention, alléguant qu’il était journaliste et qu’il n’avait ni participé à la manifestation ni causé le moindre trouble. Il avançait en outre que, faute d’avoir expliqué en quoi son interpellation et la reconnaissance de sa culpabilité étaient « nécessaires dans une société démocratique », le tribunal de district n’avait pas justifié l’ingérence litigieuse.

39. Le 30 avril 2009, la cour d’appel débouta le requérant sans autre motivation.

40. Par une lettre du 24 juin 2009, l’intéressé réitéra devant la Cour suprême (korkein oikeus, högsta domstolen) les moyens qu’il avait soulevés devant la cour d’appel.

41. Le 1er septembre 2009, la Cour suprême refusa au requérant l’autorisation de la saisir.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La loi sur la police

42. L’article 14 de la loi sur la police (poliisilaki, polislagen, la loi no 493/1995, telle qu’en vigueur à l’époque pertinente) habilitait les agents de police, à la demande de l’occupant d’un lieu privé ou public ou de son représentant, à expulser quiconque s’était introduit illégalement, subrepticement ou par ruse dans ce lieu, ou s’y était dissimulé ou n’avait pas obtempéré à un ordre de le quitter. De même, les agents de police pouvaient expulser toute personne qui se trouvait licitement dans un tel lieu si elle troublait la tranquillité d’autrui ou causait d’importantes nuisances d’une autre nature et s’il existait des raisons plausibles de soupçonner que pareils troubles se reproduiraient. S’il apparaissait probable que l’expulsion n’empêcherait pas la réitération des troubles, les agents de police pouvaient arrêter le perturbateur et le placer en garde à vue. Celui-ci pouvait être maintenu en garde à vue tant que les troubles risquaient de se reproduire, sans toutefois que la durée de sa détention pût excéder douze heures à compter de son interpellation.

43. L’article 18 § 1 de la loi sur la police autorisait les agents de police à établir un cordon autour d’un lieu public, à fermer ou faire évacuer un tel lieu ou encore à y interdire ou à y restreindre la circulation si pareilles mesures étaient nécessaires au maintien de l’ordre et de la sécurité publics, à la bonne conduite d’une enquête ou encore à la préservation de mesures prises sur les lieux d’un accident, de la vie privée des personnes visées par ces mesures ou de biens menacés.

44. L’article 19 de la même loi habilitait la police à ordonner à la foule de se disperser ou de se diriger vers un autre lieu lorsqu’un rassemblement menaçait l’ordre et la sécurité publics ou entravait la circulation routière. Si cet ordre n’était pas suivi d’effet, la police pouvait faire usage de la force pour disperser la foule et appréhender les personnes qui refusaient d’obtempérer. Les personnes appréhendées devaient être remises en liberté aussitôt que l’objectif des mesures prises avait été atteint, et en tout état de cause dans un délai maximal de douze heures à compter de leur interpellation.

45. Une nouvelle loi sur la police (poliisilaki, polislagen, la loi no 872/2011) est entrée en vigueur le 1er janvier 2014. Les articles 5, 8 et 9 du chapitre 2 de ce texte reprennent les dispositions précitées, notamment celles qui autorisent le maintien en garde à vue des personnes appréhendées tant que les troubles risquent de se reproduire, sans toutefois que la durée de leur détention puisse excéder douze heures à compter de leur interpellation.

B. La loi sur les mesures de contrainte

46. L’article 2, alinéa 2, du chapitre 1 de la loi sur les mesures de contrainte (pakkokeinolaki, tvångsmedelslagen, la loi no 450/1987, telle qu’en vigueur à l’époque pertinente) disposait que si les conditions d’une arrestation étaient réunies, un agent de police pouvait appréhender même sans mandat d’arrêt un suspect dont l’arrestation risquait autrement d’être compromise. Un policier ayant appréhendé un suspect devait en informer immédiatement un fonctionnaire habilité à procéder à des arrestations, qui devait décider, dans un délai de vingt-quatre heures à compter du moment où le suspect avait été appréhendé, si celui-ci devait être relâché ou arrêté.

47. Une nouvelle loi sur les mesures de contrainte (pakkokeinolaki, tvångsmedelslagen, la loi no 806/2011) est entrée en vigueur le 1er janvier 2014. L’article 1 du chapitre 2 de cette loi se lit ainsi :

« Un agent de police est habilité, en vue d’élucider une infraction, à appréhender un suspect surpris en flagrant délit ou tentant de s’enfuir.

Il est également autorisé à appréhender un suspect dont l’arrestation ou le placement en détention a été ordonné. Il peut aussi, à l’audience ou pendant le délibéré du tribunal, appréhender un prévenu dont le placement en détention a été ordonné dans le cadre du jugement, si le placement en détention est nécessaire pour l’empêcher de partir.

Si les conditions d’une arrestation sont réunies, un agent de police peut appréhender sans mandat d’arrêt un suspect dont l’arrestation risquerait autrement d’être compromise. Un agent de police ayant appréhendé un suspect doit en informer immédiatement un fonctionnaire habilité à procéder à des arrestations, qui doit décider, dans un délai de vingt-quatre heures à compter du moment où le suspect a été appréhendé, si celui-ci doit être relâché ou arrêté. Le suspect ne peut être retenu pendant plus de douze heures que si les conditions d’une arrestation sont réunies. »

C. La loi sur les enquêtes pénales

48. Selon l’article 21 de la loi sur les enquêtes pénales (esitutkintalaki, förundersökningslagen, la loi no 449/1987, telle qu’en vigueur à l’époque pertinente), un suspect qui n’avait pas été arrêté ou placé en détention provisoire ne pouvait pas être retenu dans le cadre de l’enquête pénale pendant plus de douze heures consécutives, ou pendant plus de vingt-quatre heures si les conditions d’une arrestation posées par la loi sur les mesures de contrainte étaient réunies.

49. L’article 24, alinéa 2, de la loi en question disposait que des interrogatoires ne pouvaient être conduits entre 22 heures et 7 heures que :

« 1) si la personne interrogée en [faisait] la demande ;

2) si, dans le cadre d’une enquête simplifiée, la personne interrogée [était] sommée de rester ou de se présenter immédiatement ; ou

3) s’il exist[ait] une autre raison impérieuse de procéder ainsi. »

50. Ces règles ont été insérées dans l’article 5, alinéa 2, du chapitre 6 et dans l’article 5, alinéa 2, du chapitre 7 de la nouvelle loi sur les enquêtes pénales (esitutkintalaki, förundersökningslagen, la loi no 805/2011) entrée en vigueur le 1er janvier 2014.

D. Le code pénal

51. L’article 4 du chapitre 16 du code pénal (rikoslaki, strafflagen, loi no 39/1889, modifiée par la loi no 563/1998) est ainsi libellé :

« Quiconque

1) désobéit à un ordre ou à une interdiction formulés par un agent de police dans l’exercice de ses fonctions aux fins du maintien de l’ordre ou de la sécurité publics ou de l’accomplissement d’un devoir, ou

2) refuse de fournir à un agent de police les éléments d’identification énumérés à l’article 10 § 1 de la loi sur la police, ou

3) refuse d’obtempérer alors qu’un agent de police lui a donné l’ordre ou lui a clairement fait signe d’arrêter ou de déplacer un véhicule, conformément à l’article 21 de la loi sur la police, ou

4) manque au devoir de prêter assistance à la police imposé par l’article 45 de la loi sur la police, ou

5) alerte sans raison la police, ou entrave l’action de celle-ci en lui fournissant de fausses informations,

se rend coupable d’atteinte à l’autorité de la police et encourt une amende ou une peine d’emprisonnement de trois mois au plus, à moins qu’une autre peine plus sévère ne soit prévue par la loi. »

52. L’article 12 du chapitre 6 du même code se lit ainsi :

« Le tribunal peut prononcer une dispense de peine lorsque

1) il estime que l’infraction, appréciée globalement, au regard notamment de ses effets dommageables ou du degré de culpabilité qu’elle révèle chez son auteur, doit être considérée comme mineure, ou que

2) l’auteur de l’infraction était âgé de moins de dix-huit ans au moment où il l’a commise et que celle-ci doit être considérée comme résultant d’un manque de discernement ou d’une imprudence, ou que

3) l’infraction doit être considérée comme excusable pour des raisons particulières tenant à l’infraction elle-même ou à l’auteur de celle-ci, ou que

4) le prononcé d’une peine serait déraisonnable ou inutile, eu égard notamment aux éléments énoncés aux articles 6 § 3 et 7 ci-dessus ou aux démarches entreprises par les autorités sociales et sanitaires, ou que

5) l’infraction n’aurait pas une incidence fondamentale sur la peine totale compte tenu des dispositions relatives à la fixation de la peine en cas de cumul d’infractions. »

E. La loi sur le casier judiciaire

53. L’article 2, alinéas 1 et 2 de la loi sur le casier judiciaire (rikosrekisterilaki, straffregisterlagen, loi no 770/1993) est ainsi libellé :

« Sur notification des tribunaux, sont enregistrés au casier judiciaire les renseignements relatifs aux décisions de justice prononcées en Finlande portant condamnation à une peine d’emprisonnement ferme, à une peine de travail d’intérêt général, à une peine d’emprisonnement avec sursis, à une peine d’emprisonnement avec sursis assortie d’une amende, d’un travail d’intérêt général ou d’un contrôle judiciaire, à une peine pour mineurs, à une peine d’amende remplaçant une peine pour mineurs, à une destitution, ainsi qu’aux décisions accordant une dispense de peine dans les conditions prévues à l’article 4 du chapitre 3 du code pénal (no 39/1889). En revanche, ne sont inscrites au casier judiciaire ni les décisions convertissant une peine d’amende en peine d’emprisonnement ni les peines d’emprisonnement prononcées en application de la loi sur le service civil (no 1723/1991). Les renseignements relatifs aux peines d’amende prononcées en application des dispositions régissant la responsabilité pénale des personnes morales sont inscrits au casier judiciaire.

En outre, sont inscrites au casier judiciaire dans les conditions prévues par décret les décisions prononcées à l’étranger portant condamnation d’un ressortissant finlandais ou d’un étranger résidant à titre permanent en Finlande à une peine correspondant à l’une de celles énumérées à l’alinéa 1. »

III. NORMES INTERNATIONALES ET EUROPÉENNES

54. Les normes internationales et européennes dont la Cour a connaissance ne comportent que peu de dispositions spécifiques concernant le comportement des journalistes dans le cadre de manifestations. Il existe toutefois un certain nombre de règles et de recommandations encadrant le comportement de la police à l’égard des journalistes qui couvrent des manifestations ou des événements analogues, mais faisant aussi obligation aux journalistes de ne pas empêcher la police de maintenir l’ordre et la sécurité publics.

55. Par exemple, les passages pertinents des lignes directrices élaborées par le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH) de l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE) et par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)[1] se lisent ainsi :

« 168. Si la dispersion est réputée nécessaire, l’organisateur de la réunion et les participants doivent être clairement informés oralement avant la moindre intervention des forces de l’ordre. Les participants devraient également bénéficier d’un délai raisonnable pour se disperser volontairement. Ce n’est que si les participants s’abstiennent de se disperser que les responsables des forces de l’ordre pourront intervenir plus avant. Les tierces parties (comme les observateurs, les journalistes et photographes) peuvent également se voir demander de se disperser, mais ne sauraient être empêchées d’observer et de filmer/photographier l’opération de maintien de l’ordre (...)

169. Les photographies et les enregistrements vidéo (pris soit par les membres des forces de l’ordre soit par les participants) ne devraient pas faire l’objet de restrictions, même si la rétention de données peut constituer une violation du droit à la vie privée : pendant les réunions publiques, la police est en droit de photographier ou de filmer les participants. Cependant, si la surveillance d’individus réunis dans un lieu public aux fins d’identification ne constitue pas nécessairement une ingérence dans le droit des intéressés à la vie privée, l’enregistrement de ces données et le traitement systématique ou le caractère permanent des documents conservés peuvent donner lieu à des violations de la vie privée. De plus, le fait de photographier ou de filmer des réunions dans le but de collecter des renseignements peut décourager les individus d’exercer leur liberté et, par conséquent, ne devrait pas constituer une procédure systématique. Il ne faut pas empêcher les participants et les tiers de photographier ou de filmer l’opération de police et toute demande de remise des films ou des images enregistrés numériquement aux policiers devrait d’abord être approuvée par une instance judiciaire. Les services de maintien de l’ordre devraient élaborer et publier une politique visant leurs pratiques en matière de films et de photographies tournés/prises lors de réunions publiques. »

56. La plupart des réglementations, normes, recommandations et déclarations publiques européennes et internationales concernant le comportement des journalistes sont muettes relativement à la couverture de manifestations ou d’événements analogues. Il en va de même des codes de conduite ou de déontologie élaborés par les journalistes eux-mêmes.

IV. DROIT COMPARÉ

57. Les éléments dont la Cour dispose, notamment une étude de droit comparé portant sur trente-quatre États membres du Conseil de l’Europe (l’Allemagne, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie, Chypre, l’Espagne, l’Estonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la France, la Géorgie, la Grèce, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, la Lettonie, le Liechtenstein, la Lituanie, le Luxembourg, la République de Moldova, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Russie, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suède, la Suisse et l’Ukraine), indiquent que tous ces États appliquent des dispositions de droit pénal général aux journalistes qui couvrent des manifestations. Aucun des États en question ne prévoit de régime spécial en matière d’arrestation, de détention et de condamnation des journalistes. En conséquence, la responsabilité pénale des représentants des médias à raison des infractions commises par eux au cours d’une manifestation est identique à celle des manifestants. S’il existe dans la jurisprudence de cinq des États étudiés – l’Autriche, l’Espagne, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la Hongrie et la Suède – des affaires analogues à la présente espèce, on ne peut en tirer des conclusions générales.

58. En ce qui concerne les pouvoirs de la police, la grande majorité des États étudiés ne réglementent pas la question spécifique de la collecte d’informations au cours de manifestations violentes. Douze États membres (l’Allemagne, la Belgique, la Bulgarie, l’Espagne, la Grèce, la Hongrie, le Luxembourg, la République de Moldova, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Russie et la Suède) se sont dotés de directives ou de règlements généraux applicables aux relations entre la police et les médias. En règle générale, ces textes invitent les représentants des médias qui couvrent des événements à s’identifier comme tels pour qu’on les distingue des autres participants. Cependant, si la distinction ainsi opérée vise à permettre et à faciliter le travail des journalistes, elle n’a pas pour effet de leur conférer une quelconque immunité lorsqu’ils refusent d’obtempérer à des ordres de la police leur enjoignant de quitter le lieu d’une manifestation. Seul un petit nombre d’États (la Géorgie, la République de Moldova, la Russie et la Serbie) ont adopté des normes spécifiques réglementant la collecte d’informations dans le cadre de manifestations. Dans ces États, les journalistes se voient assigner des zones protégées depuis lesquelles ils peuvent couvrir une manifestation ou sont informés de la zone la plus sûre pour exercer leurs fonctions. Néanmoins, il apparaît que la mise en balance des intérêts en présence privilégie globalement la protection de l’ordre et de la sécurité publics par le respect des instructions de la police.

59. Si la grande majorité des États membres étudiés se sont dotés de codes de conduite professionnelle ou de codes de déontologie applicables aux journalistes, ces textes ne contiennent pas de dispositions spécifiques réglementant les relations entre les journalistes et la police dans le cadre de manifestations. Les codes en question portent plutôt sur les techniques d’enquête, les sources des journalistes et la protection de la vie privée des tiers.

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

60. Le requérant allègue une violation de son droit à la liberté d’expression découlant de l’article 10 de la Convention, lequel se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. L’arrêt de la chambre

61. La chambre a estimé qu’il y avait lieu de présumer qu’il y avait eu une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression découlant de l’article 10, au motif que l’intéressé avait été interpellé et déclaré coupable d’une infraction pour avoir désobéi à la police par le comportement dont il avait fait preuve dans l’exercice de ses activités de journaliste et de photographe de presse. Elle a également constaté que les parties s’accordaient à dire que les mesures litigieuses avaient un fondement en droit finlandais, notamment l’article 4 du chapitre 16 du code pénal. Elle en a conclu que l’ingérence dénoncée était « prévue par la loi ». Elle a en outre considéré que l’ingérence poursuivait plusieurs buts légitimes, à savoir la protection de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

62. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, la chambre a relevé que le requérant avait renoncé à son droit de se rendre dans la zone séparée et sécurisée réservée à la presse, préférant rester parmi les manifestants même après les ordres de dispersion lancés par la police. Elle a également observé qu’il était établi que le requérant était conscient de ces ordres, mais qu’il avait décidé de les ignorer et que, au cours du bouclage du périmètre, il aurait à tout moment pu quitter les lieux et rejoindre la zone sécurisée réservée à la presse sans être inquiété. Elle en a conclu que, en refusant de se rendre dans la zone en question, l’intéressé s’était volontairement exposé au risque de se faire arrêter pour atteinte à l’autorité de la police.

63. Par ailleurs, la chambre a observé que l’on ne pouvait dire précisément à quel moment la police avait appris que le requérant était journaliste, mais elle a estimé que celui-ci n’avait pas fait état de sa qualité de journaliste avec suffisamment de clarté. Elle a en outre noté que le requérant n’avait nullement été empêché de prendre des clichés de la manifestation, que ni son appareil photo ni ses autres équipements n’avaient été confisqués, et qu’il avait été autorisé à conserver toutes les photographies qu’il avait prises et à les utiliser sans aucune restriction.

64. Elle a considéré que la manifestation présentait un intérêt public légitime, en raison notamment de sa nature. Elle a relevé que le tribunal de district avait examiné l’affaire sous l’angle de l’article 10 et que, après avoir mis en balance les intérêts concurrents en présence, il avait conclu que les mesures prises à l’encontre de l’intéressé répondaient à un besoin social impérieux. En outre, elle a attaché de l’importance au fait que les juridictions internes n’avaient infligé aucune peine à l’intéressé, parce qu’elles avaient estimé que son comportement était « excusable ». Eu égard à l’ensemble de ces considérations, elle a jugé que les juridictions internes avaient ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence. En conséquence, elle a conclu à la non-violation de l’article 10 de la Convention.

B. Thèses des parties

1. Le requérant

65. Le requérant se dit victime d’une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, alléguant que la police lui a enjoint de quitter les lieux où se déroulait une manifestation, qu’il a été interpellé et maintenu en garde à vue pendant dix-sept heures et demie sans pouvoir communiquer les informations qu’il avait recueillies et qu’il a été soupçonné, accusé et déclaré coupable d’une infraction, ce qui d’après lui a eu un « effet dissuasif » sur l’exercice de ses droits et de ses activités professionnelles.

66. En ce qui concerne la question de savoir si l’ingérence dénoncée était prévue par la loi, le requérant affirme que la police a outrepassé les pouvoirs que lui confère la loi ou abusé de ses pouvoirs discrétionnaires à différents moments. À cet égard, il avance en premier lieu que l’ordre catégorique de dispersion lancé à la foule par la police n’était pas conforme au droit finlandais en ce que, d’après lui, il était disproportionné. En outre, il estime que la décision de la police de traiter la manifestation comme une émeute était sujette à caution eu égard, selon lui, au caractère relativement limité des comportements agressifs imputables à quelques individus seulement.

En second lieu, il allègue que sa garde à vue était illégale, indiquant qu’elle s’est prolongée pendant la nuit et qu’elle a duré environ dix-sept heures et demie alors que, selon lui, les personnes interpellées doivent être remises en liberté aussitôt que possible, et en tout état de cause dans un délai maximal de douze heures à compter de leur interpellation. Il ajoute que la police n’aurait pu le maintenir en garde à vue pendant plus de douze heures que si elle l’avait soupçonné d’avoir participé à une émeute. À cet égard, il déclare qu’il avait initialement été interpellé pour atteinte à l’autorité de la police, et que le motif de son interpellation a ensuite été requalifié en participation à une émeute. Or, à l’évidence, il n’aurait même pas pris part à la manifestation, et son comportement n’aurait donc pas répondu à la définition de l’émeute. Dans ces conditions, la police n’aurait pas eu de raisons suffisantes pour l’appréhender et elle aurait dû le remettre en liberté sur-le-champ ou dans un délai maximal de douze heures. En outre, elle aurait dû l’interroger ou s’entretenir avec lui sans tarder, les interrogatoires pouvant être menés même entre 22 heures et 7 heures à la demande du suspect ou en cas de raison impérieuse.

67. Par ailleurs, le requérant soutient que la déclaration de culpabilité dont il a fait l’objet n’était pas fondée en droit, alléguant qu’il ignorait qu’il risquait de commettre une infraction en continuant à prendre des photos dans le secteur bouclé. Selon lui, l’absence de motivation des décisions rendues par les juridictions internes démontre que celles-ci n’ont pas examiné les questions de légalité qui se posaient. Dans ces conditions, le requérant conclut que l’ingérence de la police, du parquet et des juridictions internes dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression n’avait pas de base légale en droit finlandais.

68. En revanche, le requérant admet que le but poursuivi par l’ingérence litigieuse peut passer pour légitime.

69. Quant à la nécessité de l’ingérence en question, le requérant considère qu’il était de son devoir de communiquer dans un délai raisonnable des informations sur la manifestation. Il expose qu’il était chargé à la fois de réaliser un reportage complet sur le comportement des deux camps en présence pendant la manifestation et de publier des informations en ligne dès la fin de celle-ci. Il affirme qu’il n’existait sur le site de la manifestation aucune zone séparée et sécurisée réservée aux journalistes. Il indique avoir pris contact avec les principales entreprises de médias et avoir constaté qu’aucun des journalistes présents sur les lieux n’avait été invité à se rendre dans une zone sécurisée et que personne n’avait en fait remarqué l’existence d’une telle zone. Par ailleurs, il avance que la vue de ce qui se passait à l’intérieur du cordon depuis l’extérieur était obstruée par la densité du cordon, qui aurait été composé de plusieurs rangées de policiers, et par la présence de fourgonnettes et de fourgons cellulaires. Il ajoute qu’à 19 h 15 la police a bouclé une zone encore plus étendue par un deuxième cordon, mesure qui aurait encore compliqué l’observation des événements. En outre, le requérant soutient qu’il ne pouvait pas y avoir de zone sécurisée pour les journalistes, expliquant que la manifestation aurait dû initialement prendre la forme d’un défilé et qu’une zone délimitée réservée à la presse n’aurait donc servi à rien. D’après lui, même à supposer qu’une telle zone eût existé, son utilisation aurait dû être facultative, car il n’appartiendrait pas aux autorités publiques de décider de l’angle sous lequel les journalistes doivent couvrir un événement.

70. Par ailleurs, la thèse selon laquelle le requérant n’avait pas fait état de sa qualité de journaliste défierait le bon sens. L’intéressé aurait eu sa carte de presse autour du cou, comme l’aurait confirmé un témoin à l’audience du tribunal de district. En outre, il aurait été équipé de deux appareils photos d’un modèle qui, en 2006, n’aurait été utilisé que par les journalistes professionnels, et d’un sac pour les ranger. De surcroît, il ressortirait du rapport de l’enquête préliminaire que l’intéressé avait indiqué au policier qui l’avait interpellé qu’il était journaliste. À la fin de la manifestation, le requérant se serait trouvé entre le cordon policier et les manifestants et aurait donc été clairement séparé de ces derniers. À ce moment-là, la situation aurait été calme et sous le contrôle de la police. Après l’arrestation des manifestants, un agent de police se serait écrié « Attrapez le photographe ! », à la suite de quoi l’intéressé aurait été interpellé alors qu’il prenait des photos. Depuis sa cellule de garde à vue, le requérant aurait crié aux agents de passage qu’il était journaliste.

71. Enfin, le requérant soutient que sa détention d’une durée de dix-sept heures et demie était disproportionnée, affirmant que la police aurait pu le relâcher immédiatement ou au plus tard dans les douze heures suivant son interpellation. Il allègue que les photos qu’il avait prises à la manifestation étaient déjà « obsolètes » au moment où il fut remis en liberté. Indiquant que la police a relâché les mineurs après quelques heures de garde à vue, il estime qu’elle aurait pu le remettre en liberté au même moment. Il considère par ailleurs que la police aurait pu mettre un terme à l’enquête préliminaire le visant et que le parquet aurait pu abandonner les charges retenues contre lui. Le requérant arguë que l’État a jugé nécessaire de le poursuivre en vue d’une éventuelle condamnation pour atteinte à l’autorité de la police. Il estime qu’il a été déclaré coupable pour avoir exercé son métier alors même que, selon ses dires, il avait déjà pâti des mesures prises par la police. Le jugement du tribunal de district et la durée de la garde à vue subie par le requérant auraient indiscutablement un « effet dissuasif » sur le travail des journalistes. Le tribunal de district n’aurait pas recherché si l’ingérence litigieuse répondait à un « besoin social impérieux ». Il n’aurait pas correctement pesé les intérêts concurrents en présence et se serait borné à déclarer qu’il était nécessaire de mettre un terme à la manifestation en sommant la foule de se disperser. Il n’aurait pas identifié le « besoin social impérieux » qui aurait justifié l’éloignement du requérant du site de la manifestation et il n’aurait pas tenu compte de la jurisprudence de la Cour selon laquelle, d’après le requérant, un tel jugement risquait d’avoir un « effet dissuasif » sur le travail des journalistes.

2. Le Gouvernement

72. Le Gouvernement souscrit à la conclusion de la chambre selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

73. Il estime qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression. Il soutient que la police n’a pas empêché le requérant de couvrir la manifestation. Selon lui, le requérant a été interpellé non pour avoir exercé son activité de photographe, mais pour avoir refusé à plusieurs reprises d’obtempérer aux ordres de dispersion systématiques et clairs lancés par la police à l’adresse de toutes les personnes présentes sur les lieux de la manifestation. En outre, il serait établi que l’intéressé a été personnellement sommé de quitter les lieux par un agent de police et qu’il a ensuite discuté avec son supérieur de la question de savoir s’il devait ou non rester malgré les ordres de la police. Par ailleurs, jusqu’à son interpellation, le requérant n’aurait à aucun moment été sommé de cesser de prendre des photos, y compris en très gros plan. De surcroît, l’appareil photo du requérant, ses cartes mémoire, ainsi que ses autres équipements auraient été traités comme des sources journalistiques dès que les policiers eurent découvert qu’il travaillait pour la presse, et n’auraient donc pas été confisqués. L’intéressé aurait été autorisé à conserver ses clichés et aucune restriction quant à l’usage qui pouvait en être fait ne lui aurait été imposée à quelque moment que ce fût par une quelconque autorité. Le requérant aurait été la septième des quatre-vingt-une personnes gardées à vue et entendues le lendemain de la manifestation à être interrogée, et la sixième à être libérée, et la police se serait penchée sur son cas aussitôt que possible après la remise en liberté des mineurs.

74. Par ailleurs, le Gouvernement indique qu’aucune des procédures internes dirigées contre le requérant n’a porté sur les actes accomplis par lui en qualité de photographe, et qu’il en va de même de la procédure suivie devant la Cour. Il considère que l’objet du différend porte plutôt sur le comportement du requérant en tant que membre d’une foule qui, après avoir été invitée par la police à se disperser, puis pressée et enfin sommée de le faire, aurait systématiquement refusé d’obtempérer. Il déclare que c’est pour cette raison que le requérant a été reconnu coupable d’atteinte à l’autorité de la police par les juridictions internes. Il ajoute que le tribunal de district a décidé de ne pas infliger de peine au requérant, expliquant que cette juridiction a estimé que l’intéressé s’était trouvé face à un dilemme consistant à choisir entre les obligations imposées par la loi et la police et ses devoirs envers son employeur, qui lui aurait demandé de couvrir la manifestation, puis de rester sur les lieux alors qu’il avait déjà été personnellement sommé de partir. Le tribunal aurait compris la difficulté d’une telle situation et aurait jugé que le refus du requérant d’obtempérer aux ordres de la police était assimilable à un « acte excusable ».

75. À titre subsidiaire, pour le cas où la Cour estimerait qu’il y a eu une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, le Gouvernement plaide que l’ingérence en question était « prévue par la loi » et considère, à l’instar de la chambre, qu’elle poursuivait plusieurs buts légitimes, à savoir la protection de la sécurité publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

76. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence litigieuse dans une société démocratique, le Gouvernement partage l’avis de la chambre selon lequel les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence. Il avance que les représentants des médias ont pu rendre compte des événements et prendre des photos librement jusqu’à la fin de la manifestation, même à proximité immédiate de la police et qu’une zone séparée avait été mise à leur disposition. Toutefois, l’escalade de la violence sur les lieux de la manifestation « à bas l’ASEM » se serait traduite par l’arrivée d’un grand nombre de véhicules de police, dont certains auraient peut-être obstrué la vue de telle ou telle partie du site de la manifestation depuis la zone sécurisée. Il ne prêterait pas à controverse que, dès 20 h 30, le requérant a personnellement entendu les sommations de dispersion lancées par la police et qu’il a vu des personnes se diriger vers les passages permettant de quitter la manifestation. Vers 21 heures, moment où la police aurait donné le dernier ordre de dispersion, deux autres photographes se seraient encore trouvés sur le site de la manifestation. Ceux-ci auraient quitté les lieux vers 21 h 15 sans qu’aucune mesure n’eût été prise à leur encontre à quelque moment que ce fût. La police aurait agi ainsi pour rétablir le calme, l’ordre public, et en particulier pour assurer la sécurité publique. Pourtant, à 21 h 15, le requérant aurait refusé d’obtempérer à un ordre de la police le sommant de quitter les lieux et aurait déclaré qu’il n’était pas visé par cet ordre puisqu’il était photographe. À ce moment-là, d’autres personnes ayant résisté à la police auraient été interpellées et la manifestation aurait pris fin. Quelques minutes plus tard, les forces de l’ordre auraient interpellé le requérant au motif qu’il aurait à l’évidence été déterminé à désobéir à la police. En outre, le requérant aurait téléphoné à son supérieur pour lui demander s’il devait partir ou rester, ce qui démontrerait clairement qu’il avait compris que les sommations de la police le concernaient aussi. Qui plus est, le tribunal de district aurait jugé établi que les ordres de la police s’adressaient incontestablement à toutes les personnes présentes. Le requérant n’aurait donc eu aucune raison de s’étonner de son interpellation.

77. L’interpellation du requérant aurait visé non pas à entraver la liberté d’expression de celui-ci, mais à permettre aux autorités d’enquêter sur l’infraction dont il était soupçonné. L’intéressé aurait été autorisé à utiliser toutes les photos de la manifestation qu’il avait prises. Son interpellation et son placement en garde à vue auraient donc été justifiés, nécessaires et proportionnés, la police ayant dû réagir, selon le Gouvernement, à une manifestation violente susceptible d’entraîner d’autres violences et d’autres troubles. En conséquence, l’ingérence incriminée aurait été nécessaire dans une société démocratique.

78. Le Gouvernement insiste sur l’importance des principes d’égalité de traitement et d’égalité devant la loi consacrés par la Constitution finlandaise et par l’article 14 de la Convention. Il soutient que le requérant ne pouvait prétendre à un traitement préférentiel ou différent par rapport aux autres personnes présentes sur les lieux de la manifestation. Il avance que la police a donné des ordres sans faire de distinction selon la qualité ou la profession des participants et qu’elle n’a pas cherché à empêcher le requérant d’exercer son métier, mais simplement à rétablir le calme et l’ordre public. Qui plus est, le tribunal de district aurait établi que le requérant n’avait montré sa carte de presse ni au policier qui l’avait interpellé ni à celui qui l’avait reçu au commissariat, et qu’il ne l’avait présentée que dans le fourgon de police qui l’avait emmené au commissariat. Le requérant aurait lui-même indiqué dans l’article qu’il avait consacré à la manifestation qu’il n’avait commencé à porter sa carte de presse de manière visible qu’après son placement en garde à vue. D’après le Gouvernement, faute pour le requérant d’avoir clairement cherché à faire savoir qu’il était journaliste, il n’y a pas lieu de remettre en cause la marge d’appréciation accordée à l’État pour évaluer la proportionnalité des mesures dont l’intéressé prétend qu’elles ont porté atteinte à sa liberté d’expression.

79. Enfin, le Gouvernement estime que les mesures prises contre le requérant n’étaient pas de nature à emporter un « effet dissuasif ». Le requérant aurait été placé en garde à vue et déclaré coupable d’une infraction non pas à cause de ses activités, mais pour avoir systématiquement refusé d’obtempérer à des sommations claires de la police. D’autres journalistes présents sur les lieux auraient au contraire décidé de s’y conformer. Le tribunal de district n’aurait infligé aucune sanction au requérant, assimilant son comportement à un « acte excusable ». En outre, les frais de justice n’auraient pas été mis à la charge de l’intéressé.

C. Appréciation de la Cour

1. Sur l’objet du litige devant la Grande Chambre

80. Dans les observations écrites qu’il a soumises à la Grande Chambre, le requérant soutient que sa garde à vue était illégale, affirmant qu’elle s’est prolongée pendant la nuit et qu’elle a duré environ dix-huit heures. Alléguant que les conditions requises pour que la police puisse procéder à son arrestation n’étaient pas réunies, il avance qu’il aurait dû être remis en liberté dans un délai maximal de douze heures. Il en conclut que sa garde à vue de plus de douze heures n’était pas « prévue par la loi » (paragraphe 66 ci-dessus). Le Gouvernement n’a pas formulé d’observation sur ce grief.

81. Selon la jurisprudence constante de la Cour, « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable (voir, entre autres, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 141, CEDH 2001‑VII). En l’espèce, le requérant allègue pour la première fois dans ses observations devant la Grande Chambre que sa garde à vue était illégale dans la mesure où elle a excédé douze heures. Pour apprécier la nécessité de l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit découlant de l’article 10, la chambre a tenu compte de la thèse du Gouvernement selon laquelle la durée de la garde à vue de l’intéressé – environ dix-huit heures – s’explique par le fait que celui-ci a été appréhendé tard dans la soirée et que le droit interne interdit la conduite d’interrogatoires entre 22 heures et 7 heures (paragraphe 48 de l’arrêt de la chambre). Toutefois, le requérant ne s’est pas plaint devant la chambre que sa garde à vue de plus de douze heures était illégale. Ce grief ne figurant pas dans la requête déclarée recevable par la chambre, il échappe à l’objet du litige soumis à l’examen de la Grande Chambre. Celle-ci se bornera donc à examiner le grief déclaré recevable par la chambre, selon lequel l’interpellation et la garde à vue du requérant, ainsi que la déclaration de culpabilité prononcée contre lui s’analysent en une ingérence injustifiée dans l’exercice par lui de son droit à la liberté d’expression découlant de l’article 10 de la Convention.

2. Sur l’existence d’une ingérence

82. Le Gouvernement soutient à titre principal qu’il n’y a pas eu en l’espèce d’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression.

83. La Cour observe que le requérant a été appréhendé par la police dans le cadre d’une manifestation et qu’il a été maintenu en garde à vue pendant environ dix-huit heures avant d’être inculpé et reconnu coupable par les juridictions internes d’atteinte à l’autorité de la police par refus d’obéissance. Elle relève toutefois qu’aucune peine n’a été infligée à l’intéressé, l’infraction commise par lui ayant été assimilée à un « acte excusable ». Bien que les mesures litigieuses n’aient pas spécifiquement visé le requérant en sa qualité de journaliste et qu’elles aient résulté du refus de celui-ci d’obtempérer aux ordres de dispersion lancés par la police à toutes les personnes présentes dans le secteur bouclé par le cordon policier, l’exercice par l’intéressé de ses activités de journaliste en a pâti, car celui-ci s’était rendu sur les lieux pour couvrir les événements en qualité de photographe de presse (voir, mutatis mutandis, Gsell c. Suisse, no 12675/05, § 49, 8 octobre 2009). En conséquence, la Cour estime qu’il y a eu une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression.

3. Sur la question de savoir si l’ingérence était prévue par la loi

84. La Cour observe que les mots « prévue par la loi » qui figurent au deuxième paragraphe de l’article 10 non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base légale en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, entre autres, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 140, CEDH 2012, et Rotaru c. Roumanie [GC], no [28341/95](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2228341/95%22%5D%7D), § 52, CEDH 2000-V).

85. La Cour relève que la question de savoir si l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » prête à controverse entre les parties. Elle note que le requérant soutient principalement que sa garde à vue était illégale dans la mesure où elle a excédé douze heures, et que ce grief échappe à l’objet du litige soumis à l’examen de la Grande Chambre (paragraphe 81 ci-dessus). Pour le reste, il ressort des observations du requérant que celui-ci n’allègue pas que son interpellation, sa garde à vue et la déclaration de culpabilité prononcée contre lui sont en soi dépourvues de base légale en droit finlandais, mais qu’il conteste plutôt la manière dont les autorités et les juridictions nationales ont fait application des dispositions pertinentes du droit interne à son égard. Toutefois, il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, et Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A). Aucun des arguments du requérant ne donne à penser que les autorités ont appliqué la loi de manière arbitraire. En conséquence, la Cour considère que l’ingérence dont le requérant se plaint en ce qui concerne son interpellation, sa garde à vue et la déclaration de culpabilité prononcée contre lui a une base légale en droit interne, à savoir l’article 19 de la loi sur la police, l’article 2, alinéa 2, du chapitre 1 de la loi sur les mesures de contrainte et l’article 4 du chapitre 16 du code pénal. Partant, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi ».

4. Sur la question de savoir si l’ingérence poursuivait un but légitime

86. Il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence poursuivait plusieurs buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité publique, la défense de l’ordre et la prévention des infractions.

5. Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

a) Principes généraux

87. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression ont été résumés dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007‑V) et rappelés plus récemment dans les arrêts Animal Defenders International c. Royaume-Uni ([GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013) et Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)

ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) »

Outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 protège leur mode de diffusion (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298).

88. En outre, la Cour souligne le rôle essentiel que jouent les médias dans une société démocratique : s’ils ne doivent pas franchir certaines limites, il leur incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de leurs devoirs et de leurs responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 59, CEDH 1999-III, De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil 1997‑I, et Jersild, précité, § 31). À leur fonction consistant à en communiquer s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 65, série A no 30).

89. À cet égard, et compte tenu des faits de l’espèce, il y a lieu de souligner que les médias jouent un rôle crucial en matière d’information du public sur la manière dont les autorités gèrent les manifestations publiques et maintiennent l’ordre. En pareilles circonstances, le rôle de « chien de garde » assumé par les médias revêt une importance particulière en ce que leur présence garantit que les autorités pourront être amenées à répondre du comportement dont elles font preuve à l’égard des manifestants et du public en général lorsqu’elles veillent au maintien de l’ordre dans les grands rassemblements, notamment des méthodes employées pour contrôler ou disperser les manifestants ou maintenir l’ordre public. En conséquence, toute tentative d’éloigner des journalistes des lieux d’une manifestation doit être soumise à un contrôle strict.

90. La Cour rappelle également que la protection que l’article 10 offre aux journalistes est subordonnée à la condition qu’ils agissent de bonne foi de manière à fournir des informations exactes et dignes de crédit dans le respect des principes d’un journalisme responsable (voir, mutatis mutandis, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 65, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 54, CEDH 1999‑I, Kasabova c. Bulgarie, no 22385/03, §§ 61 et 63-68, 19 avril 2011, et Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2), nos 3002/03 et 23676/03, § 42, CEDH 2009). La jurisprudence de la Cour relative à la notion de journalisme responsable a jusqu’à présent porté principalement sur des questions concernant le contenu de publications ou de déclarations orales (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, §§ 65-67, Fressoz et Roire, précité, §§ 52-55, Krone Verlag GmbH c. Autriche, no 27306/07, §§ 46-47, 19 juin 2012, Novaya Gazeta et Borodyanskiy c. Russie, no 14087/08, § 37, 28 mars 2013, Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 47, CEDH 2003‑V, Times Newspapers Ltd., précité, § 45, Ungváry et Irodalom Kft c. Hongrie, no 64520/10, § 42, 3 décembre 2013, et Yordanova et Toshev c. Bulgarie, no 5126/05, §§ 53 et 55, 2 octobre 2012) plutôt que sur le comportement public des journalistes.

Toutefois, le journalisme responsable, activité professionnelle protégée par l’article 10 de la Convention, est une notion qui ne couvre pas uniquement le contenu des informations qui sont recueillies et/ou diffusées par des moyens journalistiques. Elle englobe aussi, entre autres, la licéité du comportement des journalistes, du point de vue notamment – ce qui est pertinent en l’espèce – de leurs rapports publics avec les autorités dans l’exercice de leurs fonctions journalistiques. Le fait qu’un journaliste a enfreint la loi à cet égard doit être pris en compte, mais il n’est pas déterminant pour établir s’il a agi de manière responsable.

91. Dans ce contexte, la Cour réaffirme que les journalistes qui exercent leur liberté d’expression assument « des devoirs et des responsabilités » (Stoll, précité, § 102, et Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976, § 49 in fine, série A no 24). Elle rappelle que le paragraphe 2 de l’article 10 ne garantit pas une liberté d’expression sans aucune restriction, même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général. Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun au motif que l’article 10 leur offrirait une protection inattaquable (voir, entre autres et mutatis mutandis, Stoll, précité, § 102, Bladet Tromsø et Stensaas, précité, § 65, et Monnat c. Suisse, no [73604/01](http://hudoc.echr.coe.int/sites/eng/Pages/search.aspx#%7B%22appno%22:%5B%2273604/01%22%5D%7D), § 66, CEDH 2006-X). En d’autres termes, un journaliste auteur d’une infraction ne peut se prévaloir d’une immunité pénale exclusive – dont ne bénéficient pas les autres personnes qui exercent leur droit à la liberté d’expression – du seul fait que l’infraction en question a été commise dans l’exercice de ses fonctions journalistiques.

b) Application en l’espèce des principes généraux susmentionnés

92. La Cour relève que le requérant a été appréhendé, placé en garde à vue, inculpé et déclaré coupable d’atteinte à l’autorité de la police par refus d’obéissance. L’interpellation de l’intéressé a eu lieu dans le contexte de la manifestation « à bas l’ASEM », à laquelle il avait pris part en qualité de journaliste photographe pour le compte de l’hebdomadaire Suomen Kuvalehti. Il ne prête pas à controverse entre les parties que cette manifestation a suscité un grand intérêt médiatique.

93. À la différence de maintes autres affaires dont des journalistes ont saisi la Cour sur le fondement de l’article 10 de la Convention, notamment l’affaire Stoll et d’autres affaires mentionnées aux paragraphes 87 à 91 ci-dessus, la présente espèce ne porte pas sur l’interdiction d’une publication (divulgation publique d’informations) ou sur une sanction ayant trait à une publication. Le présent litige a pour objet des mesures prises contre un journaliste ayant refusé d’obtempérer à des ordres de la police alors qu’il prenait des photos dans le but de rendre compte d’une manifestation qui avait dégénéré en violences.

94. Pour apprécier la nécessité des mesures prises par les autorités finlandaises contre le requérant, la Cour tiendra compte du fait que les intérêts à mettre en balance en l’espèce – celui de la police à maintenir l’ordre public dans le contexte d’une manifestation violente et celui du public à recevoir des informations sur une question d’intérêt général – revêtent tous deux un caractère public (voir, mutatis mutandis, Stoll, précité, §§ 115-116). Elle examinera tour à tour l’interpellation du requérant, son placement en garde à vue et la déclaration de culpabilité prononcée contre lui pour déterminer si l’ingérence litigieuse, considérée dans son ensemble, était justifiée par des motifs pertinents et suffisants et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

i. Sur l’interpellation du requérant

95. En ce qui concerne l’interpellation du requérant, la Cour se penchera sur la question de savoir si les ordres donnés par la police reposaient sur une appréciation raisonnable des faits et si le requérant a pu rendre compte de la manifestation. Elle prendra également en considération le comportement de l’intéressé, et recherchera notamment s’il a fait état de sa qualité de journaliste.

96. Au début de la manifestation, un noyau d’une cinquantaine de manifestants, quelque 500 passants et environ cinquante journalistes – dont le requérant – se rassemblèrent au point de départ du cortège. Constatant que la manifestation était devenue violente, la police interdit à la foule de défiler, mais l’autorisa à manifester pacifiquement sur place. Par la suite, elle boucla le secteur de la manifestation et somma la foule de se disperser. Auparavant, elle avait déployé en vue de cet événement un dispositif de sécurité constitué de 480 policiers et gardes-frontières. Compte tenu de l’évaluation des risques réalisée par les services de renseignements finlandais, de leur expérience antérieure des émeutes qui étaient survenues la même année, du ton des affiches qui appelaient à la manifestation en incitant les participants potentiels à « causer un peu de désordre dans les rues d’Helsinki » et de l’anonymat des organisateurs de la manifestation (paragraphes 12-16 ci-dessus), la police avait de bonnes raisons de penser que cet événement risquait de dégénérer en violences. Par la suite, le tribunal de district jugea que les mesures prises par la police étaient légales et que les ordres de dispersion donnés par celle-ci étaient justifiés par des raisons valables (paragraphe 37 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour n’aperçoit aucune raison de douter que les ordres en question étaient fondés sur une appréciation raisonnable des faits. En outre, elle estime que les mesures préventives destinées à éviter le risque que la manifestation ne donnât lieu à des violences, notamment les ordres de quitter les lieux lancés par la police, étaient justifiées. Ces mesures visaient non seulement à assurer la protection de l’ordre public de manière générale – c’est-à-dire la protection de la sécurité publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime – mais aussi la sécurité des individus présents sur le site de la manifestation ou à proximité de celui-ci, y compris celle des représentants des médias et donc celle du requérant lui-même.

97. La Cour doit maintenant rechercher si le requérant a été empêché d’une manière ou d’une autre de faire son travail de journaliste à un moment quelconque de la manifestation « à bas l’ASEM ». Elle relève que l’existence d’une zone sécurisée réservée aux représentants de la presse prête à controverse entre les parties. Quoi qu’il en soit, il apparaît que la plupart des journalistes, une cinquantaine au début de la manifestation, sont restés dans le secteur où celle-ci se déroulait. Ces journalistes, au nombre desquels figurait le requérant, n’ont à aucun moment été invités par les autorités à se rendre dans une zone séparée réservée à la presse. Qui plus est, en raison de la nature de la manifestation, qui devait initialement consister en un défilé sur la voie publique, des violences pouvaient survenir – et sont effectivement survenues – dans un lieu « imprévu ». Dans ces conditions, il était totalement impossible aux autorités de ménager à l’avance une zone sécurisée à proximité des événements. En conséquence, la Cour estime que le point de savoir s’il existait ou non une zone sécurisée n’est pas décisif puisqu’il apparaît que tous les journalistes concernés se trouvaient sur les lieux mêmes de la manifestation et qu’ils ont pu y travailler librement. Le requérant n’a donc pas été à proprement parler empêché de rendre compte des événements. Au contraire, il a pu prendre des clichés tout au long de la manifestation, jusqu’au moment où il a été appréhendé, comme le prouvent notamment les enregistrements vidéo de la manifestation et la dernière photo qu’il a prise, où figure l’agent qui a procédé à son interpellation.

98. Quant au comportement du requérant, la Cour relève que celui-ci a été appréhendé à l’intérieur de la zone bouclée par le cordon policier, où il se trouvait avec le noyau dur des manifestants qui se tenaient par les bras. Les enregistrements vidéo montrent que l’intéressé était vêtu de couleurs sombres qui correspondaient au « code vestimentaire » recommandé aux manifestants, et que, contrairement à certains de ses confrères qui avaient revêtu un gilet ou une veste jaune, il ne portait aucun vêtement ou insigne propre à indiquer qu’il était journaliste. Il n’y avait semble-t-il aucune indication, par exemple sur l’appareil photo que le requérant utilisait, qu’il travaillait pour Suomen Kuvalehti, et on ne voit sa carte de presse ni sur les enregistrements vidéo ni sur les photos où il figure. En conséquence, il semble que son apparence ne le distinguait pas clairement des manifestants. Il est donc probable que le requérant, compte tenu de sa présence dans la zone bouclée par le cordon et de son apparence, n’était pas facilement identifiable comme journaliste avant son interpellation.

99. Par ailleurs, le jugement du tribunal de district et les autres pièces du dossier ne permettent pas de savoir précisément à quels policiers le requérant a indiqué qu’il était journaliste. Il ressort du rapport de l’enquête préliminaire que l’intéressé a fait état de sa qualité de journaliste à l’agent qui l’a interpellé et que celui-ci a déclaré que le requérant n’avait pas opposé de résistance à son interpellation et qu’il avait demandé à téléphoner, ce qui lui avait été accordé. Lorsque le policier en question l’a invité à décliner son identité, l’intéressé lui a présenté sa carte de presse (paragraphe 27 ci-dessus). On peut en déduire que le requérant ne portait pas sa carte de presse, ou à tout le moins qu’il ne la portait pas de manière visible de façon à pouvoir être immédiatement identifié comme journaliste. Un autre policier témoin de l’interpellation du requérant a indiqué au cours de l’enquête préliminaire que celui-ci n’avait pas opposé de résistance à son interpellation, mais qu’il ne l’avait pas entendu dire qu’il était journaliste (ibidem). Par ailleurs, on ne sait pas au juste si le requérant s’est également identifié comme journaliste lorsqu’il a été conduit dans le fourgon qui devait l’emmener au commissariat. Cela étant, la Cour estime que la police a dû apprendre que le requérant était journaliste au plus tard à l’arrivée de celui-ci au commissariat, lorsque l’agent préposé à l’accueil lui a retiré sa carte de presse, que l’intéressé dit avoir « brandie » et avoir commencé à porter de manière visible sur le buste peu de temps auparavant (paragraphe 28 ci-dessus). À l’appui de ces informations, la Cour estime que si le requérant avait voulu que la police sût qu’il était journaliste, il aurait dû s’efforcer de se faire connaître de manière suffisamment claire comme tel en mettant des vêtements distinctifs ou en portant en permanence sa carte de presse de manière visible ou par tout autre moyen approprié. Or il ne l’a pas fait. La situation de l’intéressé est donc différente de celle du requérant dans l’affaire Najafli c. Azerbaïdjan, lequel avait porté sa carte de presse sur le buste et avait expressément indiqué aux agents de police qu’il était journaliste (Najafli c. Azerbaïdjan, no 2594/07, § 67, 2 octobre 2012, et, mutatis mutandis, Gsell, précité, § 49).

100. La Cour relève en outre que le requérant affirme ne pas s’être rendu compte des ordres de dispersion lancés par la police. Elle observe que le tribunal de district a jugé établi que le requérant était au courant des ordres en question, mais qu’il avait décidé de les ignorer (paragraphe 37 ci-dessus). Le requérant a lui-même reconnu devant le tribunal de district et dans ses observations devant la Cour qu’il avait entendu les ordres vers 20 h 30 (paragraphes 24 et 37 ci-dessus), ce que confirme le fait qu’il avait alors téléphoné à son employeur pour savoir s’il devait ou non quitter les lieux (paragraphe 24 ci-dessus). Pour la Cour, cela prouve que le requérant avait compris – ou à tout le moins envisagé – que ces ordres s’appliquaient aussi à lui. Qui plus est, le requérant a lui-même reconnu dans ses observations devant la Cour que, environ une demi-heure plus tard, un policier l’avait personnellement sommé de quitter les lieux, mais qu’il lui avait répondu qu’il avait décidé de rester (paragraphe 25 ci-dessus). Cet aveu est en contradiction manifeste avec l’allégation du requérant selon laquelle il n’avait pas eu connaissance des sommations de dispersion lancées par la police. Dès lors que le requérant savait manifestement ce qu’il faisait, la Cour ne peut admettre qu’il n’était pas au courant des ordres de la police. En outre, en tant que journaliste rendant compte du comportement de la police, l’intéressé ne pouvait ignorer les conséquences juridiques éventuelles d’un refus d’obtempérer à un ordre de la police. Par conséquent, force est à la Cour de conclure qu’en refusant de se conformer aux sommations des forces de l’ordre le requérant a pris sciemment le risque de se faire interpeller pour atteinte à l’autorité de la police.

101. La Cour juge également pertinent que, à l’exception du requérant, tous les journalistes ont obtempéré aux ordres de la police. Même le dernier d’entre eux a quitté les lieux après avoir entendu la dernière sommation qui indiquait clairement que toute personne qui y demeurerait serait appréhendée. Au cours de la procédure devant le tribunal de district, le journaliste en question a déclaré qu’il avait pris sa dernière photo à 21 h 15 et qu’il avait quitté les lieux seulement deux à trois minutes avant l’interpellation du requérant. Aucune mesure ne fut prise contre ces journalistes à quelque moment que ce fût (paragraphe 37 ci-dessus). Le requérant aurait lui aussi pu quitter les lieux n’importe quand et franchir le cordon policier sans être inquiété pendant toute la période où le site de la manifestation a été bouclé. En outre, il ne ressort aucunement du dossier que, s’il avait obtempéré à l’ordre de la police de quitter la zone bouclée, le requérant n’aurait pas pu continuer à accomplir sa mission professionnelle, même à proximité immédiate de cette zone où, par la suite, la police a dispersé la foule et appréhendé les contestataires.

ii. Sur le placement du requérant en garde à vue

102. Le requérant a été maintenu en garde à vue par la police pendant dix-sept heures et demie. La Cour a déjà conclu que le grief de l’intéressé tiré de l’illégalité de sa garde à vue de plus de douze heures échappait à l’objet du litige soumis à l’examen de la Grande Chambre (paragraphe 81 ci-dessus). En outre, le requérant soutient qu’il aurait dû être interrogé et remis en liberté sans tarder.

103. Pour sa part, le Gouvernement avance que la durée de la garde à vue du requérant s’explique principalement par le fait que celui-ci a été appréhendé tard dans la soirée et que le droit interne interdit la conduite d’interrogatoires entre 22 heures et 7 heures. Il indique qu’il existe des exceptions légales à cette interdiction, prévues à l’article 24, deuxième alinéa, de la loi sur les enquêtes pénales (paragraphe 49 ci-dessus). La Cour constate que le dossier de l’affaire ne contient aucune information sur la question de savoir si le requérant avait demandé à être interrogé promptement au cours de la nuit, et que l’intéressé n’allègue même pas avoir formulé pareille demande. En outre, cent vingt-huit personnes au total furent appréhendées et placées en garde à vue à la suite de la manifestation, ce qui a pu retarder la remise en liberté du requérant. Cela étant, en raison de sa qualité de journaliste, l’intéressé fut parmi les premiers à être interrogés et relâchés le lendemain. Il fut la septième personne détenue à être interrogée et la sixième à être remise en liberté après les mineurs (paragraphe 32 ci-dessus). Cela montre clairement que le requérant a bénéficié, en tant que représentant des médias, d’une certaine bienveillance de la part des autorités policières.

104. La Cour relève que l’on ne sait pas au juste si le téléphone mobile, les appareils photos et les cartes mémoire du requérant ont été contrôlés par la police comme l’affirme l’intéressé. Le rapport établi par l’Ombudsman parlementaire adjoint (paragraphe 34 ci-dessus) indique que la police a contrôlé le contenu des téléphones mobiles des personnes gardées à vue. Toutefois, les éléments du dossier ne permettent pas de savoir avec certitude si le téléphone du requérant a été examiné et si ses cartes mémoire ont été contrôlées. Pour sa part, le Gouvernement assure que, dès que les policiers eurent découvert que le requérant travaillait pour la presse, son appareil photo, ses cartes mémoire, ainsi que ses autres équipements furent traités comme des sources journalistiques et ne furent pas confisqués (paragraphe 29 ci-dessus), ce que le requérant ne conteste pas.

105. Si l’emploi qui a été fait des appareils photos et des cartes mémoire du requérant après son interpellation n’est pas entièrement clair, la Cour observe que celui-ci n’allègue pas que ses appareils ou les clichés qu’il avait pris ne lui ont pas été intégralement restitués ou qu’ils avaient subi des dégradations. Il apparaît que l’équipement du requérant n’a jamais été confisqué, mais qu’il a simplement été mis de côté pendant la durée de la garde à vue de l’intéressé, conformément à la pratique habituelle. En outre, le requérant a été autorisé à conserver toutes les photos qu’il avait prises et aucune restriction quant à l’usage qui pouvait en être fait ne lui a été imposée à quelque moment que ce soit par une quelconque autorité.

iii. Sur la déclaration de culpabilité prononcée contre le requérant

106. Enfin, en ce qui concerne la déclaration de culpabilité prononcée contre le requérant, la Cour observe que le tribunal de district l’a reconnu coupable d’atteinte à l’autorité de la police, mais qu’il ne lui a infligé aucune peine, estimant que l’infraction commise était assimilable à un « acte excusable ». Cette déclaration de culpabilité a par la suite été confirmée sans autre motivation par la cour d’appel d’Helsinki et la Cour suprême a finalement refusé au requérant l’autorisation de la saisir.

107. La Cour considère que la manifestation présentait un intérêt public légitime, en raison notamment de sa nature. En conséquence, il incombait aux médias de communiquer des informations sur cet événement et le public avait le droit d’en recevoir. Les autorités, qui en avaient conscience, avaient pris des dispositions pour répondre aux besoins des médias. La manifestation avait suscité un grand intérêt médiatique et était suivie de près. La Cour note cependant que, parmi la cinquantaine de journalistes qui s’étaient rendus sur le site de la manifestation, le requérant est le seul à s’être plaint d’une violation de sa liberté d’expression dans le cadre de cet événement.

108. En outre, si ingérence il y a eu dans l’exercice par le requérant de sa liberté journalistique, elle était restreinte compte tenu des facilités qui lui avaient été offertes pour couvrir la manifestation de manière adéquate. La Cour rappelle que ce n’est pas l’activité journalistique du requérant en tant que telle – c’est-à-dire une publication dont il aurait été l’auteur – qui a été sanctionnée par la déclaration de culpabilité prononcée contre lui. Si la phase préalable à la publication relève elle aussi du contrôle exercé par la Cour au titre de l’article 10 de la Convention (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 2), 26 novembre 1991, § 51, série A no 217), la présente affaire ne porte pas sur une sanction que le requérant se serait vu infliger pour avoir mené une enquête journalistique ou recueilli des informations (comparer avec Dammann c. Suisse, no 77551/01, § 52, 25 avril 2006, où un journaliste avait été condamné à une amende pour avoir recueilli des informations couvertes par le secret de fonction). L’intéressé n’a été déclaré coupable que pour avoir refusé d’obtempérer à un ordre que les policiers avaient donné à la fin de la manifestation, parce qu’ils avaient jugé que celle-ci dégénérait en émeute.

109. Par la suite, le tribunal de district a estimé que les ordres de dispersion donnés par la police reposaient sur des raisons valables (paragraphe 37 ci-dessus). Il a considéré qu’il était nécessaire de disperser la foule et d’ordonner aux personnes présentes de quitter les lieux en raison de l’émeute et des risques d’atteinte à la sécurité publique. Il a également jugé que les policiers étaient en droit d’appréhender et d’incarcérer les manifestants réfractaires dès lors que leurs ordres légaux avaient été ignorés. Comme le Gouvernement l’a indiqué, la qualité de journaliste du requérant ne lui conférait pas de droit à un traitement préférentiel ou différent par rapport aux autres personnes présentes sur les lieux de la manifestation (paragraphe 78 ci-dessus). Ce point de vue trouve appui dans les informations dont la Cour dispose et selon lesquelles la majorité des États membres du Conseil de l’Europe ne prévoient dans leur législation aucun régime particulier pour les journalistes qui refusent d’obtempérer à des sommations de quitter les lieux d’une manifestation lancées par la police (paragraphe 57 ci-dessus).

110. Il ressort des éléments du dossier que des poursuites ont été engagées contre quatre-vingt-six personnes accusées de diverses infractions. Arguant qu’il s’était borné à faire son travail de journaliste, le requérant estime que le procureur aurait pu et dû abandonner les charges dirigées contre lui. D’après la jurisprudence de la Cour, le principe de l’opportunité des poursuites laisse aux États une latitude considérable pour décider de poursuivre ou non une personne susceptible d’avoir commis une infraction (voir, mutatis mutandis, Stoll, précité, § 159). En outre, la Cour rappelle que les journalistes ne sauraient être déliés de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun du seul fait qu’ils sont protégés par l’article 10 (ibidem, § 102). Cela étant, la Cour reconnaît que les journalistes peuvent parfois se trouver face à un conflit entre le devoir général de respecter les lois pénales de droit commun, dont les journalistes ne sont pas exonérés, et leur obligation professionnelle de recueillir et de diffuser des informations qui permet aux médias de jouer le rôle essentiel de chien de garde qui est le leur. Il convient de souligner, dans le contexte d’un tel conflit d’intérêts, que la notion de journalisme responsable implique que dès lors qu’un journaliste – et son employeur – est contraint de choisir entre ces deux obligations et que son choix va à l’encontre du devoir de respecter les lois pénales de droit commun, le journaliste en question doit savoir qu’il s’expose à des sanctions juridiques, notamment pénales, s’il refuse d’obtempérer à des ordres légaux émanant entre autres de la police.

111. Le tribunal de district s’est posé la question de savoir si le requérant avait le droit, en tant que journaliste, de ne pas obéir aux ordres que la police lui avait donnés. Il a jugé que les conditions auxquelles devait satisfaire la restriction apportée au droit du requérant à la liberté d’expression étaient réunies en l’espèce. Pour se prononcer ainsi, il s’est référé à l’affaire Dammann (précitée), précisant qu’il fallait la distinguer de celle du requérant. La motivation du jugement par lequel le tribunal de district a déclaré le requérant coupable d’atteinte à l’autorité de la police est succincte. Toutefois, la Cour la juge pertinente et suffisante eu égard à la nature particulière de l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression ici en cause (paragraphe 108 ci-dessus). En outre, lorsqu’il a décidé de ne pas infliger de peine au requérant, le tribunal de district a tenu compte du conflit d’intérêts auquel celui-ci s’était trouvé confronté.

112. À cet égard, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (Stoll, précité, § 153, et les références qui s’y trouvent citées). En l’espèce, le tribunal de district n’a pas infligé de peine au requérant, considérant que l’acte qui lui était reproché était « excusable ». Pour parvenir à cette conclusion, il a relevé que le requérant, en sa qualité de journaliste, avait été confronté à des obligations contradictoires découlant des injonctions de la police, d’une part, et des exigences de son employeur, d’autre part.

113. Il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (Stoll, précité, § 154, et les références qui s’y trouvent citées). En l’espèce, toutefois, la Cour accorde de l’importance à la circonstance que la déclaration de culpabilité prononcée contre le requérant n’a pas eu de conséquences négatives importantes pour lui et que, conformément à la loi, elle n’a pas même été inscrite à son casier judiciaire puisqu’aucune peine ne lui a été infligée (paragraphe 53 ci-dessus). La déclaration de culpabilité du requérant se résume à un constat formel de l’infraction commise par lui. En tant que telle, elle n’est guère – voire pas du tout – susceptible d’avoir un « effet dissuasif » sur les personnes qui prennent part à des actions de protestation (comparer, mutatis mutandis, avec Taranenko c. Russie, no 19554/05, § 95, 15 mai 2014) ou sur le travail des journalistes en général (comparer avec Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 116, CEDH 2004‑XI). En somme, la déclaration de culpabilité litigieuse peut passer pour proportionnée aux buts légitimes poursuivis.

6. Conclusion générale

114. Eu égard à l’ensemble des éléments qui précèdent et à la marge d’appréciation dont les États bénéficient, la Cour estime qu’en l’espèce les autorités internes ont fondé leurs décisions sur des motifs pertinents et suffisants et qu’elles ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence. Il ressort clairement du dossier de l’affaire que les autorités n’ont pas délibérément empêché les médias de couvrir la manifestation ou entravé leur travail pour essayer de dissimuler au public l’attitude de la police vis-à-vis de la manifestation en général ou des manifestants en particulier (paragraphe 89 in fine ci-dessus). De fait, le requérant n’a pas été empêché de faire son travail de journaliste pendant ou après la manifestation. En conséquence, la Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention. Elle souligne qu’il convient de considérer cette conclusion au regard des circonstances particulières de l’espèce et en tenant dûment compte de la nécessité d’éviter toute atteinte au rôle de « chien de garde » des médias (paragraphe 89 ci-dessus).

115. Partant, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

Dit, par treize voix contre quatre, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 20 octobre 2015.

Lawrence EarlyDean Spielmann
JurisconsultePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante de la juge Motoc ;

– opinion dissidente du juge Spano, à laquelle se rallient les juges Spielmann, Lemmens et Dedov.

D.S.
T.L.E.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE MOTOC

Je pense que l’arrêt rendu dans la présente affaire constitue une décision importante, en raison notamment du caractère complexe et nuancé de sa motivation.

L’arrêt représente à mon avis un progrès dans la compréhension de la notion de journalisme responsable. Dans la présente opinion, je voudrais souligner trois éléments : la genèse de la notion de journalisme responsable dans la jurisprudence de la Cour, la proportionnalité et la marge d’appréciation de l’État.

Le journalisme responsable n’est pas une notion nouvelle dans la jurisprudence de la Cour. Il me semble que la Cour a suivi d’une manière explicite ou implicite les principes de l’éthique journalistique qui se trouvent énoncés dans la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes, adoptée en 1971 à Munich. Si les droits des journalistes sont bien connus, leurs devoirs le sont moins. C’est pourquoi il est utile de les citer :

« Déclaration des devoirs

Les devoirs essentiels du journaliste, dans la recherche, la rédaction et le commentaire des événements, sont :

1) respecter la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce, en raison du droit que le public a de connaître ;

2) défendre la liberté de l’information, du commentaire et de la critique ;

3) publier seulement les informations dont l’origine est connue ou les accompagner, si c’est nécessaire, des réserves qui s’imposent ; ne pas supprimer les informations essentielles et ne pas altérer les textes et les documents ;

4) ne pas user de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents ;

5) s’obliger à respecter la vie privée des personnes ;

6) rectifier toute information publiée qui se révèle inexacte ;

7) garder le secret professionnel et ne pas divulguer la source des informations obtenues confidentiellement ;

8) s’interdire le plagiat, la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement ainsi que de recevoir un quelconque avantage en raison de la publication ou de la suppression d’une information ;

9) ne jamais confondre le métier de journaliste avec celui du publicitaire ou du propagandiste ; n’accepter aucune consigne, directe ou indirecte, des annonceurs ;

10) refuser toute pression et n’accepter de directives rédactionnelles que des responsables de la rédaction.

Tout journaliste digne de ce nom se fait un devoir d’observer strictement les principes énoncés ci-dessus ; reconnaissant le droit en vigueur dans chaque pays, le journaliste n’accepte, en matière d’honneur professionnel, que la juridiction de ses pairs, à l’exclusion de toute ingérence gouvernementale ou autre. »

Ces principes ont été reconnus dans plusieurs arrêts de la Cour, notamment dans les arrêts Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège ([GC], no 21980/93, CEDH 1999-III), Fressoz et Roire c. France ([GC], no 29183/95, CEDH 1999‑I), Kasabova c. Bulgarie (no 22385/03, 19 avril 2011) et Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni (nos 1 et 2) (nos 3002/03 et 23676/03, CEDH 2009). Dans ces arrêts, la Cour a mis en lumière les autres principes relatifs au journalisme responsable, notamment en ce qui concerne le contenu de publications.

Le principal progrès relevé dans le présent arrêt est que le principe d’un journalisme responsable est mis en évidence au regard du comportement public des journalistes.

Dans le présent arrêt, la Cour clarifie le devoir des journalistes qui consiste à respecter le droit interne applicable dans un contexte où leur honneur professionnel n’est pas en cause (cas qui correspond à celui mentionné à la fin de la déclaration de Munich). Il s’agit cette fois-ci du comportement public des journalistes. L’arrêt met en évidence les deux corollaires de ce principe, à savoir, d’une part, le fait que les journalistes ne peuvent se prévaloir d’une quelconque immunité par rapport à l’application de la loi pénale au titre de l’exercice de leur profession et, d’autre part, l’obligation pour les journalistes qui se trouvent en situation de ne pas respecter la loi de bien peser les conséquences d’un tel comportement.

Le principe d’un journalisme responsable a également été examiné dans des arrêts d’autres cours, surtout en ce qui concerne le contenu de publications : en particulier dans la fameuse affaire New York Times v. Sullivan, 376 US 254 (1964), où la Cour suprême des États-Unis d’Amérique a énoncé la règle qui a transformé la loi sur la diffamation. Un fonctionnaire ne peut avoir gain de cause dans une action en diffamation que si un tribunal juge que la déclaration diffamatoire le concernant a été faite avec une « malveillance réelle », c’est-à-dire en sachant que la déclaration était fausse ou en ne se souciant pas de savoir si elle était vraie ou fausse. En l’absence de « malveillance » de la part de la presse, les fonctionnaires ne peuvent obtenir des dommages-intérêts pour la publication de fausses déclarations à leur sujet.

Dans des opinions concordantes séparées, les juges Hugo L. Black et William O. Douglas ont marqué leur désaccord avec le juge Brennan quant à la question de savoir si la presse ne pouvait jamais être tenue pour responsable de la diffamation de fonctionnaires. Ils ont conclu que le Premier amendement prévoyait une immunité absolue pour la critique de la façon dont les fonctionnaires accomplissent leur devoir public. Sans immunité absolue, il y aurait un « danger mortel » pour une presse libre en vertu des lois sur la diffamation de l’État, qui harcèlent, punissent et finalement détruisent les critiques. Les conclusions de cet arrêt n’ont pas été suivies par les autres cours suprêmes.

Dans l’affaire Grant c. Torstar Corp, [2009] 3 RCS 640, la Cour suprême du Canada a conclu que deux conditions devaient être remplies pour que puisse s’appliquer le moyen de défense de la communication responsable :

1) la question doit être d’intérêt public ;

2) le défendeur doit démontrer qu’il a agi de façon responsable, en ce qu’il a fait preuve de diligence en tentant de vérifier les commentaires prétendument diffamatoires, vu l’ensemble des circonstances.

La Cour suprême a indiqué que, pour déterminer si le défendeur avait agi de façon responsable, les tribunaux devaient tenir compte :

1) de la gravité de l’allégation ;

2) de l’importance publique de la question ;

3) de l’urgence de la question ;

4) du statut et de la fiabilité de la source ;

5) du fait que du côté du demandeur, l’histoire a été demandée et rapportée fidèlement ;

6) du fait que la mention de l’énoncé diffamatoire était justifiable ;

7) de ce que l’intérêt public de l’énoncé diffamatoire réside dans le fait qu’il a été fait plutôt que dans sa vérité.

Elle a signalé que cette liste n’était pas exhaustive et qu’elle servait seulement de ligne directrice, précisant que les tribunaux étaient libres de considérer d’autres facteurs et que ceux-ci ne devaient pas tous avoir le même poids.

En ce qui concerne la question du comportement des journalistes, il existe plusieurs décisions des cours constitutionnelles et suprêmes européennes. Ainsi, la Cour constitutionnelle autrichienne a considéré que le fait de punir un journaliste ayant refusé de quitter une manifestation publique ne portait pas atteinte aux droits de celui-ci (VGH, arrêt du 20 septembre 2012). On retrouve le même raisonnement dans un arrêt rendu en 2014 par la Cour constitutionnelle de Macédoine : la Cour avait considéré que l’évacuation de journalistes pendant une session parlementaire ne portait pas atteinte à leurs droits. La Cour suprême suédoise a jugé pour sa part dans un arrêt de 2004 que le fait d’être journaliste ne pouvait pas empêcher que la personne en cause soit condamnée pour comportement illégal lors de la couverture d’une manifestation dans une zone nucléaire à accès restreint.

Je partage pleinement la conclusion de la majorité selon laquelle la présente affaire est à distinguer de l’affaire Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, CEDH 2007-V). Même si la notion d’ordre public est présente dans ces deux affaires, la publication de documents secrets dans l’affaire Stoll n’a rien de commun avec le choix de ne pas obtempérer à un ordre dans le cadre d’une manifestation telle que celle dont il est question en l’espèce. Il s’agissait dans l’affaire Stoll du contenu d’une publication, non d’un comportement public.

Une autre question importante demeure dans cette affaire, comme dans toutes celles où sont en cause les droits énoncés aux articles 8 et 11 de la Convention : celle de la proportionnalité. Il est certain que ce principe a soulevé aussi le plus de débats concernant la jurisprudence de la Cour à l’égard de son application. D’abord, on a souvent considéré que la Cour applique le principe de « priorité aux droits » : il revient au Gouvernement de prouver si l’ingérence en question a été proportionnée ou pas. On a donné plusieurs exemples de motifs d’ingérence dans un droit de la Convention : ils doivent être « pertinents et suffisants » (voir, entre autres, Nikula c. Finlande, no 31611/96, CEDH 2002-II), la nécessité d’une restriction doit être « établie de manière convaincante » (Société Colas Est et autres c. France, no 37971/97, CEDH 2002-III) ou motivée « par des raisons convaincantes et impératives » (Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98 et 3 autres, CEDH 2003‑II), l’ingérence doit être justifiée par un « besoin social impérieux » (Observer et Guardian c. Royaume-Uni, 26 novembre 1991, série A no 216) et les politiques publiques doivent être poursuivies « de la façon la plus respectueuse des droits de l’homme » (Hatton et autres c. Royaume-Uni, no 36022/97, 2 octobre 2001). Cependant, la confusion a été créée par d’autres décisions qui ont opté pour un « juste équilibre » entre les droits de la Convention et les « intérêts généraux de la communauté » sans donner aucune raison particulière[2].

S’il est considéré que la Cour utilise généralement la structure triadique pour apprécier la proportionnalité, quoique souvent d’une manière peu claire, d’autres approches portant sur la question de la proportionnalité ont été proposées en termes de valeurs morales, en s’inspirant du point de vue de Jeremy Waldron, qui constate l’absence d’un système commun pour « équilibrer » l’incommensurabilité mais permet d’apporter des valeurs pertinentes[3].

Il me semble que cet arrêt combine d’une manière implicite – comme la Cour l’a souvent fait – les deux approches. Il analyse la finalité, les buts et si la mesure aide à accomplir ces buts, et en même temps il met en évidence la question des valeurs morales en présence, et en définitive il donne une juste place à la marge d’appréciation de l’État.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE SPANO
À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES
SPIELMANN, LEMMENS ET DEDOV

(Traduction)

I.

1. Une atteinte – constitutive d’une ingérence sous l’angle de l’article 10 de la Convention – au rôle crucial que joue la presse en matière d’information du public dans une société démocratique peut évoluer en plusieurs phases. En pareil cas, il incombe à l’état contractant concerné de démontrer la persistance d’un besoin social impérieux justifiant une telle ingérence à chacune des périodes pendant lesquelles la presse a été empêchée de jouer le rôle vital de « chien de garde » public dont la Convention l’investit.

2. J’admets qu’en l’espèce l’interpellation du requérant par la police à la fin de la manifestation était initialement justifiée, puisque – il importe de le relever – l’intéressé n’avait pas pris les précautions nécessaires consistant à arborer sa carte de presse ostensiblement et à porter des vêtements distinctifs. Toutefois, dès l’instant où la police a appris que le requérant était journaliste, le besoin social justifiant le maintien de l’ingérence dans les droits de celui-ci protégés par l’article 10 est devenu de moins en moins impérieux au fil du temps pour finalement disparaître, puisqu’il ne prête pas à controverse que l’intéressé n’a pris aucune part à la manifestation elle-même et qu’il ne représentait pas une menace claire et concrète pour l’ordre public du fait d’un comportement hostile ou violent. Il n’était qu’un simple tiers impartial qui observait, en qualité de journaliste et dans l’intérêt du grand public, le déroulement d’un événement sociétal très important en Finlande.

3. Je tiens à souligner que je ne conteste pas les conclusions auxquelles la majorité est parvenue en ce qui concerne la légalité de l’ingérence et le but légitime que celle-ci poursuivait. Toutefois, comme je l’expliquerai en détail ci-dessous, le Gouvernement n’a pas démontré que le maintien ultérieur du requérant en garde à vue pendant dix-sept heures et demie – qui s’est à l’évidence accompagné d’une confiscation de son équipement professionnel l’ayant empêché de rendre compte des importants événements sociétaux de la journée – et la déclaration de culpabilité prononcée contre lui par la suite étaient nécessaires et proportionnés au regard de l’article 10 § 2 de la Convention compte tenu de la marge d’appréciation étroite dont l’état défendeur disposait en l’espèce. C’est pourquoi je marque respectueusement mon désaccord avec le constat de non-violation de l’article 10 auquel la majorité est parvenue en l’espèce.

II.

4. Le rôle essentiel que joue la presse dans la préservation du bon fonctionnement d’une société démocratique est un sujet récurrent et central de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 10. Certes, comme l’a dit la Cour dans l’arrêt de Grande Chambre qu’elle a rendu dans l’affaire Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 102, CEDH 2007-V),

« toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (...) Ainsi, malgré le rôle essentiel qui revient aux médias dans une société démocratique, les journalistes ne sauraient en principe être déliés, par la protection que leur offre l’article 10, de leur devoir de respecter les lois pénales de droit commun. Le paragraphe 2 de l’article 10 pose d’ailleurs les limites de l’exercice de la liberté d’expression, qui restent valables même quand il s’agit de rendre compte dans la presse de questions sérieuses d’intérêt général (...) »

5. Toutefois, comme il a également été admis dans l’affaire Stoll, même si un journaliste peut incontestablement avoir enfreint la loi pénale – par exemple en publiant des informations confidentielles, comme dans ladite affaire, – on ne peut s’en tenir au simple constat d’une violation d’une disposition du droit pénal aux fins de l’examen de la nécessité et de la proportionnalité qui doit être mené sur le terrain de l’article 10 § 2 de la Convention. S’il en allait autrement, il serait loisible aux états contractants de subvertir le rôle essentiel que joue la presse dans le fonctionnement d’une société démocratique en soumettant des journalistes à des sanctions pénales dès qu’ils s’apprêtent à mettre au jour des faits susceptibles de nuire à l’image des détenteurs du pouvoir.

6. En l’espèce, la majorité admet qu’« un journaliste auteur d’une infraction ne peut se prévaloir d’une immunité pénale exclusive (...) du seul fait que l’infraction en question a été commise dans l’exercice de ses fonctions journalistiques » (paragraphe 91 de l’arrêt). Toutefois, l’appréciation de l’existence d’un besoin social impérieux susceptible de justifier une ingérence dans les droits d’un journaliste découlant de l’article 10 est matériellement différente de celle qui s’applique aux affaires portant sur l’exercice de la liberté d’expression par d’autres personnes. Ainsi, dans l’affaire Stoll, la Cour a jugé nécessaire de rechercher si la condamnation que le journaliste concerné s’était vu infliger pour avoir divulgué des informations confidentielles au mépris de la loi pénale était néanmoins nécessaire dans cette affaire, retenant à cet effet les critères suivants : les intérêts en présence, le contrôle exercé par les juridictions internes, le comportement du requérant ainsi que la proportionnalité de la sanction prononcée (Stoll, précité, § 112).

7. La majorité n’applique pas en l’espèce les critères énoncés dans l’affaire Stoll pour apprécier la nécessité de l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant et – autre point crucial – elle n’analyse pas cumulativement les mesures litigieuses attentatoires aux droits du requérant découlant de l’article 10. Au contraire, elle examine tour à tour l’interpellation du requérant, son placement en garde à vue et la déclaration de culpabilité prononcée contre lui pour déterminer si l’ingérence litigieuse, considérée dans son ensemble, était justifiée par des motifs pertinents et suffisants et proportionnée aux buts légitimes poursuivis (paragraphe 94 de l’arrêt). J’estime que cette approche suivie par la majorité est inexacte. Bien que les faits ici en cause ne portent pas sur la publication d’informations confidentielles, mais sur le comportement pénalement répréhensible manifesté par un journaliste alors qu’il recueillait des informations dans le cadre d’une manifestation publique, il convient d’appliquer en l’espèce les mêmes critères que ceux exposés dans l’arrêt Stoll aux fins de l’appréciation à mener sous l’angle de l’article 10 § 2, en les adaptant bien sûr aux faits de la cause.

En scindant l’appréciation de la nécessité en des examens séparés de chacune des mesures litigieuses considérées isolément les unes des autres, la Cour épargne au Gouvernement le devoir de répondre aux deux questions décisives que soulève la présente affaire.

En premier lieu, pourquoi les autorités ont-elles jugé nécessaire de continuer à porter atteinte au droit du requérant à la liberté d’expression après avoir appris de façon certaine, au moment même de l’interpellation de l’intéressé, qu’il était journaliste, alors même qu’il n’a jamais été allégué qu’il représentait une menace pour l’ordre public du fait d’un comportement violent ou qu’il avait participé activement à la manifestation ?

En second lieu, quel était le besoin social impérieux censé justifier le maintien du requérant en garde à vue pendant dix-sept heures et demie et la confiscation de son équipement professionnel, mesures qui l’ont empêché de rendre compte du déroulement de la manifestation, ainsi que les poursuites et la déclaration de culpabilité dont il a fait l’objet pour un acte que les juridictions internes ont qualifié d’« excusable » au regard du droit finlandais au motif que l’intéressé était journaliste ?

Si la majorité avait appliqué aux faits de la cause les critères énoncés dans l’arrêt Stoll, les réponses à ces questions auraient démontré que les conclusions de l’arrêt ne sont pas justifiées, pour les raisons exposées ci-dessous.

III.

8. En ce qui concerne le premier critère énoncé dans l’arrêt Stoll, celui des intérêts en présence, il est incontestable que la manifestation « à bas l’ASEM » fut un événement de grand intérêt pour la société finlandaise et le reste du monde, comme en atteste la large couverture médiatique dont il a fait l’objet (paragraphe 33 de l’arrêt). Il va sans dire que les méthodes employées par la police pour faire face à une telle situation méritaient d’être observées de très près par les journalistes. Il importe de souligner que le requérant fut interpellé lors de l’opération lancée par la police contre les derniers manifestants qui étaient restés dans la zone bouclée après que l’ordre de dispersion eut été donné. C’était à ce moment précis qu’il était essentiel pour les journalistes, au regard de l’article 10 de la Convention, de pouvoir observer les choix opérationnels effectués par la police s’agissant de l’interpellation et de la dispersion des derniers manifestants pour garantir la transparence de l’action de la police et l’obliger à rendre des comptes, le cas échéant. Je renvoie à cet égard aux lignes directrices sur la liberté de réunion pacifique, adoptées en 2010 par la Commission de Venise (paragraphe 55 de l’arrêt), dont les paragraphes 168 et 169 disposent notamment que les tierces parties (comme les observateurs, les journalistes et photographes) peuvent également se voir demander de se disperser, « mais ne sauraient être empêchées d’observer et de filmer/photographier l’opération de maintien de l’ordre ». De même, « [i]l ne faut pas empêcher les participants et les tiers de photographier ou de filmer l’opération de police et toute demande de remise des films ou des images enregistrés numériquement aux policiers devrait d’abord être approuvée par une instance judiciaire ».

9. Il est incontestable que la liberté de communiquer des informations au public reconnue au requérant l’autorisait à pratiquer un journalisme investigateur et combatif, et même à se poser la question de savoir si ses droits découlant de l’article 10 devaient ou non prévaloir sur son devoir d’obtempérer aux ordres donnés aux manifestants par la police. Telle est d’ailleurs exactement la position adoptée par le tribunal de district d’Helsinki, qui a jugé que l’acte reproché au requérant était « excusable » au regard de l’article 12 § 3 du chapitre 6 du code pénal. C’est à juste titre que le tribunal de district a reconnu (paragraphe 37 de l’arrêt) que le requérant, en tant que journaliste, « a[vait] dû adapter son comportement à la situation en fonction d’exigences contradictoires, celles de la police, d’une part, et celles de sa profession et de son employeur, d’autre part ». Dans ces conditions, la nature des intérêts en présence était telle que le requérant, en tant que journaliste, aurait dû se voir accorder par la police une grande latitude dans l’exercice de ses activités professionnelles en tenant dûment compte de l’article 10 de la Convention. Par conséquent, l’application en l’espèce du premier critère énoncé dans l’arrêt Stoll, qui aurait permis une prise en compte satisfaisante non seulement des droits du requérant lui-même, mais aussi des importants intérêts sociétaux qui se trouvaient également en jeu, aurait conduit à accorder à l’état défendeur une marge d’appréciation très réduite. Cette raison suffit à elle seule à mettre en doute l’existence d’un besoin social impérieux justifiant les atteintes exorbitantes portées aux droits conventionnels du requérant, puisque celles-ci se sont traduites non seulement par l’interpellation initiale de l’intéressé, mais aussi par son placement en garde à vue, par la confiscation de son équipement professionnel, par les poursuites dont il a fait l’objet et, en définitive, par la déclaration de culpabilité prononcée contre lui pour atteinte à l’autorité de la police.

10. Quant au deuxième critère énoncé dans l’arrêt Stoll, celui du contrôle exercé par les juridictions internes, le rôle de la Cour en vertu de l’article 10 de la Convention se limite à déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales étaient pertinents et suffisants. J’observe d’emblée qu’en l’espèce les juridictions internes devaient quant à elles se borner à rechercher si les conditions d’une condamnation du requérant pour atteinte à l’autorité de la police sur le fondement de l’article 4 § 1 du chapitre 16 du code pénal finlandais étaient réunies. Dans le jugement qu’il a rendu en l’espèce (paragraphe 37 de l’arrêt), le tribunal de district d’Helsinki n’a pas examiné la question de l’existence d’un besoin social impérieux susceptible de justifier la condamnation du requérant, compte tenu des mesures dont celui-ci avait fait l’objet. Le tribunal de district d’Helsinki n’a pas non plus recherché si la garde à vue de l’intéressé et la confiscation de son équipement professionnel étaient nécessaires. Par ailleurs, je ne partage pas la conclusion de la majorité selon laquelle le raisonnement suivi par le tribunal de district d’Helsinki montre que celui-ci a ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence, comme l’exige la jurisprudence de la Cour. Le tribunal de district d’Helsinki a porté une appréciation très laconique sur la nécessité qu’il y avait à prononcer une déclaration de culpabilité contre le requérant, se bornant à constater qu’« il était impératif de mettre fin aux événements qui se déroulaient place Kiasma en ordonnant à la foule de se disperser et de quitter les lieux ». C’est sur ce seul fondement qu’il a conclu que « la restriction apportée à la liberté d’expression de M. Pentikäinen sous la forme d’un ordre lui enjoignant de quitter les lieux en même temps que le reste de la foule satisfai[sait] aux conditions requises ». La suite de ce raisonnement, qui a conduit le tribunal de district à opérer une distinction entre la présente affaire et l’affaire Dammann c. Suisse (no 77551/01, 25 avril 2006), se résume elle aussi à une simple phrase affirmant que « l’affaire en question est différente du cas d’espèce ».

Il s’agit là d’affirmations abstraites d’ordre général, non d’un raisonnement reflétant la manière dont la mise en balance des intérêts a été effectuée. En outre, dans la dernière partie de son jugement, le tribunal de district d’Helsinki n’en a pas moins conclu, comme je l’ai indiqué plus haut, que l’acte reproché au requérant était « excusable » au sens de l’article 12 § 3 du chapitre 6 du code pénal. Il s’ensuit que le jugement du tribunal de district souffre d’une incohérence interne en ce qui concerne l’appréciation de la nécessité exigée par l’article 10 § 2 de la Convention : il déclare qu’il était nécessaire d’interpeller le requérant, parce qu’il refusait d’obéir à la police tout en concluant que le comportement de celui-ci était néanmoins excusable ! Il en ressort clairement que, indépendamment de son éventuelle pertinence, le raisonnement suivi par le tribunal de district d’Helsinki ne peut passer pour suffisant au regard de l’article 10 § 2 de la Convention.

11. En ce qui concerne le troisième critère énoncé dans l’arrêt Stoll, celui du comportement du journaliste, il n’est pas inutile de rappeler les faits pertinents de l’espèce. En premier lieu, il ne prête pas à controverse que le requérant n’a pas participé directement ou activement à la manifestation. L’intéressé a été interpellé en raison de son refus d’obtempérer aux ordres de dispersion donnés par la police lors de l’opération de dispersion menée par celle-ci contre les derniers manifestants restés dans la zone bouclée, non parce qu’il avait participé à une émeute ou manifesté un comportement violent. En deuxième lieu, comme la majorité le constate à juste titre (paragraphe 98 de l’arrêt), le requérant n’était pas facilement identifiable comme journaliste avant son interpellation. En troisième lieu, il ressort toutefois de l’enquête préliminaire, comme le reconnaît l’arrêt de la Cour (paragraphe 99 de l’arrêt), que le requérant a fait état de sa qualité de journaliste à l’agent qui l’a interpellé et que, après avoir été invité par ce dernier à décliner son identité, le requérant lui a présenté sa carte de presse.

12. Comme je l’ai indiqué d’emblée, j’admets que l’interpellation du requérant par la police à la fin de la manifestation était initialement justifiée, puisqu’il ne portait pas sa carte de presse ostensiblement et que sa tenue vestimentaire ne le distinguait pas des manifestants. Toutefois, l’obligation mise à la charge du Gouvernement de prouver l’existence d’un besoin social impérieux justifiant une ingérence dans les droits du requérant au titre de l’article 10 ne s’arrête pas là, car l’intéressé a par la suite été soumis à d’autres mesures restrictives, alors même que la police savait très bien qu’il était journaliste, comme en atteste la déposition faite par le policier qui l’a interpellé. La qualification exacte du comportement du requérant pendant la manifestation devient alors déterminante. À cet égard, il est à signaler que la majorité paraît apprécier certains faits relatifs aux événements, au comportement et à l’état d’esprit du requérant au détriment de celui-ci, alors que ses actes pouvaient se justifier par des explications tout aussi plausibles (voir, par exemple, les paragraphes 100-101, 103 et 107 de l’arrêt). Je tiens à souligner qu’il est clair pour moi qu’un journaliste qui aurait enfreint la loi pénale en participant directement et activement à une manifestation hostile ou violente ne trouverait en principe dans l’article 10 de la Convention aucune protection contre des mesures telles qu’un placement en détention ou d’éventuelles poursuites. Toutefois, cela n’a manifestement pas été le cas en l’espèce. Confronté à une situation tendue et évolutive, le requérant s’en est remis à son jugement pour décider que sa liberté de communiquer des informations au public devait prévaloir sur son devoir d’obtempérer aux ordres de dispersion. C’est pourquoi le tribunal de district d’Helsinki a estimé, à juste titre, que l’acte reproché au requérant était excusable. Il est vrai, comme le relève la majorité, qu’un journaliste doit évidemment savoir qu’il s’expose à des sanctions juridiques s’il refuse d’obéir à la police (paragraphe 110 de l’arrêt). Mais il était crucial d’admettre en même temps qu’un journaliste peut légitimement penser que ses actes sont protégés par sa liberté d’expression, ce que la majorité ne fait pas. En conséquence, et eu égard au comportement du requérant, le Gouvernement n’a nullement démontré la persistance d’un besoin social impérieux justifiant, après que la police eut appris que le requérant était journaliste et qu’il lui eut présenté sa carte de presse, le maintien du requérant en garde à vue pendant dix-sept heures et demie, la confiscation de son équipement professionnel, les poursuites dont il a fait l’objet et la déclaration de culpabilité prononcée contre lui pour atteinte à l’autorité de la police.

Enfin, en ce qui concerne le quatrième critère énoncé dans l’arrêt Stoll, celui de la proportionnalité de la sanction prononcée, la majorité se borne à conclure que « [l]a déclaration de culpabilité du requérant se résume à un constat formel de l’infraction commise par lui. En tant que telle, elle n’est guère – voire pas du tout – susceptible d’avoir un « effet dissuasif » sur (...) le travail des journalistes en général » (paragraphe 113 de l’arrêt). Avec tout le respect que je dois à la majorité, il est trop simpliste et peu convaincant d’avancer que le fait de poursuivre un journaliste et de le déclarer coupable d’une infraction pénale n’a pas en soi, dans une affaire telle que celle de l’espèce, un effet dissuasif sur les activités journalistiques. Au contraire, il ne me semble pas déraisonnable de considérer que le présent arrêt, qui reconnaît comme légitimes, au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, les poursuites dirigées contre le requérant et la déclaration de culpabilité prononcée contre lui pour infraction à la loi pénale, aura un effet dissuasif significatif sur les activités des journalistes dans des situations analogues qui se présentent régulièrement dans toute l’Europe.

13. En résumé, l’application des critères énoncés dans l’arrêt Stoll à la question de savoir si l’acte reproché au requérant – bien que pénalement répréhensible au regard du droit interne – justifiait des ingérences continues et grandissantes dans la liberté d’expression du requérant protégée par l’article 10 § 2 de la Convention me conduit à conclure que le Gouvernement n’a pas démontré la persistance d’un besoin social impérieux à cet effet après que la police eut appris que l’intéressé était journaliste. Je note que la tentative de la majorité de restreindre ses conclusions aux « circonstances particulières de l’espèce » (paragraphe 114 de l’arrêt) n’est nullement convaincante. Au contraire, il est tout à fait certain que le raisonnement suivi par la majorité offre malheureusement aux états contractants une latitude considérable pour prendre des mesures attentatoires aux activités journalistiques dans les lieux publics où la police fait usage de la force.

IV.

14. Le présent arrêt de Grande Chambre est pour la Cour une occasion manquée de mettre l’accent, conformément à sa jurisprudence constante, sur la spécificité et l’importance particulière de la contribution de la presse à la transparence de l’exercice de la puissance publique et à l’obligation pour ses détenteurs de rendre des comptes en confirmant le droit des journalistes de couvrir de manière effective et libre les manifestations publiques ou d’autres activités relevant de l’article 11 pourvu qu’ils ne participent pas directement et activement à des actes hostiles. Des événements récemment survenus dans de nombreux pays européens démontrent qu’il est plus que jamais nécessaire de préserver le rôle fondamental de la presse en matière de collecte et de communication au public d’informations sur tous les aspects de l’activité publique. Il s’agit bien là, après tout, de l’un des éléments fondamentaux de l’idéal démocratique protégé par la Convention européenne des droits de l’homme.

* * *

[1]. Voir les lignes directrices du BIDDH/OSCE et de la Commission de Venise sur la liberté de réunion pacifique (2e édition) préparées par le Groupe consultatif du BIDDH/OSCE sur la liberté de réunion pacifique et par la Commission de Venise, adoptées par la Commission de Venise lors de sa 83e session plénière (Venise, 4 juin 2010).

[2]. S. Greer, « The Interpretation of the European Convention on Human Rights: Universal Principle or Margin of Appreciation? », in UCL Human Rights Review 2010, vol. 3).

[3]. Jeremy Waldron, « Fake Incommensurability: A Response to Professor Schauer », 45 Hastings L.J. 813, 817 (1994), et S. Tsakyrakis, « Proportionality: An assault on human rights? », International Journal of Constitutional Law, vol. 7, no 3, 2009.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-158283
Date de la décision : 20/10/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 10 - Liberté d'expression-{Générale} (Article 10-1 - Liberté d'expression)

Parties
Demandeurs : PENTIKÄINEN
Défendeurs : FINLANDE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : SALOKANGAS J.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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