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03/10/2017 | CEDH | N°001-177676

CEDH | CEDH, AFFAIRE SHEVTSOVA c. RUSSIE, 2017, 001-177676


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SHEVTSOVA c. RUSSIE

(Requête no 36620/07)

ARRÊT

STRASBOURG

3 octobre 2017

DÉFINITIF

03/01/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Shevtsova c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Branko Lubarda, président,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková, r>Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 s...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE SHEVTSOVA c. RUSSIE

(Requête no 36620/07)

ARRÊT

STRASBOURG

3 octobre 2017

DÉFINITIF

03/01/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Shevtsova c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Branko Lubarda, président,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking, juges,
et de Fatoş Aracı, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 septembre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36620/07) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Lyubov Prokofyevna Shevtsova (« la requérante »), a saisi la Cour le 27 juillet 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Mes A.G. Ryzhov et O.A. Sadovskaya, avocats à Nijni Novgorod. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par le successeur de celui-ci, M. M. Galperine.

3. La requérante alléguait avoir été soumise, entre les mains de la police, à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

4. Le 21 octobre 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1961 et réside à Nijni Novgorod.

A. Les allégations de mauvais traitements

6. Le 6 novembre 2001, deux policiers, P. et T., habillés en civil, se rendirent au domicile de la sœur de la requérante, R., afin de retrouver O., le fils aîné de cette dernière, au motif que celui-ci était soupçonné d’avoir commis une infraction. Au moment de la visite de P. et T., quatre personnes se trouvaient audit domicile : R., la sœur de la requérante ; L., le fils cadet de R. ; F., le compagnon de R. ; et la requérante.

1. La version de la requérante

7. La requérante expose sa version des faits de la manière suivante.

Deux hommes étant entrés dans le jardin, R. sortit pour aller à leur rencontre à l’entrée de la maison. Peu après, elle appela la requérante et lui indiqua que les deux hommes étaient des policiers et qu’ils cherchaient O. Sa sœur étant en état d’ébriété, la requérante lui dit de rentrer à l’intérieur de la maison. Ensuite, la requérante demanda aux policiers de présenter leurs cartes professionnelles, ce qu’ils firent. Ayant été informés par la requérante que O. était absent, les policiers rédigèrent sur place une convocation à comparaître au commissariat de police adressée à O. et demandèrent à la requérante de la lui remettre. La requérante prit la convocation et demanda aux policiers de quitter les lieux. À ce moment, P. insulta la requérante et la saisit par la main pour la tirer en bas de l’escalier d’entrée. T. s’empara également de la main de la requérante. Les deux policiers firent tomber la requérante par terre tout en lui portant des coups. Au moment de sa chute, celle-ci se cogna la tête contre un mur de la maison.

8. Ayant été appelé par R., sa compagne, F., qui se trouvait jusque-là à l’intérieur de la maison, accourut à l’extérieur. Interrogés par celui-ci sur les raisons de leur présence, P. et T. répondirent que cela ne le concernait pas. F. poussa alors T., à la suite de quoi les deux policiers le jetèrent par terre en lui portant des coups, puis le menottèrent. Pendant ce temps, la requérante se rendit dans la maison d’une voisine pour téléphoner à la police.

9. Après avoir menotté F., P. et T. quittèrent les lieux pour conduire ce dernier au commissariat de police, sans procéder à l’arrestation de la requérante.

2. La version du Gouvernement

10. Le Gouvernement confirme que le 6 novembre 2001 les policiers P. et T. se sont rendus au domicile de la sœur de la requérante dans le cadre des recherches menées pour retrouver O. Il expose comme suit sa version des faits.

11. Après que P. et T. eurent remis la convocation adressée à O. à la requérante, celle-ci se comporta d’une manière agressive : elle déchira la convocation et la jeta au visage de T., et elle insulta les deux policiers et se mit à les chasser hors de la maison.

12. La requérante, se trouvant en état d’ébriété, ne cessa pas ses actions même après avoir été prévenue par les policiers du caractère illégal de son comportement. Puisque les actes de la requérante présentaient des éléments d’outrage à une personne dépositaire de l’autorité publique – infraction réprimée par l’article 319 du code pénal (CP) –, P. et T. demandèrent à l’intéressée de les suivre au commissariat de police afin de dresser un procès-verbal. Face au refus de la requérante d’obtempérer, ils prirent celle‑ci par les mains afin de la conduire dans la voiture de police. La requérante résista et essaya de tomber sur ses genoux. À ce moment, F. sortit en courant de la maison et donna un coup de pied dans le ventre d’un des policiers. P. et T. furent alors contraints de mettre un terme aux agissements de F. en utilisant la force physique et en le menottant. Ils conduisirent ensuite F. au commissariat de police.

3. Les documents médicaux attestant des lésions corporelles de la requérante

13. Le 6 novembre 2001, après l’incident impliquant les policiers P. et T., la requérante se rendit au service de traumatologie de l’arrondissement Avtozavodski de Nijni Novgorod. Elle se vit délivrer une attestation médicale, rédigée comme suit en sa partie pertinente en l’espèce :

« (...) [La présente] attestation est délivrée à [la patiente], confirmant que le 6 novembre 2001 elle a demandé des soins médicaux. Diagnostic : contusion des tissus mous de l’arcade droite. Les soins prodigués : examen, conseil (...) »

14. Le 9 novembre 2001, le médecin légiste Y. du bureau de médecine légale de la région de Nijni Novgorod examina la requérante dans le cadre d’une expertise médicolégale ordonnée par les autorités chargées de l’instruction (paragraphe 18 ci‑dessous).

15. Il rendit son rapport le 19 novembre 2001. Ce rapport se lisait comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Circonstances de l’espèce

[Il ressort] de l’ordonnance [de l’enquêteur] et des explications de [la patiente] que le 6 novembre 2001 celle-ci a été battue par deux hommes (officiers de police), [qui] lui ont « tordu » les bras et asséné un coup de poing et l’ont poussée, [à la suite] de quoi elle s’est cogné la tête contre un mur. [La patiente] avait noté une courte perte de connaissance ; [elle] se plaint de douleurs dans la région lombaire, de vertiges, de maux de tête.

Il ressort de l’attestation du service de traumatologie de l’arrondissement Avtozavodski que [la patiente] s’y est adressée le 6 novembre 2001. Diagnostic : contusion des tissus mous de l’arcade droite. (...)

Il ressort de la fiche médicale de [la patiente] établie par le service médical [de son employeur] qu’elle s’y était adressée le 8 novembre 2001. Diagnostic : contusion du thorax du côté gauche. Pas d’autres [indications].

[Lors de l’examen] : dans la région infra-orbitaire droite – une éraflure de forme longitudinale de 1 x 2,2 cm recouverte d’une croûte brunâtre fine au niveau de la peau qui l’entoure. Une éraflure similaire sur la paupière inférieure droite de 0,4 x 0,8 cm. Sur la partie interne du tiers inférieur de l’avant-bras droit [et] sur la partie frontale du thorax – deux hématomes de forme ovale irrégulière, de couleur bleue, de 2 x 3 cm et de 1,5 x 2 cm respectivement. Sensation de douleur lors de la palpation de la surface intérieure du poignet gauche [et] de la partie frontale du thorax au niveau de la première et de la deuxième côte (...)

Il ressort de l’attestation médicale no 17365 délivrée par le service médical [de l’employeur de la patiente] que le 10 novembre 2001 la patiente s’y est adressée [en raison] d’une contusion à la tête [et] d’une dystonie neurocirculatoire de type hypertonique (...)

Il ressort d’un extrait de la fiche médicale établie par [le service médical de l’employeur de la patiente] que le 11 novembre 2001 la patiente s’y est adressée avec des plaintes de vertiges et maux de tête. [Lors de l’examen] : PA 140/100 mmHg. Pupilles régulières, pas de nystagmus, visage symétrique. État neurologique sans symptômes locaux ou méningitiques. Diagnostic : contusion à la tête sur fond d’une dystonie neurocirculatoire de type hypertonique, état asthénique et névrotique.

Conclusion

On constate sur [la patiente] : des éraflures au visage, des hématomes sur le membre supérieur droit ainsi que sur la partie gauche du thorax, une contusion des tissus mous de la partie gauche du thorax. Ces lésions ont été provoquées par des objets contondants, [causant un dommage à la santé de la patiente] de gravité moyenne, très probablement 3-4 jours avant l’examen [de la patiente].

[La] dystonie neurocirculatoire de type hypertonique est une maladie concomitante qui n’a pas d’origine traumatique et [ce diagnostic] n’a donc pas été pris en compte lors de l’évaluation de la gravité du dommage à la santé. Le diagnostic de contusion à la tête n’est pas confirmé par des données cliniques objectives dans la documentation médicale soumise et n’a pas non plus été pris en compte lors de l’évaluation de la gravité du dommage à la santé ».

B. L’enquête concernant les mauvais traitements allégués

16. Le 8 novembre 2001, la requérante adressa une plainte écrite au procureur, dans laquelle elle dénonçait des mauvais traitements qui lui auraient été infligés par P. et T. le 6 novembre 2001.

17. Les autorités chargées de l’instruction décidèrent alors de se pencher sur les allégations de la requérante en recourant à la procédure d’enquête préliminaire sur la base de l’article 144 du code de procédure pénale (CPP).

18. Ainsi, également le 8 novembre 2001, l’enquêteur M. du service du procureur de l’arrondissement Avtozavodski de Nijni Novgorod ordonna un examen médicolégal de la requérante (pour les conclusions de l’expert, voir paragraphe 15 ci-dessus).

19. Le 10 novembre 2001, l’enquêteur entendit les explications (объяснения) des policiers P. et T., qui relatèrent les évènements survenus le 6 novembre 2001 dans les circonstances décrites par le Gouvernement dans sa version des faits présentée devant la Cour (paragraphes 10‑12 ci‑dessus).

20. Le 18 novembre 2001, l’enquêteur M. rendit une décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale en se basant sur les explications de P. et T.

21. Le 20 novembre 2001, le procureur par intérim de l’arrondissement Avtozavodski de Nijni Novgorod annula la décision du 18 novembre 2001 et ordonna un complément d’enquête.

22. Ultérieurement, les autorités chargées de l’instruction rendirent dix décisions de refus d’ouverture d’une enquête pénale, datées du 30 novembre 2001, des 23 février et 4 octobre 2002, du 17 janvier 2003, des 17 mai et 25 septembre 2004, des 10 février et 8 septembre 2005, du 3 mars 2007 et du 18 octobre 2009. Toutes ces décisions furent annulées à la suite de l’exercice par la requérante soit d’un recours hiérarchique soit d’un recours judiciaire.

23. À des dates différentes, dans le cadre de plusieurs compléments d’enquête, les autorités d’instruction rassemblèrent les éléments suivants :

. les explications de la requérante recueillies le 22 novembre 2001, qui avait maintenu ses allégations tout en indiquant qu’elle ne se souvenait pas exactement des insultes qui auraient été proférées à son encontre par P. et T. ;

. les explications de B., un prétendu témoin oculaire de l’incident, également recueillies le 22 novembre 2001, qui avait déclaré que, le 6 novembre 2001, en passant devant la maison de R., il avait observé l’intervention de P. et T., qui se serait déroulée selon la version exposée par ces derniers ;

. les explications de F. en date du 28 novembre 2001, selon lesquelles le 6 novembre 2001, vers 16 heures, après avoir été appelé par R., celui-ci avait accouru en dehors de la maison, avait alors vu deux hommes s’approcher de lui et avait poussé l’un d’entre eux. Toujours selon ces explications, les deux hommes avaient mis F. par terre, l’avaient menotté et l’avaient conduit au commissariat de police. F. avait reconnu en outre qu’au moment de l’incident litigieux il était en état d’ébriété ;

. les explications de Sh., la mère de la requérante, obtenues à une date non précisée en 2001, qui avait déclaré que le 6 novembre 2001 cette dernière était rentrée chez elle vers 21 heures et ne lui avait pas parlé d’un quelconque incident, et qui avait en outre déclaré ne pas avoir remarqué de lésions sur sa fille ;

. le rapport d’inspection du lieu de l’incident, effectuée au mois de février 2002, lors de laquelle l’enquêteur consigna la disposition de la maison de R. ;

. les explications de Z., voisine de R., en date du 9 février 2002, qui avait déclaré que le 6 novembre 2001 la requérante s’était rendue chez elle pour appeler la police ;

. les explications supplémentaires de B. recueillies le 22 février 2002, qui avait précisé sa position dans la rue par rapport à la maison de R. lors des évènements du 6 novembre 2001 ;

. les explications de S., un ami de B., en date du 23 février 2002, qui avait affirmé que B. lui avait parlé d’un incident dont il aurait été témoin le 6 novembre 2001 ;

. les explications de L., le fils cadet de R., datées du 11 mai 2004, qui avait déclaré avoir été témoin le 6 novembre 2001 d’un incident survenu entre la requérante et des policiers mais ne pas se souvenir des détails de ce qui s’était passé ;

. les explications supplémentaires de B. en date du 17 mai 2004, qui avait modifié ses déclarations s’agissant des raisons pour lesquelles il se trouvait dans la rue au moment de l’intervention de P. et T. ;

. les explications de K., médecin du service de traumatologie de l’arrondissement Avtozavodski de Nijni Novgorod, en date du 16 septembre 2004, qui avait déclaré ne se souvenir ni de la requérante ni des circonstances dans lesquelles il avait établi l’attestation du 6 novembre 2001, mais avait affirmé avoir consigné toutes les lésions mentionnées par la requérante ;

. le rapport d’inspection supplémentaire du lieu de l’incident effectuée le 21 septembre 2004 ;

. les explications supplémentaires de la requérante recueillies le 8 septembre 2005, qui avait maintenu ses déclarations tout en précisant qu’elle n’avait pas informé sa mère de l’incident du 6 novembre 2001 ;

. les explications de Ry., un policier, en date du 8 septembre 2005, qui avait indiqué avoir interrogé Sh., la mère de la requérante, en 2001.

24. Le 11 novembre 2009, les autorités chargées de l’instruction rendirent une nouvelle décision de refus d’ouverture d’une enquête pénale. Dans cette décision, l’enquêteur releva que les déclarations des policiers P. et T. coïncidaient avec celles du témoin B. alors que celles de la requérante, de F., de R. et de L. étaient contradictoires. Il nota aussi que l’attestation du 6 novembre 2001 ne mentionnait pas les lésions sur le thorax de la requérante, et, par conséquent, il considéra que les données sur les blessures présentées par celle-ci étaient également contradictoires. Il estima que l’intéressée avait pu subir ces lésions dans d’autres circonstances, qui auraient pu survenir après les évènements du 6 novembre 2001. Il conclut notamment ce qui suit :

« Il est établi objectivement qu’en mettant fin aux agissements illicites de [la plaignante] et de F. les policiers [P. et T.] ont agi de manière régulière conformément à la loi [sur la police] et que leurs actes ne présentent pas d’éléments constitutifs de l’infraction réprimée par l’article 286 § 3 du code pénal ».

25. Par la même décision, l’enquêteur décida en outre qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre pénalement :

. la requérante, pour outrage à une personne dépositaire de l’autorité publique, infraction réprimée par l’article 319 § 1 du CP, faute de preuves démontrant que l’intéressée avait insulté les policiers P. et T. ;

. F., pour violence sur personne dépositaire de l’autorité publique, infraction réprimée par l’article 318 du CP, faute de preuves démontrant que celui-ci savait que P. et T. étaient des agents de police puisque, lors de l’incident du 6 novembre 2001, ceux-ci étaient habillés en civil et que F. n’avait pas vu leurs cartes professionnelles.

26. Le 9 février 2010, le tribunal de l’arrondissement Avtozavodski de Nijni Novgorod rejeta le recours de la requérante contre la décision du 11 novembre 2009 ayant réitéré et fait siennes les précédentes conclusions des autorités chargées de l’instruction.

27. Le 30 avril 2010, la cour régionale de Nijni Novgorod rejeta l’appel formé par la requérante contre la décision du 9 février 2010.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

28. Les dispositions de la législation nationale relatives à l’usage de la force par la police sont décrites dans l’arrêt Ryabtsev c. Russie (no 13642/06, §§ 42‑46, 14 novembre 2013).

29. Les dispositions du CPP relatives à l’enquête préliminaire et à l’ouverture de l’instruction pénale sont décrites dans l’arrêt Lyapin c. Russie (no 46956/09, § 99, 24 juillet 2014).

30. Selon l’article 144 du CPP, toute plainte signalant une infraction doit faire l’objet d’une enquête préliminaire de l’autorité compétente dans un délai de trois jours.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

31. La requérante se plaint d’avoir subi des mauvais traitements entre les mains de la police, et elle dénonce une absence d’enquête effective relative à ces allégations. Elle invoque à cet égard l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Thèses des parties

1. Le Gouvernement

32. Le Gouvernement conteste la thèse de la requérante. En se basant sur sa version des faits (paragraphes 10‑12 ci-dessus), il argue que les policiers P. et T. n’ont pas asséné de coups à la requérante et que la force utilisée par eux, notamment le fait d’avoir saisi l’intéressée par les bras, n’a pas été disproportionnée eu égard au comportement de cette dernière. Il se réfère à cet égard aux arrêts Poliakov c. Russie (no 77018/01, § 25, 29 janvier 2009) et Davitidze c. Russie (no 8810/05, § 89, 30 mai 2013).

33. En s’appuyant sur le contenu des explications des personnes entendues dans le cadre de l’enquête préliminaire, le Gouvernement se rallie aux conclusions des autorités chargées de l’instruction pour dire que les allégations de la requérante manquent de cohérence et de clarté : l’intéressée aurait été incapable de préciser le nombre et le type de coups prétendument assénés par P. et T. ; elle n’aurait pas parlé de l’incident à sa mère, Sh., le soir du 6 novembre 2001 ; et elle ne se serait pas plainte de douleurs au thorax au médecin du service de traumatologie ayant établi le certificat médical du 6 novembre 2001. Ensuite, le Gouvernement estime que, si la requérante avait fait l’objet des mauvais traitements allégués dans les circonstances décrites par elle, elle aurait dû subir des lésions beaucoup plus graves, notamment à la tête. Le Gouvernement indique également, eu égard à l’absence de lésions relevées sur les genoux de la requérante, que les policiers soutenaient l’intéressée sous les bras lors des tentatives qui auraient été faites par celle-ci pour tomber au sol. Enfin, le Gouvernement estime que, en l’absence de preuve d’insultes proférées par les policiers à l’égard de la requérante, le traitement infligé à cette dernière, à savoir le fait pour celle-ci d’avoir été saisie par les bras, n’a pas atteint le seuil de gravité requis par l’article 3 de la Convention pour constituer un traitement inhumain ou dégradant.

34. En ce qui concerne l’enquête relative aux allégations de mauvais traitements, le Gouvernement considère qu’elle a présenté l’effectivité requise. Il indique notamment que l’expertise médicolégale de la requérante a été ordonnée le 8 novembre 2001, soit le jour du dépôt de plainte par cette dernière, et que durant l’enquête préliminaire les autorités chargées de l’instruction ont entendu plusieurs personnes et ont effectué des inspections du lieu de l’incident. Le Gouvernement ajoute ensuite que la conduite de l’enquête préliminaire sur la base de l’article 144 du CPP ne peut pas être considérée en soi comme contraire à l’obligation procédurale découlant de l’article 3 de la Convention.

2. La requérante

35. La requérante maintient son grief. Dans ses observations en réplique, elle remet en cause tant les conclusions du Gouvernement que celles des autorités chargées de l’instruction selon lesquelles elle n’a pas fait l’objet de mauvais traitements. Elle soumet à cet égard une analyse détaillée des contradictions ou des incohérences qui existent selon elle entre les explications des différentes personnes entendues, en se basant sur les éléments versés au dossier.

36. Notamment, pour autant que le Gouvernement affirme que l’utilisation de la force envers elle était possible eu égard à son comportement, qui aurait été illicite et aurait constitué une infraction au sens de l’article 319 du CP, la requérante indique qu’elle n’a pas été poursuivie pénalement faute de preuves d’un tel comportement. Elle en déduit que les policiers P. et T. n’avaient aucun motif légal d’utiliser la force à son égard et que pareil recours était donc disproportionné.

37. La requérante affirme ensuite qu’il n’y a pas de contradictions entre l’attestation médicale du 6 novembre 2001 et le rapport du médecin légiste du 19 novembre 2001 en ce qui concerne la description des lésions subies par elle, au motif que ledit rapport avait englobé le diagnostic établi le 6 novembre 2001 dans ses conclusions. Quant à l’argument du gouvernement défendeur selon lequel la version des faits présentée par elle manquait de cohérence et de clarté quant au nombre et au type de coups que P. et T. lui auraient assénés, elle soutient que la charge de la preuve pèse sur ledit gouvernement, lequel aurait l’obligation de fournir une explication plausible de l’origine des lésions.

38. La requérante soutient enfin que l’enquête menée à la suite de ses allégations de mauvais traitements n’a pas été effective.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

39. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

40. La Cour examinera la présente affaire à la lumière des principes généraux exposés dans les arrêts Bouyid c. Belgique [GC] (no 23380/09, §§ 81‑90, CEDH 2015) et El Masri c. « l’ex‑République yougoslave de Macédoine » [GC] (no 39630/09, §§ 182‑185, CEDH 2012).

a) Sur l’effectivité de l’enquête

41. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour constate tout d’abord que les allégations de mauvais traitements que la requérante déclare avoir subis le 6 novembre 2001 ont été examinées par les autorités internes dans le cadre d’une enquête préliminaire sur la base de l’article 144 du CPP (paragraphe 17 ci-dessus). Elle relève ensuite que l’enquête susmentionnée n’a jamais abouti à l’ouverture d’une instruction pénale proprement dite (paragraphes 24‑25 ci-dessus).

42. La Cour souligne avoir déjà jugé que le refus des autorités internes d’ouvrir une instruction pénale au sujet d’un grief défendable de mauvais traitements subis entre les mains de la police est révélateur d’un manquement de l’État à son obligation de conduire une enquête effective prévue par l’article 3 de la Convention (Lyapin, précité, §§ 133-140). Elle ne voit aucune raison d’aboutir à un constat différent en l’espèce. En effet, elle note en l’occurrence que les autorités chargées de l’instruction se sont bornées à recueillir les explications de différentes personnes et se sont appuyées principalement sur ces explications pour rejeter les allégations de la requérante, après les avoir considérées comme non étayées (paragraphe 23 ci‑dessus). Elle note aussi que les autorités chargées de l’instruction, qui ont estimé que les déclarations de la requérante et de ses proches étaient contradictoires, n’ont toutefois pas procédé à des confrontations avec les policiers ou le présumé témoin B. La Cour rappelle à cet égard que des explications recueillies dans le cadre d’une vérification préliminaire ne sont pas assorties des garanties inhérentes à une enquête pénale effective comme, par exemple, l’engagement de la responsabilité pénale pour faux témoignage ou refus de témoigner (Lyapin, précité, § 134).

43. La Cour estime que les défauts constatés sont la conséquence de l’absence d’ouverture d’une instruction pénale, laquelle aurait constitué une réponse adéquate aux allégations de mauvais traitements de la requérante puisqu’elle aurait permis de déployer toutes les mesures d’instruction prévues par le CPP, telles que – entre autres – les interrogatoires, les confrontations, les identifications, les reconstitutions et les expertises (Aleksey Borisov c. Russie, no 12008/06, § 60, 16 juillet 2015).

44. La Cour note ensuite que, bien que les autorités internes aient promptement ordonné une expertise médicolégale pour consigner les lésions corporelles de la requérante, elles ne se sont pas fondées sur les conclusions du médecin légiste. La Cour ne peut que constater que les autorités se sont hâtivement ralliées aux explications des auteurs présumés des mauvais traitements dénoncés par la requérante en refusant d’ouvrir une enquête pénale le 18 novembre 2001, soit un jour avant même que le médecin légiste ne rende son rapport du 19 novembre 2001 (paragraphe 20 ci‑dessus).

45. En ce qui concerne les décisions de refus d’ouverture d’une enquête pénale ultérieures, la Cour note que les autorités internes ont passé sous silence les conclusions de l’expert qui avait expressément indiqué que les lésions sur le visage et le thorax de la requérante avaient été causées à celle‑ci « très probablement » trois à quatre jours avant son examen médical en date du 9 novembre 2001. Puisque l’incident du 6 novembre 2001 était couvert par la période définie par l’expert, la thèse de la requérante quant à l’apparition des lésions était pour le moins défendable. Cependant, les autorités chargées de l’instruction n’ont pas effectué une analyse objective de ces constatations médicales. Notamment, elles n’ont pas essayé d’expliquer l’origine des contusions de l’arcade droite et du thorax présentées par la requérante. Elles n’ont pas non plus cherché à établir si cette dernière présentait ces contusions avant l’intervention des policiers, ce qui leur aurait permis de réfuter la thèse de l’intéressée relative à l’origine de ces lésions.

46. La Cour note enfin que l’enquête n’a pas été menée avec la célérité requise puisque plusieurs mesures d’instruction ont été prises plusieurs années après l’incident litigieux (paragraphe 23 ci-dessus), ce qui a contribué à compromettre son effectivité.

47. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que l’enquête sur les mauvais traitements dont la requérante avance avoir été victime n’a pas rempli la condition d’effectivité requise. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

b) Sur les allégations de mauvais traitements

48. La Cour rappelle avoir précisé que, lorsque les allégations de mauvais traitements concernaient des évènements qui, dans leur totalité ou pour une large part, étaient connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, tout dommage corporel ou décès survenu pendant cette période de détention donnait lieu à de fortes présomptions de fait (Bouyid, précité, § 83).

49. En l’espèce, la Cour constate que les évènements du 6 novembre 2001 n’étaient pas connus exclusivement des autorités puisque l’incident litigieux ne s’était pas produit dans une zone placée sous le contrôle exclusif des autorités de l’État (voir, a contrario, Zolotarev c. Russie, no 43083/06, §§ 8 et 48, 15 novembre 2016, et Ablyazov c. Russie, no 22867/05, §§ 6 et 49, 30 octobre 2012). Il n’en reste pas moins que, lors des évènements litigieux, les policiers P. et T. agissaient en leur qualité officielle de personnes dépositaires de l’autorité publique et qu’en vertu de la loi la requérante était tenue d’obéir à tout ordre légal émanant de leur part (Shamardakov c. Russie, no 13810/04, § 95, 30 avril 2015), ce qui n’est pas contesté par le Gouvernement (paragraphe 10 ci‑dessus). La Cour estime donc que le 6 novembre 2001, au cours de la visite des policiers P. et T. au domicile de R., la requérante se trouvait sous le « contrôle » des autorités de l’État.

50. Compte tenu de la thèse du Gouvernement selon laquelle les policiers P. et T. avaient pris la décision d’emmener la requérante au commissariat au motif qu’elle avait commis l’infraction d’outrage à une personne dépositaire de l’autorité publique, la Cour estime que la requérante s’est retrouvée dans une situation d’arrestation de facto. Par conséquent, conformément à sa jurisprudence bien établie en la matière, la Cour doit rechercher, en tenant compte des blessures occasionnées à la requérante et des circonstances dans lesquelles elles l’ont été, si la force utilisée était strictement nécessaire et proportionnée et si l’État doit être tenu pour responsable des blessures causées à l’intéressée (voir, parmi beaucoup d’autres, Douet c. France, no 16705/10, § 30, 3 octobre 2013). Si, dans le contexte de la présente affaire, les allégations de mauvais traitements dénoncés par la requérante ne donnent pas lieu à de fortes présomptions de fait, la Cour estime que ce constat ne dispense pas le Gouvernement de son obligation d’établir le déroulement des faits de manière satisfaisante et convaincante, éléments de preuve à l’appui (Rupa c. Roumanie (no 1), no 58478/00, § 100, 16 décembre 2008).

51. La Cour note ensuite que les parties sont en désaccord quant au déroulement des évènements du 6 novembre 2001. La position du Gouvernement consiste à dire que les policiers P. et T. n’ont ni frappé ni poussé la requérante et que, confrontés à un comportement outrageux de celle-ci, ils ont pris la décision d’emmener l’intéressée au commissariat. Selon le Gouvernement, ce n’est que lorsque la requérante a refusé d’obtempérer à leurs ordres que les policiers ont fait usage de la force à son encontre, et ce uniquement en la saisissant par les bras.

52. Cependant, la Cour trouve peu convaincante la version des faits présentée par le Gouvernement.

53. Tout d’abord, elle note que le Gouvernement s’appuie dans une large mesure sur les conclusions de l’enquête préliminaire menée par les autorités chargées de l’instruction, notamment en se fondant sur les témoignages de B., qui avait confirmé les explications de P. et T. La Cour rappelle à cet égard qu’elle ne saurait tirer aucune conclusion probante d’une enquête qu’elle a jugée ineffective (voir, mutatis mutandis, dans le cadre de l’article 2 de la Convention, Lykova c. Russie, no 68736/11, § 132, 22 décembre 2015).

54. En l’espèce, la Cour a conclu que l’enquête préliminaire menée sur les allégations de mauvais traitements n’avait pas été effective au sens de l’article 3 de la Convention (paragraphe 47 ci-dessus). Eu égard aux défauts constatés, elle estime que les conclusions de ladite enquête ne sont pas suffisantes pour établir le déroulement des faits de manière satisfaisante et convaincante.

55. À ce sujet, la Cour relève que, alors que les autorités chargées de l’instruction, tout comme le Gouvernement devant elle, se réfèrent à un comportement illicite de la requérante lors des évènements du 6 novembre 2001, elles ne se fondent à cet égard sur aucun élément formel. En effet, si les policiers P. et T. avaient agi dans le but de mettre fin au comportement prétendument illicite de la requérante, cette dernière aurait dû faire l’objet de poursuites pénales sur la base soit de l’article 318 (violence sur personne dépositaire de l’autorité publique) soit de l’article 319 (outrage à une personne dépositaire de l’autorité publique) du CP. Or la décision du 11 novembre 2009 précise expressément qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre la requérante pour l’infraction réprimée par l’article 319 du CP (paragraphe 25 ci‑dessus). De surcroît, aucun élément du dossier dont la Cour dispose ne démontre que la requérante a été poursuivie et reconnue coupable de l’infraction réprimée par l’article 318 du CP.

56. Si, comme le suggère le Gouvernement, la requérante avait refusé d’obtempérer aux ordres des policiers P. et T., elle aurait dû être sanctionnée en conformité avec le code des infractions administratives (voir, pour plus de détails sur l’infraction administrative pour le refus d’obéir à un ordre donné par un policier, Frumkin c. Russie, no 74568/12, § 79, CEDH 2016 (extraits)). En tout état de cause, tout usage de la force par les policiers P. et T. aurait dû être suivi par la remise de rapports aux supérieurs hiérarchiques de ces agents, et ce aux fins d’appréciation de la proportionnalité de la force employée en conformité avec la loi sur la police (Davitidze, précité, §§ 91‑93, Ryabtsev, précité, § 43). Or il ne ressort pas des décisions des autorités chargées de l’instruction que celles-ci aient cherché à établir l’existence de tels rapports et, le cas échéant, leur contenu.

57. À la lumière de ces éléments, les conclusions des autorités chargées de l’instruction, tout comme celles du Gouvernement, sur la légalité et la nécessité du recours à la force physique en l’occurrence apparaissent comme dépourvues de fondement suffisant.

58. La Cour note ensuite que, en contestant la présence des hématomes sur le thorax de la requérante lors de l’examen médical du 6 novembre 2001, le Gouvernement, à l’instar des autorités chargées de l’instruction, fait valoir que les faits à l’origine de ces lésions ont pu survenir après l’incident litigieux. La Cour relève que le médecin légiste, en se basant sur les résultats de l’examen médical de la requérante du 9 novembre 2001, a établi que ces hématomes étaient apparus trois à quatre jours avant ledit examen (paragraphe 15 ci‑dessus), ce qui exclut la possibilité d’une apparition des lésions en question après le 6 novembre 2001. Par ailleurs, l’enquête préliminaire a laissé sans réponse la question de savoir quelle était l’origine de la contusion de l’arcade droite constatée sur la requérante tant lors de l’examen médical au service de traumatologie du 6 novembre 2001 que lors de l’examen par le médecin légiste du 9 novembre 2001. Le Gouvernement n’a pas non plus fourni d’explication plausible quant à l’origine de cette blessure.

59. En l’absence d’explications satisfaisantes et convaincantes quant à l’origine des blessures présentées par la requérante, la Cour considère que celles-ci ont été causées à l’intéressée le 6 novembre 2001 lors de l’usage de la force par les policiers P. et T. (comparer avec Ryabtsev, précité, § 75).

60. Se pose donc la question de savoir si la force physique dont il a été fait usage à l’encontre de la requérante était ou non rendue strictement nécessaire par le comportement de cette dernière. Eu égard à ses conclusions aux paragraphes 53‑57 ci‑dessus, la Cour estime qu’aucun élément du dossier ne démontre que la requérante ait fait preuve d’une résistance physique ou d’un risque de comportements violents. Les lésions constatées sur la requérante par le médecin légiste (paragraphe 15 ci‑dessus) attestent de l’intensité de la force physique dont il a été fait usage à l’encontre de l’intéressée. Dans ces circonstances, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré que le recours à la force était à la fois proportionné et strictement nécessaire.

61. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

62. La requérante allègue qu’elle a été privée d’un recours effectif quant à son grief relatif aux mauvais traitements dénoncés par elle fondé sur la Convention. Elle invoque l’article 13 de la Convention, qui dispose :

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A. Thèses des parties

1. Le Gouvernement

63. En ce qui concerne l’existence de voies de recours effectifs, le Gouvernement fait valoir que la requérante a pu contester le refus d’ouverture d’une enquête pénale du 11 novembre 2009 devant le tribunal de l’arrondissement Avtozavodski de Nijni Novgorod ainsi que devant la cour régionale de Nijni Novgorod. Il est d’avis que le fait que les juridictions nationales ont rejeté la contestation de l’intéressée ne remet pas en cause l’effectivité de ce recours. Le Gouvernement estime en outre que la requérante aurait pu introduire un recours sur la base de l’article 1085 du code civil (CC) afin de demander un dédommagement pour le préjudice à sa santé.

2. La requérante

64. La requérante soutient qu’en l’absence d’une enquête effective elle a été privée de la possibilité d’obtenir une réparation pour le préjudice matériel et/ou moral par le biais d’une action civile. Faisant référence à l’article 1069 du CC, elle argue que tout octroi d’une réparation par les tribunaux civils sur la base de cette disposition n’est possible qu’en cas d’établissement d’un dol de la part de l’auteur présumé des faits à l’origine du préjudice, ce qui serait en l’espèce impossible eu égard au refus des autorités chargées de l’instruction d’ouvrir une enquête pénale sur ses allégations de mauvais traitements.

B. Appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

65. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

66. Ayant conclu à la violation de l’article 3 de la Convention sous ses volets procédural et matériel (paragraphes 47 et 61 ci-dessus), la Cour estime qu’aucun examen séparé du grief quant à l’existence de voies de recours effectifs ne s’impose sur le terrain de l’article 13 de la Convention (Ovakimyan c. Russie, no 52796/08, § 68, 21 février 2017, Aleksandr Andreyev c. Russie, no 2281/06, § 71, 23 février 2016).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

67. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

68. La requérante réclame 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle dit avoir subi.

69. Le Gouvernement estime que la demande de la requérante est infondée et qu’en tout état de cause la somme réclamée par elle est excessive.

70. Eu égard aux circonstances de l’espèce et au constat de violation de l’article 3 de la Convention auquel elle est parvenue tant sous son volet matériel que sous son volet procédural, la Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 19 500 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

71. La requérante n’a pas présenté de demande de remboursement des frais et dépens.

C. Intérêts moratoires

72. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 sous son volet matériel ;

4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 13 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 19 500 EUR (dix-neuf mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 octobre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Fatoş AracıBranko Lubarda
Greffière adjointePrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-177676
Date de la décision : 03/10/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête effective) (Volet procédural);Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Traitement dégradant) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : SHEVTSOVA
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : RYZHOV A.G. ; SADOVSKAYA O.A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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