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10/12/2024 | CEDH | N°001-238323

CEDH | CEDH, AFFAIRE M.T.S. ET M.J.S. c. PORTUGAL, 2024, 001-238323


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE M.T.S. ET M.J.S. c. PORTUGAL

(Requête no 39848/19)

ARRÊT

Art 34 • Locus standi • Circonstances exceptionnelles permettant à la fille d'introduire la requête au nom de sa mère concernant la procédure ayant abouti à la désignation de son frère comme tuteur de leur mère • Mère incapable de présenter elle-même sa requête du fait de son état de santé et l’on ne pouvait attendre de son fils qu’il le fasse à sa place • Absence de conflit d’intérêts entre les deux requérantes et procuration de représentation donn

ée au plan interne • Risque, dans le cas contraire, que la mère soit privée d’une protection effective quan...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE M.T.S. ET M.J.S. c. PORTUGAL

(Requête no 39848/19)

ARRÊT

Art 34 • Locus standi • Circonstances exceptionnelles permettant à la fille d'introduire la requête au nom de sa mère concernant la procédure ayant abouti à la désignation de son frère comme tuteur de leur mère • Mère incapable de présenter elle-même sa requête du fait de son état de santé et l’on ne pouvait attendre de son fils qu’il le fasse à sa place • Absence de conflit d’intérêts entre les deux requérantes et procuration de représentation donnée au plan interne • Risque, dans le cas contraire, que la mère soit privée d’une protection effective quant à ses droits au titre de l’art 8

Art 8 • Vie privée • Processus décisionnel ayant abouti à la désignation du fils comme tuteur de sa mère, dénué de garanties suffisantes pour protéger et sauvegarder les intérêts de la mère et prévenir les abus • Déficiences non remédiées • Absence de garanties proportionnées à la gravité de l’ingérence dans le droit de l’intéressée au respect de sa vie privée et des intérêts en jeu • Marge d'appréciation outrepassée

Préparé par le greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

10 décembre 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire M.T.S. et M.J.S. c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Lado Chanturia, président,
Jolien Schukking,
Faris Vehabović,
Ana Maria Guerra Martins,
Anne Louise Bormann,
Sebastian Răduleţu,
András Jakab, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,

Vu :

la requête (no 39848/19) dirigée contre la République portugaise et dont deux ressortissantes de cet État, Mmes M.T.S. et M.J.S. (« les requérantes »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 19 juillet 2019,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement portugais (« le Gouvernement ») les griefs fondés sur l’article 6 § 1, 8 et 14 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

la décision de ne pas dévoiler l’identité des requérantes,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 novembre 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne une procédure d’interdiction (interdição) engagée par la première requérante à l’égard de sa mère, la deuxième requérante, devant le tribunal de Lisbonne, à l’issue de laquelle J., le fils aîné de la deuxième requérante, a été désigné comme tuteur de celle-ci. Elle soulève des questions principalement sous l’angle des articles 6 § 1 et 8 de la Convention, la première requérante se plaignant, en son nom propre et en celui de la deuxième requérante, de ce que la procédure ayant abouti à la désignation de J. comme tuteur de la deuxième requérante n’ait pas été équitable et ait porté atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale. Sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la première requérante estime que la désignation de J., comme tuteur de leur mère a constitué un traitement discriminatoire fondé sur l’âge à son égard.

EN FAIT

2. La première requérante (M.T.S.) et la deuxième requérante (M.J.S.) sont nées respectivement en 1962 et en 1921 et résident à Lisbonne. Elles ont été représentées devant la Cour par Me V. Parente Ribeiro, avocat à Lisbonne.

3. Le Gouvernement a été représenté par ses agents, M. Ricardo Bragança de Matos, procureur, et, à partir du 1er septembre 2024, M. Manuel Aires Magriço, lui aussi procureur.

1. LA GENÈSE DE L’AFFAIRE

4. La deuxième requérante est veuve depuis l’année 2007. Elle est mère de quatre enfants : J., l’aîné, E., A. et sa plus jeune fille, la première requérante.

5. Par un acte notarié du 30 janvier 2012, dressé à l’hôpital L. de Lisbonne, en présence de ses médecins R.G. et I.N., respectivement neurologue et gastro-entérologue, la deuxième requérante donna procuration à la première requérante pour gérer ses comptes bancaires et la représenter devant toute entité privée ou publique.

6. Le même jour, par un autre acte notarié, toujours à l’hôpital L. et en présence des médecins R.G. et I.N., la deuxième requérante déclara qu’elle était en mesure de vivre seule en toute autonomie et que si elle venait à perdre cette autonomie ou sa capacité de décision, elle ne souhaitait pas que l’un de ses enfants s’installât chez elle. Elle indiqua également qu’elle voulait que ce fût la première requérante qui décidât de tout traitement médical éventuel à son égard et qui s’occupât de la gestion de ses affaires personnelles et de ses comptes bancaires.

2. LA PROCÉDURE CIVILE en INTERDICTION concernant LA DEUXIÈME REQUÉRANTE ET LA DÉSIGNATION D’UN TUTEUR À SON ÉGARD
1. La demande introductive d’instance et la procédure devant le tribunal de Lisbonne

7. Le 5 mars 2015, la première requérante introduisit devant le tribunal de Lisbonne une action tendant à ce que la deuxième requérante fût frappée d’interdiction au titre des articles 138 § 1 et 141 § 1 du code civil (le « CC ») tels qu’en vigueur au moment des faits (paragraphe 32 ci-dessous). Conformément à l’article 142 du CC et à l’article 891 du code de procédure civile (le « CPC ») dans leur version alors en vigueur (paragraphes 32 et 34 ci-dessous), elle demandait au tribunal de prononcer à l’égard de sa mère une interdiction provisoire, de nommer le frère de celle-ci, F.S., tuteur provisoire, puis de la désigner, elle, comme tutrice de l’intéressée. Elle précisait en outre qu’elle souhaitait que le conseil de famille fût constitué de F.S. et de L.S., son neveu. À l’appui de ses prétentions, elle indiquait qu’elle était mandataire de sa mère en vertu d’un acte notarié du 30 janvier 2012 (paragraphe 5 ci‑dessus), et exposait ensuite que sa mère était âgée de 93 ans, qu’elle perdait la mémoire depuis 2011, que son état de santé s’était aggravé à partir de septembre 2014 et qu’elle bénéficiait depuis lors d’une aide à domicile. Elle soutenait que la capacité de l’intéressée à prendre des décisions était limitée, ajoutant que cela la rendait vulnérable et facilement manipulable. Sur ce point, elle alléguait notamment que, le 12 février 2015, son frère J. avait persuadé l’intéressée de faire un virement de 40 000 euros (EUR) vers un compte dont il était le seul titulaire.

8. Le ministère public requit alors la citation de J., étant donné que, en qualité de fils aîné, la tutelle lui revenait aux termes à la loi.

9. Le 11 mai 2015, un agent du tribunal se rendit au domicile de la deuxième requérante pour lui remettre la citation dans le cadre de la procédure devant le tribunal de Lisbonne. Il dressa un procès-verbal de non‑citation (certidão de citação negativa) après avoir considéré que l’intéressée n’apparaissait pas apte à comprendre le contenu de la citation et ses effets légaux.

10. En application de l’article 894 du CPC tel qu’en vigueur au moment des faits (paragraphe 34 ci-dessous), le tribunal désigna alors F.S., le frère de la deuxième requérante, comme curateur provisoire (curador provisório) de celle-ci. F.S. ne contesta pas l’action en interdiction.

11. Le 6 décembre 2016, à la suite d’une demande du tribunal, le centre hospitalier psychiatrique de Lisbonne établit un rapport d’expertise médicale concernant la deuxième requérante. Élaboré par le Dr F.V., ce rapport indiquait tout d’abord que, lors de l’expertise médicale, réalisée le 12 juillet 2016, la deuxième requérante n’était pas représentée par un avocat et son curateur provisoire n’était pas présent. Il précisait ensuite que, d’après un rapport médical datant du 24 mai 2016, l’intéressée aurait été diagnostiquée à cette époque comme ayant la maladie d’Alzheimer. Le Dr F.V. relevait qu’elle souffrait d’un ulcère gastrique et, se fondant sur l’échange qu’il avait eu avec elle ainsi que sur le dossier médical qui lui avait été transmis par l’hôpital où elle était suivie par une neurologue, la Dr R.G. (paragraphe 5 ci‑dessus), depuis l’année 2011, il estimait qu’elle était atteinte de démence et que celle-ci, qui était probablement dégénérative de type Alzheimer, avait débuté en 2011. Il ajoutait que la deuxième requérante présentait une incapacité telle qu’elle était dans l’impossibilité irrémédiable de gérer sa vie personnelle et ses biens. Il observait que la détérioration handicapante (incapacitante) permanente était probablement survenue entre septembre et décembre 2014, vraisemblablement en raison de l’aggravation de sa maladie gastroentérologique. Il recommandait un suivi par le médecin de famille ainsi que par un psychiatre ou un neurologue. Il considérait que l’accompagnement familial était celui qui présentait le plus d’avantages, mais n’excluait pas un placement en milieu non hospitalier avec une supervision permanente. L’expert concluait que la mesure d’interdiction était justifiée à l’égard de l’intéressée et qu’il était nécessaire de désigner un tuteur dont elle se sentait proche pour s’occuper d’elle et veiller sur elle.

12. Le 19 janvier 2017, J. fut cité à comparaître.

13. Le 30 janvier 2017, il déposa un mémoire au tribunal de Lisbonne. Il y exposait qu’il ignorait que la première requérante, sa sœur, avait introduit une action en interdiction à l’égard de leur mère et qu’il n’en avait pris connaissance qu’au moment de sa citation. Il s’opposait à ce que la première requérante fût désignée tutrice de l’intéressée, estimant que cette mission lui revenait compte tenu du fait qu’il était l’aîné de la fratrie. Il reconnaissait que la première requérante s’était toujours occupée de leur mère, à la demande de celle-ci. Il alléguait que c’était toutefois lui qui avait toujours géré les biens de leurs parents, affirmant en outre que la première requérante avait toujours refusé de rendre des comptes à la fratrie quant aux dépenses effectuées à partir du compte de leur mère. Il concluait en faisant observer que la première requérante pouvait continuer de s’occuper de leur mère sans qu’il fût nécessaire de la désigner comme tutrice à cette fin.

14. À des dates non spécifiées, E. et A. se prononcèrent en faveur de la désignation de J. comme tuteur de la deuxième requérante.

2. Le jugement du tribunal de Lisbonne du 23 juin 2017

15. Par un jugement du 23 juin 2017, le tribunal, se fondant sur les éléments du dossier et sur le rapport d’expertise médicale du 6 décembre 2016 (paragraphe 11 ci-dessus), prononça une interdiction à l’égard de la deuxième requérante au motif qu’elle était dans l’incapacité de gérer ses biens et de pourvoir à ses besoins personnels. Il fixa le début de l’interdiction entre septembre et décembre 2014.

16. Dans son jugement, le tribunal releva que la première requérante demandait à être désignée comme tutrice de l’intéressée alors que ses frères et sa sœur souhaitaient la désignation de J., l’aîné de la fratrie (paragraphes 7 et 14 ci-dessus). Estimant qu’il ne ressortait pas du dossier que la première requérante offrît plus de garanties pour exercer ladite tutelle, il désigna comme tuteur J., en sa qualité d’aîné de la fratrie, conformément à l’article 143 § 1 d) du CC en vigueur au moment des faits (paragraphe 32 ci‑dessous). Par ailleurs, le tribunal considéra que le conseil de famille visé aux articles 1951 et 1952 § 1 du CC (paragraphe 32 ci-dessous) devait en l’espèce être constitué des enfants de la deuxième requérante. Il jugea que le contrôle de la tutelle revenait à la première requérante, étant donné que celle-ci résidait près de chez sa mère, et il la désigna comme cotutrice (protutora). Il précisa enfin qu’en cas de conflit entre J. et la première requérante, ou si cette dernière devait être amenée à exercer la tutelle, leur frère E. assurerait les fonctions de cotuteur.

3. L’appel devant la cour d’appel de Lisbonne et l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 30 janvier 2018

17. Le 28 août 2017, la première requérante interjeta appel du jugement devant la cour d’appel de Lisbonne. Elle contestait la désignation de son frère comme tuteur de leur mère, soutenant que le tribunal n’avait pas pris en considération la volonté exprimée par cette dernière à ce sujet dans les deux actes notariés du 30 janvier 2012 (paragraphes 5-6 ci-dessus). Elle arguait, à cet égard, que ceux-ci n’avaient fait l’objet d’aucune contestation de la part des personnes intervenant dans le cadre de la procédure, et invoquait l’article 12 de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (paragraphe 41 ci-dessous). Elle reprochait par ailleurs aux autorités de ne pas avoir entendu sa mère, alléguant que l’article 931 § 2 du CC, qui selon elle était applicable en vertu de l’article 139 du CC (paragraphe 32 ci‑dessous), exigeait pareille audition. Elle ajoutait que le tribunal avait également ignoré l’article 1931 § 1 du CC (paragraphe 32 ci‑dessous), lequel énonçait, exposait-elle, que le tuteur de la personne placée sous protection devait être celui qui s’occupait d’elle. Estimant offrir de meilleures garanties que son frère J. aux fins de l’exercice de la tutelle, elle considérait que celui‑ci ne devait pas assumer la fonction de tuteur affirmant, à titre d’exemples, qu’il avait transféré 40 000 EUR du compte de la deuxième requérante vers son compte personnel et qu’il insistait, contre la volonté de l’intéressée, pour que leur frère E. déménageât chez elle.

18. À une date non précisée, le ministère public répliqua que l’article 1931 du CC (paragraphe 32 ci-dessous) ne s’appliquait pas dans le cas d’une interdiction. Il soutint en outre que la déclaration du 30 janvier 2012 (paragraphe 6 ci-dessus) invoquée par la première requérante ne permettait pas à elle seule d’écarter l’application de l’article 143 § 1 d) du CC (paragraphe 32 ci-dessous).

19. Par un arrêt du 30 janvier 2018, la cour d’appel de Lisbonne confirma le jugement du tribunal de Lisbonne. Elle estima que la première requérante n’avait pas démontré que son frère J. n’était pas en mesure d’assumer la fonction de tuteur, et que l’application de l’article 143 § 1 d) du CC (paragraphe 32 ci-dessous) ne pouvait dès lors être écartée. Elle admit que la volonté de la personne objet de la procédure devait être prise en compte, mais considéra que la déclaration faite par l’intéressée le 30 janvier 2012 (paragraphe 6 ci-dessus) n’indiquait pas expressément qu’elle souhaitait que sa plus jeune fille, la première requérante, fût désignée tutrice. La cour d’appel retint par la suite que cette déclaration ne suffisait pas à elle seule à rendre inapplicable l’article 143 § 1 d) du CC et, ainsi, infondée la désignation du fils aîné de l’intéressée comme tuteur. Quant au transfert litigieux de 40 000 EUR (paragraphe 17 ci-dessus), elle observa que la première requérante n’avait pas expliqué dans quel contexte celui-ci avait eu lieu. Enfin, la cour d’appel releva que les trois autres enfants de la deuxième requérante étaient d’accord avec la désignation de J. comme tuteur et rappela qu’au demeurant, la première requérante avait toujours à sa disposition les mécanismes prévus par la loi pour écarter ou remplacer le tuteur si cela s’avérait nécessaire.

4. Les pourvois en cassation devant la Cour suprême et les arrêts du 18 septembre 2019 et du 31 janvier 2019
1. Les pourvois en cassation formés devant la Cour suprême

20. Le 5 mars 2018, la première requérante forma un pourvoi en cassation (revista) sur le fondement de l’article 671 §§ 1 et 3 du CPC (paragraphe 34 ci-dessous), soutenant que l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne avait confirmé le jugement du tribunal de Lisbonne en s’appuyant sur des motifs différents de ceux retenus par les premiers juges. À titre subsidiaire, dans le cas où ledit pourvoi viendrait à être déclaré irrecevable, elle demandait à la Cour suprême d’accueillir un pourvoi en cassation exceptionnel (revista excecional) au titre de l’article 672 du CPC (paragraphe 34 ci-dessous), arguant de l’intérêt tant juridique que social de la question relative à la possibilité pour chacun de choisir son tuteur en cas d’incapacité, eu égard au vieillissement de la population et à l’augmentation des maladies chroniques et invalidantes. Elle estimait que le « paradigme existant » devait changer et qu’il fallait faire prévaloir la volonté de la personne sur l’application aveugle d’une norme, qu’elle estimait obsolète, qui faisait primer l’exercice de la tutelle par l’aîné d’une fratrie sans tenir compte de l’intérêt supérieur de l’individu concerné. Pour étayer sa thèse, la requérante se référait à l’article 12 de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées (paragraphe 41 ci-dessous) et alléguait qu’un projet de loi portant sur l’accompagnement des personnes majeures en situation de handicap était sur le point d’être adopté par le Parlement (paragraphe 36 ci-dessous).

2. L’arrêt de la Cour suprême du 13 septembre 2018

21. Par un arrêt du 13 septembre 2018, la Cour suprême déclara le pourvoi formé au titre de l’article 671 du CPC irrecevable, estimant que la cour d’appel de Lisbonne s’était fondée sur les mêmes motifs que le tribunal de Lisbonne, à savoir l’incapacité de la deuxième requérante à gérer ses biens, pour confirmer le jugement par lequel le tribunal en question avait prononcé une interdiction à l’égard de la deuxième requérante et désigné son fils J. comme tuteur (paragraphe 19 ci-dessous). Elle conclut que l’arrêt visé par le pourvoi était dès lors, par application de l’article 671 § 3 du CPC (paragraphe 34 ci-dessous), insusceptible de recours.

3. L’arrêt de la Cour suprême du 31 janvier 2019

22. Par un arrêt du 31 janvier 2019, la Cour suprême, statuant en formation de trois juges conformément à l’article 672 § 3 du CPC, déclara également le pourvoi en cassation exceptionnel fondé sur l’article 672 du CPC (paragraphe 34 ci-dessus) irrecevable. Elle retint que les conditions de recevabilité d’un tel pourvoi n’étaient pas remplies, considérant, plus particulièrement, que la question litigieuse portait en l’occurrence sur le choix du tuteur par la personne protégée, ce qui, selon elle, ne présentait ni un intérêt juridique ni un intérêt social au sens de l’article 672 § 1 a) et b) du CPC.

Dans ses parties pertinentes en l’espèce, l’arrêt de la Cour suprême se lit comme suit :

« (...) C’est le critère de désignation du tuteur de la personne frappée d’interdiction qui est en cause en l’espèce. Il s’agit d’une question distincte de celle de l’incapacité juridique elle-même. La question en cause peut, dans une certaine mesure, présenter un intérêt du point de vue social, comme peut le montrer notamment le récent amendement du régime matériel et procédural introduit par la loi no 49/18 du 14 août 2018 (qui n’est toutefois pas encore entré en vigueur). En l’occurrence, ces questions seront traitées dans le cadre de la qualification juridique des personnes « majeures accompagnées » (maiores acompanhados). Cela étant, ledit intérêt ne concerne pas toute et n’importe quelle question. [Pareil intérêt] ne se vérifie [notamment] pas lorsqu’il s’agit de désigner [la personne] qui exercera les fonctions de tuteur en tant que représentant de la personne déclarée interdite.

En réalité, la présente affaire concerne un conflit entre [certains] des enfants de la personne frappée d’interdiction et la plus jeune de la fratrie qui souhaite être désignée comme telle. Autrement dit, ce qui est en cause est une question essentiellement subjective qui oppose [ladite cadette] aux autres enfants de l’intéressée. Il n’y a donc aucun intérêt social qui justifie que l’arrêt attaqué fasse l’objet d’un pourvoi en cassation.

(...)

Par ailleurs, aux fins de la recevabilité du pourvoi, il n’est pas davantage possible de tenir compte des arguments tirés du nouveau régime des personnes « majeures accompagnées », notamment ceux relatifs aux nouveaux critères de désignation de l’accompagnant qui figurent à l’article 143 du CC, pour faire rétroagir une solution qui, même si elle est légitime et justifiée, ne trouve pas encore appui dans la législation applicable.

(...) »

5. Les développements postérieurs

23. Le 10 février 2019, la première requérante forma une demande devant le tribunal de Lisbonne afin d’être désignée comme tutrice de sa mère eu égard à la déclaration notariée établie le 30 janvier 2012 (paragraphe 6 ci‑dessus), et conformément à la loi no 49/18 du 14 août 2018, qui était entrée en vigueur entretemps (paragraphe 36 ci-dessous).

24. Le 1er avril 2019, J. s’opposa à cette demande, estimant que la situation de leur mère n’avait pas changé et que l’entrée en vigueur de la loi no 49/18 du 14 août 2018 ne remettait pas en cause l’issue de la procédure civile. Il alléguait que la première requérante était en conflit avec ses frères et sa sœur et qu’elle continuait à s’opposer à ce que l’un des frères s’installât chez leur mère, alors que, selon lui, pareille présence aurait été plus bénéfique pour elle.

25. Par une décision du 28 mai 2019, le tribunal de Lisbonne débouta la première requérante de ses prétentions.

26. Le 28 septembre 2020, la première requérante déposa devant le même tribunal une demande tendant à ce que J. fût déchargé de ses fonctions de tuteur en application des articles 1948 a) et 1949 du CC (paragraphe 32 ci‑dessous).

27. Le 16 octobre 2020, elle réitéra ladite demande, soutenant que J. n’avait plus la capacité d’exercer les fonctions de tuteur.

28. Le 26 octobre 2020, la fille aînée de la deuxième requérante, A., demanda au tribunal de Lisbonne de désigner la première requérante comme tutrice de leur mère, alléguant que son frère J. avait un comportement autoritaire et obsessif et qu’il ne se préoccupait pas du bien-être de leur mère. Elle affirmait, en outre, qu’il avait transféré tous les comptes bancaires de l’intéressée vers un compte dont il était titulaire.

29. Le 27 octobre 2020, J. fit savoir qu’il s’opposait à la demande de la première requérante.

30. Le 21 décembre 2020, le tribunal convoqua le conseil de famille, qui conclut un accord au terme duquel la première requérante devait être maintenue dans son rôle de cotutrice, tel que prévu par l’article 1956 du CC (paragraphe 32 ci-dessous), et ainsi prendre en charge toutes les questions relatives à la santé et au confort de la deuxième requérante en gérant son quotidien et en ayant accès à son compte bancaire courant. Le conseil de famille décida par ailleurs que les autres comptes bancaires continueraient à être gérés par J.

6. Le jugement du tribunal de Lisbonne du 26 février 2021

31. Par un jugement du 26 février 2021, le tribunal, après avoir relevé qu’il existait un accord unanime du conseil de famille (paragraphe 30 ci‑dessus), prononça une décision d’ajustement formel du jugement d’interdiction à la loi no 49/18 du 14 août 2018, faisant application de l’article 26 § 2 de ladite loi (paragraphe 37 ci-dessous). En outre, conformément à l’article 26 §§ 4 et 7 de la loi, il estima que la deuxième requérante devait dorénavant être considérée comme soumise à une mesure d’accompagnement, suivant le régime de tutelle assorti des adaptations nécessaires, et que J. était son accompagnant, au sens de la nouvelle loi, et disposait ainsi des pouvoirs de représentation générale tels que prévus par l’article 145 §§ 2 b) et 4 du CC dans sa version issue de la loi no 49/18 (paragraphe 33 ci-dessous). Prenant ensuite en compte l’accord auquel était parvenu le conseil de famille (paragraphe 30 ci-dessus), il indiqua que la prise en charge par la première requérante de la santé et du bien-être de la deuxième requérante ainsi que de la gestion du compte courant de celle-ci devait se poursuivre, J. devant quant à lui continuer de gérer les autres comptes bancaires.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE
1. Le code civil
1. Le code civil tel qu’issu du décret-loi no 496/77 du 25 novembre 1977

32. Dans leur version issue du décret-loi no 496/77 du 25 novembre 1977, les dispositions pertinentes en l’espèce du CC, qui étaient en vigueur jusqu’à l’adoption de la loi no 49/2018 du 14 août 2018 (paragraphes 36-37 ci‑dessus) et applicables au moment des faits, se lisaient comme suit :

Article 138 § 1

[Personnes relevant de l’interdiction (interdição)]

« L’interdiction d’exercice de ses droits peut être prononcée à l’égard de toute personne qui, en raison d’une surdité-mutité, d’une cécité ou de troubles psychiques, n’a pas la capacité de décision concernant sa personne et ses biens. »

Article 139

Capacité de la personne frappée d’interdiction et régime de l’interdiction

« Sans préjudice de ce qui est prévu aux articles suivants, la personne frappée d’interdiction est assimilée au mineur. Les dispositions qui régissent l’incapacité pour cause de minorité et qui fixent les moyens de suppléer la responsabilité parentale lui sont applicables. »

Article 141 § 1

[Intérêt à agir]

« L’interdiction peut être demandée par le conjoint de la personne concernée (...), par toute autre parent dans la ligne successorale ou par le ministère public. »

Article 142

Mesures provisoires

« 1. À tout moment de la procédure, un tuteur provisoire peut être désigné afin qu’il accomplisse, au nom de la personne faisant l’objet de la procédure en interdiction, les actes dont l’ajournement pourrait porter préjudice à ladite personne.

2. Une interdiction [d’exercice] provisoire peut être prononcée s’il est nécessaire de prendre des mesures urgentes concernant la personne faisant l’objet de la demande d’interdiction ou ses biens. »

Article 143

À qui incombe la tutelle

« 1. La tutelle est attribuée [aux personnes énumérées ci-dessous] selon l’ordre suivant :

a) Au conjoint de la personne concernée, à moins qu’ils soient séparés (...) ou que le conjoint de la personne concernée soit, lui aussi, juridiquement incapable ;

b) À la personne désignée par les parents ou par le parent qui exerce l’autorité parentale (...) ;

c) À l’un ou l’autre des parents de la personne concernée (...)

d) Aux enfants majeurs, de préférence l’aîné, à moins que le tribunal, après avoir entendu le conseil de famille, estime que l’un des autres enfants présente plus de garanties dans la prise en charge.

2. En cas d’impossibilité ou de raisons impérieuses s’opposant à l’attribution de la tutelle selon les dispositions énoncées au paragraphe précédent, le tribunal désigne le tuteur, après avoir entendu le conseil de famille. »

Article 145

Devoir spécifique du tuteur

« Le tuteur doit prendre particulièrement soin de la santé de la personne frappée d’interdiction. À cette fin, il peut vendre les biens de celle-ci, sur autorisation judiciaire. »

Article 1931

Tuteur désigné par le tribunal

« 1. Lorsque les parents n’ont pas désigné de tuteur ou lorsque celui-ci n’a pas été confirmé, il incombe au tribunal des mineurs, après avoir entendu le conseil de famille, de nommer un tuteur parmi les [membres de la famille] ou les proches du mineur ou parmi les personnes ayant pris ou prenant soin de celui-ci ou ayant montré de l’affection à son égard.

2. Avant de procéder à la nomination du tuteur, le tribunal doit entendre le mineur de plus de quatorze ans. »

Article 1948

Retrait du tuteur

« Il est possible de retirer la tutelle :

a) Au tuteur qui ne s’acquitte pas des devoirs relevant de la fonction ou qui s’avère incapable d’exercer la tutelle ;

b) Au tuteur qui (...) se trouve dans une des situations qui auraient empêché sa désignation. »

Article 1949

Décision du retrait

« Le retrait du tuteur est décidé par le tribunal des mineurs, après audition du conseil de famille, à la demande du ministère public, de tout parent du mineur ou de toute personne en ayant la garde en fait ou en droit. »

Article 1955 § 1

Cotuteur (protutor)

« Le contrôle des actes du tuteur est exercé de façon permanente par l’un des membres du conseil de famille, dénommé cotuteur. »

Article 1956

Autres fonctions du cotuteur

« Outre le contrôle des actes du tuteur, il appartient au cotuteur :

a) d’épauler le tuteur dans l’exercice de ses fonctions, y compris en se chargeant, avec l’accord de celui-ci, de l’administration de certains biens du mineur dans les conditions établies par le conseil de famille ;

b) de remplacer le tuteur en cas d’absence ou d’empêchement (...) ;

c) de représenter le mineur, notamment devant les instances judiciaires, lorsque les intérêts [de celui-ci] sont en opposition avec ceux du tuteur et que le tribunal a choisi un curateur spécial (curador especial). »

2. Le code civil tel qu’issu de la loi no 49/18 du 14 août 2018

33. Dans leur version actuelle, issue des amendements introduits par la loi no 49/18 du 14 août 2018 régissant le régime des majeurs accompagnés (maior acompanhado), les dispositions exposées ci-dessus se lisent comme suit :

Article 138

Accompagnement

« La personne majeure qui se trouve dans l’impossibilité, pour des raisons de santé, à cause d’un handicap ou du fait de son comportement, d’exercer personnellement, pleinement et consciemment ses droits ou de remplir, dans les mêmes conditions, ses devoirs, bénéficie des mesures d’accompagnement prévues dans ce code. »

Article 139

Décision judiciaire

« 1. Le tribunal décide d’un accompagnement, après avoir entendu personnellement et directement le bénéficiaire et après examen des moyens de preuve.

2. À tout moment de la procédure, peuvent être ordonnées les mesures d’accompagnement provisoires et urgentes nécessaires pour la prise en charge de la personne et [la gestion] des biens de l’intéressé. »

Article 141 § 1

[Intérêt à agir]

« [Le bénéfice d’un] accompagnement peut être demandé par la personne concernée ou, sur autorisation de celle-ci, par son conjoint, son concubin ou tout autre parent dans la ligne successorale ou, sans qu’une autorisation soit nécessaire, par le ministère public. »

Article 143

Accompagnant (acompanhante)

« 1. L’accompagnant, majeur et exerçant pleinement ses droits, est choisi par la personne accompagnée (acompanhado) ou par son représentant légal et il est désigné par décision judiciaire.

2. En l’absence de choix concernant l’accompagnant, [l’exercice de la mesure d’]accompagnement est confié, dans le cadre de la procédure pertinente, à la personne, [parmi celles énumérées ci-après], dont la désignation protège le mieux l’intérêt impérieux du bénéficiaire :

a) Le conjoint de la personne concernée, non séparé en fait ou en droit ;

b) Le concubin (unido de facto) ;

c) L’un ou l’autre des parents ;

d) La personne désignée par les parents ou la personne qui exerce les responsabilités parentales (...) ;

e) Les enfants majeurs ;

f) L’un des grands-parents ;

g) La personne indiquée par l’institution dans laquelle la personne accompagnée est placée ;

h) Le mandataire à qui la personne accompagnée a conféré des pouvoirs de représentation ;

i) Tout autre personne fiable (idónea).

3. Il est possible de désigner plusieurs accompagnants avec des fonctions différentes, en précisant chacune d’elles, conformément aux paragraphes précédents. »

Article 145

Portée et contenu [des mesures d’]accompagnement

« 1. [Les mesures d’]accompagnement se limitent à ce qui est nécessaire.

2. En fonction de chaque cas et indépendamment de ce qui a été demandé, le tribunal peut attribuer à l’accompagnant l’un ou plusieurs des régimes suivants :

(...)

b) représentation générale ou spéciale (...) ;

c) administration totale ou partielle des biens ;

(...).

3. Une autorisation judiciaire préalable et spécifique est requise pour tout acte de vente de biens immeubles.

4. La représentation légale suit le régime de la tutelle, avec les adaptations nécessaires, le tribunal pouvant décider d’une dispense de constitution du conseil de famille.

(...) »

2. Le code de procédure civile

34. Au moment des faits, les dispositions du CPC pertinentes en l’espèce, issues du décret-loi no 41/2013 du 26 juin 2013, étaient ainsi libellées :

Article 16 § 1

[Réponse à l’incapacité]

« Les personnes déclarées incapables ne peuvent ester en justice que par l’intermédiaire de leurs représentants ou sur autorisation de leur curateur, sauf s’il s’agit d’actes qu’ils peuvent exercer personnellement et librement.

(...) »

Article 21

Défense (...) de l’incapable par le ministère public

« 1. Si (...) l’incapable, ou ses représentants, ne forment pas d’opposition (...) il appartient au ministère public de [le] défendre relativement à l’objet de la citation (...)

(...)

3. La représentation par le ministère public ou par un avocat commis d’office cesse lorsque (...) un avocat est mandaté pour représenter (...) l’incapable. »

Article 411

Principe de l’inquisitoire

« Il appartient au juge d’effectuer ou d’ordonner, même d’office, toutes les mesures nécessaires à la découverte de la vérité et à la juste résolution [du litige] concernant les faits dont il est appelé à connaître. »

Article 671

Décisions pouvant faire l’objet d’un pourvoi en cassation (revista)

« 1. Un pourvoi en cassation devant la Cour suprême peut être formé contre un arrêt de cour d’appel, rendu à l’égard d’un jugement de première instance, lorsqu’il porte sur le fond de l’affaire ou qu’il met un terme à la procédure (...)

(...)

3. Sans préjudice des cas où le recours est toujours recevable, le pourvoi en cassation [formé] contre un arrêt d’une cour d’appel qui confirme, [à l’unanimité] et sans motifs essentiellement différents, un jugement de première instance, est irrecevable, sauf dans les cas prévus à l’article suivant.

(...) »

Article 672

Pourvoi en cassation exceptionnel (revista excecional)

« 1. Exceptionnellement, un pourvoi en cassation peut être formé contre l’arrêt de la cour d’appel indiqué au paragraphe 3 de l’article précédent dans les cas suivants :

a) Quand est en cause une question dont l’appréciation, en raison de son intérêt juridique (relevância jurídica), est clairement nécessaire pour une meilleure application du droit ;

b) Quand sont en jeu des intérêts d’une importance sociale particulière (relevância social) ;

c) L’arrêt de la cour d’appel est en contradiction avec un autre, ayant acquis autorité de chose jugée, rendu par une cour d’appel ou par la Cour suprême à propos de la même législation et relativement à la même question fondamentale de droit, sauf s’il est conforme à un arrêt d’uniformisation de jurisprudence.

(...)

3. La décision concernant la vérification des conditions de recevabilité visées au paragraphe 1 relève de la compétence de la Cour suprême. Elle donne lieu à un examen préliminaire sommaire, mené par une formation constituée de trois juges choisis annuellement par le président parmi les plus anciens magistrats des sections civiles.

4. La décision visée au paragraphe précédent donne lieu à une motivation sommaire. Elle est définitive, et n’est pas susceptible d’être contestée par voie d’opposition (reclamação) ou d’appel.

5. Si la formation prévue au paragraphe 3 considère que rien n’empêche le pourvoi de droit commun, quand bien même les critères du pourvoi exceptionnel ne seraient pas remplis, elle renvoie le pourvoi devant le rapporteur afin qu’il procède à l’examen préliminaire. »

Article 891

Acte introductif d’instance (petição inicial)

« Dans l’acte introductif d’instance demandant une interdiction d’exercice ou une incapacité partielle (inabilitação), le demandeur doit, après avoir indiqué son intérêt à agir, mentionner les faits étayant les motifs invoqués ainsi que le degré d’incapacité de la personne à l’égard de laquelle l’interdiction ou l’incapacité partielle est sollicitée. Il doit aussi indiquer les personnes qui, selon les critères établis par la loi, doivent faire partie du conseil de famille et exercer la tutelle ou la curatelle. »

Article 894

Représentation de la personne faisant l’objet de la demande d’interdiction

« 1. Si la personne faisant l’objet de la demande d’interdiction ne peut être citée, ou si, bien qu’ayant été régulièrement citée, elle n’est pas représentée par un avocat dans le délai prévu pour la contestation, le juge désigne comme curateur provisoire la personne, autre que le demandeur, qui sera probablement désignée pour exercer la tutelle ou la curatelle et à qui il appartient de contester la demande d’interdiction au nom de la personne concernée. S’il ne le fait pas, l’article 21 s’applique.

2. Si la personne concernée ou le curateur provisoire désigne un avocat, le ministère public, s’il n’est pas le demandeur, n’intervient qu’accessoirement dans la procédure. »

Article 896

Preuve préliminaire

« Dans le cas d’une action en interdiction (...), après présentation des mémoires [par les intervenants à la procédure], il est procédé à l’expertise médicale de la personne visée par la procédure puis, si celle-ci a présenté une contestation, à son audition. »

Article 897

Audition

« L’audition a pour finalité de déterminer l’existence et le degré d’incapacité de la personne visée. Elle est réalisée par le juge, avec le concours du demandeur, du représentant de la personne visée et de l’expert ou des experts désignés, chacun d’eux pouvant suggérer certaines questions. »

35. Les articles 16, 891, 894, 896 et 897 du CPC exposés ci-dessus ont été amendés par la loi no 49/18 du 14 août 2018 (paragraphes 36-37 ci-dessus). Dans leur version actuellement en vigueur, les dispositions suivantes, en leurs passages pertinents en l’espèce, se lisent ainsi :

Article 16 § 1

[Réponse à l’incapacité]

« Les mineurs et les personnes majeures accompagnées soumises à représentation ne peuvent ester en justice que par l’intermédiaire de leurs représentants, ou sur autorisation de leur curateur, sauf pour les actes qu’ils peuvent exercer personnellement et librement. »

Article 897

Pouvoirs d’instruction

« 1. Après la présentation des mémoires [par les intervenants à la procédure], le juge examine les éléments produits par les parties, il se prononce sur les demandes de moyens de preuves formées par elles et il ordonne les mesures qu’il juge nécessaires. Il peut notamment nommer un ou plusieurs experts.

2. Dans tous les cas, le juge doit entendre personnellement et directement le bénéficiaire, en se déplaçant si nécessaire à l’endroit où il se trouve. »

3. La loi no 49/2018 du 14 août 2018 régissant le régime du majeur accompagné

36. La loi no 49/2018 du 14 août 2018 a abrogé les régimes d’interdiction et d’incapacité partielle (inabilitação) et les a remplacés par le régime d’accompagnement d’une personne majeure (acompanhamento de maior). Plusieurs dispositions du CC et du CPC ont ainsi été amendées (paragraphes 33 et 34 ci-dessus). Pour ce qui concerne le CC, il convient de relever, en sus des dispositions indiquées au paragraphe 33 ci-dessus, que l’article 147 du CC dans sa version actuelle énonce que la personne accompagnée (acompanhado) reste libre d’exercer ses droits personnels, tels que le droit de se marier, d’adopter, d’élever ses enfants, de choisir sa profession, de fixer son lieu de résidence, d’entretenir des relations sociales, sauf disposition légale ou judiciaire contraire.

37. Pour ce qui est de son entrée en vigueur et de son application dans le temps, la loi no 49/2018 prévoit ce qui suit :

Article 25 § 1

[Entrée en vigueur]

« La présente loi entre en vigueur 180 jours après sa publication. »

Article 26

Application dans le temps

« 1. La présente loi s’applique immédiatement aux procédures en interdiction ou en incapacité partielle pendantes au moment de son entrée en vigueur.

2. Le juge utilise ses pouvoirs de gestion procédurale et d’ajustement formel afin de procéder aux adaptations nécessaires dans les affaires pendantes.

(...)

4. Le régime du majeur accompagné s’applique aux interdictions prononcées avant l’entrée en vigueur de la présente loi, le pouvoir de représentation générale étant confié à l’accompagnant.

(...)

7. Les tuteurs et curateurs désignés avant l’entrée en vigueur de la présente loi deviennent des accompagnants, le régime prévu par la présente loi leur étant applicable.

(...) »

4. La pratique interne

38. Dans un arrêt du 30 janvier 2014 (procédure no 1246/10.9TJLSB.L1.S1), la Cour suprême a expliqué les conditions de recevabilité des pourvois en cassation formés au titre de l’article 672 § 1 a) et b) comme suit :

« (...)

c) Le critère prévu à l’alinéa a) du paragraphe 1 de l’article 672 du code de procédure civile présuppose l’existence au sein de la doctrine ou dans la jurisprudence d’une question juridique controversée de nature complexe ou nouvelle, justifiant l’intervention de la Cour suprême pour éviter des divergences d’interprétation pouvant nuire à la bonne application du droit.

d) Le critère visé à l’alinéa a) du numéro 1 de l’article 672 du code de procédure civile se rapporte à l’application d’un concept ou d’un cadre [juridiques] à une situation de fait pouvant interférer avec la tranquillité, la sécurité ou la paix sociale au point de pouvoir porter préjudice à la crédibilité des institutions ou à l’application du droit.

(...) »

39. Dans un arrêt du 19 novembre 2015 (procédure no 1086/10.5TVPRT.L1.S1), la Cour suprême a énoncé ce qui suit :

« (...)

L’intérêt juridique (...) doit être évalué de façon pragmatique, à la lumière de l’utilité d’une réappréciation de la question aux fins d’une meilleure application, en général, de la justice. Aussi, cette utilité découle du fait qu’il s’agit d’une question qui, par sa fréquence, soulève un débat au sein de la doctrine ou dans la jurisprudence. À cela, il faut ajouter la nouveauté du point [examiné].

Il en va de même en ce qui concerne l’intérêt social. Celui-ci existe si nous nous trouvons face à des questions dont l’appréhension dans un certain sens est susceptible de causer un impact ou une polémique au sein de la communauté, par la manière, importante, dont elle interfère dans les relations sociales.

(...) »

40. Le point 7 du résumé de l’arrêt de la Cour suprême du 2 février 2010 (procédure no 3401/08.2TBCSC.L1.S1) se lit comme suit :

« Pour comprendre les termes indéterminés « d’intérêt d’importance sociale particulière », notion assez vague permettant une grande flexibilité et un degré élevé de discrétion, il faut prendre en compte, entre autres, la répercussion (voire même le choc, dans les cas limites), la controverse importante (concernant les intérêts en cause) par rapport aux valeurs socio-culturelles, les implications politiques préoccupantes pouvant perturber la tranquillité, ou, enfin, les situations pouvant nuire à l’efficacité du droit et mettre en doute sa crédibilité, tant au niveau de l’énoncé de la loi que dans son application concrète, ce qui inclut les cas où il existe un impact important sur l’aspect de la vie que la norme ou les normes juridiques visent à régir. »

2. LE DROIT INTERNATIONAL
1. Nations Unies

La Convention des Nations Unies relatives aux droits des personnes handicapées

41. L’article 12 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées, qui a été adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 13 décembre 2006 (Résolution A/RES/61/106) et a été signée et ratifiée par le Portugal respectivement le 30 mars 2007 et le 23 septembre 2009, se lit comme suit :

Article 12

Reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité

« 1. Les États Parties réaffirment que les personnes handicapées ont droit à la reconnaissance en tous lieux de leur personnalité juridique.

2. Les États Parties reconnaissent que les personnes handicapées jouissent de la capacité juridique dans tous les domaines, sur la base de l’égalité avec les autres.

3. Les États Parties prennent des mesures appropriées pour donner aux personnes handicapées accès à l’accompagnement dont elles peuvent avoir besoin pour exercer leur capacité juridique.

4. Les États Parties font en sorte que les mesures relatives à l’exercice de la capacité juridique soient assorties de garanties appropriées et effectives pour prévenir les abus, conformément au droit international des droits de l’homme. Ces garanties doivent garantir que les mesures relatives à l’exercice de la capacité juridique respectent les droits, la volonté et les préférences de la personne concernée, soient exemptes de tout conflit d’intérêt et ne donnent lieu à aucun abus d’influence, soient proportionnées et adaptées à la situation de la personne concernée, s’appliquent pendant la période la plus brève possible et soient soumises à un contrôle périodique effectué par un organe compétent, indépendant et impartial ou une instance judiciaire. Ces garanties doivent également être proportionnées au degré auquel les mesures devant faciliter l’exercice de la capacité juridique affectent les droits et intérêts de la personne concernée.

5. Sous réserve des dispositions du présent article, les États Parties prennent toutes mesures appropriées et effectives pour garantir le droit qu’ont les personnes handicapées, sur la base de l’égalité avec les autres, de posséder des biens ou d’en hériter, de contrôler leurs finances et d’avoir accès aux mêmes conditions que les autres personnes aux prêts bancaires, hypothèques et autres formes de crédit financier ; ils veillent à ce que les personnes handicapées ne soient pas arbitrairement privées de leurs biens. »

2. Conseil de l’Europe

La Recommandation no R(99)4 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe

42. La Recommandation no R(99)4 du Comité des ministres aux États membres sur les principes concernant la protection juridique des majeurs incapables (les « principes »), adoptée le 23 février 1999, prévoit ce qui suit en sa Partie II :

Principe 1- Respect des droits de l’homme

« Concernant la protection des majeurs incapables, le principe fondamental servant de base à ceux dégagés dans le présent texte est le respect de la dignité de chaque personne en tant qu’être humain. Les lois, procédures et pratiques concernant la protection des majeurs incapables doivent reposer sur le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en tenant compte des restrictions de ces droits contenues dans les instruments juridiques internationaux pertinents. »

Principe 7- Caractère équitable et efficace de la procédure

« 1. Les procédures conduisant à l’adoption de mesures de protection de majeurs incapables devraient être équitables et efficaces.

2. Des garanties procédurales appropriées devraient être prévues pour protéger les droits de l’homme de la personne concernée et pour prévenir les abus éventuels. »

Principe 8- Prééminence des intérêts

et du bien-être de la personne concernée

« 1. Lors de l’instauration ou de la mise en œuvre d’une mesure de protection d’un majeur incapable, les intérêts et le bien-être de ce dernier doivent être pris en compte de manière prééminente.

2. Ce principe implique notamment que le choix d’une personne pour représenter ou assister le majeur incapable doit être avant tout régi par l’aptitude de cette personne à protéger et à promouvoir les intérêts et le bien-être du majeur concerné.

3. Ce principe implique également que les biens du majeur incapable soient gérés et utilisés à son profit et pour assurer son bien-être. »

Principe 9-Respect des souhaits

et des sentiments de la personne concernée

« 1. Lors de l’instauration ou de la mise en œuvre d’une mesure de protection d’un majeur incapable, il convient, dans la mesure du possible, de rechercher, de prendre en compte et de dûment respecter les souhaits passés et présents, et les sentiments de l’intéressé.

2. Ce principe implique en particulier que les souhaits de l’adulte concerné relatifs au choix d’une personne pour le représenter ou l’assister doivent être pris en compte et, dans la mesure du possible, dûment respectés.

3. Il en découle également qu’une personne représentant ou assistant un majeur incapable doit lui fournir des informations adéquates chaque fois que cela est possible et approprié, notamment en ce qui concerne toute décision importante affectant le majeur, et ce afin que ce dernier puisse exprimer son avis. »

Principe 12- Enquête et évaluation

« 1. Il conviendrait de prévoir des procédures appropriées en ce qui concerne l’enquête et l’évaluation des facultés personnelles de l’adulte.

2. Aucune mesure de protection ayant pour effet de restreindre la capacité juridique d’un majeur incapable ne devrait être prise à moins que la personne qui prend la mesure n’ait vu l’intéressé ou n’ait pris connaissance de sa situation et qu’un rapport récent, établi par au moins un expert qualifié, n’ait été produit. Le rapport devrait être écrit ou enregistré par écrit. »

Principe 13- Droit d’être entendu personnellement

« La personne concernée devrait avoir le droit d’être entendue personnellement dans le cadre de toute procédure pouvant avoir une incidence sur sa capacité juridique. »

EN DROIT

1. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES

43. La Cour note que la présente affaire a été introduite par la première requérante en son nom propre et au nom de la deuxième requérante, sa mère. Cela étant, elle estime qu’il convient d’examiner leurs griefs séparément eu égard, d’une part, à leur situation respective dans la procédure en interdiction sur laquelle porte l’espèce, la première requérante étant à l’origine de ladite procédure alors que la deuxième requérante en était l’objet et, d’autre part, aux enjeux différents que la procédure en question représentait pour elles (paragraphe 7 ci-dessus). La Cour examinera donc d’abord les griefs soumis par la première requérante au nom de la deuxième requérante et, ensuite, ceux formulés par l’intéressée en son nom propre.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION EN CE QUI CONCERNE LA DEUXIÈME REQUÉRANTE

44. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la première requérante soutient, au nom de la deuxième requérante, que la procédure civile a l’issue de laquelle celle-ci a été frappée d’interdiction et J. a été désigné pour être son tuteur a méconnu le droit de l’intéressée à un procès équitable, et reproche, à cet égard, aux juridictions internes de ne pas avoir entendu la deuxième requérante et de ne pas avoir pris en considération le choix que celle-ci aurait indiqué, par acte notarié, concernant son tuteur. Toujours au nom de la deuxième requérante, elle considère en outre que la désignation de J. comme tuteur de la deuxième requérante a porté atteinte à leur droit au respect de leur vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention.

45. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Radomilja c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 114 et 126, CEDH 2018, et Calvi et C.G. c. Italie, no 46412/21, § 73, 6 juillet 2023), la Cour estime que les griefs soulevés par la première requérante au nom de la deuxième requérante se prêtent à un examen sous l’angle du seul article 8 de la Convention, sous ses volets matériel et procédural (voir, à cet égard A.A.K. c. Türkiye, no 56578/11, §§ 49-51, 3 octobre 2023). Ladite disposition conventionnelle, en ses passages pertinents dans la présente espèce, se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (...).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

1. Sur la recevabilité
1. Sur les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement

a) Sur l’exception relative à un défaut de qualité de la première requérante pour agir au nom de la deuxième requérante devant la Cour

1. Thèses des parties

46. Le Gouvernement considère que la première requérante n’a pas qualité pour agir devant la Cour au nom de la deuxième requérante, pour deux raisons. Premièrement, il allègue qu’au moment où elle a introduit la requête devant la Cour, elle n’était pas tutrice de sa mère, cette fonction ayant été confiée à son frère aîné, avec l’accord de leurs frères et sœur (paragraphe 16 ci-dessus). Deuxièmement, se référant à l’affaire Lambert et autres c. France ([GC], no 46043/14, § 102, CEDH 2015 (extraits)), il soutient qu’il existe entre les deux requérantes un conflit d’intérêts qui empêcherait la première d’agir au nom de la seconde devant la Cour. Il relève, sur ce point, que la première requérante et son frère aîné se sont mutuellement accusés au niveau interne de mauvaise gestion des biens de leur mère (paragraphes 13 et 17 ci‑dessus).

47. La première requérante combat, au nom de la deuxième requérante, les arguments du Gouvernement. Elle allègue, d’une part, qu’elle a toujours pris soin de l’intéressée et, d’autre part, que celle-ci lui a donné procuration le 30 janvier 2012 aux fins de sa représentation devant toute entité publique ou privée (paragraphe 5 ci-dessus), et elle en déduit qu’elle a qualité pour agir au nom de la deuxième requérante. Elle ajoute, en outre, qu’elle a été désignée comme cotutrice de sa mère dans le cadre de la procédure interne (paragraphe 16 ci-dessus).

48. Elle argue que son frère aîné a été désigné comme tuteur de sa mère alors même que l’intéressée avait auparavant indiqué, par un acte notarié établi le 30 janvier 2012, c’est-à-dire à une époque où elle était encore lucide, qu’elle souhaitait que sa plus jeune fille, la deuxième requérante, assumât cette fonction (paragraphe 6 ci-dessus). Elle rejette enfin les arguments du Gouvernement tirés d’une mauvaise gestion par elle des biens de sa mère et de l’existence d’un conflit d’intérêts, les estimant non étayés et non avérés.

2. Appréciation de la Cour

α) Principes généraux

49. La Cour rappelle que les conditions régissant les requêtes individuelles qui lui sont soumises ne coïncident pas nécessairement avec les critères nationaux relatifs à la qualité pour ester. En effet, les règles internes en la matière peuvent servir des fins différentes de celles de l’article 34 de la Convention. S’il y a parfois analogie entre les buts respectifs, il n’en va pas forcément toujours ainsi (Calvi et C.G., précité, § 65). Par ailleurs, un tiers peut, dans des circonstances exceptionnelles, agir au nom et pour le compte d’une personne vulnérable s’il existe un risque que les droits de la victime directe soient privés d’une protection effective et à condition que l’auteur de la requête et la victime ne se trouvent pas dans une situation de conflits d’intérêts (Lambert et autres c. France [GC], précité, § 102).

50. La Cour rappelle également, que, sur le terrain de la représentation, si la requête n’est pas introduite par la victime elle-même, l’article 45 § 3 du règlement impose de produire un pouvoir écrit dûment signé (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, §§ 52 et 53, CEDH 2012). À cet égard, il est essentiel pour le représentant de démontrer qu’il a reçu des instructions précises et explicites de la part de la victime alléguée au nom de laquelle il entend agir devant la Cour. Cependant, la Cour a admis que les requêtes introduites par des particuliers au nom d’une victime ou de victimes de violations alléguées des articles 2, 3 et 8 de la Convention subies de la part des autorités nationales peuvent être déclarées recevables alors même qu’aucun type de pouvoir valable n’a été présenté ; dans de telles situations, une attention particulière est accordée aux facteurs de vulnérabilité, propres à empêcher certaines victimes de soumettre leur cause à la Cour, et aux liens entre la victime et la personne auteur de la requête (H.F. et autres c. France [GC], nos 24384/19 et 44234/20, § 149, 14 septembre 2022 et les références qui y sont citées).

β) Application des principes généraux à la présente espèce

51. En l’espèce, la Cour note que, à la date à laquelle la première requérante l’a saisie au nom de la deuxième requérante, soit le 19 juillet 2019, celle-ci était frappée d’interdiction, son fils aîné J. et la première requérante ayant été désignés, respectivement, pour être son tuteur et sa cotutrice par un jugement du tribunal de Lisbonne du 23 janvier 2017, qui avait ensuite été confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 30 janvier 2018 (paragraphes 15, 16 et 19 ci-dessus). Par ailleurs, elle relève que, consécutivement à l’entrée en vigueur de la loi no 49/2018 du 14 août 2018, le tribunal de Lisbonne, par un jugement du 26 février 2021, a converti la mesure d’interdiction de la deuxième requérante en une mesure d’accompagnement d’un adulte majeur, la qualité de tuteur de J. ayant quant à elle été muée en qualité d’accompagnant, conformément à l’article 26 §§ 4 et 7 de ladite loi. La Cour note enfin que la prise en charge de la santé et du bien-être de la deuxième requérante ainsi que la gestion de son compte courant ont été confiés à la première requérante (paragraphes 31 et 37 ci‑dessus).

52. Ainsi, celle-ci n’avait pas qualité de tutrice ou d’accompagnante de sa mère, et elle ne disposait pas, en vertu du droit national, du pouvoir de représentation générale de l’intéressée devant les instances judiciaires internes, celui-ci ayant été confié à son frère J. par les tribunaux. En outre, selon l’article 1956 c) du CC, applicable au moment des faits, elle ne pouvait représenter sa mère en qualité de cotutrice que si une opposition survenait entre l’intéressée et le tuteur et si un curateur spécial avait été choisi par le tribunal (paragraphe 32 ci-dessus), ce qui n’apparaît pas avoir été le cas en l’espèce.

53. La Cour constate que la deuxième requérante se trouvait dans une situation qui ne lui permettait pas de présenter elle-même sa requête devant la Cour du fait de son état de santé, lequel n’est d’ailleurs pas contesté par les parties. En outre, eu égard aux décisions judiciaires susmentionnées, il apparaît qu’elle ne pouvait être représentée que par son fils J., son tuteur devenu entretemps son accompagnant (paragraphe 31 ci-dessus). Or, les griefs que la première requérante soulève en l’espèce au nom de l’intéressée concernent précisément la procédure en interdiction ayant abouti à la désignation de J. comme tuteur. Il paraît donc évident que l’on ne pouvait attendre de ce dernier qu’il présentât la requête au nom de la deuxième requérante (voir, mutatis mutandis, L.R. c. Macédoine du Nord, no 38067/15, § 50, 23 janvier 2020). Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il existe un risque que celle-ci soit privée d’une protection effective quant aux droits qu’elle tire de l’article 8 de la Convention.

54. La Cour n’aperçoit pas de conflit d’intérêts entre les requérantes, la première requérante étant de toute évidence celle qui s’occupe principalement de la santé et du bien-être de la deuxième (paragraphes 30 et 31 ci-dessus – voir, a contrario, Lambert et autres, précité, § 104). En outre, celle-ci, lorsqu’elle était encore lucide, a donné procuration à la première requérante, par acte notarié établi en présence de ses médecins R.G. et I.N. le 30 janvier 2012, pour la représenter devant toute entité publique (paragraphe 5 ci‑dessus).

55. Eu égard à ces constatations et au vu de la situation de particulière vulnérabilité dans laquelle se trouve la deuxième requérante, la Cour est d’avis qu’il existe en l’espèce des circonstances exceptionnelles permettant de reconnaître à la première requérante qualité pour agir devant elle au nom de l’intéressée en ce qui concerne les griefs formulés sur le terrain de l’article 8 de la Convention (comparer avec Calvi et C.G., précité, §§ 68-70). Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement relative à la qualité pour agir de la première requérante doit être rejetée.

b) Sur l’exception tirée de la tardiveté de la requête

1. Thèses des parties

56. Le Gouvernement excipe également de la tardiveté de la requête. Il soutient que le pourvoi en cassation exceptionnel (revista excecional) introduit par la première requérante devant la Cour suprême ne remplissait pas les conditions prévues par la loi, et qu’il n’était pas, par conséquent, un recours effectif concernant ses griefs devant la Cour. Il en déduit que la décision interne définitive au sens de l’article 35 § 1 de la Convention est l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 30 janvier 2018 (paragraphe 19 ci‑dessus) et, relevant que la requête a été introduite le 19 juillet 2019, soit plus d’un an après l’arrêt en question, il estime qu’elle doit être considérée comme tardive.

57. La première requérante conteste, au nom de la deuxième requérante, l’exception du Gouvernement. Elle soutient que le pourvoi en cassation exceptionnel formé par elle devant la Cour suprême (paragraphe 20 ci-dessus) se justifiait compte tenu de l’intérêt juridique et social, au sens de l’article 672 alinéas a) et b) du CPC (paragraphe 34 ci-dessus), que présentait, eu égard à la réforme du régime de l’interdiction opérée par la loi du 14 août 2018 sur les majeurs accompagnés (paragraphe 36 ci-dessus), la question du choix de son tuteur par l’intéressée, laquelle, ajoute-t-elle, avait en l’occurrence exprimé la volonté de la voir assumer cette fonction.

2. Appréciation de la Cour

α) Principes généraux

58. La Cour rappelle que le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention, dans sa rédaction en vigueur au moment des faits (à cet égard, voir Ohran c. Turquie (déc.), no 38358/22, § 26, 6 décembre 2022), vise à assurer la sécurité juridique en garantissant que les affaires qui soulèvent des questions au regard de la Convention puissent être examinées dans un délai raisonnable et que les décisions passées ne soient pas indéfiniment susceptibles d’être remises en cause. Il marque la limite temporelle du contrôle opéré par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités publiques la période au-delà de laquelle ce contrôle ne peut plus s’exercer (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, §§ 39 et 40, 29 juin 2012).

59. Les règles énoncées à l’article 35 § 1 concernant l’épuisement des voies de recours internes et le délai de six mois, applicable au moment des faits, sont étroitement liées, car non seulement elles figurent dans le même article mais, de plus, elles sont exprimées dans une même phrase, dont la construction grammaticale implique une telle corrélation. Ainsi, en règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes. À peine de méconnaître le principe de subsidiarité, on ne saurait interpréter l’article 35 § 1 d’une manière qui exigerait qu’un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation relative à la question en jeu n’ait fait l’objet d’une décision définitive au niveau interne. Dans le cadre de cette disposition, seuls les recours normaux et effectifs peuvent toutefois être pris en compte, car un requérant ne peut pas repousser le délai strict imposé par la Convention en essayant d’adresser des requêtes inopportunes ou abusives à des instances ou institutions qui n’ont pas le pouvoir ou la compétence nécessaires pour accorder sur le fondement de la Convention une réparation effective concernant le grief en question (Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 65, 11 décembre 2018, et les références qui y sont citées). Il s’ensuit que si le requérant use d’un recours voué à l’échec, la décision sur ce recours ne peut être prise en compte aux fins du calcul du délai de six mois (Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 75, 5 juillet 2016). Cependant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné, qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec, ne constitue pas une raison valable pour justifier la non-utilisation de recours internes (Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c. Suisse [GC], no 21881/20, § 142, 27 novembre 2023).

La Cour rappelle enfin que le grief dont on entend la saisir doit d’abord être soulevé, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées (Ooo Khabarovskaya Toplivnaya Kompaniya c. Russie (déc.), no 10114/06, § 44, 19 septembre 2017).

β) Application de ces principes en l’espèce

60. La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si, ainsi que le Gouvernement le soutient, le pourvoi en cassation exceptionnel formé par la première requérante devant la Cour suprême était de toute évidence voué à l’échec et si l’exercice de cette voie de recours n’était dès lors pas requis au titre de l’article 35 § 1 de la Convention (paragraphe 56 ci-dessus).

61. À cet égard, la Cour note qu’aux termes de l’article 672 § 1 a) et b) du CPC (paragraphe 34 ci-dessus), le pourvoi en cassation en matière civile n’est pas ouvert, par application de l’article 671 § 3 du CPC, lorsque les décisions auxquelles sont parvenues la première et de la deuxième instance saisie sont concordantes, mais la Cour suprême peut exceptionnellement déclarer pareil pourvoi recevable dans de telles circonstances si elle juge que la question litigieuse présente un intérêt juridique ou social. Dans la présente espèce, la Cour suprême a considéré, dans son arrêt du 31 janvier 2019, que la question relative au choix du tuteur de la personne frappée d’interdiction « qui [était] en cause en l’espèce », ne présentait pas d’intérêt juridique ou social, d’autant que la loi régissant le régime du majeur accompagné n’était pas applicable au moment des faits (paragraphes 22 et 36 ci-dessus).

62. La Cour constate que dans son pourvoi en cassation, formé devant la Cour suprême le 5 mars 2018, la première requérante invoquait les débats en cours au Parlement et l’adoption imminente du projet de loi portant sur l’accompagnement des personnes majeures (paragraphe 20 ci-dessus). Elle relève que la loi en question a été adoptée le 14 août 2018 (paragraphe 36 ci‑dessus). Or, l’article 25 § 1 prévoyait son entrée en vigueur cent quatre-vingts jours après sa publication, soit le 14 février 2019. Par ailleurs, aux termes de l’article 26 de ladite loi, le nouveau régime s’appliquait à toutes les procédures en interdiction ou en incapacité alors pendantes (paragraphe 37 ci-dessus).

63. Eu égard à la jurisprudence de la Cour suprême antérieure au recours de la première requérante devant cette juridiction relative au pourvoi en cassation exceptionnel fondé sur l’existence d’une question juridique d’intérêt juridique ou social (paragraphes 38-40 ci-dessus), la Cour estime que la première requérante avait des raisons légitimes de soulever devant la Cour suprême la question du choix du tuteur par la personne concernée. En effet, il s’agissait d’une question nouvelle, portant notamment sur le changement du « paradigme existant » et la nécessité de faire prévaloir la volonté de l’individu concerné sur l’application aveugle d’une norme qui faisait primer l’exercice de la tutelle par l’aîné d’une fratrie (paragraphe 20 ci‑dessus), que la loi sur les majeurs accompagnés régissait en modifiant l’article 143 du CC (paragraphe 33 ci‑dessus). La Cour note que la Cour suprême a d’ailleurs admis, dans son arrêt, que la question présentait un intérêt du point de vue social et que la solution prévue par le nouveau régime était dès lors légitime et justifiée (paragraphe 22 ci-dessus).

64. Certes, le pourvoi en cassation visé à l’article 672 du CPC (paragraphe 34 ci-dessus) est un recours exceptionnel en droit interne. Il était en effet accessible à la première requérante et susceptible de porter remède à ces griefs : il ne s’agissait pas d’une voie de recours « extraordinaire », tel qu’une demande en révision, qui constitue normalement un recours que l’intéressé n’a pas à épuiser (voir, mutatis mutandis, Conceição c. Portugal (déc.), no 74044/11, § 18, 29 mai 2012). Cependant, dans les circonstances particulières de l’espèce, eu égard au débat parlementaire qui était en cours au moment des faits concernant l’accompagnement des personnes atteintes d’une incapacité, on ne saurait reprocher à la première requérante d’avoir formé un tel recours, d’autant plus que la loi sur le point d’être adoptée prévoyait, en son article 26 § 1, qu’elle s’appliquerait aux procédures pendantes (paragraphes 31 et 37 ci-dessus).

65. Aussi, de l’avis de la Cour, au vu des griefs formulés en l’espèce, il n’apparaît pas que le pourvoi en cassation introduit par la première requérante au titre de l’article 672 du CPC était totalement voué à l’échec et qu’il ne constituait pas un recours à exercer aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention (comparer avec Červenka c. République tchèque, no 62507/12, § 121, 13 octobre 2016, et voir, a contrario, Van de Cauter c. Belgique (déc.), no 18918/15, § 28, 8 juin 2021).

66. Il convient dès lors de rejeter l’exception du Gouvernement tirée du non-respect du délai de six mois.

2. Conclusion quant à la recevabilité des griefs concernant la deuxième requérante

67. Constatant par ailleurs que les griefs soumis par la première requérante, au nom de la deuxième requérante, ne sont pas manifestement mal fondés ni irrecevables pour tout autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) La deuxième requérante

68. La première requérante soutient, au nom de la deuxième requérante, que l’interdiction prononcée à l’endroit de celle-ci et la désignation de son frère J. comme tuteur de l’intéressée constituaient une ingérence dans le droit de celle-ci au respect de sa vie privée garanti par l’article 8 de la Convention. Elle reconnaît que cette ingérence était prévue par la loi.

69. Elle se plaint de ce que l’intéressée n’ait pas été entendue au cours de la procédure civile ayant abouti à la déclaration d’interdiction et à la désignation de J. comme tuteur, alors que, d’après elle, pareille audition était exigée par l’article 897 du CPC dans sa rédaction alors en vigueur (paragraphe 34 ci-dessus). Elle déplore, plus spécifiquement, que l’appréciation des juridictions internes selon laquelle la deuxième requérante était dans l’incapacité d’exprimer son point de vue relativement au choix du tuteur n’ait pas été précédée de l’audition de l’expert médical ou de tout autre témoin susceptible d’attester des facultés mentales de l’intéressée, tel que les médecins et le notaire qui étaient présents lors de l’établissement des actes du 30 janvier 2012, et qu’elle avait du reste cités, précise-t-elle, dans son mémoire introductif d’instance. Sur ce point, elle se réfère aux arrêts rendus dans les affaires A.N. c. Lituanie (no 17280/08, § 90, 31 mai 2016) et X et Y c. Croatie (no 5193/09, § 79, 3 novembre 2011).

70. Elle allègue en outre que le curateur provisoire qui avait été désigné par le tribunal au titre de l’article 894 du CPC (paragraphe 34 ci-dessus) était âgé de 93 ans et qu’il avait des problèmes de santé, ces éléments expliquant, selon elle, l’absence d’intervention de sa part au cours de la procédure (paragraphe 10 ci-dessus). Elle ajoute que l’intéressée avait déjà indiqué, par acte notarié daté du 30 janvier 2012 (paragraphe 6 ci-dessus), qu’elle voulait que ce fût sa fille, la première requérante, qui fût désignée comme sa tutrice en application de l’article 145 du CC tel qu’en vigueur au moment des faits (paragraphe 32 ci-dessus). Elle reproche aux juridictions internes de ne pas avoir tenu compte du souhait exprimé dans cette déclaration, arguant que ce document n’avait pas été contesté par les intervenants dans le cadre de la procédure objet de l’espèce.

71. Toujours au nom de la deuxième requérante, la première requérante dénonce enfin la décision par laquelle les juridictions internes ont maintenu, respectivement le 28 mai 2019 et le 26 février 2021 (paragraphes 25 et 31 ci‑dessus), le choix de J. comme tuteur, puis accompagnant, de leur mère, expliquant que le cadre légal avait changé à la suite de l’entrée en vigueur de la loi sur les majeurs accompagnés et qu’il prévoyait désormais la possibilité pour toute personne de choisir son accompagnant en cas d’incapacité.

b) Le Gouvernement

72. Le Gouvernement reconnaît l’existence d’une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée de la deuxième requérante. Il ajoute que la mesure d’interdiction prononcée à l’égard de celle-ci et la désignation de son fils J. comme tuteur étaient prévues, respectivement, par l’article 138 § 1 du CC et par l’article 143 § 1 d) du CC dans sa version en vigueur au moment des faits (paragraphe 32 ci-dessus). D’après lui, l’ingérence en question poursuivait un but légitime, à savoir la protection des droits de la deuxième requérante.

73. Le Gouvernement fait observer que la mesure d’interdiction n’a pas été contestée, et que la question litigieuse ne concerne que la désignation de J. comme tuteur. Or, à cet égard, l’attribution de la tutelle au fils aîné de la deuxième requérante serait conforme au droit interne, et les décisions rendues par les juridictions internes seraient en outre dûment motivées. Le Gouvernement allègue en outre que lesdites juridictions ont statué en tenant compte des éléments du dossier et que le représentant de la deuxième requérante ne s’est pas opposé à leur choix. Le Gouvernement considère que les juridictions internes ont tenu compte des différents points de vue et des moyens de preuves qui leur avaient été soumis, et que par ailleurs la première requérante n’a pas prouvé que l’exercice par elle de la fonction de tutrice présentât plus d’avantages pour l’intéressée. Les décisions internes se fonderaient ainsi sur des motifs pertinents et suffisants. Rappelant, sur ce point, que la Cour n’a pas à se substituer aux juridictions internes, le Gouvernement précise également que la désignation de J. comme tuteur pouvait être attaquée à tout moment.

74. Le Gouvernement ajoute que si la deuxième requérante n’a, certes, pas été entendue au cours de la procédure, elle y était représentée par un curateur provisoire. Or, argue-t-il, celui-ci ne s’est pas opposé à l’interdiction, ni à la désignation du fils aîné de l’intéressée comme tuteur. Quant à la déclaration du 30 janvier 2012 (paragraphe 6 ci-dessus), il expose que les juridictions internes ont considéré que la première requérante n’avait pas démontré qu’elle présentait plus de garanties que son frère aîné pour prendre en charge la tutelle de sa mère, et il fait observer qu’elle a malgré tout été désignée comme cotutrice de l’intéressée, conformément à la volonté de celle-ci, en application des articles 1955 et 1956 du CC (paragraphe 32 ci‑dessus).

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

75. La Cour rappelle que la privation de la capacité juridique peut constituer une ingérence dans la vie privée de la personne concernée (Matter c. Slovaquie, no 31534/96, § 68, 5 juillet 1999, Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 83, CEDH 2008, Ivinović c. Croatie, no 13006/13, § 35, 18 septembre 2014, et A.N. c. Lituanie, précité, § 111). En outre, une atteinte au droit d’un individu au respect de sa vie privée viole l’article 8 si elle n’est pas « prévue par la loi », ne poursuit pas un but ou des buts légitimes visés par le paragraphe 2, ou n’est pas « nécessaire dans une société démocratique » en ce sens qu’elle n’est pas proportionnée aux objectifs poursuivis (Chtoukatourov, précité, § 85, et M.K. c. Luxembourg, no 51746/18, § 54, 18 mai 2021).

76. La Cour rappelle également que priver une personne de sa capacité juridique, même partiellement, est une mesure très grave qui devrait être réservée à des circonstances exceptionnelles (Ivinović, précité, § 38, et X et Y c. Croatie, précité, § 91). Une marge d’appréciation doit cependant inévitablement être laissée aux autorités nationales, qui bénéficient de rapports directs avec les intéressés et sont donc particulièrement bien placées pour trancher ces questions. La Cour a pour tâche, quant à elle, d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (N. c Roumanie (no 2), no 38048/18, § 54, 16 novembre 2021). La marge d’appréciation laissée aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et l’importance des intérêts en jeu (Ivinović, précité, § 37). La Cour doit, en effet, exercer un contrôle plus rigoureux sur les restrictions particulièrement graves prononcées dans le domaine de la vie privée (Chtoukatourov, précité, §§ 87 et 88).

77. Si l’article 8 ne renferme aucune condition explicite de procédure, le processus décisionnel lié aux mesures d’ingérence doit être équitable et propre à respecter comme il se doit les intérêts protégés par cette disposition. Par conséquent, l’étendue de la marge d’appréciation de l’État dépend de la qualité du processus décisionnel : si la procédure a été gravement déficiente pour une raison ou pour une autre, les conclusions des autorités internes sont plus sujettes à caution (B. c. Roumanie (no 2), no 1285/03, § 89, 19 février 2013, Ivinović, précité, § 36, et A.A.K. c. Türkiye, précité, §§ 65-66). Sur ce point, la Cour réitère l’importance croissante qu’accordent aujourd’hui les instruments internationaux de protection des personnes atteintes de troubles mentaux à l’octroi d’une autonomie juridique optimale auxdites personnes. Elle se réfère, à cet égard, à la Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations Unies du 13 décembre 2006 et à la recommandation no R (99) 4 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur les principes concernant la protection juridique des majeurs incapables, qui préconisent la mise en place de garanties procédurales adéquates afin de protéger au mieux les personnes privées de capacité juridique, et de leur offrir une révision périodique de leur statut et des voies de recours appropriées (voir, mutatis mutandis, sous l’angle de l’article 6 de la Convention, Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 244, CEDH 2012 – paragraphes 41 et 42 ci-dessus). Sur ce point, la Cour rappelle notamment que les autorités ont l’obligation d’assurer que les personnes atteintes d’un handicap mental bénéficient d’une représentation indépendante apte à leur permettre de faire examiner par un tribunal ou un autre organe indépendant les griefs qu’elles fondent sur la Convention (Ivinović, précité, § 45).

b) Application de ces principes en l’espèce

78. La première requérante, agissant au nom de la deuxième requérante, ne conteste pas l’interdiction prononcée et la nécessité pour l’intéressée d’être assistée d’un tuteur. Ses griefs portent uniquement sur le processus décisionnel et, plus particulièrement, sur le fait que l’intéressée n’ait pas été entendue et que le choix qu’elle avait exprimé par acte notarié quant à son tuteur n’ait pas été respecté par les juridictions internes (paragraphes 68-71 ci-dessus). La Cour limitera donc son examen audit processus décisionnel ayant abouti à la déclaration d’interdiction relative à la deuxième requérante et à la désignation de J. comme tuteur.

79. Les parties conviennent que la mesure d’interdiction et la nomination de J. comme tuteur de la deuxième requérante (paragraphes 15 et 16 ci‑dessus) constituaient une ingérence dans le droit de celle-ci au respect de sa vie privée (paragraphes 68 et 72 ci‑dessus). La Cour ne voit pas de raisons d’en juger autrement (comparer avec N. c. Roumanie (no 2), précité, § 68 et A.-M.V. c. Finlande, no 53251/13, § 77, 23 mars 2017).

80. Les parties ne contestent pas non plus que l’ingérence était prévue par la loi (paragraphes 68 et 72 ci-dessus). La Cour constate, sur ce point, que l’ingérence en question était fondée sur les articles 138 § 1 et 143 § 1 d) du CC, dans leur version en vigueur au moment des faits (paragraphe 32 ci‑dessus).

81. Il ne fait également pas de doute que lesdites mesures poursuivaient un « but légitime », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention, à savoir la protection des droits de la deuxième requérante eu égard à la détérioration de son état de santé mental (comparer avec M.K. c. Luxembourg, précité, § 61, N. c. Roumanie (no 2), précité, § 69, Calvi et C.G., précité, § 87, et A.A.K. c. Türkiye, précité, § 63). Au vu des griefs de la requérante (paragraphes 69 et 70 ci-dessus), la question qui se pose est donc de savoir si le processus décisionnel a protégé ses intérêts et s’il était assorti de garanties suffisantes au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention.

82. La Cour note d’emblée que la procédure en interdiction objet de l’espèce a été engagée par la première requérante le 5 mars 2015 devant le tribunal de Lisbonne (paragraphe 7 ci-dessus). Elle relève ensuite que la deuxième requérante n’a pas pu être citée dans le cadre de ladite procédure devant le tribunal de Lisbonne, l’agent du tribunal mandaté à cet effet ayant jugé qu’elle n’était pas apte à comprendre le contenu de la citation et ses effets légaux (paragraphe 9 ci-dessus). En application de l’article 894 du CPC tel qu’en vigueur au moment des faits (paragraphe 34 ci-dessus), un curateur provisoire a dès lors été désigné pour la représenter. Il apparaît toutefois que celui-ci n’a pas contesté l’action intentée à l’égard de l’intéressée, et qu’il n’est pas intervenu au cours de la procédure (paragraphe 10 ci-dessus). Il ne ressort pas du dossier qu’un avocat ait été mandaté ou qu’un avocat d’office ait été désigné pour la représenter. Dans ces conditions, en vertu de l’article 894 § 1 du CPC tel qu’en vigueur au moment des faits, il appartenait au ministère public d’assurer la défense de la deuxième requérante relativement à l’objet de la citation, conformément à l’article 21 du CPC (paragraphe 34 ci-dessus).

83. La Cour observe qu’il n’est pas contesté en l’espèce que la deuxième requérante n’est pas intervenue personnellement et qu’elle n’a pas été entendue au cours de la procédure (paragraphes 69 et 73 ci-dessus). Dès lors, alors même que l’évaluation psychiatrique effectuée sur l’intéressée le 12 juillet 2016 avait eu lieu sans qu’elle fût représentée par son curateur provisoire, par un avocat ou par un représentant du ministère public (paragraphe 11 ci-dessus), la procédure civile a été menée à son insu, les juridictions internes n’ayant eu aucun contact direct avec elle (comparer avec Chtoukatourov, précité, § 91). Au moment des faits, l’article 896 du CPC (paragraphe 34 ci-dessus) n’exigeait l’audition de la personne faisant l’objet d’une procédure d’interdiction que lorsqu’une contestation avait été formée. Or, en l’espèce, le curateur provisoire désigné par le tribunal n’a présenté aucune contestation, ce qui peut expliquer que le tribunal n’ait pas jugé nécessaire d’ordonner l’audition de la deuxième requérante. La Cour note que l’article 897 du CPC actuellement en vigueur, dans sa rédaction issue de la loi no 49/2018 du 14 août 2018, prévoit « dans tous les cas » l’audition de la personne concernée par le juge (paragraphe 35 ci-dessus), conformément au Principe 13 de la Recommandation no R(99)4 adoptée le 23 février 1999 par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe (paragraphe 42 ci-dessus). La lacune constatée dans la loi procédurale antérieure semble donc avoir été résolue.

84. Il n’apparaît pas, en l’espèce, que le tribunal de Lisbonne et la cour d’appel de Lisbonne aient tenu une audience dans le cadre de la procédure objet de la présente espèce. Le jugement du tribunal de Lisbonne du 23 juin 2017 se fondait donc uniquement sur les éléments versés au dossier par les intervenants à la procédure, à savoir les enfants de la deuxième requérante, et le rapport d’expertise médicale du 6 décembre 2016 (paragraphes 7, 11, 13, et 14 ci-dessus).

85. En admettant même que la deuxième requérante n’était plus en capacité d’exprimer son point de vue concernant la mesure d’interdiction et la personne qu’elle souhaitait voir désigner comme tuteur, la Cour rappelle que c’est au tribunal de former sa propre opinion quant aux capacités mentales de la personne concernée, après un contact direct avec l’intéressée (Chtoukatourov, précité, §§ 72, 73 et 91, X et Y c. Croatie, précité, § 84, et A.N. c. Lituanie, précité, § 120). La deuxième requérante aurait donc dû être entendue, et ce en présence du ministère public, qui assurait sa défense, dans le cadre de la procédure qui a abouti au prononcé d’une mesure d’interdiction à son endroit et à la désignation d’un tuteur chargé d’agir dans son intérêt (voir, a contrario, M.K. c. Luxembourg, précité, § 66, et A.A.K. c. Türkiye, précité, § 71). En bref, la Cour estime qu’il appartenait au tribunal d’établir ses propres conclusions au sujet des capacités mentales de l’intéressée et de son souhait de voir la première requérante désignée comme sa tutrice (comparer avec X et Y c. Croatie, précité, § 86).

86. Par ailleurs, à l’aune de l’article 12 § 4 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées et du Principe 9 de la Recommandation no R(99)4 du Comité des ministres du Conseil de l’Europe (paragraphes 41 et 42 ci-dessus), la Cour estime que les juridictions internes auraient dû se pencher de façon plus approfondie sur la déclaration que la deuxième requérante avait formulée par acte notarié le 30 janvier 2012. En effet, elle y indiquait, en l’occurrence, qu’elle souhaitait que sa plus jeune fille s’occupât d’elle ainsi que de l’administration de ses biens, et, en particulier, de la gestion de ses comptes bancaires (paragraphe 6 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, ceci revenait en substance, au regard de l’article 145 du CC dans sa rédaction alors en vigueur (paragraphe 32 ci-dessus), à la choisir comme tutrice. L’absence d’analyse approfondie du contenu du document en question est d’autant plus surprenante qu’une réforme du régime des incapacités juridiques était sur le point d’être adoptée avec la loi no 49/2018 du 14 août 2018 sur les majeurs accompagnés, qui prévoyait la possibilité pour les personnes atteintes d’une incapacité de choisir leur accompagnant (voir l’article 143 § 1 du CC, cité au paragraphe 33 ci-dessus). En bref, dans les circonstances de l’espèce, la Cour est d’avis qu’il aurait été pertinent d’entendre, conformément d’ailleurs à l’article 411 du CPC (paragraphe 34 ci-dessus), à tout le moins le notaire ayant établi l’acte en cause ainsi que les médecins alors présents, afin de déterminer les circonstances qui avaient entouré la déclaration en question.

87. Au vu des constatations qui précèdent, la Cour conclut que le processus décisionnel ayant abouti à la mesure d’interdiction et à la désignation du tuteur de la deuxième requérante n’a pas satisfait aux exigences de la Convention, faute d’avoir été entouré de garanties suffisantes pour protéger et sauvegarder les intérêts de ladite requérante et pour prévenir les abus. De plus, la procédure subséquente menée aux fins d’un ajustement formel au nouveau régime des majeurs accompagnés n’a pas remédié aux déficiences relevées (paragraphes 30 et 31 ci-dessus).

88. La procédure litigieuse n’ayant pas été entourée de garanties proportionnées à la gravité de l’ingérence et des intérêts en jeu (comparer avec Cînța c. Roumanie, no 3891/19, § 57, 18 février 2020 et N. c. Roumanie (no 2), précité, § 74, et voir, a contrario, mutatis mutandis, A.-M.V. c. Finlande, précité, § 90), elle a excédé la marge nationale d’appréciation dont bénéficiait en l’espèce l’État défendeur (comparer avec Calvi et C.G., précité, § 108).

89. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en ce qui concerne la deuxième requérante.

3. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES EN CE QUI CONCERNE LA PREMIÈRE REQUÉRANTE
1. Grief relatif à l’article 6 § 1 de la Convention
1. Thèses des parties

90. Sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, la première requérante se plaint, en son nom propre, d’un défaut d’équité de la procédure civile, dénonçant sur ce point les mêmes défaillances procédurales que celles qu’elle a exposées concernant la deuxième requérante (paragraphes 69-70 ci‑dessus). Elle dénonce ainsi le fait que l’intéressée n’ait pas été entendue au cours de la procédure et déplore que le souhait exprimé dans l’acte notarié daté du 30 janvier 2012 (paragraphe 6 ci-dessus) n’ait pas été pris en considération.

91. Le Gouvernement conteste les allégations de la première requérante, réitérant ses arguments selon lesquels les juridictions internes ont statué en tenant compte des éléments du dossier et conformément au droit interne, à l’issue d’une procédure au cours de laquelle les différents points de vue ont été entendus (paragraphe 73 ci-dessus). D’après lui, les décisions rendues sont en outre dûment motivées.

2. Appréciation de la Cour

92. La Cour rappelle que pour pouvoir se dire victime d’une violation de la Convention, au sens de l’article 34, il faut en principe avoir personnellement « subi directement les effets » de la violation dénoncée. En d’autres termes, par « victime », l’article 34 désigne la personne directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux (voir, A et B c. France, no 12482/21, § 26, 8 juin 2023, et les références qui y sont citées). En l’espèce, étant donné que la situation procédurale de l’intéressée n’est pas similaire à celle de la deuxième requérante, la première étant demanderesse à l’action alors que la seconde était visée par celle-ci, la Cour est d’avis que la première requérante n’est pas victime des manquements procéduraux allégués, lesquels ne concernent en réalité que la deuxième requérante (comparer avec Olvisen c. Danemark (déc.), no 16469/05, 30 août 2006).

93. Les griefs que la première requérante soulève sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention sont, par conséquent, incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a), et doivent donc être rejetés en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

2. Grief concernant l’article 8 de la Convention
1. Thèses des parties

94. Invoquant l’article 8 de la Convention, la première requérante se plaint également de ne pas avoir été désignée comme tutrice de sa mère alors que, selon ses dires, c’est elle qui s’occupait, et s’occupe toujours, de l’intéressée. Elle argue qu’elle ne peut avoir accès qu’au seul compte courant de sa mère pour faire face aux dépenses ordinaires de celle-ci, expliquant que son frère J. s’est vu confier la gestion exclusive des autres comptes bancaires d’abord en sa qualité de tuteur, puis en tant qu’accompagnant. Elle se trouverait par conséquent en difficulté en cas de besoins inhabituels et coûteux. La première requérante ajoute que, faute pour elle d’avoir la qualité de tutrice ou d’accompagnante de sa mère, elle ne peut la représenter devant les entités publiques ou privées, telles que les hôpitaux, les entreprises de soins à domicile ou les banques, et elle estime que cette circonstance l’empêche de remplir son rôle de soignante de l’intéressée.

95. Le Gouvernement conteste les arguments de la première requérante, affirmant que le fait de ne pas avoir été désignée comme tutrice n’a jamais été un obstacle à la prise en charge de sa mère.

2. Appréciation de la Cour

96. La Cour estime qu’il convient de se pencher sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention, quand bien même le Gouvernement n’a pas soulevé d’exception en ce qui concerne la première requérante (à cet égard, voir Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, §§ 92 et 93, 25 septembre 2018).

97. La Cour constate que, même si la première requérante n’a pas été désignée comme tutrice, et ultérieurement accompagnante, de sa mère, elle n’a jamais été empêchée de la voir ni de la soigner. De surcroît, elle a été nommée cotutrice de celle-ci et elle a, après l’abrogation du régime d’interdiction, continué d’assumer les devoirs et les responsabilités qui lui revenaient vis-à-vis de l’intéressée (paragraphes 16 et 31 ci-dessus). Le seul pouvoir dont elle ne dispose pas in fine concerne la gestion des comptes bancaires de celle-ci autres que le compte courant (paragraphe 30 ci-dessus). Or, aux yeux de la Cour, cette circonstance ne saurait, à elle seule, être suffisante pour atteindre le seuil gravité requis pour qu’une question se pose sur le terrain de l’article 8 sous le volet « vie privée », et encore moins, au vu des faits de la cause, sous le volet « vie familiale » (comparer avec Denisov, précité, § 133 et S.-H. c. Pologne (dé.), nos 56846/15 et 56849/15, §§ 73-75, 16 novembre 2021). Par ailleurs, la Cour relève que la question de la disponibilité de fonds suffisants pour les soins quotidiens de la deuxième requérante ne faisait pas l’objet de la procédure en cause. La première requérante ne s’est pas davantage plainte de difficultés dans la prise en charge de sa mère du fait qu’elle n’était pas sa tutrice ou accompagnante (paragraphes 7, 17 et 20 ci-dessus).

98. Au vu de ces constatations, la Cour estime que le grief que la première requérante formule sur le terrain de l’article 8 de la Convention est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit de ce fait être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

3. Grief fondé sur l’article 14 de la Convention
1. Thèses des parties

99. Sous l’angle de l’article 14 de la Convention, la première requérante expose enfin que son frère J. a été nommé, en application de l’article 143 § 1 alinéa d) du CC tel qu’en vigueur au moment des faits (paragraphe 32 ci‑dessus), tuteur de leur mère, la deuxième requérante, parce qu’il était l’aîné de la fratrie, alors qu’elle était la plus jeune, et elle s’estime par conséquent victime d’un traitement discriminatoire fondé sur son âge.

100. Le Gouvernement estime que, au vu de la marge d’appréciation dont bénéficiait l’État en la matière, la désignation de l’aîné d’une fratrie comme tuteur d’un parent frappé d’interdiction représentait, eu égard à la complexité et la difficulté d’un tel choix, une solution raisonnable lorsque les enfants les plus jeunes n’offraient pas de meilleures garanties pour exercer ce rôle. Au demeurant, il relève que la désignation comme tuteur d’une personne constituait non pas un privilège ou un droit sanctionnable par les tribunaux internes, mais plutôt un devoir à exercer dans l’intérêt supérieur de la personne concernée.

2. Appréciation de la Cour

101. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent (voir, parmi beaucoup d’autres, Şahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 85, CEDH2003‑VIII, et Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 112, 5 septembre 2017). L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’un au moins des articles de la Convention. De plus, l’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique aussi aux droits additionnels, pour autant qu’ils tombent sous l’empire de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger. Ce principe est profondément ancré dans la jurisprudence de la Cour (voir Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, § 62, 11 octobre 2022 et les nombreuses références qui y sont citées). L’article 14 combiné avec l’article 8 peut donc avoir un champ d’application plus étendu que l’article 8 pris isolément (ibid, § 62).

102. En l’espèce, la Cour considère que le grief que la première requérante formule sur le terrain de l’article 14 de la Convention doit être examiné conjointement avec l’article 8 de la Convention étant donné qu’il se rapporte au grief susmentionné, tiré du fait qu’elle n’a pas été désignée comme tutrice de sa mère (paragraphe 94 ci-dessus). Sur ce point, elle note qu’elle a conclu que l’article 8 pris isolément n’était pas applicable (paragraphe 98 ci-dessus). En admettant même que la question litigieuse tombe sous l’empire de l’article 8 de la Convention et que l’article 14 s’applique, la Cour estime que le grief est irrecevable pour les motifs suivants. Certes, en application de l’article 143 § 1 d) du CC, applicable au moment des faits, la tutelle revenait de préférence à l’aîné d’une fratrie. Il ne s’agissait cependant pas d’un critère absolu. En effet, cette disposition prévoyait une exception dans l’hypothèse où un autre membre de la fratrie offrait de meilleures conditions pour la prise en charge de la personne concernée (paragraphe 32 ci-dessus). Aussi, l’attribution de la tutelle aux enfants d’une personne déclarée interdite découlant de l’article 143 § 1 d) du CC ne se fondait pas uniquement sur l’âge. Au demeurant, la Cour note que, dans la présente espèce, la désignation de J. comme tuteur par les juridictions internes s’est appuyée sur l’ensemble de ces considérations (paragraphes 16 et 19 ci‑dessus). Il s’ensuit que le grief que la première requérante tire de l’article 14 conjointement avec l’article 8 est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

103. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

104. La première requérante réclame, en son nom et au nom de la deuxième requérante, 10 000 euros (EUR) pour dommage moral.

105. Le Gouvernement conteste les prétentions des requérantes, estimant qu’un constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante dès lors, explique-t-il, qu’il leur est toujours possible, à l’aune du régime sur les majeurs accompagnés actuellement en vigueur, de former au niveau interne une demande en vue de la désignation de la première requérante comme accompagnatrice de la deuxième requérante, conformément à l’article 1948 du CC (paragraphe 32 ci-dessus).

106. La Cour note qu’elle a abouti, en l’espèce, à un constat de violation de l’article 8 en ce qui concerne la deuxième requérante uniquement (paragraphe 89 ci-dessus). Il y a donc lieu de rejeter toute demande de la première requérante, ses griefs ayant tous été déclarés irrecevables (paragraphes 93, 98 et 102 ci-dessus). En ce qui concerne la deuxième requérante, le constat de violation auquel la Cour est parvenue se fonde sur des manquements au niveau procédural (paragraphe 87 ci-dessus). La Cour considère que la deuxième requérante a subi, du fait de ceux-ci, un préjudice certain qu’une nouvelle demande au titre de l’article 1948 du CC ne pourrait réparer. Statuant en équité, elle lui alloue 5 200 EUR pour préjudice moral.

2. Frais et dépens

107. Les requérantes demandent 3 225,90 EUR pour les frais et dépens qu’elles disent avoir exposés dans le cadre de la procédure engagée devant les juridictions internes, somme qu’elles ventilent comme suit : 2 435,40 EUR d’honoraires et 790,50 EUR de frais de justice. Elles réclament aussi 2 460 EUR au titre des honoraires qu’elles déclarent avoir payés aux fins de la procédure menée devant la Cour. À l’appui de leurs demandes, elles produisent des notes d’honoraires et des factures, toutes établies au nom et à l’adresse de la première requérante.

108. Le Gouvernement conteste les prétentions relatives à la procédure interne, et considère que tout manquement d’ordre procédural a été réparé eu égard à l’accord auquel sont parvenus les enfants de la deuxième requérante, dans le cadre de l’application du nouveau régime des majeurs accompagnés, aux fins de reconnaître à J. la qualité d’accompagnant de leur mère (paragraphe 30 ci-dessus).

109. La Cour rappelle que, lorsqu’elle constate une violation de la Convention, elle peut accorder le paiement des frais et dépens exposés devant les juridictions nationales « pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation » (voir, parmi beaucoup d’autres, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, § 63, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI). Par ailleurs, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Yüksel Yalçınkaya c. Türkiye [GC], no 15669/20, § 429, 26 septembre 2023).

110. En l’espèce, ainsi qu’il a déjà été relevé au paragraphe 106 ci-dessus, les griefs soulevés par la première requérante en son nom propre ont tous été déclarés irrecevables (paragraphes 93, 98 et 102 ci-dessus), la Cour étant parvenue à un constat de violation de l’article 8 de la Convention en ce qui concerne la deuxième requérante uniquement (paragraphe 89 ci-dessus). La Cour estime ainsi qu’il y a lieu de rembourser seulement une partie des sommes réclamées au titre des frais et dépens, pour autant qu’ils concernent la deuxième requérante. Cela étant, elle constate que toutes les notes d’honoraires et les factures produites à l’appui de la demande de satisfaction équitable ont été émises au nom de la première requérante. La Cour en déduit qu’une partie des frais et dépens ont été engagés par la première requérante dans l’intérêt de la deuxième requérante. Dans ces conditions, elle estime raisonnable, au vu des documents dont elle dispose et des critères énoncés au paragraphe précédent, d’allouer à la première requérante, dans la mesure où elle agissait dans l’intérêt de la deuxième requérante dans le cadre de la procédure interne (paragraphe 107 ci-dessus), 1 000 EUR au titre des frais et dépens exposés aux fins de la prévention ou réparation des défaillances procédurales affectant la seconde requérante qui ont été constatées en l’espèce. Quant aux prétentions formulées relativement à la procédure menée devant la Cour, la Cour octroie à la première requérante 1 230 EUR de ce chef. La Cour accorde ainsi à la première requérante, pour autant qu’elle a agi dans l’intérêt de la deuxième requérante, la somme totale de 2 230 EUR plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare les griefs concernant la deuxième requérante recevables et ceux concernant la première requérante irrecevables ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en ce qui concerne la deuxième requérante ;
3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

1. à la deuxième requérante, 5 200 EUR (cinq mille deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
2. à la première requérante, pour autant qu’elle a agi dans l’intérêt de la deuxième requérante, 2 230 EUR (deux mille deux cent trente euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 décembre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea Tamietti Lado Chanturia
Greffier Président


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