La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

24/04/2012 | CEDH | N°001-110695

CEDH | CEDH, AFFAIRE CRAINICEANU ET FRUMUSANU c. ROUMANIE, 2012, 001-110695


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE CRĂINICEANU ET FRUMUŞANU c. ROUMANIE

(Requête no 12442/04)

ARRÊT

STRASBOURG

24 avril 2012

DÉFINITIF

24/07/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Crăiniceanu et Frumuşanu c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Egbert Myjer,
Ján Šikuta,
Ineta Zieme

le,
Nona Tsotsoria,
Mihai Poalelungi,
Kristina Pardalos, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en ...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE CRĂINICEANU ET FRUMUŞANU c. ROUMANIE

(Requête no 12442/04)

ARRÊT

STRASBOURG

24 avril 2012

DÉFINITIF

24/07/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Crăiniceanu et Frumuşanu c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Egbert Myjer,
Ján Šikuta,
Ineta Ziemele,
Nona Tsotsoria,
Mihai Poalelungi,
Kristina Pardalos, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 avril 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 12442/04) dirigée contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet État, MM. Viorel Crăiniceanu et Ştefan Frumuşanu, et Mme Luciana Maria Frumuşanu (« les requérants »), ont saisi la Cour le 17 mars 2004 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me Ionel Olteanu, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») était représenté par son agent, Răzvan-Horaţiu Radu, du ministère des Affaires étrangères.

3. Les requérants alléguent en particulier l’ineffectivité de l’enquête pénale ayant trait au décès d’Aurica Crăiniceanu et d’Andrei Frumuşanu qui a eu lieu le 25 septembre 1991, lors de la répression des émeutes devant le siège du Gouvernement.

4. Le 3 mars 2010, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

5. A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), le président de la chambre a désigné M. Mihai Poalelungi pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Le premier requérant, M. Viorel Crăiniceanu, est né en 1963. Il réside à Bucarest.

7. Son épouse, Aurica Crăiniceanu, âgée de vingt-sept ans à l’époque des faits, a été tuée par balle, le 25 septembre 1991, lors des émeutes qui se sont déroulées devant le siège du Gouvernement.

8. Les deux autres requérants, M. Ştefan Frumuşanu et Mme Luciana Maria Frumuşanu, mari et femme, sont nés respectivement en 1944 et 1942. Ils résident à Bucarest.

9. Leur fils, Andrei Frumuşanu, âgé de vingt-quatre ans à l’époque des faits, a été tué par balle également le 25 septembre 1991, lors desdites émeutes.

A. La répression des émeutes du 25 septembre 1991

10. Selon le réquisitoire du 16 août 1995 du parquet militaire près le tribunal militaire régional (tribunalul militar teritorial), le 25 septembre 1991, vers 14 heures 30, de grands groupes de mineurs, auxquels d’autres particuliers se sont rajoutés, sont venus manifester sur la place de la Victoire, à Bucarest, devant le siège du Gouvernement. En raison de ce mouvement social, des mesures supplémentaires de sécurité ont été prises afin de protéger tant le siège du Gouvernement que les hauts dignitaires qui s’y trouvaient. Ainsi, des forces de police et des militaires de deux garnisons de Bucarest ont été déployés à l’intérieur du bâtiment du Gouvernement. Les militaires de trois autres garnisons de Bucarest ont été déployés à l’extérieur dudit bâtiment.

11. Les forces armées se trouvant à l’intérieur du bâtiment avaient accès, selon le réquisitoire précité, seulement au rez-de-chaussée et au premier étage, à l’exception du personnel militaire d’une seule garnison, qui pouvait monter au deuxième étage du bâtiment, où se trouvaient le cabinet du premier ministre et le secrétariat général du Gouvernement. Le personnel de la même garnison contrôlait les points d’accès situés à l’entrée et à l’intérieur du bâtiment, les postes de contrôle étant répartis conformément à un plan d’action dressé antérieurement. Un des postes de contrôle se trouvait au deuxième étage, du côté du cabinet du premier ministre. A chaque porte d’accès vers le cabinet, il y avait deux sous-officiers et deux conscrits, dotés d’armes à feu d’un certain type (aux calibres de 7,65 mm et 7,62 mm respectivement).

12. En outre, le Service de protection et de garde (Serviciul de Protecţie şi Pază, ci-après « le SPP »), un corps de garde militarisé, y était également présent, ses effectifs étant triplés par rapport à l’habitude. Une unité de la formation d’intervention antiterroriste (Formaţiunea de Intervenţie Antiteroristă) du SPP, sous les ordres du capitaine G. (devenu major), avait été renvoyée par la suite.

13. Les agents du SPP, à l’exception de ceux de l’unité antiterroriste, étaient postés dans une pièce située au deuxième étage, en face du cabinet du premier ministre. Ils étaient dotés d’un autre type d’armes à feu que les autres militaires (aux calibres de 9 mm et 5,45 mm, respectivement).

14. L’unité antiterroriste était dans la cour intérieure du bâtiment, à proximité des voitures de service des ministres, en attendant une éventuelle évacuation de ceux-ci. Leur chef, le capitaine G., les avait quittés pour monter au deuxième étage et rejoindre les autres militaires du SPP.

15. Le capitaine G. était doté d’une arme à feu de calibre 26 mm, selon les témoins, dont la déposition a été retenue par le réquisitoire du 16 août 1995.

16. Environ une heure après leur arrivée sur la place de la Victoire, les manifestants étaient devenus extrêmement violents, en jetant des bouteilles incendiaires. Ils avaient ainsi provoqué le décès d’un conscrit et d’importants dégâts matériels.

17. Selon le réquisitoire du 16 août 1995, la violence des manifestants avait rendu nécessaire l’intervention des forces armées se trouvant au siège du Gouvernement. Ainsi, les militaires avaient employé des matraques en caoutchouc et du gaz lacrymogène afin de disperser les manifestants.

En dépit de cette intervention, la violence des manifestants s’intensifia. Dans ces circonstances, le premier ministre décida de quitter le siège du Gouvernement avec l’ensemble des dignitaires et du personnel, compte tenu notamment du fait que les manifestants menaçaient d’y entrer.

18. Ainsi, tous les civils se trouvant dans les locaux du Gouvernement de la place de la Victoire furent évacués, à l’exception de trois personnes, le ministre pour les relations avec le Parlement, le secrétaire général du Gouvernement et le secrétaire général du parti au pouvoir – le Front de la sauvegarde nationale (Frontul Salvării Naţionale).

19. Le premier ministre fut évacué aux environs de 16 heures 30, escorté par des officiers du SPP. L’unité antiterroriste resta sur place et son commandant, le capitaine G., resta au deuxième étage du bâtiment.

20. Aux alentours de 18 heures, l’intensité des confrontations entre les manifestants et les forces armées augmenta et l’offensive fut ordonnée contre l’encerclement du siège du Gouvernement.

B. Le décès par balles d’Aurica Crăiniceanu et d’Andrei Frumuşanu

21. Selon le réquisitoire du 16 août 1995, l’intensité de la violence des manifestants, qui avaient causé le décès d’un conscrit et d’importants dégâts matériels par incendie au rez-de-chaussée du bâtiment, fut telle qu’elle poussa le capitaine G. à agir pour appuyer l’offensive des forces de l’ordre, en tirant plusieurs coups de feu avec son arme de calibre de 26 mm avec des munitions « réactives » (voir le paragraphe 28 ci-dessous), de l’endroit où il se trouvait au deuxième étage du bâtiment du Gouvernement.

22. Ainsi, ledit réquisitoire retint que le capitaine G. avait agi sous l’emprise de la panique, même en sachant qu’il lui était interdit d’utiliser ce type d’arme à feu dans ces conditions, compte tenu du risque pour la vie des manifestants. Il tira plusieurs coups de feu en direction des manifestants, visant le chantier d’un immeuble connu sous le nom de « bâtiment Tarom » (blocul Tarom), au motif que les manifestants s’y rendaient pour se procurer des objets contondants afin de s’en servir contre les forces de l’ordre.

23. C’est à ce moment qu’aux alentours de 18 h 15 – 18 h 20, les époux Viorel et Aurica Crăiniceanu, se rendant vers la place de la Victoire, arrivèrent sur le trottoir à proximité du chantier du bâtiment Tarom.

A peine arrivée, la victime Aurica Crăiniceanu fut atteinte et grièvement blessée au côté droit de la poitrine par un projectile de calibre 26 mm. Elle fut emmenée d’urgence à l’hôpital, hospitalisée à 19 h 30 et succomba à ses blessures le lendemain, le 26 septembre 1991.

24. Dans la même soirée du 25 septembre 1991, la deuxième victime, Andrei Frumuşanu, arriva accompagné par le témoin P.N., à proximité du chantier du bâtiment Tarom. Ayant subi des irritations à cause du gaz lacrymogène vaporisé sur la place de la Victoire, ils se rendirent dans la cour du chantier, où il y avait une fontaine, afin de se laver. Alors qu’il sortait de la cour après s’être lavé, Andrei Frumuşanu fut frappé par un projectile du même type que celui ayant touché la première victime et fut grièvement blessé. Il succomba à ses blessures avant d’arriver à l’hôpital, où son décès fut constaté.

C. L’enquête menée par le parquet militaire de Bucarest de 1991 à 1995

25. Ainsi qu’il ressort du réquisitoire du 16 août 1995, plusieurs actes d’enquête furent réalisés : une recherche sur place avec prise de photos et des reconstitutions, des expertises médicolégales, des rapports des garnisons militaires présentes sur place furent recueillis, la vérification de l’armement et des munitions fut réalisée, des témoins furent entendus, confrontés et on leur demanda de reconnaître le suspect dans un groupe de personnes.

1. Les résultats de la recherche sur place et des expertises médicolégales

26. Il en résulta que la victime, Aurica Crăiniceanu, se trouvait au moment où elle avait été frappée par balle à une distance de 94 m de la source des coups de feu, alors que la victime Andrei Frumişanu se trouvait à 134 m.

27. Des rapports médicolégaux, il ressortit que le décès des deux victimes était dû aux lésions thoraciques internes, qui avaient touché notamment leurs poumons, et qui avaient été causées par un « projectile non-conventionnel » avec des facteurs secondaires, notamment des brûlures.

2. Les expertises balistiques

28. Des expertises balistiques, il résulta la description des projectiles qui avaient frappé les deux victimes. Ces projectiles provenaient « de cartouches réactives d’illumination et de signalisation » de calibre 26 mm et qui avaient la capacité de brûler pendant 4 secondes, sur leur trajectoire, soit jusqu’à 300 mètres. Il fut également retenu que ce type de projectile, une fois tiré, n’avait pas de trajectoire précise et que le fait de l’orienter vers un large groupe de personnes exposait chacune de ces personnes à un risque équivalent. Selon le réquisitoire précité, ce type de cartouches contenait du combustible solide fait de nitroglycérine et des substances pyrotechniques à base de magnésium. Elles n’étaient pas censées être utilisées contre les personnes, mais seulement lors de certaines opérations militaires, aux fins de signalisation. Selon les règlements militaires, il était interdit de tirer ce type de cartouche sous un angle inférieur à 45o.

3. Les dépositions des témoins et du prévenu

29. Les témoins Constantin N., Vasile T. et le requérant Viorel Crăiniceanu, entendus par le parquet militaire de Bucarest, indiquèrent que les coups de feu avec des projectiles lumineux avaient été tirés d’une fenêtre sise au deuxième étage du bâtiment du Gouvernement, de la façade orientée vers le boulevard Ana Ipătescu.

30. Les témoins Ionel P., fonctionnaire du Gouvernement, et Daniela N., officier militaire, présents au deuxième étage du bâtiment lors des événements décrits ci-dessus, indiquèrent que le capitaine G. s’y trouvait et qu’il avait une arme à feu de calibre de 26 mm. Sur demande du parquet militaire, le fonctionnaire reconnut le type d’arme qu’il avait vu ce jour-là, lorsqu’on lui présenta une panoplie d’armes à feu.

31. Le capitaine G., entendu en qualité de prévenu, déclara qu’il se trouvait au deuxième étage du bâtiment du Gouvernement dans les bureaux près du cabinet du premier ministre, d’où il avait vu par la fenêtre que des manifestants violents agressaient un soldat. En réaction à cette scène, il avait pris la décision d’intervenir avec son fusil et des munitions irritantes-lacrymogènes (« a luat hotărârea de a interveni, folosind puşca şi muniţia iritant lacrimogenă »). Cependant, il nia avoir tiré avec une arme à feu de calibre 26 mm le 25 septembre 1991 et affirma avoir quitté le bâtiment lors de l’évacuation du premier ministre, car il faisait partie de son escorte, pour y revenir par la suite.

32. Le premier ministre de l’époque, entendu en qualité de témoin, déclara ne pas pouvoir se souvenir si l’officier G. l’avait accompagné lors de son évacuation du bâtiment du Gouvernement.

33. D’autres témoins, parmi les militaires ayant accompagné le premier ministre à ce moment, firent des déclarations contradictoires sur la présence du capitaine G. Le parquet militaire avait organisé leur confrontation et il en déduisit que ceux qui avaient déclaré que G. avait accompagné le premier ministre n’avaient pas dit la vérité, l’un d’eux étant aussi un subordonné de l’officier G.

34. Sur la base de ces déclarations, et du fait que le colonel I., directeur du SPP, n’avait pas répondu aux convocations répétées, le parquet militaire conclut que le capitaine G. n’avait pas quitté le bâtiment du Gouvernement pendant la durée des manifestations violentes ayant eu lieu place de la Victoire, le 25 septembre 1991.

35. Le parquet militaire entendit en tant que témoin le cameraman C. qui, se trouvant dans la même pièce que le capitaine G., avait filmé la scène de l’agression du soldat, à laquelle le capitaine avait fait référence. Le cameraman déclara que le capitaine G. n’avait pas utilisé son fusil ou une autre arme à cette occasion.

4. Les enregistrements vidéo

36. Le parquet examina également les enregistrements vidéo faits par le cameraman C. et par un deuxième caméraman ayant filmé les mêmes scènes. Il en tira la conclusion que contrairement aux dires du capitaine G., aucun coup de feu avec des munitions irritantes-lacrymogènes n’avait été tiré à la suite de l’agression du soldat par les manifestants. Cette conclusion était fondée sur le fait que la fumée caractéristique de pareils coups de feu aurait dû être visible sur les enregistrements en question.

5. Les rapports et les communications présentés aux fins de l’enquête par les forces militaires impliquées dans les événements

37. A la suite d’une enquête auprès des militaires du SPP ayant été déployés sur place, le parquet militaire conclut que ces derniers n’avaient pas fait de rapports de mission à la suite des événements du 25 septembre 1991. Par conséquent, il estima que la synthèse des opérations (jurnalul de luptă) présentée par le SPP aux fins de l’enquête, qui mentionnait que ses militaires n’avaient pas fait usage de leurs armes à feu le 25 septembre 1991, ne pouvait pas être prise en compte, car elle n’avait pas été rédigée sur la base de rapports de mission présentés par les militaires participants. En outre, le parquet nota que contrairement aux dires du journal de combat, le prévenu reconnaissait lui-même avoir employé un certain type d’arme à feu.

38. L’enquête du parquet militaire tenta également d’établir le type d’armement et de munitions que les militaires du SPP avaient utilisés pendant la période du 25 au 27 septembre 1991. Ainsi, sur demande du parquet militaire, le 2 décembre 1991, le SPP adressa une lettre au parquet dans laquelle, sous le titre « L’armement et les munitions utilisés pendant la période du 25 au 27 septembre 1991 et leurs caractéristiques techniques et tactiques » (Armamentul şi muniţia folosite în perioada 25-27.09.1991, caracteristici tehnico-tactice »), étaient mentionnés des fusils de signalisation de calibre 26 mm et des munitions de signalisation de calibre 26 mm.

39. A la suite de cette lettre, le parquet invita le SPP à préciser qui étaient les militaires ayant fait usage des armes et des munitions réactives de calibre 26 mm.

40. Par une lettre du 4 février 1992, le SPP répondit au parquet militaire que pendant la période du 25 au 27 septembre 1991, les militaires du SPP n’avaient pas fait usage de munitions de calibre 26 mm.

41. Compte tenu de la contradiction entre les deux communications du SPP des 2 décembre 1991 et 4 février 1992, le parquet militaire demanda des explications au SPP et réalisa « une vérification sur place ».

42. A la suite de celle-ci, par lettre du 15 juillet 1992, le SPP revint partiellement sur ses dénégations initiales et reconnut que ses militaires avaient utilisé des grenades lacrymogènes et des cartouches de 12 mm, avec du plomb, contre les manifestants.

43. Vérifiant les relevés journaliers du SPP concernant l’armement et les munitions, le parquet militaire constata qu’il n’y avait pas d’indication sur la distribution et la consommation de munitions de calibre 26 mm pour la période allant du 25 au 27 septembre 1991, mais que les pièces indiquaient de manière lacunaire, c’est-à-dire en absence de signature du gérant, que 124 cartouches de 26 mm avaient été utilisées pendant la période du 28 octobre au 4 novembre 1991, pour un exercice de tir (tragere de exerciţiu). Ainsi, par le même réquisitoire du 16 août 1995, un autre militaire du SPP, le major M.C., fut inculpé pour faux.

44. Le 22 juillet 1992, le parquet militaire adressa une nouvelle demande au SPP, l’invitant à indiquer quel type d’armement le capitaine G. et ses subordonnés avaient sur eux en date du 25 septembre 1991.

45. Se heurtant à l’absence prolongée de réponse, le parquet militaire réitéra sa demande à de nombreuses reprises.

46. Enfin, le 28 avril 1994, le SPP répondit qu’il était dans l’impossibilité de lui communiquer les informations sollicitées, car le 3 novembre 1992 plusieurs documents avaient été détruits, dont l’ordre ayant donné l’alerte (ordinul de alarmă), le registre d’armement, le cahier de notes (registrul adnotări) et le relevé d’appels téléphoniques (caiet note telefonice) pour la période pertinente.

6. Les conclusions du parquet

47. Sur la base des preuves rassemblées, le parquer militaire conclut que le capitaine G. était le seul militaire en possession d’une arme et de munitions de calibre de 26 mm ayant été présent au deuxième étage du bâtiment du Gouvernement au moment où plusieurs coups de feux avaient été tirés en direction des manifestants avec des munitions réactives de calibre 26 mm et avaient provoqué le décès des victimes Aurica Crăiniceanu et Andrei Frumuşanu.

48. Le parquet militaire renvoya le major (ancien capitaine) G. devant le tribunal militaire du chef de meurtre aggravé et communiqua au tribunal une liste de cent trois témoins à entendre.

D. La suite de la procédure devant les tribunaux militaires

49. Par jugement du 10 juillet 1998, le tribunal militaire régional condamna le major G. du chef de meurtre à huit ans de prison et, solidairement avec la partie civilement responsable, le SPP, à payer des dommages-et-intérêts aux parties civiles, les requérants et les deux enfants mineurs d’Aurica Crăiniceanu. Le tribunal militaire suivait en grande partie le raisonnement du réquisitoire du parquet militaire.

1. L’arrêt de la cour militaire d’appel du 29 septembre 1999

50. Le 29 septembre 1999, la cour militaire d’appel accueillit l’appel interjeté par le major G. et l’acquitta.

51. La cour militaire d’appel confirma le constat du tribunal militaire régional et du parquet selon lesquels les deux victimes avaient été tuées par des projectiles réactifs d’illumination et de signalisation de calibre 26 mm. La cour d’appel confirma également que la victime Aurica Crăiniceanu avait été tuée par un coup de feu tiré du deuxième étage du bâtiment du Gouvernement, de la troisième fenêtre de cet étage, mais infirma les conclusions du parquet et du tribunal militaire régional quant à la provenance des coups de feu ayant tué l’autre victime, Andrei Frumuşanu, en considérant qu’il n’y avait pas de preuves suffisantes pour établir l’origine de ces coups de feu.

52. Ensuite, la cour militaire d’appel infirma le jugement du tribunal militaire régional et jugea que l’officier G. n’avait pas eu, ni utilisé d’arme de calibre de 26 mm et que le SPP n’avait pas fait usage de ce type d’arme et de munitions le 25 septembre 1991. La cour ne se pencha pas sur les lacunes et les contradictions dans les informations transmises par le SPP au cours de l’enquête. La cour accueillit la version de l’inculpé, selon laquelle il n’avait tiré qu’avec des munitions lacrymogènes et avait quitté le bâtiment du Gouvernement pour escorter le premier ministre, lors de son évacuation. La cour militaire d’appel se borna à écarter la déclaration du caméraman C. et ne fit aucune référence aux enregistrements vidéo examinés par le parquet militaire.

53. Puis, en critiquant « le caractère fantaisiste du réquisitoire, accepté en première instance », selon lequel l’officier G. avait tiré avec des munitions de calibre 26 mm, car aucune autre personne détenant ce type d’arme et de munition n’avait été identifiée, la cour militaire d’appel considéra que :

« Cette logique est pour le moins bizarre et la conclusion tirée est tout à fait périlleuse.

A partir d’un fait négatif, on arrive à émettre un énoncé positif.

Ce procédé pourrait avoir une certaine valeur, si on offrait la garantie qu’on a inventorié, nommé et contrôlé toutes les personnes qui se trouvaient entre 18h10 et 18h50 dans le bâtiment du Gouvernement et qu’absolument toutes ont présenté un alibi, en prouvant ainsi, au-delà de tout doute, qu’aucune d’elles n’avait eu à sa portée l’armement et les munitions incriminés et n’a tiré.

Or, cela n’a pas été fait. D’ailleurs, vu les circonstances, cela serait une utopie.

Tout au contraire, il y avait de nombreuses personnes dans le bâtiment du Gouvernement, à ce moment-là, qui auraient pu tirer avec une arme de calibre 26 mm et avec des munitions réactives d’illumination-signalisation et provoquer le décès des victimes Crăiniceanu Aurica et Frumuşanu Andrei. »

54. Ainsi, la cour militaire d’appel estima que le tribunal militaire régional avait retenu à tort qu’au siège du Gouvernement il n’y avait pas d’autres troupes militaires possédant des fusils de calibre 26 mm. La cour d’appel mentionna que la Brigade, pour assurer l’ordre et la tranquillité publique (Brigada de asigurare a ordinii şi liniştii publice), avait bien ce type d’armes et de munitions, malgré le fait que la Direction de la police l’avait nié « par désinformation grossière » (prin crasă dezinformare) dans sa lettre du 1er novembre 1991.

55. En outre, les troupes de gendarmes présentes avaient également été dotées de quatre fusils de calibre 26 mm avec des munitions lacrymogènes. La cour militaire d’appel nota qu’un de ces quatre fusils avait été perdu le jour du 25 septembre 1991 et retrouvé deux semaines plus tard, mais que ce n’était pas celui avec lequel les victimes avaient été tuées, fusil qui n’avait jamais été retrouvé.

56. La cour militaire d’appel observa que ni le tribunal militaire, ni le parquet n’avaient pris en considération toutes les forces armées présentes au siège du Gouvernement, dont notamment la brigade antiterroriste (USLA) du Service roumain de renseignements (SRI), équipée d’uniformes noirs avec des cagoules et des casques. Se fondant sur la déclaration d’un seul témoin, le colonel I.G., la cour militaire considéra que la brigade antiterroriste avait eu en sa possession des armes et des munitions autres que celles déclarées dans la communication du 28 janvier 1991 faite par le SRI au parquet militaire.

57. Enfin, la cour militaire d’appel estima qu’il y avait des preuves démontrant que, sur la terrasse du bâtiment du Gouvernement, il y avait des « combattants en combinaisons noires portant des cagoules et qui tiraient dans la foule avec des cartouches réactives » (luptători în combinezoane negre şi purtând cagule, care trăgeau în mulţime cu cartuşe reactive) et que « ces combattants n’avaient été revendiqués par aucune des structures militaires officiellement présentes au siège du Gouvernement ».

2. L’arrêt de la Cour suprême de Justice du 14 décembre 2000

58. Par un arrêt du 14 décembre 2000, la Cour suprême de justice accueillit l’appel interjeté par le parquet militaire et par les requérants, parties civiles dans la procédure, et cassa la décision de la cour militaire d’appel du 29 septembre 1999, mais aussi le jugement du tribunal militaire régional du 10 juillet 1998. L’affaire fut renvoyée au parquet militaire régional pour un complément d’enquête afin de combler les lacunes de l’enquête initiale. La Cour suprême indiqua au parquet plusieurs mesures d’investigation qu’il devrait effectuer (auditions et confrontations de témoins, recherches sur place et autres).

E. La suite de l’enquête pénale et le non-lieu contre l’officier G.

59. Par une décision du 30 mai 2003, le parquet militaire régional ordonna un non-lieu contre l’officier G. Le parquet militaire ordonna également l’enregistrement de l’affaire parmi les crimes aux auteurs inconnus et la poursuite de l’enquête en vue d’identifier les auteurs.

60. Le parquet militaire conclut que l’enquête ne pouvait pas établir la nature de l’arme et des munitions vues par les deux témoins, Ioan P. et Daniela N., qui avaient commencé à oublier les faits. En outre, le parquet militaire indiqua que les 260 conscrits présents sur place n’avaient pas été entendus et que leur audition devrait prendre du temps, avec des conséquences sur la situation personnelle et professionnelle de l’inculpé (Demersurile necesită un volum mare de timp cu consecinţe asupra situaţiei personale şi profesionale a inc. mr. [G.]).

61. Le 9 octobre 2003, la section des parquets militaires du parquet près la Cour suprême de Justice confirma la décision du 30 mai 2003.

62. Les requérants formèrent une contestation contre cette décision, qui fut rejetée par un jugement du 31 mai 2004, rendu par le tribunal militaire régional. Ce jugement fut maintenu, sur recours des requérants, par un arrêt du 26 juillet 2004 de la cour militaire d’appel.

F. La suite de l’enquête et les décisions déclinatoires de compétence

63. Par une décision du 28 avril 2005, le parquet militaire ordonna des actes de recherche en vue d’établir l’auteur du double assassinat.

64. Ainsi, le parquet demanda au Service roumain de renseignements sept enregistrements vidéo, qui ne lui furent pas remis.

65. Quatorze témoins furent entendus et de nouvelles expertises balistiques et criminalistiques furent ordonnées.

66. Le 15 février 2007, la section des parquets militaires près la Haute Cour de Cassation et de Justice (ancienne Cour suprême de Justice) reprit le dossier de l’enquête.

67. Par décision du 12 septembre 2007, la section des parquets militaires ordonna la réouverture des poursuites pénales contre l’officier G.

68. Le 7 mai 2008, le nouveau procureur en chef de la section des parquets militaires près la Haute Cour de Cassation et de Justice infirma la décision du 12 septembre 2007.

69. Par décision du 30 mars 2009, le parquet militaire près le tribunal militaire régional déclina sa compétence en faveur du parquet près le tribunal départemental de Bucarest, en raison du fait qu’il n’y avait pas d’indices sérieux sur l’implication de militaires dans les faits qui faisaient l’objet de l’enquête.

70. Par une décision du 23 juin 2009, le parquet près le tribunal départemental de Bucarest ordonna le classement de l’affaire concernant les civils se trouvant au siège du Gouvernement et ayant pu provoquer le décès des deux victimes, en raison de la prescription de la responsabilité pénale. Par la même décision, le parquet déclina sa compétence en faveur du parquet militaire près le tribunal militaire régional, en ce qui concernait la responsabilité des militaires. Le parquet près le tribunal départemental observa, dans la même décision, que les mesures d’enquête prescrites par l’arrêt du 14 décembre 2000 de la Cour suprême de Justice n’avaient pas été réalisées dans leur totalité.

G. Les derniers développements de l’enquête

71. Par une décision du 19 octobre 2010, le parquet militaire près le tribunal militaire régional de Bucarest ordonna le classement de l’affaire en raison de l’intervention de la prescription de la responsabilité pénale. Le parquet fit application du délai de prescription générale de quinze ans, dans la mesure où il n’y avait pas d’inculpé dans l’affaire. Cette décision fut confirmée le 3 décembre 2010, par le procureur général militaire du parquet militaire près la cour militaire d’appel de Bucarest.

72. Par décision du 26 janvier 2011, le tribunal militaire régional de Bucarest fit droit à la contestation des requérants contre la décision de classement. Le tribunal indiqua que le délai de prescription applicable était de vingt-deux ans et six mois, en raison du fait que la prescription avait été interrompue. En outre, le tribunal accéda aux demandes des requérants et constata également les carences de l’enquête puisque les mesures d’enquête ordonnées par la décision du 14 décembre 2000 de la Cour suprême de justice n’avaient pas été effectuées, en dépit du fait qu’un laps de temps considérable s’était écoulé.

73. Le tribunal ordonna un complément d’enquête et indiqua de manière extensive quels actes d’enquête devraient être réalisés dans les meilleurs délais « afin de respecter l’impératif d’une enquête effective apte à mener – avant l’arrivée à l’échéance du délai de prescription spéciale de vingt-deux ans et six mois – à l’établissement de la vérité, à l’identification et à la punition des responsables du meurtre par arme à feu de Frumuşanu Andrei et de Crăiniceanu Aurica ».

74. Le pourvoi du parquet contre la décision du 26 janvier 2011 fut déclaré irrecevable par décision du 9 juin 2011 de la cour militaire d’appel.

75. Ainsi qu’il ressort d’un communiqué de presse de la section des parquets militaires en date du 23 décembre 2011, des témoins furent cités à comparaître et des informations furent demandées au Service roumain de renseignements, à l’Inspection générale de la gendarmerie et à d’autre institutions publiques, par lettres envoyées entre le 10 et le 26 octobre 2011. En raison du fait qu’aucune suite ne fut donnée à ces lettres, la section des parquets militaires renouvela ces demandes de renseignements au cours du mois de novembre 2011.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

76. L’essentiel des dispositions pertinentes du Code pénal régissant les infractions contre la vie est décrit dans l’arrêt Pantea c. Roumanie, no 33343/96, § 154, CEDH 2003‑VI (extraits).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

77. Les requérants font valoir que Mme Aurica Crăiniceanu, épouse du premier requérant, et M. Andrei Frumuşanu, fils des deux autres requérants, ont été tués par balle, le 25 septembre 1991, à la suite de l’emploi de la force meurtrière par les agents de l’État. Ils reprochent aux autorités compétentes de ne pas avoir mené une enquête effective, impartiale et diligente, susceptible de mener à l’identification et à la sanction des personnes responsables. A cet égard ils invoquent l’article 2 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A. Sur la recevabilité

78. Se référant aux principes énoncés dans l’arrêt Agache et autres c. Roumanie (no 2712/02, § 69, 20 octobre 2009), le Gouvernement soulève une exception préliminaire tirée de l’incompatibilité ratione temporis du grief tiré de la violation procédurale de l’article 2. Il argue qu’à la période pendant laquelle les requérants allèguent que l’enquête était inefficace et les autorités inactives, la Roumanie n’avait pas encore ratifié la Convention.

79. Ainsi, le Gouvernement relève qu’entre le 26 septembre 1991, date à laquelle l’enquête a commencé, et le 20 juin 1994, date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie, deux ans et neuf mois environ se sont écoulés et que pendant cette période, les autorités ont effectué la plupart des investigations de poursuite pénale sur les circonstances du décès des proches des requérants, à savoir des recherches sur les lieux, des auditions des témoins, des expertises criminalistiques, des constatations technico scientifiques, des investigations médicales et des autopsies. Il fait valoir à cet égard que dans son arrêt du 14 décembre 2000, la Cour suprême de justice, après avoir analysé l’affaire à nouveau, a considéré que le matériel probatoire du dossier était insuffisant et qu’il ne pourrait être complété devant les tribunaux qu’avec des retards importants. La conclusion qui en résulte, selon le Gouvernement, est que la Cour Suprême a constaté que l’enquête effectuée avant l’entrée en vigueur de la Convention était incomplète. Dès lors, la partie la plus importante des mesures procédurales requises par l’article 2 de la Convention auraient dû être mises en œuvre avant l’entrée en vigueur de la Convention.

80. En réponse, les requérants invoquent les principes posés en la matière par l’arrêt Šilih c. Slovénie ([GC], no 71463/01, §§ 159-163, 9 avril 2009). Ils se réfèrent, en outre, à l’arrêt Trufin c. Roumanie (no 3990/04, § 34, 20 octobre 2009), dans lequel la Cour s’est estimée compétente ratione temporis pour connaître d’un grief similaire visant l’inefficacité d’une enquête pénale relative à un décès survenu avant la date de la ratification de la Convention par la Roumanie.

81. La Cour rappelle les principes consacrés dans son arrêt Šilih (précité, §§ 159-163) et appliqués récemment à une affaire similaire contre la Roumanie, qui avait trait aux investigations relatives aux meurtres survenus dans le contexte des manifestations anti‑gouvernementales de décembre 1989 (Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie, nos 33810/07 et 18817/08, § 116, 24 mai 2011). Selon ces principes, l’obligation procédurale que recèle l’article 2 de mener une enquête effective est devenue une obligation distincte et indépendante pouvant s’imposer à l’État même lorsque le décès est survenu avant la date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de cet État. Cependant, pour que ladite obligation procédurale devienne applicable, il doit être établi qu’une part importante des mesures procédurales ont été ou auraient dû être mises en œuvre après la ratification de la Convention par le pays concerné.

82. En l’espèce, la Cour observe que la procédure pénale concernant le décès de Mme Aurica Crăiniceanu et de M. Andrei Frumuşanu, initiée en 1991, a continué après le 20 juin 1994, date de la ratification de la Convention par la Roumanie. C’est après cette date qu’un réquisitoire a été établi en l’espèce, le 16 août 1998, et que six décisions de justice sont intervenues. A ce jour, l’enquête est encore pendante devant le parquet. Il s’ensuit qu’une part importante des mesures procédurales ont été accomplies et doivent encore être mises en œuvre après la ratification de la Convention.

83. Dès lors, la Cour juge qu’elle est compétente ratione temporis pour connaître de l’allégation de violation de l’article 2 en son aspect procédural (voir aussi Agache précité, §§ 70-73, et Şandru et autres c. Roumanie, no 22465/03, § 59, 8 décembre 2009) et se bornera à rechercher si les faits survenus après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie révèlent une violation de cette disposition.

84. La Cour constate en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

85. Les requérants dénoncent la lenteur de l’enquête, qui n’est toujours pas achevée vingt ans après, en dépit de l’intérêt du public pour connaître les responsables des victimes tombées lors de la répression des émeutes qui se sont déroulées au siège du Gouvernement en date du 25 septembre 1991, ainsi que ses lacunes révélées, entre autres, par la Cour suprême de Justice, dans sa décision du 14 décembre 2000.

86. Le Gouvernement fait valoir que l’enquête effectuée par les autorités nationales sur la mort des proches des requérants s’est matérialisée en dix‑huit volumes d’enquête, totalisant 4 383 pages. En énumérant les actes d’enquête réalisés en l’espèce, le Gouvernement conclut que l’obligation de mener une enquête effective a été respectée en l’espèce, pour autant qu’il s’agisse d’une obligation de diligence et non de résultat.

87. La Cour examinera le caractère effectif de l’enquête menée en l’espèce à la lumière des principes bien établis en la matière et résumés, entre autres, dans les arrêts Güleç c. Turquie (27 juillet 1998, §§ 77-78, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV), Issaïeva et autres c. Russie (nos 57947/00, 57948/00 et 57949/00, §§ 208-213, 24 février 2005) et Carabulea c. Roumanie (no 45661/99, §§ 127-131, 13 juillet 2010).

88. L’obligation procédurale découlant de l’article 2 exige de mener une enquête efficace lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’État, a entraîné mort d’homme. Il s’agit de procéder à un examen prompt, complet, impartial et approfondi des circonstances dans lesquelles les homicides ont été commis, afin de pouvoir parvenir à l’identification et à la punition des responsables. C’est une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris des mesures raisonnables pour assurer l’obtention des preuves relatives aux faits en question. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. De même, il est nécessaire que les personnes responsables de l’enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements, en excluant tout lien hiérarchique ou institutionnel et en exigeant également une indépendance pratique (Issaïeva et autres, précité, §§ 210-211).

89. La Cour rappelle également que s’il peut arriver que des obstacles ou difficultés empêchent une enquête de progresser dans une situation particulière, il reste que la prompte réaction des autorités est capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’État de droit. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’espèce ou à identifier les responsables risque de faire conclure qu’elle ne présente pas le niveau d’effectivité requis (Šilih, précité, § 195).

90. Pour les mêmes raisons, le public doit avoir un droit de regard suffisant sur l’enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu’il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu’en théorie. Le degré requis de contrôle du public peut varier d’une situation à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 115, CEDH 2001‑III).

91. En l’espèce, la Cour note que, peu après les événements de septembre 1991, une enquête a été ouverte d’office. Débutée en 1991, la procédure pénale concernant le décès de Mme Aurica Crăiniceanu et de M. Andrei Frumuşanu est toujours pendante, depuis maintenant plus de vingt ans. La Cour rappelle que sa compétence ratione temporis ne lui permet de prendre en considération que la période postérieure au 20 juin 1994, date d’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de la Roumanie.

92. Elle note d’emblée qu’en 1994, l’affaire était pendante devant le parquet militaire près le tribunal militaire régional de Bucarest. A ce propos, la Cour note que l’enquête a été confiée aux procureurs militaires qui étaient, au même titre que les accusés, des militaires soumis au principe de la subordination à la hiérarchie (Şandru et autres, précitée, § 74). Qui plus est, les accusés étaient parmi des hauts responsables de l’armée encore en fonction.

93. De plus, les lacunes de l’enquête ont à plusieurs reprises été constatées par les autorités nationales elles-mêmes. Ainsi, c’est en raison de ces carences que la décision du 14 décembre 2000 de la Cour suprême de Justice renvoya l’affaire devant le parquet pour un complément d’enquête. Il en va de même pour ce qui est de la décision définitive du 26 janvier 2011 du tribunal militaire régional. Ainsi, le tribunal ordonna un complément d’enquête et indiqua de manière extensive quels actes d’enquête devraient être réalisés dans les meilleurs délais « afin de respecter l’impératif d’une enquête effective apte à mener – avant l’arrivé à l’échéance du délai de prescription spéciale de vingt-deux ans et six mois – à l’établissement de la vérité, à l’identification et à la punition des responsables du meurtre par arme à feu de Frumuşanu Andrei et de Crăiniceanu Aurica ».

94. La Cour note également le manque de coopération des institutions impliquées dans la répression ainsi que la destruction de preuves pertinentes (voir le paragraphe 46 ci-dessus). Ainsi qu’il ressort d’un communiqué de presse du 23 décembre 2011 de la section des parquets militaires, des informations furent demandées au Service roumain de renseignements, à l’Inspection générale de la gendarmerie et à d’autres institutions publiques, par lettres envoyées entre le 10 et le 26 octobre 2011, sans qu’il soit donné suite à ces demandes de renseignements. A cet égard, la Cour rappelle que la dissimulation intentionnelle de preuves fait également douter de la capacité réelle des enquêtes à établir les faits (McKerr, précité, § 137, et Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 139).

95. La Cour ne sous-estime pas la complexité indéniable de l’affaire. Elle estime toutefois que « le contexte général sociopolitique de la période » invoqué par le Gouvernement ne saurait justifier à lui seul ni la durée de l’enquête, ni la manière dont elle a été conduite pendant une très longue période de temps. Au contraire, son importance pour la société roumaine, de savoir ce qui s’était passé lors de la répression des émeutes qui se sont déroulées au siège du Gouvernement en date du 25 septembre 1991, ce qui implique le droit à une enquête judiciaire effective et l’éventuel droit à la réparation, aurait dû inciter les autorités internes à traiter le dossier promptement et sans retards inutiles afin de prévenir toute apparence que certains actes jouissent d’impunité (Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 142).

96. Eu égard aux éléments qui précédent, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas agi avec le niveau de diligence requis au regard de l’article 2 de la Convention. En conséquence, elle conclut à la violation de cette disposition en son aspect procédural.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

97. Les requérants dénoncent une violation de leur droit à un procès équitable dans un délai raisonnable. Ils invoquent l’article 6 de la Convention.

98. Le Gouvernement conteste cette thèse.

99. La Cour relève que ce grief est lié à celui examiné ci-dessus et doit donc aussi être déclaré recevable.

100. Eu égard au constat relatif à l’article 2 (paragraphe 96 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner s’il y a eu, en l’espèce, violation de cette disposition (voir, entre autres, Association « 21 Décembre 1989 » et autres, précité, § 181).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

101. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

102. Le premier requérant, M. Viorel Crăiniceanu, réclame 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 100 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

103. Les deux autres requérants, M. Ştefan Frumuşanu et Mme Luciana Maria Frumuşanu, réclament conjointement 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel et 100 000 EUR au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi.

104. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas de lien de causalité entre le préjudice matériel invoqué et la violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention. En outre, il expose que les sommes demandées au titre du préjudice moral sont excessives.

105. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande.

106. Pour ce qui est du préjudice moral, sur la base des éléments dont elle dispose, notamment du fait que l’enquête est toujours pendante, la Cour estime que la violation de l’article 2 en son aspect procédural a causé aux intéressés un important préjudice moral en les plaçant dans une situation de détresse et de frustration. Statuant en équité, elle alloue à ce titre 30 000 EUR à M. Viorel Crăiniceanu ainsi que 30 000 EUR, conjointement, à M. Ştefan Frumuşanu et Mme Luciana Maria Frumuşanu.

B. Frais et dépens

107. Le premier requérant, M. Viorel Crăiniceanu, demande, copies des factures et quittances à l’appui, 3 673,9 lei roumains (RON) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et pour ceux engagés devant la Cour.

108. Les deux autres requérants, M. Ştefan Frumuşanu et Mme Luciana Maria Frumuşanu, demandent conjointement, copies des factures et quittances à l’appui, 3 813 RON.

109. Le Gouvernement observe que les quittances du 10 mai 2005 ne comportent pas d’éléments pouvant déterminer le lien avec la présente affaire. Il indique également qu’en absence de la copie du contrat d’assistance et en présence seulement des quittances attestant les montants versés par les requérants, il ne peut pas établir quelles ont été les activités effectuées par l’avocat pour les requérants.

110. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

111. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR tous frais confondus et l’accorde au premier requérant, M. Viorel Crăiniceanu.

112. La Cour estime également raisonnable la somme de 1 000 EUR tous frais confondus et l’accorde conjointement aux deux autres requérants, M. Ştefan Frumuşanu et Mme Luciana Maria Frumuşanu.

C. Intérêts moratoires

113. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention en son volet procédural ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 6 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 30 000 EUR (trente mille euros) au requérant Viorel Crăiniceanu, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour préjudice moral ;

ii. 30 000 EUR (trente mille euros) conjointement aux requérants Ştefan Frumuşanu et Luciana Maria Frumuşanu, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour préjudice moral ;

iii. 1 000 EUR (mille euros) au requérant Viorel Crăiniceanu pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant ;

iv. 1 000 EUR (mille euros) conjointement aux requérants Ştefan Frumuşanu et Luciana Maria Frumuşanu pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants.

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 avril 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Marialena TsirliJosep Casadevall
Greffière adjointePrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-110695
Date de la décision : 24/04/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural);Dommage matériel - demande rejetée;Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : CRAINICEANU ET FRUMUSANU
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : OLTEANU I.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award