GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE NEALON ET HALLAM c. ROYAUME-UNI
(Requêtes nos 32483/19 et 35049/19)
ARRÊT
Art 6 § 2 • Présomption d’innocence • Refus d’indemnisations pour erreur judiciaire, à la suite de l’annulation des condamnations pénales des requérants au motif qu’elles ne reposaient pas sur des « bases solides », parce qu’il n’a pas été satisfait au nouveau critère légal introduit après l’arrêt Allen c. Royaume-Uni [GC] • Art 6 § 2 applicable ; aucune raison pour la Cour de s’écarter de la conclusion qu’elle avait tirée dans l’arrêt Allen quant à l’applicabilité • Arrêt revenant sur la jurisprudence relative aux questions de dépens et de demandes d’indemnisation formées par d’anciens accusés à la suite de leur acquittement • Pas lieu de maintenir la distinction faite entre acquittement et abandon des poursuites dans la jurisprudence pertinente de la Cour • Critère déterminant dans tous les cas : le point de savoir si le raisonnement et les décisions litigieuses des autorités internes – juridictionnelles ou autres – dans la procédure ultérieure liée reviennent à imputer une responsabilité pénale • Pas de droit à indemnisation pour erreur judiciaire, au regard de l’Art 6 § 2, après annulation d’une condamnation pénale • État défendeur libre de choisir la manière de définir l’« erreur judiciaire » et de fixer un cadre légitime permettant de déterminer quelles personnes peuvent prétendre à une indemnisation après annulation de leur condamnation, pourvu que le refus d’indemnisation n’impute pas une culpabilité pénale au demandeur débouté • Refus d’indemnisation prononcé en l’espèce n’ayant pas imputé une responsabilité pénale aux requérants
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
11 juin 2024
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
Table des matières
GRANDE CHAMBRE
PROCÉDURE
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Introduction
B. Le régime juridique
1. Le sens de la notion d’« erreur judiciaire » en droit interne
2. L’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Allen
3. Les affaires postérieures
4. La modification ultérieure de la loi
C. Le contexte factuel
1. L’annulation des condamnations des requérants
2. Les demandes d’indemnisation formées par les requérants
3. La procédure devant la Cour administrative
4. La procédure devant la Cour d’appel
5. La procédure devant la Cour suprême
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
A. Le Royaume-Uni
1. L’annulation d’une condamnation
2. L’indemnisation pour « erreur judiciaire »
a) L’article 133 de la loi de 1988
b) L’interprétation par les tribunaux de la notion d’« erreur judiciaire »
i. R (Mullen) v. Secretary of State for the Home Department
ii. R(Adams) v. Secretary of State for Justice
c) La modification de l’article 133 de la loi de 1988
d) Les observations de la Commission mixte des droits de l’homme
B. Éléments de droit international
1. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966)
2. L’article 3 du Protocole no 7 à la Convention
C. Le droit et la pratique des États contractants concernant l’indemnisation à la suite de l’annulation d’une condamnation et la notion d’« erreur judiciaire »
EN DROIT
I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
A. Observations liminaires concernant l’article 6 § 2 de la Convention
B. Sur la recevabilité
1. Thèses des comparants
a) Le Gouvernement
b) Les requérants
c) Les tiers intervenants
i. JUSTICE
ii. La Commission nord-irlandaise des droits de l’homme (« la NIHRC »)
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
b) Application des principes généraux aux faits de la cause
c) Conclusions sur la recevabilité
C. Sur le fond
1. Thèses des comparants
a) Les requérants
b) Le Gouvernement
c) Les tiers intervenants
i. JUSTICE
ii. La NIHRC
2. Appréciation de la Cour
a) L’énoncé des principes généraux dans l’arrêt Allen
b) Application de ces principes généraux postérieurement à l’affaire Allen
c) L’approche à retenir lorsqu’entre en jeu le second aspect de l’article 6 § 2
d) Application de ces principes aux cas d’espèce
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES RAVARANI, BOŠNJAK, CHANTURIA, FELICI ET YÜKSEL
En l’affaire Nealon et Hallam c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Síofra O’Leary,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Arnfinn Bårdsen,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Tim Eicke,
Péter Paczolay,
Lado Chanturia,
Ivana Jelić,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Saadet Yüksel,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 juillet 2023 et le 27 mars 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 32483/19 et 35049/19) dirigées contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, dont un ressortissant irlandais, M. Victor Nealon, et un ressortissant britannique, M. Sam Hallam (« les requérants »), ont saisi la Cour respectivement les 14 et 25 juin 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le premier requérant est représenté par Me M. Newby, solicitor à Doncaster dans le cabinet Quality Solicitors Jordans. Le second requérant, qui a été admis au bénéfice de l’aide judiciaire, est représenté par Me M. Willis Stewart KC, solicitor à Londres dans le cabinet Birnberg Peirce, Solicitors. Le gouvernement du Royaume-Uni (« le Gouvernement ») est représenté par son agente, Mme S. Dickson, du Foreign, Commonwealth and Development Office.
3. Les requérants voyaient une violation de la présomption d’innocence dans le rejet des demandes d’indemnisation pour erreur judiciaire (miscarriage of justice) qu’ils avaient formées sur la base de l’article 133(1ZA) de la loi sur la justice pénale (Criminal Justice Act) de 1988 à la suite de l’annulation de leurs condamnations pénales par la Cour d’appel (chambre criminelle).
4. Le 14 mai 2020, les requêtes ont été communiquées au Gouvernement.
5. Le président de la quatrième section a autorisé JUSTICE à présenter des observations écrites en qualité de tiers (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement de la Cour (« le règlement »)).
6. Le 7 février 2023, une chambre de la quatrième section, à laquelle les requêtes avaient été attribuées, a décidé de se dessaisir au profit de la Grande Chambre (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
8. Les requérants comme le Gouvernement ont produit des mémoires sur la recevabilité et le fond de l’affaire. Des observations ont été soumises par JUSTICE et aussi par la Commission nord-irlandaise des droits de l’homme qui avait été autorisée par la présidente de la Grande Chambre à présenter des observations écrites en qualité de tiers (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement). Le gouvernement irlandais n’a pas cherché à exercer son droit d’intervention (articles 36 § 1 de la Convention et 44 du règlement).
9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 5 juillet 2023.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
Mme S. Dickson, agente,
Me J. Strachan, KC,
Me M. Gullick, KC, conseils,
M. M. Rimer, Mme A. Samedi, Mme S. Heywood conseillers ;
– pour le premier requérant
Me M. Stanbury,
Me D. Pojur, conseils,
Me M. Newby, conseillers ;
– pour le second requérant
Me A. Straw, KC, conseil,
Me M. Willis Stewart, KC,
Me M. Foot,
Me J. Kamath, conseillers.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Strachan KC, Me Straw KC et Me Stanbury.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. Les requérants sont nés respectivement en 1960 et en 1987 et résident à l’heure actuelle sur le territoire britannique.
1. Introduction
11. La présente affaire est similaire, du point de vue des faits, à l’affaire Allen c. Royaume-Uni ([GC], no 25424/09, CEDH 2013). Les requérants en l’espèce ont été condamnés pénalement ; ces condamnations ont par la suite été annulées au motif qu’elles ne reposaient pas sur des bases solides (« unsafe ») ; l’accusation n’a pas sollicité de nouveau procès ; les requérants ont demandé réparation pour « erreur judiciaire », et ces demandes ont été rejetées au motif qu’ils n’avaient pas satisfait aux critères énoncés à l’article 133 de la loi de 1988 sur la justice pénale (« la loi de 1988 »).
2. Le régime juridique
1. Le sens de la notion d’« erreur judiciaire » en droit interne
12. L’article 133 de la loi de 1988 permet aux personnes condamnées pénalement d’être indemnisées si leur condamnation a été annulée au motif qu’un fait nouveau ou nouvellement révélé montre au-delà de tout doute raisonnable qu’il s’est produit une erreur judiciaire, à moins que la non‑révélation du fait inconnu soit imputable en tout ou en partie à l’intéressé (paragraphe 51 ci-dessous).
13. Avant 2014, le sens de la notion d’« erreur judiciaire » (« miscarriage of justice ») n’avait pas été fixé par les tribunaux internes (paragraphes 56-79 ci-dessous). Dans l’affaire R (Mullen) v. Secretary of State for the Home Department ([2004] UKHL 18) (paragraphes 56-62 ci-dessous), Lord Steyn émit l’avis que cette notion ne s’appliquait qu’à la condamnation d’une personne dont l’innocence avait été établie par la suite. Lord Bingham of Cornhill, en revanche, ne partageait pas cet avis. Néanmoins, la Chambre des lords fut unanime à juger que l’abus de pouvoir qui avait justifié l’annulation de la condamnation de M. Mullen ne répondait pas à la définition d’« erreur judiciaire », quel que fût le sens donné à cette expression. C’est ensuite que fut conduite la procédure interne dans l’affaire Allen précitée. Au sein de la Cour d’appel (R (Allen) (formerly Harris) v. Secretary of State for Justice [2009] 2 All ER 1), Lord Justice Hughes, prononçant l’arrêt au nom de cette juridiction, expliqua que, selon lui, l’approche suivie par Lord Bingham dans l’affaire R (Mullen) tendait à inclure dans la définition de l’« erreur judiciaire » toute défaillance grave dans le déroulement du procès. S’il dit préférer l’approche que préconisait Lord Steyn, il ne jugea pas nécessaire de trancher le désaccord qui opposait celui-ci à Lord Bingham étant donné que, à supposer même qu’il eût fallu retenir l’approche privilégiée par ce dernier, le rejet s’imposait en l’espèce.
14. Dans son arrêt R(Adams) v. Secretary of State for Justice ([2011] UKSC 18 ; paragraphes 63-79 ci-dessous), la Cour suprême, siégeant en formation de neuf membres, jugea à la majorité que l’article 6 § 2 ne s’appliquait pas aux demandes fondées sur l’article 133 de la loi de 1988. La majorité ajouta que la définition de la notion d’« erreur judiciaire » englobait les catégories de cas suivants :
1. les cas dans lesquels des éléments nouveaux montraient clairement que l’intéressé était innocent de l’infraction dont il avait été déclaré coupable ; et
2. les cas dans lesquels des éléments nouveaux compromettaient les pièces à charge au point qu’absolument aucune condamnation ne pouvait reposer sur celles-ci ;
et que la définition de cette notion tirée de la common law excluait les catégories de cas suivants :
3. les cas dans lesquels il existait des éléments nouveaux en raison desquels la condamnation ne reposait plus sur des bases solides puisque, s’ils avaient été disponibles au moment du procès, un jury raisonnable aurait ou n’aurait peut-être pas condamné l’accusé, et
4. les cas dans lesquels une défaillance grave dans le déroulement de l’enquête ou du procès avait abouti à ce qu’une personne fût condamnée alors qu’elle n’aurait pas dû l’être.
2. L’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Allen
15. Dans la requête dont elle avait saisi la Cour en 2009, Mme Allen soutenait non pas que l’article 133 de la loi de 1988, tel qu’il était alors en vigueur, était en lui-même incompatible avec l’article 6 § 2 de la Convention, mais que les motifs que la High Court et la Cour d’appel avaient retenus pour justifier le refus de l’indemniser à la suite de l’annulation de sa condamnation avaient fait naître un doute sur son innocence et donc porté atteinte à la présomption d’innocence.
16. La Grande Chambre a admis que l’article 6 § 2 de la Convention était applicable aux décisions statuant sur les demandes d’indemnisation fondées sur l’article 133 de la loi de 1988, mais elle a conclu à une absence de violation au motif que les arrêts de la High Court et de la Cour d’appel ne révélaient aucun manquement à la présomption d’innocence. Si elle n’était certes pas appelée à examiner le critère découlant de l’article 133 dans l’abstrait, elle a néanmoins dit que : « [p]ar ailleurs, et ce point revêt une importance capitale, ni la High Court ni la Cour d’appel n’ont estimé dans leurs décisions que la requérante devait satisfaire au critère énoncé par Lord Steyn, c’est-à-dire démontrer son innocence » (Allen, précité, § 133).
3. Les affaires postérieures
17. À la suite du prononcé de l’arrêt de la Grande Chambre le 12 juillet 2013, la quatrième section a rendu des décisions d’irrecevabilité dans trois affaires postérieures : K.F. c. Royaume-Uni ((déc.), no 30178/09, 3 septembre 2013), Adams c. Royaume-Uni ((déc.), no 70601/11, 12 novembre 2013), et A.L.F. c. Royaume-Uni ((déc.), no 5908/12, 12 novembre 2013). Les requérants dans ces trois affaires avaient vu leurs condamnations annulées au motif qu’elles ne reposaient plus sur des bases solides, et les demandes d’indemnisation qu’ils avaient formées en vertu de l’article 133 de la loi de 1988 avaient été rejetées par le ministre de la Justice (« le ministre »), lequel n’admettait pas que les faits eussent démontré au-delà de tout doute raisonnable qu’il s’était produit une erreur judiciaire.
18. Dans les affaires Adams et A.L.F. c. Royaume-Uni, les requérants alléguaient devant la Cour que le critère légal, tel qu’interprété par la Cour suprême dans l’arrêt R(Adams) (paragraphe 14 ci-dessus), était en lui-même incompatible avec l’article 6 § 2 de la Convention. La Cour a écarté cette thèse. Comme elle l’a expliqué dans la décision Adams précitée (§ 40) :
« 40. Les neuf juges de la Cour suprême sont tous convenus qu’un acquittement ne suffit pas en lui-même à démontrer l’existence d’une erreur judiciaire. Dans l’arrêt Allen, précité, § 129, la Grande Chambre a admis que, pourvu qu’elles ne remettent pas en question l’innocence de la personne concernée, les juridictions internes sont fondées à conclure qu’il faut plus qu’un acquittement pour établir l’existence d’une « erreur judiciaire », au sens de l’article 133. Lord Phillips a expliqué que le critère de l’erreur judiciaire est satisfait lorsqu’un fait nouveau vient compromettre les pièces à charge au point qu’absolument aucune condamnation ne pouvait reposer sur celles-ci. Ce critère a été globalement approuvé par les quatre autres juges de la majorité (paragraphes 24 et 26-29 ci-dessus). Son application n’a pas remis en cause l’acquittement du requérant ni n’a conduit à ce que ce dernier fût traité d’une manière incompatible avec son innocence. Ce critère n’obligeait pas le juge à dire si, sur la base du dossier tel que constitué dans le cadre de l’appel, le requérant devait être, ou serait probablement, acquitté ou condamné. Il n’obligeait pas davantage le juge à dire si les éléments du dossier indiquaient que le requérant était coupable ou innocent. »
19. Et de conclure :
« 41. Certes, la question de l’innocence a été évoquée lors de la procédure conduite devant la Cour suprême. En particulier, les juges ont recherché si l’article 133 imposait au demandeur de prouver de manière concluante son innocence pour pouvoir prétendre à une indemnisation. Or il est clair que la majorité des juges en l’espèce a catégoriquement rejeté un tel critère, préférant retenir le critère plus large que préconisait Lord Phillips. Il est regrettable que certains des mots employés dans l’arrêt aient pu semer la confusion et susciter dans l’esprit du requérant une impression fâcheuse quant au critère à satisfaire pour être indemnisé. Mais, à la lumière du critère énoncé limpidement par Lord Phillips, il devrait être évident aux yeux de tout futur demandeur que les questions de culpabilité et d’innocence n’ont aucune pertinence aux fins des procédures engagées sur la base de l’article 133 de la loi de 1988. »
20. Dans sa décision A.L.F. c. Royaume-Uni, la Cour a jugé « à la fois malencontreuse et superflue » la mention de l’« innocence » dans la lettre de refus. Et de poursuivre :
« 24. (...) Comme la Cour l’a expliqué dans la décision Adams précitée (§ 41), il ressort clairement de l’arrêt R (Adams) rendu par la Cour suprême que les questions de culpabilité et d’innocence n’ont aucune pertinence aux fins des procédures engagées sur la base de l’article 133 de la loi de 1988. Au vu de ce qui précède, afin d’éviter aussi bien d’éventuelles méprises dans l’esprit des futurs auteurs de demandes reposant sur l’article 133 que toute idée de faire entrer en jeu la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2 de la Convention, il serait plus prudent de ne pas employer un tel langage dans les décisions qui seront rendues à l’avenir sur le fondement de cet article. »
4. La modification ultérieure de la loi
21. À la suite de l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Allen, l’article 133 de la loi de 1988 sur la justice pénale fut modifié par la loi de 2014 sur les comportements antisociaux, la délinquance et le maintien de l’ordre (« la loi de 2014 »). La loi de 2014 inséra un nouvel article 133(1ZA) qui permet l’indemnisation si et seulement si le fait nouveau ou nouvellement révélé montre au-delà de tout doute raisonnable que le demandeur n’a pas commis l’infraction (paragraphe 80 ci-dessous). Le texte initial du projet de loi exigeait que le fait nouveau ou nouvellement révélé montre au-delà de tout doute raisonnable que l’intéressé était « innocent de l’infraction ». Cependant, au cours du processus législatif, des préoccupations avaient été exprimées (notamment par la Commission mixte des droits de l’homme ; voir paragraphes 81-82 ci-dessous) quant au risque de violation de l’article 6 § 2 de la Convention, de sorte que l’expression « innocent de l’infraction » avait été remplacée par « n’a pas commis l’infraction ».
22. Cette modification s’applique en Angleterre, au Pays de Galles et – dans certains cas restreints, à savoir lorsque sont en jeu des informations protégées – en Irlande du Nord (paragraphe 147 ci-dessous). En Écosse et en Irlande du Nord – lorsque des informations protégées ne sont pas en jeu –, l’article 133 de la loi de 1988 continue de s’appliquer sous sa forme non modifiée (paragraphes 143 et 147 ci-dessous).
3. Le contexte factuel
1. L’annulation des condamnations des requérants
23. Le premier requérant fut déclaré coupable d’une tentative de viol en 1997, qui avait été principalement prouvée au moyen d’une identification, et condamné à la réclusion à perpétuité assortie d’une durée minimale de sept ans. En 2012, la Commission de contrôle des procédures pénales (Criminal Cases Review Commission) fit réexaminer sa condamnation par la Cour d’appel (chambre criminelle) (« la CA-CC ») au motif qu’une analyse plus poussée des vêtements que la victime portait la nuit de son agression avait révélé sur ceux-ci la présence de traces de l’empreinte génétique d’un homme inconnu. La CA-CC accueillit le recours et annula la condamnation. Elle releva que la thèse de l’accusation n’avait pas été « démolie » par les nouveaux éléments, mais elle estima « considérable » l’effet produit par ceux-ci sur la solidité de la condamnation.
24. Le second requérant fut en 2004 déclaré coupable de meurtre, ainsi que de coups et blessures volontaires et troubles violents en bande organisée. Le dossier à charge reposait sur son identification visuelle par deux témoins. En 2011, l’affaire fut renvoyée devant la CA-CC au motif que de nouveaux éléments avaient conduit à mettre en doute cette identification ayant servi de preuve. La CA-CC accueillit le recours que le second requérant avait formé et annula sa condamnation pour ces chefs. Elle jugea que ces nouveaux éléments avaient eu pour effet cumulé de compromettre la solidité de cette condamnation. Le second requérant avait plaidé qu’il existait assez d’éléments pour permettre de conclure qu’il était innocent des infractions dont il avait été déclaré coupable, mais elle dit qu’elle n’était « pas convaincue de l’opportunité de faire usage [du] pouvoir [de déclarer l’intéressé innocent] au vu du dossier ».
25. Le premier requérant purgea au total dix-sept ans et trois mois de sa peine, tandis que le second requérant passa sept ans et sept mois en prison.
2. Les demandes d’indemnisation formées par les requérants
26. À la suite de l’annulation de leurs condamnations, les deux requérants sollicitèrent une indemnisation pour erreur judiciaire. Ces demandes furent rejetées au motif que le ministre n’était pas convaincu que leurs condamnations eussent été annulées parce qu’un fait nouveau ou nouvellement révélé montrait au-delà de tout doute raisonnable qu’ils n’avaient pas commis les infractions en question. À la fin des deux lettres de refus, il était précisé que rien dans celles-ci ne visait à compromettre, nuancer ou mettre en doute l’annulation de leurs condamnations et que les intéressés étaient présumés et demeuraient innocents des chefs qui avaient été retenus contre eux. La lettre adressée au représentant du premier requérant ajoutait : « [l]e parquet [Crown Prosecution Service] n’a certes pas demandé un nouveau procès, mais les raisons en étaient notamment les circonstances de l’affaire, la durée d’un nouveau procès, laquelle ne servirait pas l’intérêt public, et le fait que votre client a déjà passé dix-sept ans en prison ».
3. La procédure devant la Cour administrative
27. Les requérants demandèrent que fût autorisé le contrôle juridictionnel du rejet de leurs demandes d’indemnisation, et leurs affaires furent inscrites conjointement. Ils estimaient que l’article 133(1ZA) de la loi de 1988 leur imposait de « prouver » leur innocence pour pouvoir prétendre à une indemnisation et qu’il était donc incompatible avec l’article 6 § 2 de la Convention. Aussi sollicitèrent-ils une déclaration d’incompatibilité sur la base de l’article 4 de la loi de 1998 sur les droits de l’homme.
28. La Cour administrative autorisa le contrôle juridictionnel mais débouta les intéressés. Elle s’estima liée par l’arrêt R(Adams), dans lequel la Cour suprême avait jugé que l’article 6 § 2 de la Convention était sans incidence sur une décision rendue en matière d’indemnisation en vertu de l’article 133 de la loi de 1988 (paragraphe 14 ci-dessus). Elle était disposée à accepter que, à la suite de la jurisprudence Allen (précitée), il pouvait être soutenu que l’article 133(1ZA) portait atteinte à la présomption d’innocence en ce qu’il obligeait les personnes condamnées à établir leur innocence. Néanmoins, elle considéra que, même à supposer l’article 6 § 2 de la Convention applicable aux décisions rendues en vertu de l’article 133 de la loi de 1988, il serait erroné de conclure à une telle atteinte puisque, en réalité, l’article 133(1ZA) n’exigeait pas de l’auteur d’une demande d’indemnisation qu’il prouvât son innocence. Elle exposa que, au lieu de cela, le ministre n’était tenu de consentir une indemnisation que s’il était convaincu de l’existence d’un lien entre le fait nouveau et l’innocence du demandeur, et non de l’innocence du demandeur dans un sens plus large. Elle en conclut que le refus d’indemnisation pour non-satisfaction aux critères légaux n’impliquait pas que l’intéressé était coupable.
4. La procédure devant la Cour d’appel
29. La Cour d’appel débouta les requérants. Elle vit dans l’arrêt R(Adams) un précédent contraignant quant à l’inapplicabilité de l’article 6 § 2 de la Convention lorsque l’article 133 de la loi de 1988 entrait en jeu, quelle que fût la définition de l’« erreur judiciaire » retenue (paragraphe 14 ci-dessus) et ce, quoi que la Cour eût pu dire par la suite dans l’arrêt Allen. Elle exposa que, même à supposer l’article 6 § 2 applicable, elle n’aurait pas conclu que l’article 133(1ZA) était incompatible avec cette disposition puisqu’il n’obligeait pas le demandeur à prouver son innocence de manière générale. Elle dit que, au contraire, la question essentielle aux fins de statuer sur l’admission au bénéfice d’une indemnisation en vertu de l’article 133(1ZA) était celle des conséquences du fait nouveau ou nouvellement révélé sur la base duquel la condamnation avait été annulée à l’issue d’un recours. Elle estima que ce n’était pas parce que le ministre ne se déclarait pas convaincu au-delà de tout doute raisonnable de l’innocence du demandeur au vu d’un fait nouveau ou nouvellement révélé que le ministre jetait le doute sur l’innocence de ce dernier en général. Selon la Cour d’appel, le ministre disait simplement que l’innocence du requérant n’avait pas été établie par le fait nouveau ou nouvellement révélé.
5. La procédure devant la Cour suprême
30. Les requérants furent autorisés à saisir la Cour suprême, qui les débouta à une majorité de cinq juges contre deux.
31. La Cour suprême jugea que la question centrale que soulevait le recours pouvait être scindée en deux questions générales, à savoir celle de l’applicabilité de l’article 6 § 2 de la Convention à toutes les décisions ou à tous les critères d’indemnisation sur le terrain de l’article 133 de la loi de 1988 et, dans l’hypothèse où l’article 6 § 2 serait applicable, celle de la comptabilité avec l’article 6 § 2 de la définition de l’« erreur judiciaire » figurant à l’article 133(1ZA).
32. Sur la première question, Lord Mance (avec lequel Lord Lloyd-Jones était d’accord) refusa de suivre la jurisprudence de la Cour si et dans la mesure où elle ne faisait qu’exclure tout raisonnement indiquant qu’un accusé dans une procédure pénale aboutissant à un acquittement ou à un abandon des poursuites aurait dû être reconnu coupable de l’infraction pénale dont il était accusé. Il dit ceci :
« 47. (...) Je puis (...) accepter que, dès lors que la procédure pénale s’est conclue par un acquittement ou même d’ailleurs aussi par un abandon des poursuites, aucun tribunal ne doive, dans une procédure civile ou autre, s’exprimer en des termes qui remettraient en cause le bien-fondé de l’acquittement ou de l’abandon des poursuites. Une telle approche, qui permettrait de parvenir à une certaine harmonie avec l’approche suivie à Strasbourg, semble à tout le moins réalisable et, bien sûr, refléterait ce que l’on peut de toute façon espérer être une bonne pratique. Or souvent les tribunaux – dans des cadres autres que des poursuites pénales et en employant des moyens et un langage propres à de tels cadres – sont saisis des mêmes faits que ceux qui ont conduit à un acquittement ou à un abandon des poursuites au pénal. Dans de telles circonstances, il est très courant que le critère de preuve diffère selon que le cadre de la procédure est pénal ou autre. Il est donc tout à fait possible que, dans un cadre autre que des poursuites pénales, un tribunal puisse juger établis, à l’aune du critère de la plus forte probabilité, des faits qui ne pourraient l’être au-delà de tout doute raisonnable dans le cadre d’une procédure pénale. (...) Le vrai critère est, ou devrait être, celui de savoir si le tribunal, statuant au civil, a laissé entendre que l’issue de la procédure pénale aurait dû être différente, auquel cas il a outrepassé son rôle.
48. En revanche, un tribunal qui, au sujet des mêmes faits que ceux qui étaient en cause dans la procédure pénale close par un acquittement ou par un abandon des poursuites, aurait tranché une question en matière civile (ou toute question autre que relative à une accusation en matière pénale) contre la partie défenderesse en se limitant à un raisonnement pertinent sur ce terrain précis a selon moi non pas enfreint l’article 6 § 2 mais appliqué la loi. Je ne crois pas que la presse ou le public ignore complètement que le régime de la preuve en matière pénale peut parfois justifier l’acquittement ou l’abandon des poursuites concernant une infraction dont la perpétration pourrait être établie à l’aune du critère de la plus forte probabilité. (...)
49. Malheureusement, me semble-t-il, la Cour européenne des droits de l’homme, dans un certain nombre d’arrêts, a censuré des tribunaux saisis au civil pour avoir décrit avec précision les éléments d’une infraction constitutive d’un délit civil au seul motif que ceux-ci avaient également été retenus dans des procédures pénales antérieures. Ce n’est pas aider la loi, la société, ni la partie défenderesse que d’exiger du juge civil qu’il tergiverse en employant des termes destinés à masquer le fait que la loi peut estimer établis à l’aune du critère de la plus forte probabilité des faits qui ne l’ont pas été à l’aune du critère requis pour une condamnation pénale. »
33. Lord Mance fit observer qu’une lecture des motifs pour lesquels la CA-CC avait accueilli les recours formés par les demandeurs montrait que, dans chacun des cas, elle l’avait simplement fait parce que, à la lumière des faits nouvellement révélés, leurs condamnations ne reposaient plus sur des bases solides. Il expliqua que, en d’autres termes, la CA-CC avait simplement dit en réalité que, comme dans l’arrêt Allen, ces affaires relevaient, sur le plan interne, de la troisième des catégories notées dans la jurisprudence R(Adams) (paragraphe 14 ci-dessus). Il estima clair d’après l’arrêt Allen qu’il n’y avait rien de mal à ce qu’un tribunal pénal annule une condamnation en se bornant à juger que des éléments nouveaux , si on les avait combinés avec les éléments soumis lors du procès, « [avaient] fait surgir la possibilité » qu’un jury « [aurait] peut-être [été] fondé à prononcer un acquittement » ; à ce qu’il explique que « les éléments désormais disponibles auraient peut-être conduit, s’ils avaient été examinés par le jury, à une conclusion différente » ; à ce qu’il s’exprime en des termes qui « n’implique[nt] en rien qu’il ne subsistait plus de charges contre [le demandeur] » ; ni à ce qu’il indique que « rien ne permettait de dire, eu égard aux éléments nouveaux, qu’il n’y avait pas lieu de soumettre l’affaire à un jury ». Selon lui,
« 68. Il s’agit dans tous les cas de manières différentes de formuler une conclusion selon laquelle un cas relève de la troisième catégorie, ce qui revient à dire qu’il y a toujours un peu matière à suspicion. Or il est clair au regard de l’arrêt Allen que chacune de ces formulations est acceptable et que l’arrêt Sekanina n’y change rien. En effet, l’un des éléments essentiels de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Allen est qu’il n’y a rien de mal à refuser une indemnisation en retenant comme motif que l’affaire relève de la troisième catégorie. C’est également la raison pour laquelle je pense au vu de ces deux arrêts que la CA-CC a accueilli les recours formés par les deux requérants en l’espèce dans le cadre des procédures pénales, et la raison pour laquelle le ministre a rejeté leurs demandes d’indemnisation.
69. Il s’ensuit – et c’est l’autre versant de ce que j’ai déjà dit – que le droit à indemnisation peut être légitimement formulé de manière à dépendre (pour reprendre la terminologie de l’affaire Adams) de ce que la condamnation a été annulée pour un motif relevant de la première ou de la deuxième catégorie. Logiquement, un demandeur qui souhaiterait non seulement obtenir l’annulation d’une condamnation mais aussi une indemnisation doit – sauf s’il s’agit de l’un des rares cas (paragraphes 32 à 34 ci-dessus) dans lesquels la CA-CC exposerait sa décision d’annulation de la condamnation en employant des termes dépassant la conclusion selon laquelle la condamnation ne repose plus sur des bases solides – convaincre le ministre d’en faire plus. Dans les rares cas où la CA-CC s’exprimerait en des termes proclamant l’innocence de l’accusé, cela serait concluant en pratique. Le ministre ne pourrait pas raisonnablement revenir sur une telle proclamation. Mais dans les autres cas, où la CA-CC aurait simplement dit que la condamnation ne repose plus sur des bases solides, l’État devrait avoir la faculté de contester la thèse du demandeur selon laquelle l’affaire relève d’une catégorie différente qui lui ouvrirait droit à une indemnisation, et le ministre devrait pouvoir fonder sa conclusion sur cette base. Sinon, dès qu’un demandeur soutient que le ministre devrait aller plus loin que la CA-CC et considérer que les circonstances entrent dans une catégorie pour laquelle le législateur a prévu une indemnisation, l’État serait censé l’accepter et admettre qu’il est tenu d’indemniser. Cette situation n’était évidemment pas celle dans l’affaire Allen car Mme Allen n’avait pas cherché à soutenir que son cas relevait d’une catégorie autre que la troisième, qui selon la CA-CC était celle à retenir.
70. Une personne qui demande réparation après l’annulation de sa condamnation par la CA-CC peut donc être tenue de démontrer que les circonstances n’étaient pas seulement telles que sa condamnation ne reposait plus sur des bases solides. Pour reprendre la terminologie de l’arrêt Adams, il faut démontrer que les circonstances relèvent d’une catégorie supérieure, qui doit nécessairement (et en employant cette même terminologie) être soit la première ou la deuxième catégorie, soit, depuis l’adoption de l’article 133(1ZA), la première catégorie uniquement. Pour ce qui est du respect de la Convention, existe-t-il une distinction sensible entre l’une et l’autre de ces catégories ? La première catégorie n’est rien de plus qu’un sous-ensemble de la deuxième. S’il est légitime que l’État impose au demandeur de démontrer à tout le moins que son cas entre dans la deuxième catégorie, en quoi serait-ce illégitime qu’il lui impose de démontrer que son cas entre dans la première ? Prenant les choses à l’envers, la CEDH donne à penser au paragraphe 133 de l’arrêt Allen qu’il y aurait une objection à imposer au demandeur de démontrer que son cas relève de la première catégorie. Or elle n’a pas évoqué (du moins expressément) la deuxième catégorie. La brève mention par la Cour européenne, dans ce paragraphe, du caractère inapproprié du critère de Lord Steyn doit peut-être être comprise comme visant les deux catégories. Si tel est le cas, comme le montre le paragraphe précédent de cet arrêt, l’issue de l’affaire Allen elle-même s’en trouverait dans une large mesure affectée. Tout ce que le demandeur d’une indemnisation aurait à faire serait d’affirmer que son cas relève d’une catégorie supérieure à la troisième, et l’État ne pourrait pas défendre la thèse inverse car sinon il enfreindrait la « présomption d’innocence ».
71. (...) Si, pour reprendre les autres termes que la Cour européenne a ensuite employés dans l’arrêt Allen, au paragraphe 136, il y a un « manquement à la présomption d’innocence dont [l’intéressé] bénéficie relativement à l’accusation d’homicide involontaire dont [il] a été acquitté » lorsqu’est refusée une indemnisation au motif qu’il n’a pas établi son innocence, il y aurait tout autant, vraisemblablement, atteinte à la présomption d’innocence si l’indemnisation était refusée au motif que le demandeur n’a pas démontré non seulement qu’il a été acquitté, mais aussi qu’il n’existait absolument aucune preuve sur la base de laquelle il aurait pu être condamné. Il s’agit de deux situations distinctes au regard du droit pénal interne et le législateur a opéré cette distinction aux fins de l’indemnisation. Mais les distinguer sous l’angle de la Convention et de la question de l’atteinte à la présomption d’innocence ne ferait semble-t-il qu’ajouter encore un autre distinguo peu convaincant, dans un domaine où l’application de la Convention apparaît déjà trop pleine de distinctions et d’incertitudes insatisfaisantes et néfastes. »
34. Enfin, sur la distinction établie dans la jurisprudence de la Cour entre acquittement et abandon des poursuites, Lord Mance fit les observations suivantes :
« 40. La raison d’être de toute distinction qui existerait entre l’acquittement (« authentique ») et l’abandon des poursuites n’est pas facile à comprendre. Si la présomption d’innocence est la clé, on pourrait penser qu’elle s’applique tout autant dans l’une et l’autre de ces situations, ou peut-être même davantage dans une situation où l’État ne s’est pas senti capable d’engager la moindre poursuite pénale et a donc prononcé l’abandon. Quoi qu’il en soit, l’application d’une telle distinction est elle‑même semée d’embûches – comme le montre une comparaison de l’arrêt Sekanina lui-même avec l’arrêt Allen. (...)
42. Il apparaît que, [dans l’affaire Sekanina], la Cour européenne non seulement s’est écartée de l’analyse que la cour d’appel autrichienne avait faite des comptes rendus du procès et du jury, mais a aussi jugé illégitime, sous l’angle de la Convention et de la question de l’indemnisation, le simple fait que les juridictions autrichiennes avaient recherché si des soupçons subsistaient à la lumière de l’acquittement. Une comparaison s’impose avec le récent arrêt rendu par la Cour européenne dans l’affaire Allen, où elle a confirmé la décision par laquelle le ministre et les juridictions chargées du contrôle juridictionnel de celle-ci avaient jugé légitime de refuser une indemnisation au motif que l’annulation par la CA-CC de la condamnation de Mme Allen avait simplement établi que la preuve nouvelle « aurait pu » conduire le jury à un résultat différent – de sorte que la condamnation ne reposait plus sur des bases solides. L’acquittement prononcé par le jury dans l’affaire Sekanina s’analysait manifestement en un acquittement « authentique » ou en une disculpation, mais pas celui prononcé par la CA-CC. Mais qu’en serait-il alors si un juge ou un tribunal au pénal venait (comme cela peut arriver) à acquitter un accusé au motif que le dossier de l’accusation ne tient pas à l’aune de la norme pénale requise et/ou que l’accusé a droit au bénéfice du doute ? Pourquoi une telle issue en première instance devrait-elle être traitée différemment de l’issue de l’appel formé devant la CA-CC dans l’affaire Allen ? De plus, si les deux situations sont analogues, alors l’applicabilité potentielle de l’arrêt Sekanina doit, à la lumière de l’arrêt Allen, être comprise comme étant d’une portée très limitée. »
35. Lord Mance conclut que les recours devaient être rejetés au motif que rien dans l’article 133(1ZA) ni dans le rejet par le ministre des demandes d’indemnisation des requérants ne laissait penser que ceux-ci auraient dû être reconnus coupables des infractions pénales dont ils avaient été accusés.
36. Lady Hale estima que l’article 6 § 2 entrait en jeu, mais qu’il ne fallait pas conclure automatiquement à sa violation. Elle dit ceci :
« 78. (...) [l]a Cour de Strasbourg a établi une distinction entre a) les actions formées par l’accusé à des fins telles que le remboursement de ses dépens ou son indemnisation à la suite de la clôture en sa faveur d’une action pénale dirigée contre lui, que ce soit par un acquittement ou par l’abandon des poursuites, et b) les actions au civil formées par des tiers, ou pour le compte de tiers, victimes d’une personne qui avait été accusée dans le cadre d’une procédure pénale tranchée en sa faveur. Dans les affaires relevant de la catégorie b), où les parties sont différentes, où le critère de preuve est différent, où les preuves admissibles sont peut-être elles aussi différentes et où la responsabilité ne repose absolument pas sur l’ouverture même de poursuites pénales, elle a clairement accepté que l’action au civil pût être jugée différemment de la procédure pénale sans pour autant qu’il y ait violation de l’article 6 § 2. Ce qui importe, c’est le langage employé par le tribunal saisi au civil, comme le montrent les décisions contrastées rendues dans les affaires Ringvold c. Norvège (requête no 34964/97) et Y c. Norvège (2003) 41 EHRR 87. Lord Mance dit que « [l]e vrai critère est, ou devrait être, celui de savoir si le tribunal, statuant au civil, a laissé entendre que l’issue de la procédure pénale aurait dû être différente » (paragraphe 47). Je partage son avis et comme lui je regrette que, dans l’arrêt Orr c. Norvège (requête no 31283/04, arrêt du 15 mai 2008), la chambre, à une courte majorité, soit apparue en avoir demandé davantage à la juridiction civile. Tout en acceptant qu’un acquittement au pénal ne fait pas obstacle à une action en réparation au civil fondée sur les mêmes faits, elle semble avoir exigé que le juge statuant au civil se prononce dans un langage d’une transparence moins que totale. Pareille exigence est contraire à l’état de droit : les tribunaux doivent toujours être en mesure d’expliciter leurs décisions de manière complète, claire et honnête. La seule chose qu’ils doivent éviter est de laisser supposer, dans une procédure civile, que la partie défenderesse aurait dû être reconnue coupable de l’infraction pénale. Mais je me console en sachant qu’il s’agissait de la décision d’une chambre de la Cour, rendue à une étroite majorité de quatre voix contre trois de surcroît.
79. Les cas d’espèce ne relèvent pas de la catégorie b), mais Lord Mance détecte des signaux indiquant que la Cour de Strasbourg pourrait également être disposée, malgré les termes larges qu’elle a employés dans son arrêt Allen c. Royaume-Uni (2013) 63 EHRR 10, à aborder les affaires relevant de la catégorie a) d’une manière qui, en pratique, exigerait simplement du tribunal statuant sur la demande de dépens ou d’indemnisation de l’intéressé qu’il s’abstienne de toute indication que cette personne aurait dû être jugée coupable de l’infraction. Il y a dans l’évolution de la jurisprudence de la Cour suffisamment d’éléments pour montrer que, dans la plupart des cas et à de rares exceptions près, c’est ce qu’elle fait en réalité. »
37. Lady Hale ajouta :
« 81. Les affaires dont nous sommes saisis sont elles aussi des affaires dans lesquelles, à l’instar de l’affaire Allen, le verdict de culpabilité, en raison d’un nouvel élément, ne repose plus sur des bases solides, en ce sens que, si celui-ci avait été disponible au procès, un jury raisonnable aurait ou n’aurait peut-être pas condamné l’accusé. La Grande Chambre a conclu à une non-violation dans l’affaire Allen. »
38. Lord Wilson estima que les recours plaçaient le juge dans une situation particulièrement inconfortable. S’il disait éprouver un « profond respect » envers les décisions de la Cour, il n’en était pas moins persuadé que
« 85. (...) dans ses arrêts et décisions sur le champ d’application de l’article 6 § 2 de la Convention, la Cour européenne a, peu à peu, laissé son analyse sombrer dans une confusion sans espoir et probablement irrémédiable, comme un bateau ivre qui, une fois ses amarres larguées, dériverait vers le large et serait chahuté çà et là, impuissant. »
39. Selon lui, la présomption d’innocence protégée par l’article 6 § 2 ne sert plus à rien après un acquittement : elle ne vaudrait que pour le droit pénal et un accusé acquitté n’aurait pas besoin d’une simple présomption puisque, au regard du droit pénal, son innocence est devenue un fait irréversible. Or, la jurisprudence de la Cour aurait sorti le mot « innocent » de son contexte et « brouillé la distinction cruciale qui existe entre la culpabilité au sens du droit pénal et la culpabilité à d’autres fins ». Aussi Lord Wilson estima-t-il que la jurisprudence de la Cour qui avait conduit à l’arrêt Allen était « non seulement erronée mais aussi incohérente ». S’il convint à contrecœur avec Lord Reed que, à supposer que l’article 6 § 2 eût le sens que lui avait prêté la Cour, l’article 133(1ZA) de la loi de 1988 n’aurait pas été compatible avec lui, il conclut que la Cour suprême ne devait pas retenir l’interprétation que la Cour avait faite de l’article 6 § 2.
40. Dans son jugement, Lord Hughes dit ceci :
« 100. La réalité essentielle dont doit tenir compte tout critère juridique à l’aune duquel apprécier le champ d’application de l’article 6 § 2 est que les mêmes questions de fait qu’il faut trancher dans une procédure ou une enquête pénale avant de parvenir à un verdict de culpabilité ou de non-culpabilité, ou à une décision quant aux poursuites, devront peut-être être tranchées aussi à d’autres fins judiciaires.
(...)
102. Les trois systèmes de droit qui existent au Royaume-Uni reposent tous sur [la] distinction notable de principe entre la preuve au-delà de tout doute raisonnable comme minimum pour prononcer une condamnation et une peine, et la preuve selon la plus forte probabilité dans la plupart des autres domaines de la justice. (...)
103. Une fois admise la différence de critères de preuve, il est clair que les procédures dans lesquelles s’applique le critère civil ne peuvent tout simplement pas être régies par le critère pénal aussi, ni donc par le verdict du juge pénal, quand bien même les questions de fait, voire les preuves, seraient les mêmes. Les débats sur le champ d’application de l’article 6 § 2 doivent forcément en tenir compte. »
41. Lord Hughes examina ensuite la riche jurisprudence de la Cour. En ce qui concerne l’arrêt Sekanina c. Autriche (25 août 1993, série A no 266-A), il dit ceci :
« 111. Il existe sans nul doute une différence entre l’abandon des poursuites et l’acquittement, surtout dans les systèmes où, comme en Angleterre, le premier cas ne fait parfois pas obstacle à la reprise des poursuites alors que le second l’empêche presque toujours. Or, si le principe directeur est la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2, il ne semble exister aucune raison pour laquelle cette présomption devrait moins s’appliquer à un accusé à l’égard duquel les poursuites ont été abandonnées qu’à un accusé qui a été acquitté à l’issue du procès. Les deux sont tout autant en droit de prétendre qu’ils ne peuvent être condamnés tant que leur culpabilité n’aura pas été établie conformément à la loi. Le raisonnement dans les arrêts Sekanina et Rushiti est donc peut-être dicté davantage par le pragmatisme que par le principe de la présomption d’innocence. En tout état de cause, il n’est étayé par aucune explication, que ce soit dans ces arrêts ou ultérieurement, si bien que le fait qu’il ait été fréquemment repris depuis lors n’y ajoute rien. »
42. À l’instar de Lord Mance, Lord Hughes se dit préoccupé par le risque que, du fait des déclarations de principe énoncées par la Grande Chambre au paragraphe 104 de l’arrêt Allen, il devienne impossible pour les juges, une fois l’acquittement prononcé, de statuer par exemple sur une action en réparation formée au civil par une personne affirmant avoir été violée par l’ancien accusé ou sur une procédure concernant la garde d’un enfant dans laquelle il est allégué que l’ancien accusé a maltraité l’enfant. Il poursuivit :
« 120. La présente affaire n’est évidemment pas une action civile en réparation consécutive à des poursuites pénales. Mais son examen, ainsi que les difficultés manifestes qui ont accompagné les efforts consciencieux entrepris par la Cour de Strasbourg pour étendre le champ d’application de l’article 6 § 2, démontrent que cet article ne peut raisonnablement s’appliquer au-delà du procès pénal et de l’enquête qui le précède. L’objectif de ne pas remettre en cause un acquittement, qui sous-tend l’interprétation suggérée de l’article 6 § 2 – voir le paragraphe 99(b) ci-dessus –, peut et doit être retenu comme il convient, mais cela signifie que l’accusé acquitté doit être reconnu comme étant non condamné, à l’abri de toute peine infligée par l’État et du qualificatif de criminel, et non pas qu’il échappe à toutes les conséquences de l’application ordinaire des règles de son pays en matière d’administration et de critère de preuve en dehors du procès pénal. Les excellents arguments avancés en ce sens par le juge De Gaetano dans les affaires Ashendon et Jones c. Royaume-Uni (2012) 54 EHRR 13 et Allen, ainsi que par le juge Power dans l’arrêt Bok c. Pays-Bas (requête no 45482/06), 18 janvier 2011, montrent la bonne analyse à faire de l’article 6 § 2. »
43. Sur le droit limité des personnes poursuivies puis acquittées à une indemnisation par l’État, Lord Hughes dit ceci :
« 124. Il est aisé de comprendre pourquoi on peut penser a priori que l’article 133(1ZA) s’analyse en un renversement de la charge de la preuve en matière pénale et qu’il ne serait donc pas compatible avec l’article 6 § 2. Or en réalité, il n’en est rien. Au moment où l’article 133(1ZA) entre en jeu, l’ancien accusé, par définition, ne fait plus l’objet d’aucune accusation en matière pénale, que cette notion soit entendue dans le sens autonome que lui donne la jurisprudence de Strasbourg ou dans n’importe quel autre sens. Sa condamnation a été annulée. Il ne risque pas d’être reconnu coupable ou puni. Il ne court pas non plus le risque qu’une instance officielle le traite comme s’il était toujours condamné ou passible de sanctions. Tout ce qui se passe, c’est qu’il cherche à satisfaire aux conditions (légitimement) restreintes d’admission au bénéfice d’une indemnisation. Ni sa culpabilité ni son innocence ne s’en trouvent mises en cause ; il demeure non condamné et non puni, qu’il puisse prétendre ou non à une indemnité et, au cas où il ne parviendrait pas à prouver à l’aune du critère de la plus forte probabilité qu’il a droit à être indemnisé, nul ne sera fondé à dire qu’il est coupable ; tout au plus pourra-t-on dire que sa disculpation n’a pas été établie de manière concluante. Le libellé de l’article 14 § 6 du PIDCP, que l’article 133 vise à transposer en droit anglais, indique clairement que l’admission au bénéfice d’une indemnisation dépend du point de savoir s’il a été prouvé de manière concluante qu’une erreur judiciaire s’est produite. Une décision constatant qu’une telle preuve n’a pas été apportée n’est pas du tout assimilable à un verdict de culpabilité et ne compromet en aucun cas l’annulation de la condamnation. »
44. Si Lord Hughes reconnut qu’il fallait suivre toute jurisprudence claire et constante de la Cour, il jugea qu’une telle jurisprudence claire et constante faisait défaut en l’espèce.
45. Lord Reed et Lord Kerr exprimèrent une opinion dissidente. Lord Reed, dont Lord Kerr partageait l’avis, estima, en ce qui concerne l’applicabilité de l’article 6 § 2 de la Convention, que la conclusion de la Grande Chambre dans l’affaire Allen avait été soigneusement soupesée et qu’elle reposait sur une analyse détaillée de la jurisprudence pertinente. Il dit que, à cet égard, cette conclusion était conforme à une jurisprudence de principe qui remontait à des décennies. Il ajouta que cette conclusion visait à fournir des indications faisant autorité et qu’elle avait été suivie ultérieurement dans de nombreuses affaires. Il jugea qu’elle ne mettait en cause aucun principe de droit anglais et qu’il ne s’en dégageait aucun oubli ni aucun malentendu. Il en conclut que les décisions rendues en vertu de l’article 133 tombaient sous le coup de l’article 6 § 2.
46. Lord Reed considéra en outre que l’article 133(1ZA) était incompatible avec l’article 6 § 2 de la Convention. Contrairement aux juridictions inférieures, il tenait pour irréaliste la distinction entre l’exigence que l’innocence soit établie et l’exigence que l’innocence soit établie à l’aide d’un fait nouveau ou nouvellement révélé et rien d’autre. Il poursuivit :
« 184. (...) Une personne qui peut présenter une demande valable en vertu de l’article 133 est forcément une personne dont la condamnation aura été annulée en conséquence d’un fait nouveau ou nouvellement révélé : c’est ce qui découle des termes de l’article 133 § 1. Dans la plupart des cas qui satisfont à ce critère, il n’y aura pas d’autre motif d’annulation de la condamnation. Une décision par laquelle le ministre dirait que le fait nouveau ou nouvellement révélé n’établit pas l’innocence de cette personne ne permettra donc pas de considérer réalistement que celle-ci a été acquittée pour une autre raison, ce à quoi cette décision ne change rien. Au contraire, la décision risque d’impliquer que, si le fait nouveau ou nouvellement révélé a certes conduit à l’annulation de la condamnation, l’innocence de l’intéressé n’a pas été établie. Elle jette donc le doute sur l’innocence de cette personne et fragilise les bases de l’acquittement.
185. L’idée qu’il existe une distinction significative entre rechercher si l’innocence a été établie grâce à un fait nouveau ou nouvellement révélé et rechercher si l’innocence a été établie dans un sens plus général me paraît irréaliste aussi pour une autre raison. En principe, à tout le moins, l’importance d’un nouvel élément de preuve ne peut s’apprécier qu’au regard de l’ensemble du dossier. Les présentes affaires le montrent. La photographie de M. Hallam en compagnie de [H] ne nous dit absolument pas, à elle seule, s’il est coupable ou innocent du meurtre. Ce n’est que lorsqu’on l’examine à l’aune de la preuve de l’alibi que son importance apparaît. Dans le cas de M. Nealon, les traces de l’empreinte génétique d’un homme inconnu présentes sur les sous‑vêtements de la victime ne disent absolument pas en elles-mêmes si M. Nealon est coupable ou innocent d’une tentative de viol. Ce n’est qu’à l’aune du témoignage de la victime concernant le comportement de son agresseur et les contacts qu’elle avait eus avec d’autres hommes le jour en question, ainsi que des dépositions d’autres témoins éliminant les autres explications les plus vraisemblables à la présence de ces traces de l’empreinte génétique, que la signification de celles-ci peut s’apprécier. Il n’y a pas de différence réelle, dans ces situations, entre demander si l’innocence du requérant a été établie grâce au fait nouveau ou nouvellement révélé et demander si son innocence a été établie. »
47. Lord Reed fit observer que si, dans l’affaire Allen, la Grande Chambre n’avait pas considéré que le refus d’indemnisation dans les affaires relevant de la troisième catégorie tirée de l’arrêt R(Adams) était forcément incompatible avec l’article 6 § 2 de la Convention, un problème se posait lorsque l’indemnisation se limitait aux personnes relevant de la première catégorie – au lieu de concerner les première et deuxième catégories – (pour une description des catégories, voir le paragraphe 14 ci-dessus). Il expliqua que, en pareil cas, le ministre était effectivement tenu de décider si les personnes dont la condamnation avait été annulée en raison d’éléments nouveaux avaient établi leur innocence. Selon lui, s’il fallait examiner la culpabilité pénale du demandeur, celui-ci devait avoir droit, en vertu de la Convention, aux protections accordées en matière pénale, y compris à la présomption d’innocence.
48. Lord Reed parvint à cette conclusion en disant ceci :
« 190. Le conseil du ministre soutient (...) qu’une violation de l’article 6 § 2 a été évitée grâce à la réserve émise par le ministre dans chacune des lettres de décision, qui précisait que rien dans celles-ci n’était destiné à compromettre, nuancer ou mettre en doute l’annulation de la condamnation, et que le demandeur était présumé et restait innocent du chef d’accusation qui avait été retenu contre lui. Je ne puis admettre que cette réserve garantisse l’observation de l’article 6 § 2. L’application d’un critère qui méconnaît en substance la présomption d’innocence ne devient pas acceptable dès lors que l’on ajoute des mots destinés à éviter un conflit avec l’article 6 § 2 si tout cela a néanmoins pour effet global de remettre en cause un acquittement antérieur. Cet argument est illustré par l’affaire Hammern c. Norvège, où l’application d’un critère légal qui imposait au requérant de prouver qu’il n’avait pas commis les actes à l’origine des accusations a été jugée incompatible avec l’article 6 § 2, malgré un passage dans la décision qui disait : « je tiens à souligner que le rejet d’une demande d’indemnisation ne veut pas dire que l’acquittement antérieur soit remis en cause ou sujet au doute ». La Cour européenne a indiqué au paragraphe 48 de cet arrêt qu’elle n’était « pas convaincue que, même accompagnés d’une réserve aussi prudente, les propos litigieux ne risquaient pas de mettre en cause le bien-fondé de l’acquittement du requérant, d’une manière incompatible avec la présomption d’innocence ». Cette conclusion vaut tout autant en l’espèce. »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
1. Le Royaume-Uni
1. L’annulation d’une condamnation
49. L’article 2 § 1 de la loi de 1968 sur les appels en matière pénale (« la loi de 1968 ») dispose que la Cour d’appel accueille un appel contre une condamnation si elle estime que celle-ci ne repose pas sur des bases solides.
50. L’article 2 § 3 de cette même loi énonce que, sauf si elle ordonne un nouveau procès, l’annulation d’une condamnation vaut injonction, pour le tribunal de jugement, de substituer à la condamnation une sentence d’acquittement. Une personne dont la condamnation a été annulée se trouve donc dans la même situation qu’une personne qui a été effectivement acquittée (R v. Barron [1914] 2 KB 570).
2. L’indemnisation pour « erreur judiciaire »
a) L’article 133 de la loi de 1988
51. L’article 133 §1 de la loi de 1988 dispose :
« (...) [L]orsqu’une condamnation pénale est ultérieurement annulée ou lorsque la grâce est accordée parce qu’un fait nouveau ou nouvellement révélé montre au-delà de tout doute raisonnable qu’il s’est produit une erreur judiciaire, le ministre verse une indemnité pour erreur judiciaire à la personne qui a subi une peine en raison de cette condamnation ou, si elle est décédée, à ses représentants personnels, à moins que la non-révélation du fait inconnu soit imputable en tout ou en partie à ladite personne. »
52. La question de savoir si l’article 133 ouvre un droit à indemnisation est tranchée par le ministre, après le dépôt d’une demande à cet effet par la personne concernée.
53. Selon l’article 133 § 5, le terme « annulée » doit s’entendre comme renvoyant à une condamnation qui a été mise à néant, notamment à la suite d’un appel tardif, ou d’un renvoi à la CA-CC par la Commission de contrôle des procédures pénales (sauf lorsque l’intéressé doit faire l’objet d’un nouveau procès, auquel cas la condamnation ne sera réputée « annulée » que s’il est acquitté de tous les chefs d’accusation à l’issue du nouveau procès ou que si l’accusation a décidé de ne pas conduire le nouveau procès).
54. L’article 133 § 6 dispose qu’une personne a subi une peine à raison d’une condamnation lorsqu’une sanction a été prononcée contre elle pour l’infraction dont elle a été reconnue coupable.
55. La notion d’« erreur judiciaire » n’était pas définie par la loi de 1988 à l’époque où celle-ci avait initialement été promulguée.
b) L’interprétation par les tribunaux de la notion d’« erreur judiciaire »
1. R (Mullen) v. Secretary of State for the Home Department
56. Dans l’affaire R (Mullen), une divergence de vues au sein de la Chambre des Lords opposa Lord Bingham à Lord Steyn quant à l’interprétation qu’il convenait de donner à l’article 133 de la loi de 1988. Toutefois, compte tenu des faits de l’espèce, la Chambre des Lords ne jugea pas nécessaire de trancher ce différend.
57. Lord Bingham observa que l’adoption de l’article 133 avait pour but de donner effet à l’obligation découlant de l’article 14 § 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le PIDCP » – voir paragraphes 83-89 ci-dessous), qui visait à garantir un procès équitable aux accusés. Il poursuivit :
« 8. (...) En annulant la condamnation de M. Mullen, la Cour d’appel (chambre criminelle) a sanctionné de la seule façon possible l’abus du pouvoir exécutif ayant conduit à l’arrestation et à l’enlèvement de l’intéressé. La Cour d’appel n’a cependant décelé aucune défaillance dans le procès. C’est en cas de défaillance dans le procès que le ministre est tenu, en vertu de l’article 133 [de la loi de 1988] et de l’article 14 § 6 [du PDCP], de verser une indemnité. Dans ces conditions, j’estime qu’il n’est pas tenu d’allouer une indemnité sur le fondement de l’article 133. »
58. Lord Bingham précisa qu’il hésitait à admettre l’argument du ministre de l’Intérieur selon lequel l’article 133 de la loi de 1988, inspiré de l’article 14 § 6 du PIDCP, n’impliquait une obligation d’indemnisation qu’à l’égard des personnes qui avaient été finalement acquittées dans des circonstances remplissant les conditions légales et dont il était établi au-delà de tout doute raisonnable qu’elles étaient innocentes de l’infraction retenue contre elles. Eu égard à sa conclusion selon laquelle il n’y avait pas lieu de verser une indemnité, il estima cependant qu’il ne s’imposait pas de trancher ce point.
59. Lord Steyn, en revanche, fit observer que l’article 133 de la loi de 1988, à l’instar de l’article 3 du Protocole no 7 à la Convention, était calqué sur l’article 14 § 6 du PIDCP. Il passa en revue plusieurs arrêts de la Cour européenne ayant constaté une violation de l’article 6 § 2 de la Convention relativement à des demandes d’indemnisation formées par des personnes qui avaient été acquittées au procès mais il ne les jugea pas pertinents au regard de la question examinée. Il conclut ainsi :
« 44. À mon avis, la jurisprudence européenne citée n’élucide pas la question de savoir si l’article 6 § 2 de la Convention appelle une interprétation extensive de l’article 3 du Protocole no 7, ni la question correspondante au regard de l’article 14 §§ 2 et 6 du PIDCP. À mon avis, l’analyse des principes déjà exposée doit prévaloir. L’article 14 § 6 du PIDCP (et donc l’article 133 de la loi de 1988) relèvent de la catégorie de la lex specialis et la disposition générale relative à la présomption d’innocence n’a aucune incidence sur ces deux dispositions. »
60. Lord Steyn se pencha ensuite sur l’interprétation de l’article 14 § 6 du PIDCP lui-même. Il releva ceci :
« 45. (...) [L]’objectif primordial n’est pas d’indemniser toutes les personnes condamnées à tort. Pour qu’une condamnation injustifiée puisse être annulée à l’issue d’un appel formé hors des délais, il faut au préalable qu’« (1) un fait nouveau ou nouvellement révélé (2) montre de manière concluante qu’il s’est produit une erreur judiciaire » (la numérotation est ajoutée). S’il y a non pas un fait nouveau ou nouvellement révélé mais simplement, par exemple, la reconnaissance du caractère erroné du rejet antérieur d’un appel, l’affaire ne relève pas de l’article 14 § 6. Il en est ainsi, aussi manifeste qu’ait pu être l’erreur qui entachait la première décision en appel et quelle que soit la sévérité de la peine injustement infligée à la victime. Ces considérations montrent qu’il est incontestable que le droit fondamental énoncé à l’article 14 § 6 est étroitement défini. »
61. Il poursuivit :
« 46. L’exigence selon laquelle le fait nouveau ou nouvellement révélé doit montrer de manière concluante (ou au-delà de tout doute raisonnable, pour reprendre les termes de l’article 133) « qu’il s’est produit une erreur judiciaire » est importante. Elle permet d’éliminer les affaires où il est seulement établi qu’il y a peut-être eu une condamnation injustifiée. Sont de même exclus les cas où il est seulement probable qu’il y a eu une condamnation injustifiée. Ces deux catégories couvriraient la grande majorité des affaires où un appel est accueilli malgré sa tardiveté (...) Ces considérations militent à mes yeux contre l’interprétation large de l’« erreur judiciaire » avancée en faveur de M. Mullen. Elles démontrent par ailleurs le caractère discutable de l’interprétation large (...), qui sape entièrement l’effet des éléments montrant « de manière concluante qu’il s’est produit une erreur judiciaire ». Même si l’on admet que dans d’autres contextes l’« erreur judiciaire » peut revêtir une signification soit plus étroite soit plus large, le seul contexte pertinent, à savoir le cas où l’innocence est démontrée, va dans le sens d’une interprétation étroite. »
62. Lord Steyn conclut donc ainsi :
« 56. (...) [L]a portée autonome du terme « erreur judiciaire » vise uniquement les « cas manifestes d’erreur judiciaire, c’est-à-dire ceux où il est reconnu que l’intéressé était manifestement innocent », comme l’indique le Rapport explicatif [du Protocole no 7]. Cela correspond au sens international que le Parlement a retenu en adoptant l’article 133 de la loi de 1988. »
2. R(Adams) v. Secretary of State for Justice
63. Comme il est indiqué au paragraphe 14 ci-dessus, dans l’affaire R(Adams), quatre catégories d’affaires ont été envisagées comme pouvant potentiellement entrer dans la définition légale de l’« erreur judiciaire ».
64. À une majorité de cinq voix contre quatre, la Cour suprême a jugé que, entendue dans son véritable sens, la notion d’« erreur judiciaire » n’englobait que les cas relevant des première et deuxième catégories, c’est-à-dire ceux dans lesquels des éléments de preuve nouveaux montraient clairement que l’accusé était innocent de l’infraction dont il avait été déclaré coupable (première catégorie) et ceux dans lesquels des éléments nouveaux compromettaient les pièces à charge au point qu’absolument aucune condamnation ne pouvait reposer sur celles-ci (deuxième catégorie). La minorité voulait, elle, limiter le sens de cette notion aux seuls cas relevant de la première catégorie.
65. Lord Phillips, dans la majorité, considéra que l’objet principal de l’article 133 était clair, à savoir octroyer un droit à indemnisation aux personnes déclarées coupables et punies pour des infractions qu’elles n’avaient pas commises. Mais il estima que cet article avait aussi pour objet subsidiaire de ne pas indemniser les personnes qui avaient été déclarées coupables et punies pour des infractions qu’elles avaient bel et bien commises.
66. Lord Phillips passa en revue plusieurs arguments en faveur et en défaveur de la restriction de la notion d’« erreur judiciaire » aux cas relevant de la première catégorie, notant en particulier que s’en trouverait exclu le droit à indemnisation des personnes qui vraisemblablement n’apparaissaient plus comme étant coupables, mais dont l’innocence n’avait pas pour autant été établie au-delà de tout doute raisonnable. Il y vit un « lourd prix à payer » pour garantir qu’aucun coupable ne soit jamais indemnisé. Il se prononça donc en faveur d’une interprétation de la notion d’« erreur judiciaire » qui inclurait les affaires relevant de la deuxième catégorie. Il dit notamment ceci :
« 55. (...) Un fait nouveau montre qu’une erreur judiciaire s’est produite lorsqu’il compromet les pièces à charge au point qu’absolument aucune condamnation ne pouvait reposer sur celles-ci. Il s’agit d’un point auquel le critère de la conviction au-delà de tout doute raisonnable peut facilement s’appliquer. Ce critère ne garantira pas que tous ceux qui ont droit à une indemnisation seront effectivement innocents, mais il permettra aux accusés innocents qui ont été déclarés coupables sur la base de preuves ensuite discréditées d’obtenir réparation même s’ils ne peuvent pas prouver leur innocence au-delà de tout doute raisonnable. Je trouve qu’il s’agit là d’une issue plus satisfaisante que celle résultant du choix de la première catégorie. Je crois que c’est un critère qui est opérationnel en pratique et qui permettra aisément de distinguer les cas auxquels il s’applique de ceux relevant de la troisième catégorie. C’est aussi une interprétation de la notion d’erreur judiciaire qui se prête à une application universelle. »
67. Lord Hope, lui aussi dans la majorité, dit ceci :
« 96. [L’article 133] inclut manifestement les cas dans lesquels l’innocence de l’accusé est clairement démontrée. Mais [l’article 14 § 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (« le PIDCP »), que reprend l’article 133] ne dit pas expressément que le seul critère est celui de l’innocence. En effet, le critère de « l’innocence » figurait dans les moutures précédentes du texte mais il n’a pas été retenu. Je dirais, avec Lord Phillips (...), que sont également inclus les cas dans lesquels le fait nouveau ou nouvellement révélé montre que les pièces à charge ont été compromises au point qu’absolument aucune condamnation ne pouvait reposer sur celles-ci. En pareil cas, il aura été démontré de manière concluante qu’il n’y avait aucun chef d’accusation auquel l’intéressé était censé répondre, si bien que jamais des poursuites n’auraient dû être engagées.
97. Il existe une différence importante entre ces deux catégories. C’est une chose de pouvoir affirmer que l’accusé est clairement innocent. Les cas de ce type sont devenus plus courants et beaucoup plus faciles à reconnaître depuis l’introduction dans les juridictions pénales, longtemps après la ratification de l’article 14 § 6 du PIDCP en 1976, des preuves génétiques. Il semble peu probable que la possibilité de démontrer l’innocence de cette manière ait été envisagée à l’époque où le critère de l’article 14 § 6 avait été formulé (...) L’État ne devrait évidemment pas punir les personnes qui sont clairement innocentes et il est manifestement justifié de les indemniser si elles sont punies. Mais il est tout aussi manifeste que l’État ne devrait pas poursuivre les personnes contre lesquelles une procédure pénale serait vouée à l’échec parce que les pièces sont compromises au point qu’absolument aucune condamnation ne pouvait reposer sur celles-ci. Si le fait nouveau ou récemment révélé montre de manière concluante qu’il s’agit d’un cas de ce type, il semblerait juste, sur le plan des principes, d’indemniser, quand bien même il ne serait pas possible de dire que l’accusé est clairement innocent. Je ne pense pas que le texte de l’article 14 § 6 exclue cette possibilité : il me semble que son libellé étroitement circonscrit la permet. »
68. Lord Hope en conclut que la première catégorie entrait manifestement dans le champ d’application de l’article 133. Il estima en outre que la deuxième catégorie y entrait aussi.
69. Lady Hale convint qu’une « erreur judiciaire » au sens de l’article 133 devait être interprétée de la manière que proposait Lord Phillips car selon elle l’expression était clairement susceptible d’avoir un sens plus large que celui de la preuve concluante de l’innocence. Elle donna l’explication suivante :
« 115. D’après ce que j’en ai compris, la formulation de Lord Phillips (...) limiterait la notion aux personnes qui n’auraient pas dû être condamnées parce que les preuves à charge ont été complètement compromises (...) Je conviens, avec Lord Phillips, que cette démarche particulière vise à indemniser les personnes dont la culpabilité ne peut être établie plutôt qu’à offrir une réparation plus large pour les lacunes du système. »
70. Lord Kerr déclara préférer lui aussi l’analyse de Lord Bingham dans l’arrêt R (Mullen) à celle de Lord Steyn, notant ceci :
« 172. (...) Je ne puis accepter que l’article fasse obligation de prouver l’innocence. Tout d’abord, non seulement une telle exigence impliquerait une démarche qui est étrangère à notre système de justice pénale, mais de surcroît celui-ci ne comporte aucune instance dans le cadre de laquelle pourrait être avancée la thèse de l’innocence. La loi impose que l’appel formé devant la chambre criminelle de la Cour d’appel soit axé sur la question de savoir si cette condamnation repose sur une base solide. Dans un certain nombre de cas pourront apparaître des éléments qui montreront de manière concluante que l’appelant est totalement innocent de l’infraction dont il a été déclaré coupable, mais ces éléments seront inévitablement accessoires par rapport à l’objet principal de l’appel. La Cour d’appel n’a ni la mission ni le pouvoir de prononcer une déclaration d’innocence (...) »
71. Lord Judge, en dissidence, déclara préférer l’analyse de Lord Steyn. Il expliqua ainsi sa position :
« 246. S’agissant d’une disposition législative qui transpose des obligations internationales contractées par le Royaume-Uni, il serait source de confusion d’analyser l’expression « erreur judiciaire » en se référant aux manières nombreuses et variées dont peuvent être lues nos propres lois qui permettent d’annuler une condamnation et aux termes qui sont employés, parfois de manière vague, dans les nombreux jugements portant sur ces questions. Il se dégage de cette expression un sens « autonome » voulant que les mots « erreur judiciaire » soient le reflet des obligations internationales que l’article 14 § 6 fait peser sur le Royaume-Uni.
247. À l’instar de l’article 14 § 6, l’article 133 distingue l’annulation de la condamnation (ou la grâce) et l’erreur judiciaire. Dans son texte lui-même, comme dans celui de l’article 14 § 6, ces notions sont distinctes. Même lorsque les autres conditions préalables à l’indemnisation sont remplies, l’annulation de la condamnation est une condition préalable essentielle mais elle ne permet pas de conclure que le demandeur est en droit de bénéficier d’une indemnisation. Bref, aux fins de l’article 133, l’annulation du verdict de culpabilité et le rétablissement consécutif de la présomption légale d’innocence ne sont pas synonymes d’erreur judiciaire. En conséquence, avant qu’une indemnité ne puisse être versée sur la base du régime légal, il faut plus que l’annulation de la condamnation.
248. L’existence d’une « erreur judiciaire » doit être démontrée « au-delà de tout doute raisonnable ». À mon sens, l’emploi de cette expression est délibéré et significatif. L’expression n’a aucune pertinence à l’égard de la question de preuve qui est celle de savoir si la condamnation a été annulée, et elle ne renvoie à aucun point ou aspect particulier de l’enquête ou du procès. Si l’annulation de la condamnation suffisait à elle seule, elle pourrait être établie au-delà de tout doute raisonnable par une simple consultation du dossier de l’affaire, et si tel ou tel point particulier de l’enquête ou du procès devait entrer en ligne de compte, une disposition appropriée aurait aisément pu être insérée dans l’article 133 lui-même. Au lieu de cela sont précisés les caractéristiques ou attributs de « l’erreur judiciaire » à établir. Le mot « conclusively » dans le texte anglais de l’article 14 § 6 n’a pas été repris. Ce qui a été retenu, c’est plutôt le libellé habituel du critère de preuve en matière pénale et – ce qui est notable puisqu’il s’agit d’une demande d’indemnisation (qui est formée normalement par l’introduction d’une action au civil) – le critère auquel doit normalement satisfaire l’accusation dans un procès pénal. À cette fin, le critère de la plus forte probabilité a été expressément écarté. Dès lors, pour que l’article 133 s’applique à la suite d’une condamnation pour une infraction établie au-delà de tout doute raisonnable, l’apparition d’un fait nouveau ou nouvellement révélé devrait montrer non seulement que la condamnation ne reposait pas sur des bases solides ou que la procédure d’enquête ou de jugement était viciée, mais aussi qu’il y a sûrement eu une erreur judiciaire. Dans le présent contexte, l’erreur judiciaire par excellence est certainement la condamnation et l’incarcération de personnes réellement innocentes.
249. J’en conclus que, aux fins de l’interprétation à livrer, le fonctionnement du régime d’indemnisation prévu à l’article 133 se limite aux erreurs judiciaires par lesquelles l’accusé a été déclaré coupable d’une infraction dont il était réellement innocent. À mon avis, il ne faut pas aller plus loin, et cette disposition légale claire ne permet aucune alternative, aucune solution médiane ni aucun compromis. »
72. Lord Brown (avec lequel Lord Rodgers était d’accord) partageait l’avis de Lord Judge mais, s’étant dit troublé par le fait que leur opinion était minoritaire, souhaitait y ajouter quelques réflexions supplémentaires :
« 271. La question cruciale à trancher ici, bien entendu, est celle de savoir ce que l’on entend précisément sur ce terrain par une « erreur judiciaire ». À cet égard, tout en reconnaissant que l’expression revêt un sens « autonome », je partage l’opinion exprimée dans plusieurs décisions selon laquelle il n’y a aucune véritable aide à tirer ici d’une quelconque source extrinsèque, que ce soient les travaux ou la pratique d’autres États. Au contraire, comme Lord Bingham l’a dit dans l’arrêt R (Mullen) v Secretary of State for the Home Department [2005] 1 AC 1, 27, paragraphe 9(2) : « [i]l se peut que l’expression [erreur judiciaire] se soit imposée en raison de la latitude qu’elle offre dans son interprétation ». Cela étant, le Royaume-Uni était tout à fait libre d’adopter une législation visant à n’indemniser que ceux qui se révéleraient clairement innocents du crime dont ils ont été déclarés coupables et, à ce titre, je ne vois aucune raison de ne faire aucun cas du rapport explicatif relatif à l’article 3 du Protocole no 7 à la Convention européenne des droits de l’homme (un article qui reprend presque mot pour mot le texte de l’article 14 § 6) qui, en son paragraphe 25, dit ceci :
« Dans l’esprit des auteurs de cette disposition, les États sont obligés d’indemniser des personnes uniquement dans les cas évidents d’erreur judiciaire, c’est-à-dire lorsqu’il aura été reconnu que la personne concernée était clairement innocente. »
Certes, le Royaume-Uni n’a jamais ratifié le Protocole no 7, et loin de moi l’idée de suggérer que le rapport explicatif montre clairement que l’article 133 § 1 doive être interprété de la même manière que celle indiquée dans son paragraphe 25. Mais ce paragraphe montre assurément qu’il s’agit aussi bien d’une conception possible de la portée de l’obligation que l’article 14 § 6 fait peser sur le Royaume-Uni que d’une interprétation parfaitement envisageable de l’article 133 § 1 lui-même. »
73. Lord Brown convint, avec Lord Steyn dans l’arrêt R(Mullen), qu’une « erreur judiciaire », au sens de l’article 133, s’entendait comme la condamnation à tort d’un accusé innocent. Il estima donc que l’indemnisation ne devait être accordée qu’aux personnes finalement innocentées, et non à toutes celles dont il avait été jugé que la condamnation ne reposait plus sur des bases solides. Il dit que le principal facteur jouant contre le critère consistant à retenir aussi les cas relevant de la deuxième catégorie était le fait qu’il conduirait à accorder une indemnité d’un montant très élevé à de nombreux accusés qui étaient en réalité coupables. Il ajouta que, toutefois, un autre élément primordial militait contre une interprétation de l’article 133 consistant à inclure la deuxième catégorie : la difficulté – voire l’impossibilité – de concilier cette solution avec le texte de l’article dans son ensemble, et plus particulièrement avec l’obligation que les faits nouveaux établissent l’erreur judiciaire « au-delà de tout doute raisonnable ». Selon lui, il était absurde de dire que le critère retenant la deuxième catégorie puisse dûment être satisfait (ou non) au-delà de tout doute raisonnable.
74. Lord Brown conclut ainsi :
« 281. Naturellement, je reconnais que l’application du critère de l’innocence exclura du bénéfice de l’indemnisation quelques personnes qui sont en réalité innocentes. Même à l’aune du critère retenu par la majorité, certains innocents seront évidemment exclus. Cette solution me semble cependant préférable à l’indemnisation d’un nombre considérable de coupables (mais pas autant, heureusement, que s’il fallait adopter le critère consistant à retenir la troisième catégorie). Tout bien réfléchi, tout ce système d’indemnisation fonctionne en ne créant qu’une catégorie restreinte et exceptionnelle de bénéficiaires. Le demandeur ne peut s’en prévaloir qu’en exposant un fait nouveau ou nouvellement révélé et ce, seulement si sa condamnation est annulée sur renvoi ou appel hors des délais. (Et de fait, la tardiveté de l’appel ne sera souvent que le fruit du hasard, les avocats pouvant avoir tout simplement laissé passer la date-butoir.) Pourquoi l’État ne pourrait-il pas instaurer un système qui n’indemnise que les personnes relativement rares qui peuvent clairement démontrer leur innocence – et, comme je l’ai indiqué, les indemniser généreusement – plutôt qu’un système qui indemniserait un plus grand nombre de personnes qui sont peut-être innocentes ou peut-être pas ? »
75. Lord Walker se dit d’accord à la fois avec Lord Judge et avec Lord Brown.
76. Sept des juges estimèrent en outre que l’article 6 § 2 de la Convention n’avait aucune incidence sur l’interprétation de l’article 133 de la loi de 1988, dans la mesure où celui-ci était constitutif selon eux d’une lex specialis.
77. Lord Phillips dit ceci :
« 58. (...) Les demandes des requérants tendent à l’obtention d’une indemnité conformément aux dispositions de l’article 133. En aucun cas cet article ne subordonne le droit à indemnisation à la présentation par le demandeur de la preuve de son innocence. Ce droit dépend d’un fait nouveau ou nouvellement révélé montrant au-delà de tout doute raisonnable qu’une erreur judiciaire s’est produite. Quel que soit le sens précis de la notion d’« erreur judiciaire », il s’agira dans chaque cas d’espèce de savoir si le fait nouveau montre de manière concluante que l’erreur existe. Il ne s’agira pas de rechercher si le demandeur était réellement innocent ou non. Il n’y aura pas d’atteinte à la présomption d’innocence. »
78. Lord Hope passa en revue la jurisprudence de la Cour et releva que le principe qui y était appliqué était selon lui que l’État ne pouvait pas vider l’acquittement de ses effets. Il estima toutefois que l’article 14 § 6 du PIDCP n’interdisait pas de commenter les faits d’un cas d’espèce dans le cadre d’une procédure ultérieure d’un type autre que celle au cours de laquelle ils avaient été examinés en premier lieu, par exemple une action civile en réparation, dès lors qu’il fallait faire la lumière sur ce qui s’était passé. Il était d’avis que le système instauré par l’article 14 § 6 n’avait pas franchi la « frontière interdite ». Il rappela que la procédure exposée à l’article 133 prévoyait que l’exécutif devait statuer sur la question du droit à indemnisation par une décision totalement distincte de la procédure pénale.
79. Lord Clarke considéra que le tribunal statuant sur une demande d’indemnisation fondée sur l’article 133 § 1 ne devait ni dire ni faire quoi que ce soit qui fût incompatible avec l’acquittement du demandeur. Il se dit toutefois convaincu que si l’analyse exposée dans l’arrêt devait être adoptée, il n’y aurait aucun risque d’incompatibilité de ce type. Il indiqua que la question dans chaque cas était celle de savoir si le demandeur avait prouvé au-delà de tout doute raisonnable que le fait nouveau ou nouvellement révélé montrait qu’il y avait eu une erreur judiciaire en ce qu’aucun jury raisonnable, dûment instruit, n’aurait pu le juger coupable. Selon lui, l’examen de cette question n’affectait ni ne remettait en cause l’acquittement du demandeur selon le régime prévu par l’article 2 de la loi de 1968 sur les appels en matière pénale.
c) La modification de l’article 133 de la loi de 1988
80. La loi de 2014 sur les comportements antisociaux, la délinquance et le maintien de l’ordre (« la loi de 2014 ») a modifié l’article 133 de la loi de 1988 sur la justice pénale en insérant un nouvel article 133(1ZA) qui définit ainsi l’« erreur judiciaire » :
« Aux fins du paragraphe 1 du présent article, une personne déclarée coupable d’une infraction pénale en Angleterre et au Pays de Galles, ou en Irlande du Nord lorsque le paragraphe 6H s’applique, a été victime d’une erreur judiciaire si et seulement si le fait nouveau ou nouvellement révélé montre au-delà de tout doute raisonnable que cette personne n’a pas commis l’infraction (et toute mention d’une erreur judiciaire dans le reste de la présente partie doit être interprétée en ce sens). »
d) Les observations de la Commission mixte des droits de l’homme
81. Créée par la Chambre des Lords et la Chambre des communes, la Commission mixte des droits de l’homme (Joint Committee on Human Rights) est chargée d’examiner des questions relatives aux droits de l’homme au Royaume-Uni. Elle comprend douze membres nommés par la Chambre des communes et par la Chambre des Lords, et sa tâche consiste notamment à analyser attentivement chaque projet de loi émanant du gouvernement pour en vérifier la compatibilité avec les droits de l’homme.
82. La Commission mixte a examiné la compatibilité avec les droits de l’homme de ce qui était alors le projet de loi sur les comportements antisociaux, la délinquance et le maintien de l’ordre, et elle a formulé les observations suivantes :
« À notre avis, il apparaît désormais incontestable à la lecture de l’arrêt récemment rendu par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Allen c. Royaume-Uni que le nouveau critère proposé à l’article 143 du projet de loi est incompatible avec le droit à la présomption d’innocence au sens de l’article 6, paragraphe 2, de la CEDH. La Cour a reconnu qu’il faut plus qu’un simple acquittement pour établir l’existence d’une erreur judiciaire, mais sous une importante réserve : « pourvu [que les juridictions nationales] ne remettent pas en question l’innocence de la personne concernée ». L’application du nouveau critère proposé pour définir l’erreur judiciaire (si et seulement si le fait nouveau ou nouvellement révélé montre au-delà de tout doute raisonnable que la personne était innocente) remettra inévitablement en question l’innocence de l’auteur de la demande si celle-ci est rejetée. Ce qui est véritablement au cœur des préoccupations en matière de présomption d’innocence, c’est que le rejet d’une demande d’indemnisation pour erreur judiciaire au motif que le fait nouveau ou nouvellement révélé n’établit pas clairement l’innocence de l’intéressé laisse encore penser que celui-ci était peut-être coupable alors même que cela n’aura pas été prouvé au-delà de tout doute raisonnable.
À notre avis, exiger la preuve de l’innocence au-delà de tout doute raisonnable comme condition à l’indemnisation en cas de condamnation injustifiée est incompatible avec la présomption d’innocence, qui est protégée à la fois par la common law et par l’article 6 § 2 de la CEDH. Nous recommandons que l’article 143 soit supprimé du projet de loi car il est a priori incompatible avec la Convention. »
2. Éléments de droit international
1. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966)
83. L’article 14 § 2 du PIDCP dit ceci :
« Toute personne accusée d’une infraction pénale est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
84. L’article 14 § 6 dispose :
« Lorsqu’une condamnation pénale définitive est ultérieurement annulée ou lorsque la grâce est accordée parce qu’un fait nouveau ou nouvellement révélé prouve qu’il s’est produit une erreur judiciaire, la personne qui a subi une peine en raison de cette condamnation sera indemnisée, conformément à la loi, à moins qu’il ne soit prouvé que la non-révélation en temps utile du fait inconnu lui est imputable en tout ou partie. »
85. Dans les affaires W.J.H. c. Pays-Bas (communication no 408/1990, CCPR/C/45/D/408/1990(1992)) et W.B.E. c. Pays-Bas (communication no 432/1990, CCPR/C/46/D/432/1990(1992)), le Comité des droits de l’homme des Nations Unies (« le CDH ») a observé que l’article 14 § 2 du PIDCP s’appliquait aux procédures pénales et non aux procédures d’indemnisation consécutives à un acquittement.
86. Dans l’affaire Dumont c. Canada (communication no 1467/2006, CCPR/C/98/D/1467/2006(2010)), l’auteur de la communication – dont la condamnation avait été annulée étant donné que « la preuve nouvelle ne pourrait permettre à un jury raisonnable, correctement instruit de conclure, hors de tout doute raisonnable à la culpabilité du requérant [de l’auteur] » – se disait victime d’une violation par le Canada de l’article 14 § 6 du PIDCP. Le CDH a dit ceci :
« 23.4 Le Comité note l’argument de l’État partie selon lequel il n’était pas établi que l’auteur n’a pas commis le crime en question et son innocence factuelle n’aurait donc pas été prouvée. L’État partie soumet qu’il est d’avis qu’une erreur judiciaire au sens de l’article 14 (6) du Pacte ne se produit que lorsque la personne condamnée est innocente dans les faits (innocence factuelle) de l’infraction qui lui est reprochée. Il explique également que dans le système pénal canadien de tradition de common law, l’acquittement subséquent d’une personne trouvée coupable ne signifie pas qu’elle est innocente, au moins que le tribunal le déclare de façon expresse suite à une preuve qui en fait la démonstration.
23.5 En l’espèce, sans préjudice de la position du Comité sur l’exactitude de l’interprétation par l’État partie de l’article 14, paragraphe 6 du Pacte et ses implications à la présomption d’innocence, il observe que la condamnation de l’auteur reposait principalement sur les déclarations de la victime et que les doutes que la victime a exprimés, depuis mars 1992, en ce qui concerne son agresseur ont conduit, le 22 février 2001, à l’annulation de la condamnation de l’auteur. Il relève, en outre, qu’aucune procédure dans l’État partie ne permet en cas d’acquittement de la personne poursuivie de provoquer une nouvelle enquête en vue de réviser l’affaire et éventuellement identifier le vrai coupable. Le Comité considère donc que l’auteur ne peut pas être tenu responsable de cette situation.
23.6 En conséquence, l’auteur, d’une part en raison de cette lacune et d’autre part des lenteurs de la procédure civile toujours en cours depuis neuf ans, n’a pas pu disposer d’un recours utile lui permettant d’établir son innocence comme l’exige l’État partie, aux fins d’obtenir l’indemnisation prévue dans l’article 14, paragraphe 6. Le Comité constate donc une violation du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 14, paragraphe 6, du Pacte. »
87. Dans son observation générale no 32 sur l’article 14, publiée le 23 août 2007, le CDH a déclaré, à propos de la présomption d’innocence :
« 30. En vertu du paragraphe 2 de l’article 14, toute personne accusée d’une infraction pénale est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. Du fait de la présomption d’innocence, qui est indispensable à la protection des droits de l’homme, la charge de la preuve incombe à l’accusation, nul ne peut être présumé coupable tant que l’accusation n’a pas été établie au‑delà de tout doute raisonnable, l’accusé a le bénéfice du doute et les personnes accusées d’avoir commis une infraction pénale ont le droit d’être traitées selon ce principe. Toutes les autorités publiques ont le devoir de s’abstenir de préjuger de l’issue d’un procès, par exemple de s’abstenir de faire des déclarations publiques affirmant la culpabilité de l’accusé. Les défendeurs ne devraient pas normalement être entravés ou enfermés dans des cages pendant les audiences, ni présentés au tribunal d’une manière laissant penser qu’ils peuvent être des criminels dangereux. Les médias devraient éviter de rendre compte des procès d’une façon qui porte atteinte à la présomption d’innocence. En outre, la longueur de la détention provisoire ne doit jamais être interprétée comme une indication de la culpabilité ou de son degré. Le rejet d’une demande de libération sous caution ou la mise en cause de la responsabilité civile ne portent pas atteinte à la présomption d’innocence. » (notes de bas de page omises)
88. En ce qui concerne le droit à indemnisation pour erreur judiciaire, le CDH a dit, dans la partie pertinente de cette observation générale :
« 53. Cette garantie ne s’applique pas lorsqu’il est prouvé que la non‑révélation en temps utile du fait inconnu est entièrement ou partiellement imputable à l’accusé. En pareil cas, la charge de la preuve incombe à l’État. En outre, aucune indemnisation n’est due lorsque la condamnation est annulée en appel, c’est‑à‑dire avant que le jugement ne devienne définitif, ou à la suite d’une grâce accordée pour des motifs humanitaires ou dans le cadre de l’exercice de pouvoirs discrétionnaires ou pour des raisons d’équité, qui ne donnent pas à entendre qu’il s’est produit une erreur judiciaire. » (notes de bas de page omises)
89. Dans ses observations finales sur le septième rapport périodique du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (17 août 2015), le CDH s’est dit préoccupé par le fait que le nouveau critère de l’erreur judiciaire défini à l’article 133(1ZA) de la loi de 1988 risquait de ne pas être compatible avec l’article 14 § 6 du PIDCP.
2. L’article 3 du Protocole no 7 à la Convention
90. Aux termes de l’article 3 du Protocole no 7 :
« Lorsqu’une condamnation pénale définitive est ultérieurement annulée, ou lorsque la grâce est accordée, parce qu’un fait nouveau ou nouvellement révélé prouve qu’il s’est produit une erreur judiciaire, la personne qui a subi une peine en raison de cette condamnation est indemnisée, conformément à la loi ou à l’usage en vigueur dans l’État concerné, à moins qu’il ne soit prouvé que la non-révélation en temps utile du fait inconnu lui est imputable en tout ou en partie. »
91. Le Royaume-Uni n’a pas signé le Protocole no 7 et n’y a pas adhéré.
92. Le rapport explicatif du Protocole no 7 a été rédigé par le Comité directeur pour les droits de l’homme et soumis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. Il y est expliqué d’emblée que le rapport lui-même
« (...) ne constitue pas un instrument d’interprétation authentique du texte du Protocole, bien qu’il puisse faciliter la compréhension des dispositions qui y sont contenues. »
93. Concernant l’article 3 du Protocole no 7, ce rapport indique, en ses parties pertinentes :
« 23. En second lieu, l’article s’applique uniquement au cas où la condamnation d’une personne est annulée, ou la grâce accordée, parce que, dans les deux hypothèses, un fait nouveau ou nouvellement révélé prouve qu’il s’est produit une erreur judiciaire – c’est-à-dire un défaut grave dans un procès entraînant un préjudice important pour la personne qui a été condamnée. Par conséquent, il n’est pas nécessaire, en vertu de cet article, de verser une indemnité si la condamnation a été annulée ou la grâce accordée pour d’autres motifs (...)
25. Dans les cas où ces conditions préalables sont remplies, l’indemnité est versée « conformément à la loi ou à l’usage en vigueur dans l’État concerné ». Ces mots ne peuvent pas être interprétés comme signifiant qu’aucune indemnité ne doit être versée lorsque la loi ou l’usage en vigueur ne le prévoit pas. La loi ou cet usage doit prévoir le versement d’une indemnité dans tous les cas auxquels cet article s’applique. Dans l’esprit des auteurs de cette disposition, les États sont obligés d’indemniser des personnes uniquement dans les cas évidents d’erreur judiciaire, c’est-à-dire lorsqu’il aura été reconnu que la personne concernée était clairement innocente. Cet article n’a pas pour but de donner un droit à compensation lorsque toutes les conditions préalables ne sont pas remplies ; par exemple, lorsqu’une cour d’appel a annulé une condamnation parce qu’elle a découvert un fait qui a jeté un doute raisonnable sur la culpabilité de l’accusé et dont le juge de première instance n’aurait pas tenu compte. »
3. Le droit et la pratique des États contractants concernant l’indemnisation à la suite de l’annulation d’une condamnation et la notion d’« erreur judiciaire »
94. Dans au moins trente-quatre États contractants, la procédure d’indemnisation consécutive à l’annulation d’une condamnation pénale n’est rattachée ni à la procédure pénale au principal ni au nouveau procès. La demande est formulée par la voie administrative et/ou devant les tribunaux civils ou administratifs.
95. Dans huit États contractants (Andorre, Chypre, Espagne, Grèce, Irlande, Malte (uniquement sur le terrain de l’article 3 du Protocole no 7 à la Convention), Pays-Bas et Pologne), la législation et/ou la jurisprudence internes reconnaissent et appliquent la notion d’« erreur judiciaire » ou des notions raisonnablement susceptibles de passer pour substantiellement similaires. Dans chacun de ces huit États, il est possible de demander réparation en cas d’erreur judiciaire.
96. Dans au moins vingt-et-un États contractants (Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, Italie, Macédoine du Nord, Moldova, Monaco, Norvège, Pologne, Roumanie, Serbie, Slovénie, Suède, Turquie et Ukraine), le droit interne ne connaît pas à proprement parler de critère d’« innocence établie ».
97. Toutefois, les systèmes de justice pénale varient considérablement selon chacun des États contractants et leurs traditions juridiques. Il est donc difficile de comparer l’organisation dans les différents États des procédures d’indemnisation consécutives à un acquittement ou à l’annulation d’une condamnation.
EN DROIT
1. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES
98. Compte tenu de la similitude de l’objet des requêtes, la Cour juge bon de les examiner conjointement dans un seul arrêt (article 42 § 1 du règlement).
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION
99. Les requérants voient une atteinte à leur droit à la présomption d’innocence dans le rejet, sur la base du critère énoncé à l’article 133(1ZA) de la loi de 1988, des demandes d’indemnisation pour erreur judiciaire qu’ils avaient formées à la suite de l’annulation de leurs condamnations par la Cour d’appel (chambre criminelle). Ils invoquent l’article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
100. Le Gouvernement conteste cette thèse.
1. Observations liminaires concernant l’article 6 § 2 de la Convention
101. L’article 6 § 2 protège le droit de toute personne à être « présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie ». Considérée comme une garantie procédurale dans le cadre du procès pénal lui-même, la présomption d’innocence impose des conditions concernant notamment la charge de la preuve (...) ; les présomptions de fait et de droit (...) ; le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination (...) ; la publicité pouvant être donnée à l’affaire avant la tenue du procès (...) ; la formulation par le juge du fond ou toute autre autorité publique de déclarations prématurées quant à la culpabilité d’un prévenu (Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 93, CEDH 2013, avec la jurisprudence qui s’y trouve citée).
102. Compte tenu toutefois de la nécessité de veiller à ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et effectif, la Cour a dégagé avec le temps un « second aspect » de la présomption d’innocence, lequel entre en jeu à la clôture de la procédure pénale, soit par un acquittement, soit par un abandon des poursuites.
103. La jurisprudence de la Cour sur le second aspect de l’article 6 § 2 de la Convention s’est développée progressivement. Les premières affaires portées devant la Cour concernaient soit la condamnation d’un accusé aux dépens, soit le rejet d’une demande d’indemnisation pour détention provisoire ou condamnation injustifiée formée à la suite d’un abandon des poursuites (voir, par exemple, Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, série A no 62, Englert c. Allemagne, 25 août 1987, série A no 123, Nölkenbockhoff c. Allemagne, 25 août 1987, série A no 123, et Lutz c. Allemagne, 25 août 1987, série A no 123). Or dans la plupart de ces affaires, la décision attaquée avait été rendue soit avant la clôture de la procédure pénale (voir l’arrêt Minelli, dans lequel la Cour a jugé que le requérant était toujours « accusé d’une infraction » au moment considéré), soit concomitamment à l’arrêt de la procédure, et par le même tribunal (voir les arrêts Englert et Lutz, tous deux précités).
104. Sekanina c. Autriche (25 août 1993, série A no 266-A) est l’un des premiers arrêts dans lesquels la Cour a jugé l’article 6 § 2 de la Convention applicable dans son second aspect à des décisions rendues en matière de dépens et d’indemnisation quelques mois après l’abandon de poursuites pénales (voir aussi Rushiti c. Autriche, no 28389/95, 21 mars 2000, Lamanna c. Autriche, no 28923/95, 10 juillet 2001, Weixelbraun c. Autriche, no 33730/96, 20 décembre 2001, et Vostic c. Autriche, no 38549/97, 17 octobre 2002). C’est également dans cet arrêt que la Cour a distingué un acquittement d’une décision qui ne concernait pas le « bien-fondé de l’accusation », estimant que « [l]’expression de soupçons sur l’innocence d’un accusé se conçoit tant que la clôture des poursuites pénales n’emporte pas décision sur le bien-fondé de l’accusation, mais on ne saurait s’appuyer à bon droit sur de tels soupçons après un acquittement devenu définitif » (Sekanina, précité, § 30).
105. À la suite de l’arrêt Sekanina, l’article 6 § 2 a été jugé applicable dans des affaires qui se trouvaient hors du domaine des questions de dépens et des demandes d’indemnisation formées par d’anciens accusés. Dans l’arrêt Allen (précité, § 98), la Cour a énuméré ainsi ces affaires :
« a) l’obligation faite à un ancien accusé d’assumer les frais judiciaires et les frais d’enquête (Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, §§ 30-32, série A no 62, et McHugo c. Suisse (déc.), no 55705/00, 12 mai 2005) ;
b) une demande d’indemnisation formée par un ancien accusé au titre d’une détention provisoire ou d’un autre préjudice causé par une procédure pénale (Englert, précité, § 35, Nölkenbockhoff c. Allemagne, 25 août 1987, § 35, série A no 123, Sekanina, précité, § 22, Rushiti, précité, § 27, Mulaj et Sallahi c. Autriche (déc.), no 48886/99, 27 juin 2002, O. c. Norvège, no 29327/95, §§ 33-38, CEDH 2003-II, Hammern, précité, §§ 41-46, Baars c. Pays-Bas, no 44320/98, § 21, 28 octobre 2003, Capeau c. Belgique (déc.), no 42914/98, 6 avril 2004, Del Latte c. Pays-Bas, no 44760/98, § 30, 9 novembre 2004, A.L. c. Allemagne, no 72758/01, §§ 31-33, 28 avril 2005, Puig Panella, précité, § 50, Tendam, précité, §§ 31 et 36, Bok c. Pays-Bas, no 45482/06, §§ 37-48, 18 janvier 2011, et Lorenzetti c. Italie, no 32075/09, § 43, 10 avril 2012) ;
c) une demande formée par un ancien accusé en vue du remboursement des frais de sa défense (Lutz c. Allemagne, 25 août 1987, §§ 56-57, série A no 123, Leutscher c. Pays-Bas, 26 mars 1996, § 29, Recueil 1996‑II, Yassar Hussain, précité, § 19, et Ashendon et Jones c. Royaume-Uni (révision), nos 35730/07 et 4285/08, §§ 42 et 49, 15 décembre 2011) ;
d) une demande d’indemnisation formée par un ancien accusé au titre du préjudice causé par une enquête ou une procédure irrégulières ou abusives (Panteleyenko c. Ukraine, no 11901/02, § 67, 29 juin 2006, et Grabtchouk c. Ukraine, no 8599/02, § 42, 21 septembre 2006) ;
e) l’obligation civile d’indemniser la victime (Ringvold c. Norvège, no 34964/97, § 36, CEDH 2003‑II, Y c. Norvège, no 56568/00, § 39, CEDH 2003‑II, Orr, précité, §§ 47-49, Erkol c. Turquie, no 50172/06, §§ 33 et 37, 19 avril 2011, Vulakh et autres c. Russie, no 33468/03, § 32, 10 janvier 2012, Diacenco c. Roumanie, no 124/04, § 55, 7 février 2012, Lagardère c. France, no 18851/07, §§ 73 et 76, 12 avril 2012, et Constantin Florea c. Roumanie, no 21534/05, §§ 50 et 52, 19 juin 2012) ;
f) le rejet d’une action civile engagée par le requérant contre une compagnie d’assurances (Lundkvist c. Suède (déc.), no 48518/99, CEDH 2003‑XI, et Reeves c. Norvège (déc.), no 4248/02, 8 juillet 2004) ;
g) le maintien en vigueur d’une ordonnance de placement d’un enfant, après la décision du parquet de ne pas inculper le parent pour sévices sur enfant (O.L. c. Finlande (déc.), no 61110/00, 5 juillet 2005) ;
h) des questions disciplinaires ou de licenciement (Moullet c. France (déc.), no 27521/04, 13 septembre 2007, Taliadorou et Stylianou, précité, § 25, Šikić, précité, §§ 42-47, et Çelik (Bozkurt) c. Turquie, no 34388/05, § 34, 12 avril 2011) ; et
i) la révocation du droit du requérant à un logement social (Vassilios Stavropoulos c. Grèce, no 35522/04, §§ 28-32, 27 septembre 2007). »
106. Par cette énumération, la Cour a exprimé clairement qu’après l’abandon de poursuites pénales la présomption d’innocence exigeait de tenir compte, dans toute procédure ultérieure, de quelque nature qu’elle soit, du fait que l’intéressé n’avait pas été condamné, et également que le dispositif d’un jugement d’acquittement devait être respecté par toute autorité qui se prononçait, de manière directe ou incidente, sur la responsabilité pénale de l’intéressé (Allen, précité, § 102, avec la jurisprudence y citée).
107. Dans les années qui ont suivi le prononcé par la Cour de l’arrêt Allen, l’article 6 § 2 de la Convention a été jugé applicable dans des procédures qui concernaient, entre autres :
a) une demande d’indemnisation formée par un ancien condamné pour erreur judiciaire consécutivement à l’annulation de sa condamnation (K.F. c. Royaume-Uni (déc.), no 30178/09, 3 septembre 2013, Adams c. Royaume‑Uni (déc.), no 70601/11, 12 novembre 2013, et A.L.F. c. Royaume-Uni (déc.), no 5908/12, 12 novembre 2013) ;
b) l’obligation civile d’indemniser la victime, lorsque celle-ci est une autorité publique (Farzaliyev c. Azerbaïdjan, no 29620/07, 28 mai 2020, et Rigolio c. Italie, no 20148/09, 9 mars 2023) ;
c) l’obligation civile de rembourser les frais d’avocat d’une victime (Fleischner c. Allemagne, no 61985/12, 3 octobre 2019) ;
d) la confiscation de produits du crime et/ou d’actifs de nature délictueuse (G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, 28 juin 2018) ;
e) une décision de libération conditionnelle d’un condamné (Müller c. Allemagne, no 54963/08, 27 mars 2014) ;
f) une condamnation au paiement d’amendes administratives (Kapetanios et autres c. Grèce, nos 3453/12 et 2 autres, 30 avril 2015) ;
g) la réouverture d’une procédure pénale à la suite d’un constat de violation dressé par la Cour (Dicle et Sadak c. Turquie, no 48621/07, 16 juin 2015) ;
h) l’octroi d’une amnistie (Béres et autres c. Hongrie, nos 59588/12 et 2 autres, 17 janvier 2017, et Felix Guţu c. République de Moldova, no 13112/07, 20 octobre 2020) ;
i) des observations sur la peine à fixer (Bikas c. Allemagne, no 76607/13, 25 janvier 2018) ;
j) une condamnation pour une infraction en récidive alors que la procédure en appel relative à l’infraction initiale était toujours en cours (Kangers c. Lettonie, no 35726/10, 14 mars 2019) ;
k) une action formée par une compagnie d’assurances contre un conducteur assuré (Ilias Papageorgiou c. Grèce, no 44101/13, 10 décembre 2020), et
l) une procédure d’exécution forcée engagée par les autorités fiscales (Melo Tadeu c. Portugal, no 27785/10, 23 octobre 2014).
108. Cela étant, pour la Cour, indépendamment de la nature de l’affaire, le but principal de la présomption d’innocence dans son second aspect est d’empêcher que des individus qui ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités par des agents ou autorités publics comme s’ils étaient en fait coupables de l’infraction qui leur avait été imputée (Allen, précité, § 94, avec la jurisprudence y citée ; voir aussi, parmi de nombreux autres exemples, Kapetanios et autres, § 83, Dicle et Sadak, § 54, et Bikas, § 31, tous précités). En effet, ces personnes sont innocentes au regard de la loi et doivent être traitées comme telles (Allen, précité, § 103). Dans cette mesure, dès lors, la présomption d’innocence subsiste après la clôture de la procédure pénale, ce qui permet de faire respecter l’innocence de l’intéressé relativement à toute accusation dont le bien-fondé n’a pas été prouvé. Ce souci prépondérant se trouve à la base même de la façon dont la Cour conçoit l’applicabilité de l’article 6 § 2 dans ce type d’affaires (ibidem).
109. Ce qui est parfois en jeu aussi dans le second aspect de l’article 6 § 2, c’est la réputation de l’intéressé et la manière dont celui-ci est perçu par le public (Allen, précité, § 94 avec la jurisprudence y citée).
2. Sur la recevabilité
1. Thèses des comparants
a) Le Gouvernement
110. Le Gouvernement soutient que l’article 6 § 2 de la Convention ne devrait pas englober les décisions ou critères fondés sur le régime interne de détermination du bénéfice du droit à indemnisation prévu à l’article 133 de la loi de 1988 dès lors que ce régime a été correctement appliqué. Il voit des raisons impérieuses de s’écarter de l’arrêt Allen sur ce point et de préférer l’analyse livrée par la High Court, par la Cour d’appel et par la majorité de la Cour suprême dans les présentes affaires. Il estime que c’est à juste titre que les juridictions internes ont axé leur analyse sur la nature de la mission confiée au ministre, telle qu’elle est encadrée par le régime légal, et sur sa bonne exécution. Il explique que cette mission n’appelle aucune décision sur une accusation en matière pénale et ne s’inscrit pas dans un cadre pénal. Il dit qu’il s’agit plutôt d’une mission de nature civile et administrative qui est accomplie dans le cadre d’une procédure confidentielle distincte conduite devant le ministre (plutôt que devant un tribunal) et qui n’exige pas de l’instance décisionnelle qu’elle mette en doute l’innocence de la partie demanderesse ni qu’elle remette en cause un acquittement. Il explique que, contrairement au régime autrichien étudié dans les affaires Sekanina, Rushiti et Weixelbraun (toutes précitées), le critère légal énoncé à l’article 133 oblige l’instance décisionnelle non pas à procéder à un examen général de la culpabilité ou de l’innocence de l’intéressé, mais à statuer sur l’indemnisation sur la base de critères uniquement axés sur les conséquences spécifiques d’un fait nouveau ou nouvellement révélé. Il concède que l’article 6 § 2 pourrait trouver à s’appliquer si un agent public sortait du cadre légal et qu’il laissait supposer que le demandeur aurait dû être condamné, mais il précise que rien de cela ne s’est produit dans les présentes affaires.
111. À titre subsidiaire, le Gouvernement soutient qu’il faut reconnaître que la procédure d’indemnisation prévue à l’article 133 de la loi de 1988 se déroule dans le cadre d’un processus distinct et confidentiel de nature administrative et civile, et qu’elle n’a donc pas de « lien » suffisant avec la procédure pénale pour que l’article 6 § 2 trouve à s’appliquer.
112. Le Gouvernement avance en outre qu’il faudrait revenir sur l’analyse faite par la Cour dans l’arrêt Allen à la lumière des constatations dressées par le Comité des droits de l’homme des Nations unies (« le CDH ») dans l’affaire W.J.H. c. Pays-Bas (communication no 408/1990, CCPR/C/45/D/408/1990(1992) – paragraphe 85 ci-dessus), lesquelles disent clairement selon lui que la présomption d’innocence telle que visée à l’article 14 § 2 du PIDCP s’applique non pas aux procédures d’indemnisation mais aux seules procédures pénales.
113. Le Gouvernement confirme qu’il ne demande pas à la Cour de revenir sur les décisions par lesquelles elle a jugé l’article 6 § 2 applicable à différents régimes dans le cadre desquels il existait un lien beaucoup plus étroit entre une décision d’indemnisation et un acquittement (par exemple, lorsque la décision était prise par la même juridiction ou que le régime, de par sa nature même, appelait une analyse de la culpabilité ou de l’innocence au regard des faits).
b) Les requérants
114. Les requérants invitent la Grande Chambre à confirmer aussi bien l’exposé des principes généraux qu’elle a livré dans l’arrêt Allen que les conclusions qu’elle y a tirées au regard des faits de l’espèce. Ils disent que ces principes reposent sur une analyse approfondie de la jurisprudence de la Cour et qu’ils ont été repris dans plusieurs affaires postérieures (voir, par exemple, Vella c. Malte, no 69122/10, § 11 février 2014, Müller, précité, Karczyński c. Pologne (déc.), no 18460/15, 23 mai 2017, Bikas, Fleischner, et Farzaliyev, (tous trois précités), Pasquini c. Saint-Marin (no 2), no 23349/17, 20 octobre 2020, Milachikj c. Macédoine du Nord, no 68144/13, 14 octobre 2021, et Diamantopoulos c. Grèce (déc.), no 68144/13, 8 mars 2022).
115. Les requérants exposent que les conclusions auxquelles la Grande Chambre était parvenue en ce qui concerne l’article 133 ont également été suivies dans trois affaires postérieures (K.F. c. Royaume-Uni, Adams c. Royaume-Uni, et A.L.F. c. Royaume-Uni (toutes précitées)). La raison en est selon eux que la procédure d’indemnisation visée à l’article 133 dépend entièrement de l’issue de la procédure pénale antérieure et que le ministre était tenu, pour statuer sur ce type de demande, d’analyser de près la décision d’acquittement de la CA-CC, de procéder à un examen des éléments produits devant cette instance, de se concentrer sur le fondement très factuel de la décision de celle-ci et de déterminer lui-même si, au vu de ces faits, il y avait eu une erreur judiciaire. Les requérants disent qu’il existait un risque évident que cela apparût comme mettant en cause la présomption selon laquelle le prononcé d’un acquittement par la CA-CC valait déclaration de l’innocence du demandeur. Ils estiment que ce risque est exacerbé par le nouveau critère introduit par l’article 133(1ZA), qui oblige selon eux le ministre à se concentrer spécifiquement sur la question de savoir si, au vu des éléments de preuve, le demandeur n’a pas commis l’infraction. D’après eux, le ministre était tenu ainsi de s’exprimer sur l’innocence du requérant.
116. Les requérants disent qu’il faut faire une distinction entre, d’une part, les affaires analogues à la présente, où la procédure d’indemnisation serait étroitement liée à la procédure pénale (en tant que « corollaire et (...) complément obligé » ou « prolongement immédiat » de la clôture de la procédure pénale), et, d’autre part, les litiges civils, qui seraient en général séparés et distincts de la procédure pénale. Ils expliquent que, dans le premier type d’affaires, il existe un risque particulier que l’action subséquente mette en cause l’issue de la procédure pénale. Ils précisent toutefois que l’article 6 § 2 de la Convention ne s’applique pas en principe en matière civile, sauf si le raisonnement du juge renferme une déclaration imputant une responsabilité pénale. Selon eux, ce serait donc une déclaration de ce type qui elle-même créerait le lien.
c) Les tiers intervenants
1. JUSTICE
117. L’organisation JUSTICE évoque l’interprétation faite par le Comité des droits de l’homme des Nations unies (« le CDH ») de l’article 14 du PIDCP. Elle souligne que, si dans l’affaire W.J.H. c. Pays-Bas (précitée ; voir paragraphes 85 et 112 ci-dessus), le CDH a jugé que la présomption d’innocence énoncée à l’article 14 § 2 du PIDCP ne s’appliquait qu’aux procédures pénales et non aux procédures d’indemnisation, dans l’affaire postérieure Dumont c. Canada (communication no 1467/2006, CCPR/C/98/D/1467/2006(2010) – paragraphe 86 ci-dessus), il s’est refusé à confirmer cette conclusion. JUSTICE reconnaît que le CDH n’a pas encore expressément conclu que le droit à réparation pour erreur judiciaire tel que découlant de l’article 14 § 6 devait être interprété de manière conforme à la présomption d’innocence énoncée à l’article 14 § 2, mais dit que le CDH pourrait le faire dans une affaire future.
118. JUSTICE ajoute que, en 2015, le CDH a présenté ses observations finales sur le septième examen périodique du respect par le Royaume-Uni du PIDCP, dans lesquelles il a dit craindre que le nouveau critère tiré de l’article 133(1ZA) de la loi de 1988 « ne soit peut-être pas conforme à l’article 14 § 6 du Pacte » (paragraphe 89 ci-dessus).
2. La Commission nord-irlandaise des droits de l’homme (« la NIHRC »)
119. La NIHRC souscrit aux opinions minoritaires exprimées par Lord Reed et Lord Kerr devant la Cour suprême (paragraphes 45-48 ci‑dessus) selon lesquelles l’article 6 § 2 de la Convention est applicable aux décisions prises en vertu de l’article 133(1ZA) de la loi de 1988.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
120. Dans l’arrêt Allen (précité, § 99), la Cour a indiqué que dans trois affaires anciennes, elle avait conclu à l’applicabilité de l’article 6 § 2 malgré l’absence d’accusation pendante en matière pénale au motif que les décisions sur le point de savoir si les intéressés avaient droit au remboursement de leurs frais et à une indemnité constituaient « le corollaire et le complément obligé » ou « le prolongement immédiat » de l’arrêt de la procédure pénale (Englert, § 35, Nölkenbockhoff, § 35, et Lutz, § 56, tous précités). De même, dans une série d’affaires postérieures, elle a conclu que la législation et la pratique autrichiennes « li[ai]ent (...) à tel point les deux questions – responsabilité pénale de l’accusé et droit à indemnité – que l’on [pouvait] considérer la décision sur la seconde comme un corollaire et, dans une certaine mesure, un complément de celle qui [avait] tranché la première », de sorte que l’article 6 § 2 était applicable à l’action en indemnisation (Sekanina, précité, § 22, Rushiti, précité, § 27, et Weixelbraun, précité, § 24).
121. Comme la Cour l’a souligné dans l’arrêt Allen, une distinction avait été faite dans une jurisprudence ancienne entre les affaires de demandes d’indemnisation formées par un ancien accusé et les affaires portant sur le droit pour la victime d’être indemnisée par l’ancien accusé. Dans les premiers cas, « non seulement l’action en réparation [suivait] la procédure pénale dans le temps, mais [elle était] également liée à celle-ci en droit comme en pratique, du point de vue tant de la compétence juridictionnelle que des questions à trancher », ce qui avait créé un lien entre les deux procédures, de sorte que l’article 6 § 2 trouvait à s’appliquer. En revanche, dans les seconds cas, un tel lien n’existerait que si la décision sur l’action civile devait renfermer une déclaration imputant à l’ancien accusé une responsabilité pénale (Allen, précité, §§ 100-101, avec la jurisprudence y citée).
122. Cependant, dans l’arrêt Allen, la Cour a dit que la portée de l’article 6 § 2, dans son second aspect, s’étendait au-delà de ces deux catégories (Allen, précité, § 98, reproduit au paragraphe 105 ci-dessus). Elle a confirmé ensuite que chaque fois que la question de l’applicabilité de l’article 6 § 2 se pose dans le cadre d’une procédure ultérieure, le requérant doit démontrer l’existence d’un lien entre la procédure pénale achevée et l’action subséquente. Pareil lien peut être présent, par exemple, lorsque l’action ultérieure nécessite l’examen de l’issue de la procédure pénale et, en particulier, lorsqu’elle oblige la juridiction concernée à analyser le jugement pénal, à se livrer à une étude ou à une évaluation des éléments de preuve versés au dossier pénal, à porter une appréciation sur la participation du requérant à l’un ou à l’ensemble des événements ayant conduit à l’inculpation, ou à formuler des commentaires sur les indications qui continuent de suggérer une éventuelle culpabilité de l’intéressé (Allen, précité, § 104).
123. Il convient de rappeler qu’à de nombreuses reprises la Cour a jugé que le lien nécessaire n’avait pas été établi. Dans certains cas, la raison en était que l’issue de la procédure pénale n’était pas déterminante pour la procédure ultérieure et que celle-ci ne constituait donc pas un prolongement immédiat de la première (Ringvold c. Norvège, no 34964/97, § 41, CEDH 2003-II, précité, concernant l’indemnisation de la victime d’une infraction ; voir également Lundkvist c. Suède (déc.), no 48518/99, CEDH 2003-XI, concernant une procédure civile dirigée contre une compagnie d’assurances ; Moullet c. France (déc.), no 27521/04, 13 septembre 2007, concernant des malversations constatées par le Conseil d’État, et O.L. c. Finlande (déc.), no 61110/00, 5 juillet 2005, concernant le maintien d’une ordonnance de placement d’un enfant).
124. Dans l’affaire N.A. c. Norvège (no 27473/11, §§ 49-52, 18 décembre 2014), la Cour, se référant aux deux arrêts précités Ringvold (§ 41) et Allen (§ 97), a jugé que l’article 6 § 2 de la Convention n’était pas applicable dans son second aspect à l’indemnisation des enfants de la requérante postérieurement à l’acquittement de celle-ci et de son époux du chef de négligence grave, au motif que le raisonnement suivi par le juge interne concernant l’indemnisation ne s’analysait pas en une déclaration de culpabilité de l’intéressée et qu’il n’existait aucun autre lien entre la procédure pénale et l’action en indemnisation qui aurait justifié d’étendre à cette dernière le champ d’application de l’article 6 § 2.
125. Plus récemment, la Cour a estimé que la demande d’un requérant visant à faire lever une décision provisoire qui lui enjoignait de quitter le domicile familial ne s’analysait pas en un prolongement de la procédure pénale dirigée contre lui pour abus sexuels sur sa fille (Kaiser c. Autriche (déc.), no 15706/08, 13 décembre 2016, avec d’autres références, notamment Allen, précité, § 104, et O.L. c. Finlande, décision précitée) ; que l’article 6 § 2 de la Convention ne trouvait pas à s’appliquer dans son second aspect à une évaluation professionnelle insatisfaisante consécutive à un acquittement de chefs de corruption, dès lors que le langage employé dans l’évaluation se limitait à la conduite professionnelle du requérant et n’évoquait, ne commentait ni ne remettait autrement en cause l’issue de la procédure pénale engagée contre lui (Yildiz c. Turquie (déc.), no 65182/10, 24 janvier 2017) ; et que le lien nécessaire n’avait pas été établi entre l’abandon de poursuites pénales visant des personnes soupçonnées d’appartenance à des organisations terroristes, qui étaient présumées avoir été tuées lors d’attentats terroristes, et les demandes de leurs proches tendant à obtenir l’indemnité complémentaire pour les victimes du terrorisme (Martinez Agirre et autres c. Espagne (déc.), nos 75529/16 et 79503/16, 29 juin 2019). La Cour a également exprimé des doutes quant à l’existence d’un tel lien entre une enquête pénale menée contre les requérants pour la disparition de leur fille et l’action civile ultérieurement formée par eux contre, entre autres, un policier associé à l’enquête qui avait écrit un livre et participé à l’adaptation de celui-ci en documentaire dans lesquels il accusait les parents d’être mêlés à cette disparition (McCann et Healy c. Portugal, no 57195/17, 20 septembre 2022).
b) Application des principes généraux aux faits de la cause
126. Le Gouvernement soutient (paragraphe 110 ci-dessus) que statuer sur une demande d’indemnisation sur la base de l’article 133(1ZA) est une tâche de nature civile et administrative accomplie dans le cadre d’une procédure confidentielle distincte conduite devant le ministre (plutôt que devant le juge) qui n’exigerait pas de l’instance décisionnelle qu’elle mette en doute l’innocence du demandeur ni qu’elle remette en cause un acquittement. Il dit que cette instance est plutôt tenue non pas de procéder à un examen général de la culpabilité ou de l’innocence, mais de statuer sur l’indemnisation en se fondant sur des critères qui sont uniquement axés sur les conséquences spécifiques d’un fait nouveau ou nouvellement révélé.
127. Cependant, dans l’affaire Allen, la Grande Chambre s’est penchée sur le régime découlant de l’article 133 de la loi de 1988 (avant sa modification en 2014) et, sur la base des éléments du dossier, elle s’est dite convaincue que la requérante avait démontré l’existence du lien nécessaire entre la procédure pénale et la procédure d’indemnisation subséquente. La raison en était que c’était du renversement ultérieur de la condamnation que découlait le droit de demander une indemnisation pour erreur judiciaire (Allen, précité, § 108). De plus, pour déterminer si les critères cumulatifs posés par l’article 133 étaient remplis, le ministre et les juridictions appelés à statuer dans le cadre de la procédure de contrôle juridictionnel devaient tenir compte de l’arrêt rendu par la CA-CC. Seul l’examen de cette décision permettait à ces autorités de déterminer si le renversement de la condamnation reposait sur des éléments nouveaux et s’il était révélateur d’une erreur judiciaire (Allen, précité, § 107).
128. La loi de 2014 a inséré un nouvel article 133(1ZA) qui permet l’indemnisation si et seulement si le fait nouveau ou nouvellement révélé montre au-delà de tout doute raisonnable que le demandeur n’a pas commis l’infraction (paragraphe 21 ci-dessus). Nulle part le Gouvernement ne dit que le régime de l’article 133 a subi une quelconque autre modification notable. Dès lors, la procédure d’indemnisation nécessite toujours l’examen de l’issue de la procédure pénale antérieure et, en particulier, de l’arrêt prononcé par la CA-CC. La Cour souligne que, dans une procédure d’indemnisation, l’instance décisionnelle axe son analyse sur les conséquences du fait nouveau ou nouvellement révélé, une question qui peut être essentielle dans toute appréciation au fond lorsque l’article 6 § 2 est jugé applicable. Cette instance n’en sera pas moins tenue d’examiner aussi les éléments de preuve, dans la mesure du nécessaire, afin de déterminer si ce fait montre au-delà de tout doute raisonnable que le demandeur n’a pas commis l’infraction. À cet égard, la présente affaire se distingue de celles examinées aux paragraphes 123-125 ci-dessus, dans lesquelles les tribunaux, dans les procédures ultérieures, n’avaient pas été appelés à se pencher sur l’issue de la procédure pénale antérieure ni à procéder à un réexamen ou à une appréciation des éléments de preuve versés au dossier pénal.
129. La Cour ne voit dès lors aucune raison de s’écarter de la conclusion qu’elle avait tirée dans l’arrêt Allen quant à l’applicabilité de l’article 6 § 2 de la Convention. La présente requête ne peut donc être rejetée pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3 a) de celle-ci.
c) Conclusions sur la recevabilité
130. Ayant jugé l’article 6 § 2 de la Convention applicable aux faits de la présente affaire, et constatant que les requêtes ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour déclare celles-ci recevables.
3. Sur le fond
1. Thèses des comparants
a) Les requérants
131. Les requérants soutiennent que, si la CA-CC n’a certes pas pour tâche de se prononcer sur l’« innocence », un acquittement est censé signifier que la personne acquittée est innocente car le contraire ne pourrait que signifier qu’un doute raisonnable existe quant à sa culpabilité. Ils estiment que la présomption d’innocence est nécessaire afin i) de protéger la réputation de la personne acquittée de la grave stigmatisation associée à une indication dans un acte officiel qu’elle pourrait être coupable de l’infraction en question, ii) de préserver l’intégrité du système judiciaire et la confiance que le public place en celui-ci, et iii) de veiller à ce que le droit énoncé à l’article 6 § 2 soit concret et effectif. Ils expliquent que, si l’on veut préserver cette présomption, la personne acquittée doit dans le cadre d’une procédure en réparation recevoir un traitement compatible avec son innocence. Ils disent qu’une telle procédure ne peut pas suivre une approche qui dégraderait le sens de l’acquittement en laissant entendre que la personne acquittée n’était pas innocente.
132. Les requérants estiment que la règle voulant que la décision rendue à l’issue de la procédure d’indemnisation ne remette pas en cause l’innocence de la personne intéressée ne signifie pas simplement qu’il est interdit à l’instance décisionnelle d’indiquer que cette personne était coupable à l’aune des normes régissant les infractions pénales. Ils soutiennent que cette interdiction vaut pour les actions civiles en réparation. Or, selon eux, la procédure prévue par l’article 133 doit être plus soucieuse de l’innocence de l’intéressé car elle est intimement liée à la procédure pénale.
133. Les requérants voient une violation de l’article 6 § 2 de la Convention dans le critère énoncé à l’article 133(1ZA) de la loi de 1988 et dans son application à leurs cas. Ils exposent qu’ils étaient tous deux tenus de convaincre le ministre que les faits sur lesquels avait reposé leur acquittement par la CA-CC montraient qu’ils étaient innocents. Ils estiment qu’il faut en conclure que les éléments sur la base desquels leur acquittement a été prononcé ne permettaient pas d’établir leur innocence, ce qui était donc contraire à la présomption, née de l’acquittement, selon laquelle ces faits étaient censés les innocenter. De la même manière, ils disent que le ministre a rejeté chaque demande d’indemnisation en concluant, en substance, que les éléments factuels sur lesquels reposait l’acquittement ne permettaient pas de prouver leur innocence. Ils considèrent que ce rejet est incompatible avec leur acquittement prononcé par la CA-CC sur la base de ces mêmes faits ainsi qu’avec la présomption selon laquelle acquittement vaut innocence. Ils constatent qu’il y avait donc deux décisions officielles portant sur les mêmes faits : l’une par laquelle la CA-CC a prononcé leur acquittement, ce qui était censé signifier selon eux qu’ils étaient innocents, et l’autre par laquelle le ministre a laissé supposer qu’ils n’étaient pas innocents. Ils disent qu’en raison du lien indissociable qui existerait entre la procédure d’indemnisation et leur acquittement, le sens de celui-ci s’en est trouvé dégradé et que leur innocence a été remise en cause. Ils affirment que le raisonnement exposé par la Grande Chambre au paragraphe 133 de l’arrêt Allen le montre encore plus clairement, lorsqu’il dit : « [p]ar ailleurs, et ce point revêt une importance capitale, ni la High Court ni la Cour d’appel n’ont estimé dans leurs décisions que la requérante devait satisfaire au critère énoncé par Lord Steyn, c’est‑à‑dire démontrer son innocence ». Il n’existe selon eux aucune différence tangible entre le critère de Lord Steyn, censuré par la Grande Chambre, et le nouveau critère tiré de l’article 133(1ZA) de la loi de 1988.
134. Les requérants opèrent une distinction entre le critère tiré de la première catégorie et celui tiré de la deuxième catégorie, tels qu’énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt R(Adams) (paragraphe 14 ci-dessus). Ils soutiennent que le second critère exige seulement du ministre qu’il détermine si le fait nouveau compromet les preuves au point qu’absolument aucune condamnation ne pouvait être fondée sur celles-ci, tandis que le critère tiré de la première catégorie exigerait du ministre qu’il se prononce sur l’innocence du demandeur. Ils expliquent que, même si une personne qui satisferait au critère tiré de la deuxième catégorie peut très bien aussi être innocente, le ministre n’est pas tenu de se prononcer sur son innocence. C’est, selon eux, la raison pour laquelle la Cour a pu conclure à la compatibilité de la version précédente de l’article 133 avec l’article 6 § 2 de la Convention.
135. Les requérants ajoutent que ce n’est pas parce qu’elles sont assorties à la fin de réserves précisant que les requérants sont présumés et demeurent innocents des chefs d’accusation qui avaient été retenus contre eux que les décisions de fond en deviennent acceptables pour autant. Ils exposent que, dans l’affaire Hammern c. Norvège (no 30287/96, § 48, 11 février 2003), un critère légal qui imposait au requérant de prouver qu’il n’était pas l’auteur des actes à l’origine des chefs d’accusation a été jugé incompatible avec l’article 6 § 2, alors même qu’« un effort délibéré a[vait] été fait pour éviter tout conflit avec l’article 6 § 2 dans l’interprétation de la disposition légale concernée ». Ils disent que le langage, s’il est essentiel, doit être interprété à l’aune du critère de fond retenu, et que les garanties de l’article 6 § 2 doivent être concrètes et effectives. Ils estiment que de tels impératifs ne seraient pas satisfaits si une décision au fond rendue par le ministre qui serait incompatible avec l’acquittement et la présomption d’innocence censée en découler pouvait être sauvegardée au moyen d’un post-scriptum.
136. S’agissant de l’arrêt Sekanina, les requérants reconnaissent qu’« il peut exister des raisons compréhensibles de faire [une] distinction [entre un acquittement et un abandon de poursuites], dans certaines circonstances ». Or ils soutiennent eux-mêmes qu’ils ont chacun été « acquittés sur le fond ». Ils exposent que lorsque, comme ici, la CA-CC annule une condamnation et qu’il n’y a pas de nouveau procès, l’intéressé est traité à toutes fins utiles comme s’il avait été acquitté. Ils affirment que, dans les présentes affaires, contrairement à ce qui s’était produit dans le cas de Mme Allen, la décision de ne pas ordonner un nouveau procès était motivée non pas par le fait qu’ils avaient déjà purgé leur peine mais plutôt, en réalité, par le fait qu’il n’y avait plus aucune chance réaliste de les condamner. Ils estiment que, dans les cas d’acquittement sur le fond comme ceux-ci, l’article 6 § 2 impose de respecter une norme plus stricte dans les procédures ultérieures, et qu’il est interdit au ministre d’éveiller des soupçons quant à l’innocence de la personne acquittée. Selon eux, en l’espèce, le refus d’indemnisation opposé par le ministre a, en substance, éveillé des soupçons quant à l’innocence de chacun d’eux car il revenait à leurs yeux à conclure que le fondement factuel de l’acquittement – c’est-à-dire les faits nouveaux ou nouvellement révélés sur lesquels les acquittements reposaient – n’avait pas montré qu’ils étaient innocents.
137. Pour finir, les requérants soutiennent que l’obligation faite au ministre d’axer son analyse sur les faits nouveaux ou nouvellement révélés à la base de l’annulation de la condamnation est, en réalité, plus problématique que si la question n’était pas liée aux faits sur lesquels repose la décision de la CA-CC. Ils expliquent que le ministre est tenu de décider si les faits mêmes qui fondent l’annulation de la condamnation montrent ou non que l’intéressé est innocent. Ils en concluent qu’il existe un lien plus étroit entre la décision du ministre et l’annulation de la condamnation, et qu’il y a donc un plus grand risque que la décision altère le constat d’innocence de l’intéressé.
b) Le Gouvernement
138. Le Gouvernement soutient que, dans l’hypothèse où la Cour jugerait l’article 6 § 2 de la Convention applicable à une décision rendue sur la base de l’article 133 de la loi de 1988 ou aux critères découlant de cette disposition, elle devrait alors avoir pour tâche dans ce cadre de s’assurer qu’il n’était permis à aucune autorité publique de laisser supposer qu’un prévenu acquitté aurait dû être condamné pour l’infraction en question à l’aune du critère de preuve en matière pénale (voir, par exemple, Englert, précité, et Bok c. Pays-Bas, no 45482/06, 18 janvier 2011). Il estime qu’aucune autorité publique ne devrait contester, dans le cadre d’une action subséquente, le bien-fondé de l’acquittement ou de l’abandon des poursuites pénales. Il dit que, l’article 6 § 2 étant censé s’appliquer en harmonie avec l’article 3 du Protocole no 7 et les dispositions analogues du PIDCP (Allen, précité, § 128), sa fonction devrait s’arrêter là. Il en conclut que l’article 133 de la loi de 1988 n’est pas incompatible avec l’article 6 § 2 puisque le refus d’indemnisation ne permet nullement de conclure que le demandeur aurait dû être condamné et qu’aucune conclusion de ce type n’a été tirée ou formulée dans l’une ou l’autre des présentes affaires. En fait, selon lui, les refus ne sont même pas assimilables selon lui à « l’expression de soupçons » à l’égard des requérants.
139. Le Gouvernement avance que l’invocation par les requérants de l’arrêt Allen se limite à une seule phrase tirée de celui-ci dans laquelle la Grande Chambre a dit : « [p]ar ailleurs, et ce point revêt une importance capitale, ni la High Court ni la Cour d’appel n’ont estimé dans leurs décisions que la requérante devait satisfaire au critère énoncé par Lord Steyn, c’est‑à‑dire démontrer son innocence » (Allen, précité, § 133). Or il estime que ce constat semble viser les dangers que représenterait un régime qui obligerait un demandeur à démontrer son innocence de manière générale. Il soutient que l’article 133(1ZA) n’impose pas aux demandeurs d’une indemnisation de faire la démonstration de leur innocence et qu’affirmer le contraire reviendrait à dénaturer la disposition légale. Il expose que la preuve de l’innocence ne donne pas en elle-même droit à indemnisation puisque ce qui compte selon lui, c’est l’incidence du fait nouveau ou nouvellement révélé. Il explique que la présomption d’innocence subsiste et que le demandeur doit plutôt établir que c’est le fait nouveau ou nouvellement révélé qui montre qu’il n’a pas commis l’infraction. Il en conclut que la présente espèce se distingue de l’affaire Capeau c. Belgique (no 42914/98, CEDH 2005-I), dans laquelle le requérant était censé établir son innocence de manière plus générale. Il ajoute que la Cour a dit dans la décision rendue en cette affaire qu’une telle exigence, « sans nuance ni réserve, laiss[ait] planer un doute sur l’innocence du requérant » (Capeau, décision précitée, § 25). Or selon lui, l’article 133(1ZA) de la loi de 1988 n’impose pas au demandeur de prouver son innocence « sans nuance ni réserve ».
140. Le Gouvernement soutient en outre que, dans l’affaire Allen, la Cour a confirmé qu’il n’y avait rien d’intrinsèquement répréhensible à ce qu’un État contractant dispose d’un système restreint fondé sur des critères, en retenant une conception étroite de la notion d’« erreur judiciaire » qui limiterait les circonstances dans lesquelles l’indemnité serait due. Il explique que l’existence d’un tel système découlerait implicitement de l’article 14 § 6 du PIDCP, auquel l’article 133 de la loi de 1988 donnerait effet, et de l’article 3 du Protocole no 7 à la Convention. Il dit que, si l’ancienne version de l’article 133 de la loi de 1988 (examinée par la Grande Chambre dans l’arrêt Allen) ne heurtait pas la présomption d’innocence, rien ne permet d’affirmer de façon logique ou cohérente qu’il faille en conclure autrement quant à un constat négatif dressé à l’aune du critère modifié. Il considère que, comme Lord Mance l’aurait souligné dans les cas d’espèce, la deuxième catégorie énoncée dans l’affaire R(Adams) englobe toutes les affaires relevant de la première catégorie (paragraphe 33 ci-dessus). Il ne voit aucune raison logique de dire que l’analyse de la question de savoir si le fait nouveau ou nouvellement révélé montre au-delà de tout doute raisonnable qu’absolument aucune condamnation n’aurait pu être obtenue puisse être différente en principe, aux fins de l’article 6 § 2 de la Convention, de l’analyse de la question de savoir si le fait nouveau ou nouvellement révélé montre au-delà de tout doute raisonnable que le demandeur n’a pas commis l’infraction. Selon lui, si un refus prononcé à l’aune de ce premier critère n’est pas assimilable à une imputation de culpabilité, un refus décidé à l’aune du second ne pourrait pas l’être davantage.
141. Le Gouvernement expose que le bénéfice de l’indemnisation pour « erreur judiciaire » sous l’empire de l’article 133(1ZA) de la loi de 1988 ne repose pas sur la démonstration par l’intéressé de son innocence et que c’est le régime légal interne qui définit les catégories de personnes à admettre à ce bénéfice. Il dit que ce n’est pas parce que les critères légaux sont appliqués et que le demandeur ne satisfait à ces critères restrictifs précis qu’il est lésé dans son droit, qui demeure, d’être présumé innocent de l’infraction en question. Il précise qu’il s’agit simplement d’un régime d’indemnisation restrictif qui vise à fixer un cadre légitime permettant de déterminer qui, parmi le groupe plus large des personnes dont la condamnation a été annulée en appel, devrait pouvoir être indemnisé. Il explique que toutes ces personnes sont présumées innocentes, mais que, pour un État, il a toujours été légitime et conforme à l’article 6 § 2 de restreindre le droit à indemnisation dans de telles circonstances. Il considère qu’il est tout simplement faux de laisser supposer que l’application des critères limitant l’indemnisation connoterait une culpabilité, arguant que, logiquement, si une telle connotation existait, elle serait apparue de manière similaire sous l’empire du régime précédent par la distinction opérée dans l’arrêt R(Adams) entre les affaires de la deuxième catégorie et celles de la troisième catégorie (paragraphe 14 ci‑dessus). Il précise que, dans l’arrêt Allen et les affaires postérieures concernant l’article 133, la Cour a déjà confirmé qu’une telle connotation n’existait pas.
142. Aussi le Gouvernement invite-t-il la Cour à conclure à une non‑violation de l’article 6 § 2 de la Convention au regard des faits des deux affaires dont elle est saisie.
c) Les tiers intervenants
1. JUSTICE
143. Dans les observations qu’elle a produites en sa qualité de tiers intervenant, l’organisation JUSTICE appelle l’attention de la Cour sur l’approche adoptée tant dans les systèmes voisins qu’au sein d’autres États contractants. En Écosse, l’article 133 de la loi de 1988 continuerait de s’appliquer sous sa forme non modifiée. En Irlande, l’article 14 § 6 du PIDCP s’appliquerait mais une « erreur judiciaire » n’exigerait pas la preuve de l’innocence. La situation serait donc similaire à celle prévalant en Écosse (et à celle qui aurait existé dans le reste du Royaume-Uni avant l’introduction de l’article 133(1ZA)).
144. Comme la Cour l’aurait observé dans l’arrêt Allen, dans de nombreux autres États contractants, l’indemnisation serait pour l’essentiel automatique à la suite d’un « verdict de non-culpabilité », de l’annulation d’une condamnation ou de l’abandon des poursuites (Allen, précité, § 76). JUSTICE évoque ensuite quatre États contractants (Autriche, Belgique, Espagne et Norvège) qui auraient auparavant retenu des critères légaux exigeant du demandeur qu’il démontrât son innocence pour être indemnisé, avant de modifier ces critères de manière à supprimer cette exigence. La loi aurait été modifiée en Autriche et en Norvège à la suite des arrêts Sekanina et Rushiti (tous deux précités) ; en Belgique à la suite de l’arrêt Capeau (précité), et en Espagne à la suite des arrêts Puig Panella c. Espagne (no 1483/02, 25 avril 2006) ; Tendam c. Espagne (no 25720/05, 13 juillet 2010), et Vlieeland Boddy et Marcelo Lanni c. Espagne (nos 53465/11 et 9634/12, 16 février 2016).
145. JUSTICE met également en avant les conséquences négatives d’une condamnation injustifiée. Celle-ci pourrait ruiner la vie de la personne visée, laquelle risque ainsi de perdre sa maison, son emploi et ses revenus, et de soumettre ses proches à une immense pression. Le public penserait que cette personne est coupable, ce qui serait un stigmate difficile à faire disparaître. Une personne qui passerait des années en prison alors qu’elle sait qu’elle n’aurait pas dû s’y trouver risquerait de subir ainsi de graves traumatismes psychologiques. Une fois libérée, la personne pourrait rencontrer des difficultés supplémentaires pour se réinsérer dans la société et, sans un soutien adéquat, de nombreuses personnes disculpées auraient du mal à s’adapter à la liberté. L’indemnisation ne serait pas une panacée, mais elle permettrait d’offrir une reconnaissance du dommage causé, et aussi de l’argent pour fonder un foyer et accéder à un traitement et à un soutien spécialisés.
2. La NIHRC
146. La NIHRC évoque l’application du régime de l’article 133 en Irlande du Nord, où le paiement d’une indemnité pour erreur judiciaire serait une question « transférée », c’est-à-dire une question qui relèverait de la compétence de l’Assemblée d’Irlande du Nord, et où les demandes d’indemnisation seraient traitées par le ministère de la Justice nord-irlandais. Il existerait toutefois une exception pour les affaires dans lesquelles sont en jeu des « informations protégées », c’est-à-dire des informations dont la divulgation serait contraire à l’intérêt de la sécurité nationale. Ces affaires resteraient du ressort du ministre pour l’Irlande du Nord.
147. Comme en Angleterre et au Pays de Galles, la définition de l’« erreur judiciaire » donnée par la Cour suprême dans l’arrêt R(Adams) (paragraphe 14 ci-dessus) s’appliquerait à toutes les demandes d’indemnisation faites en Irlande du Nord avant la modification en 2014 de la loi de 1988. Toutefois, l’article 133(1ZA) modifié ne s’appliquerait qu’aux demandes tranchées en Angleterre et au Pays de Galles et aux demandes tranchées par le ministre pour l’Irlande du Nord (Secretary of State for Northern Ireland). Le critère prévu par l’ancien article 133 de la loi de 1988 et la définition de l’« erreur judiciaire » telle que dégagée par la Cour suprême dans l’arrêt R(Adams) (voir paragraphe 14 ci-dessus) – continuerait donc à s’appliquer aux demandes tranchées par le ministère de la Justice nord‑irlandais.
148. La NIHRC dit que, lorsque des « informations protégées » sont en jeu, la personne dont la condamnation a été annulée par la CA-CC a très bien pu être exclue de la procédure à l’issue de laquelle il a été jugé que sa condamnation ne reposait pas sur des bases solides. Il serait donc pratiquement impossible à cette personne de se pencher sur la nature ou sur l’existence des faits nouveaux ou nouvellement révélés, et donc de démontrer qu’elle peut prétendre à une indemnisation.
149. Enfin, la NIHRC fait remarquer que, dans l’étude d’impact qu’il avait faite à l’occasion de l’adoption de la loi de 2014, le ministère de la Justice a clairement indiqué que la nouvelle définition, plus étroite, de « l’erreur judiciaire » avait pour objectif d’alléger la charge que représentait le régime d’indemnisation pour le contribuable en réduisant le nombre des contestations judiciaires inutiles et coûteuses faites contre les décisions des pouvoirs publics. Cette étude d’impact aurait estimé à environ 100 000 livres sterling (GBP) par an les coûts ainsi économisés.
2. Appréciation de la Cour
a) L’énoncé des principes généraux dans l’arrêt Allen
150. Dans l’arrêt Allen, la Grande Chambre a exposé ainsi l’approche adoptée dans les affaires antérieures comparables :
« 120. Dans Minelli (arrêt précité), une affaire ancienne qui portait sur une décision de justice par laquelle le requérant s’était vu ordonner de rembourser une partie des frais de procédure après la clôture des poursuites, la Cour a énoncé comme suit le principe applicable :
« 37. Aux yeux de la Cour, la présomption d’innocence se trouve méconnue si, sans établissement légal préalable de la culpabilité d’un prévenu et, notamment, sans que ce dernier ait eu l’occasion d’exercer les droits de la défense, une décision judiciaire le concernant reflète le sentiment qu’il est coupable. Il peut en aller ainsi même en l’absence de constat formel ; il suffit d’une motivation donnant à penser que le juge considère l’intéressé comme coupable. (...) »
121. Dans les premières affaires qu’elle a eu à traiter concernant des demandes formées par d’anciens accusés en vue d’obtenir une indemnité ou le remboursement des frais de leur défense, la Cour s’est appuyée sur le principe posé dans Minelli, expliquant qu’une décision refusant à un « accusé », après l’arrêt des poursuites, le remboursement de ses frais et dépens nécessaires ou une réparation pour détention provisoire pouvait soulever un problème sous l’angle de l’article 6 § 2 si des motifs indissociables du dispositif équivalaient en substance à un constat de culpabilité sans établissement légal préalable de celle-ci et, notamment, sans que l’intéressé ait eu l’occasion d’exercer les droits de la défense (Englert, précité, § 37, Nölkenbockhoff, précité, § 37, et Lutz, précité, § 60). Dans ces trois affaires, des poursuites antérieures avaient abouti à une décision de clôture mais non d’acquittement. En concluant à la non-violation de l’article 6 § 2, la Cour a expliqué que les juridictions nationales avaient décrit un « état de suspicion » et que leurs décisions ne contenaient aucun constat de culpabilité.
122. Dans l’affaire Sekanina, examinée ultérieurement, la Cour a établi une distinction entre les cas où il y a eu abandon des poursuites et ceux où un jugement d’acquittement définitif a été rendu, précisant que l’expression de soupçons sur l’innocence d’un accusé se concevait tant que la clôture des poursuites pénales n’emportait pas décision sur le bien-fondé de l’accusation, mais que l’on ne pouvait s’appuyer à bon droit sur de tels soupçons après un acquittement devenu définitif (Sekanina, précité, § 30). Il apparaît ainsi que le principe qui se dégage de Sekanina tend à limiter le principe établi dans Minelli aux affaires où il y a eu abandon des poursuites. La jurisprudence montre que dans les affaires de ce type le principe issu de Minelli est invariablement cité comme étant le principe général applicable (Leutscher, précité, § 29, Mulaj et Sallahi, décision précitée, Baars, précité, §§ 26-27, Capeau, précité, § 22, A.L. c. Allemagne, précité, § 31, Panteleyenko, précité, § 67, et Grabtchouk, précité, § 42). La distinction, établie dans Sekanina, entre les cas de clôture des poursuites et les cas d’acquittement a été appliquée à la plupart des affaires postérieures concernant des jugements d’acquittement (voir, par exemple, Rushiti, précité, § 31, Lamanna c. Autriche, no 28923/95, § 38, 10 juillet 2001, Weixelbraun, précité, § 25, O. c. Norvège, précité, § 39, Hammern, précité, § 47, Yassar Hussain, précité, §§ 19 et 23, Tendam, précité, §§ 36-41, Ashendon et Jones, précité, §§ 42 et 49, et Lorenzetti, précité, §§ 44-47 ; voir, cependant, les arrêts Del Latte et Bok, précités).
123. Dans des affaires relatives à des actions civiles en réparation engagées par des victimes, indépendamment du point de savoir si les poursuites avaient débouché sur une décision de clôture ou une décision d’acquittement, la Cour a souligné que si l’acquittement prononcé au pénal devait être respecté dans le cadre de la procédure en réparation, cela ne mettait pas obstacle à l’établissement, sur la base de critères de preuve moins stricts, d’une responsabilité civile emportant obligation de verser une indemnité à raison des mêmes faits. Elle a ajouté toutefois que si la décision interne sur l’action civile devait renfermer une déclaration imputant une responsabilité pénale à la partie défenderesse, cela poserait une question sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention (Ringvold, précité, § 38, Y c. Norvège, précité, §§ 41-42, Orr, précité, §§ 49 et 51, et Diacenco, précité, §§ 59-60). Cette approche a également été suivie dans des affaires concernant des actions civiles engagées par des personnes acquittées contre des compagnies d’assurances (décisions Lundkvist et Reeves, précitées).
124. Dans des affaires portant sur des procédures disciplinaires, la Cour a admis qu’il n’y avait pas automatiquement violation de l’article 6 § 2 lorsqu’un requérant était déclaré coupable d’une infraction disciplinaire à raison de faits identiques à ceux visés dans une accusation pénale antérieure n’ayant pas abouti à une condamnation. Elle a souligné que les organes disciplinaires avaient le pouvoir et la capacité d’établir de manière indépendante les faits des causes portées devant eux et que les éléments constitutifs des infractions pénales et ceux des infractions disciplinaires n’étaient pas identiques (Vanjak, précité, §§ 69-72, et Šikić, précité, §§ 54‑56).
125. L’examen ci-dessus de la jurisprudence de la Cour concernant l’article 6 § 2 fait apparaître qu’il n’existe pas une manière unique de déterminer les circonstances dans lesquelles il y a violation de cette disposition dans le contexte d’une procédure postérieure à la clôture d’une procédure pénale. Comme le montre la jurisprudence de la Cour, les choses dépendent largement de la nature et du contexte de la procédure dans le cadre de laquelle la décision litigieuse a été adoptée.
126. Dans tous les cas, et indépendamment de l’approche adoptée, les termes employés par l’autorité qui statue revêtent une importance cruciale lorsqu’il s’agit d’apprécier la compatibilité avec l’article 6 § 2 de la décision et du raisonnement suivi (voir, par exemple, Y c. Norvège, précité, §§ 43‑46, O. c. Norvège, précité, §§ 39-40, Hammern, précité, §§ 47-48, Baars, précité, §§ 29-31, Reeves, décision précitée, Panteleyenko, précité, § 70, Grabtchouk, précité, § 45, et Konstas c. Grèce, no 53466/07, § 34, 24 mai 2011). Ainsi, dans une affaire où la juridiction nationale avait déclaré qu’il était « clairement probable » que le requérant avait « commis les infractions (...) dont il [avait] été accusé », la Cour a considéré que la juridiction en question avait outrepassé le cadre civil et ainsi jeté un doute sur le bien-fondé de l’acquittement (Y c. Norvège, précité, § 46 ; voir aussi Orr, précité, § 51, et Diacenco, précité, § 64). De même, dans une affaire où la juridiction nationale avait estimé que le dossier pénal contenait suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’une infraction pénale avait été commise, la Cour a jugé que les termes utilisés avaient méconnu la présomption d’innocence (Panteleyenko, précité, § 70). Il est également des affaires où la Cour a expressément indiqué dans son arrêt que les soupçons de culpabilité n’avaient pas été dissipés et conclu à la violation de l’article 6 § 2 (voir, par exemple, Sekanina, précité, §§ 29-30, et Rushiti, précité, §§ 30-31). Cela étant, lorsque l’on tient compte de la nature et du contexte de la procédure en question, même l’usage de termes malencontreux peut ne pas être déterminant (paragraphe 125 ci-dessus). La jurisprudence de la Cour fournit quelques exemples d’affaires où il a été conclu à la non-violation de l’article 6 § 2 alors même que les formules employées par les autorités et les juridictions nationales étaient critiquées par la Cour (Reeves, décision précitée, et A.L. c. Allemagne, précité, §§ 38‑39). »
b) Application de ces principes généraux postérieurement à l’affaire Allen
151. La Cour a, pour l’essentiel, suivi l’approche exposée dans l’arrêt Allen lui-même dans les trois différents volets de sa jurisprudence qui concernent le second aspect examiné aux paragraphes 120 à 124 de cet arrêt : 1) les affaires traitant de questions de dépens et de demandes d’indemnisation formées par d’anciens accusés, dans le cadre desquelles une distinction a été établie entre a) les procédures consécutives à un acquittement et b) celles consécutives à un abandon des poursuites (Allen, §§ 120 et 122) ; 2) les affaires traitant d’actions civiles en réparation formées par des victimes (ibidem, § 123) ; et 3) les affaires traitant de procédures disciplinaires (ibidem, § 124).
152. Lorsque la Cour a examiné le raisonnement suivi dans des procédures disciplinaires qui s’étaient soldées par le licenciement de salariés qui avaient bénéficié d’un acquittement des chefs d’accusation nés des mêmes faits ou d’un abandon des poursuites pénales, le critère déterminant était toujours pour elle l’approche exposée dans l’arrêt Allen (précité, § 124), qui consiste à rechercher si le raisonnement litigieux s’analyse en une imputation de culpabilité (Istrate c. Roumanie, no 44546/13, 13 avril 2021, concernant un abandon de poursuites, et Güç c. Turquie, no 15374/11, 23 janvier 2018, ainsi que Alkaşı c. Turquie, no 21107/07, 18 octobre 2016, concernant des acquittements).
153. De même, dans les affaires d’actions civiles en réparation formées par des victimes, la position de la Cour est toujours la suivante : indépendamment du point de savoir si les poursuites ont débouché sur une décision de clôture ou une décision d’acquittement, si l’acquittement prononcé au pénal doit être respecté dans le cadre de la procédure en réparation, cela ne met pas obstacle à l’établissement, sur la base de critères de preuve moins stricts, d’une responsabilité civile emportant obligation de verser une indemnité à raison des mêmes faits, à condition que la décision interne d’indemnisation ne contienne aucune déclaration imputant une responsabilité pénale à la partie défenderesse. Dans les affaires de ce type, les requérants tirent généralement grief de formulations spécifiques dans une décision qui laissent planer le doute sur leur innocence. Si les griefs exposés par les requérants en l’espèce ne sont pas tout à fait comparables, la jurisprudence suivante mérite néanmoins d’être soulignée.
i) Dans les affaires précitées Pasquini (no 2) et Farzaliyev, la Cour a examiné des obligations civiles d’indemniser qui avaient été imposées postérieurement à la clôture de procès pénaux par l’effet de la prescription. Dans les deux affaires, elle a estimé le raisonnement litigieux incompatible avec l’article 6 § 2 de la Convention. Dans l’affaire Pasquini (no 2), c’est au motif que le tribunal compétent avait jugé établi sans équivoque que les actions du requérant étaient constitutives des faits délictueux dont il avait été accusé et qu’il avait mené ces actions avec une volonté délibérée, tandis que dans l’affaire Farzaliyev, c’est au motif que le raisonnement reflétait le sentiment qu’une infraction pénale avait été commise et que le requérant en était coupable.
ii) En revanche, dans l’affaire Fleischner (précitée), où la Cour a examiné une obligation civile d’indemniser qui avait été imposée postérieurement à l’abandon de poursuites pénales, aucune violation de l’article 6 § 2 de la Convention n’a été constatée, les termes employés par les tribunaux internes ne pouvant raisonnablement être interprétés comme imputant une responsabilité pénale au requérant. Si, sur certains points, les conditions de mise en jeu de la responsabilité civile recoupaient celles de la responsabilité pénale, les tribunaux civils avaient dû statuer sur la demande d’indemnisation sur la base du droit de la responsabilité civile et sous l’empire d’un régime juridique différent de celui qui régissait la procédure pénale.
iii) Dans les arrêts N.A. c. Norvège, Ilias Papageorgiou (précités), Marinoni c. Italie, no 27801/12, 18 novembre 2021, et Benghezal c. France (no 48045/15, 24 mars 2022), la Cour a examiné des obligations civiles d’indemnisation des victimes qui avaient été imposées à la suite d’acquittements prononcés pour les chefs d’accusation découlant des mêmes faits. Dans ces affaires, elle a jugé que le raisonnement portant sur l’indemnisation n’impliquait pas l’imputation d’une culpabilité et qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 6 § 2. à l’inverse, dans l’affaire Cleve c. Allemagne (no 48144/09, 15 janvier 2015), elle a conclu que le raisonnement tenu par le tribunal régional revenait à constater que le requérant était coupable des infractions qui lui avaient été reprochées.
154. Il est également intéressant de noter que la clôture d’une procédure par l’effet d’un acquittement n’a pas été considérée comme faisant obstacle en elle-même à la confiscation de fonds qui avaient une origine illicite du fait d’infractions imputées non pas à la personne acquittée, mais à un tiers (Balsamo c. Saint-Marin, nos 20319/17 et 21414/17, 8 octobre 2019), ni à la condamnation à payer des amendes administratives (voir l’arrêt Kapetanios, précité, où une violation a cependant été constatée au regard des faits de la cause, les juridictions administratives ayant, pour justifier le rejet du recours qu’avaient formé les requérants contre les amendes, dit que ceux-ci avaient commis les infractions dont ils avaient été acquittés auparavant).
155. Pour en revenir, à présent, aux affaires postérieures à Allen traitant de questions de dépens et de demandes d’indemnisation formées par d’anciens accusés à la suite de l’abandon de poursuites pénales (affaires qui relèvent de la seconde branche du premier volet évoqué ci-dessus), la Cour, conformément à la jurisprudence Minelli, Englert et Nölkenbockhoff (arrêts tous précités), attache une importance déterminante à la question de savoir si la décision litigieuse statuant sur la demande renfermait une imputation de culpabilité (voir l’arrêt Rigolio c. Italie, no 20148/09, 9 mars 2014, où le requérant avait bénéficié d’un non-lieu par l’effet de la prescription et où, dans le cadre de la procédure civile d’indemnisation engagée contre lui par la victime (dans cette affaire, la commune de Besozzo), il avait été condamné à supporter les frais de justice pour des motifs qui, pris dans leur contexte, ne laissaient pas supposer qu’il avait réellement commis l’infraction).
156. Cependant, les affaires traitant de questions de dépens et de demandes d’indemnisation formées par d’anciens accusés à la suite de leur acquittement (affaires qui relèvent de la première branche du premier volet) sont un peu plus problématiques. La présente affaire donne à la Cour l’occasion de revenir sur cette jurisprudence.
c) L’approche à retenir lorsqu’entre en jeu le second aspect de l’article 6 § 2
157. Dans l’affaire Sekanina (précitée), qui concernait une demande d’indemnisation et de dépens présentée par un ancien accusé à la suite d’un acquittement (affaire qui relevait de la première branche du premier volet), la Cour a jugé que l’expression de soupçons sur l’innocence d’un accusé se conçoit tant que la clôture des poursuites pénales n’emporte pas décision sur le bien-fondé de l’accusation, mais qu’on ne saurait s’appuyer à bon droit sur de tels soupçons après un acquittement devenu définitif (Sekanina, précité, § 30). Cependant, en l’espèce, la Grande Chambre estime nécessaire de réexaminer s’il y a toujours lieu de maintenir cette distinction – et d’octroyer ainsi sous l’angle du second aspect de l’article 6 § 2 de la Convention aux personnes acquittées un niveau de protection plus élevé que celui dont bénéficient les personnes pour lesquelles les poursuites pénales ont été abandonnées.
158. Si, à première vue, un abandon des poursuites ne semble pas avoir le même effet exonératoire qu’un acquittement, à y regarder de plus près, la réalité est bien plus nuancée et moins tranchée. Il arrive que des poursuites pénales soient abandonnées parce qu’il n’y a tout simplement pas assez de preuves pour engager des poursuites (voir, par exemple, l’arrêt McCann et Healy, précité). Par ailleurs, même s’il y a assez de preuves pour inculper (voire peut‑être pour condamner) l’intéressé, celui-ci peut bénéficier d’un abandon des poursuites ou d’un acquittement pour vice de forme (voir, par exemple, l’arrêt G.I.E.M. SRL et autres, précité). Aucune bonne raison n’apparaît justifier que les personnes relevant du second cas se trouvent dans une situation plus favorable pour la simple raison que leur procès se serait soldé par un acquittement.
159. En outre, l’incidence d’un abandon des poursuites peut varier d’une affaire à l’autre ainsi que d’un système de droit à l’autre. Dans l’affaire Lähteenmäki c. Estonie (no 53172/10, § 49, 21 juin 2016), la Cour a tenu compte du contexte particulier de l’article 202 du code de procédure pénale estonien régissant l’abandon des poursuites, lequel devait être prononcé lorsque la part de culpabilité de l’accusé dans l’infraction était négligeable. Si l’abandon au sens de cette disposition ne valait ni condamnation ni acquittement, elle a constaté qu’il produisait néanmoins un certain effet à charge. De même, à Saint-Marin, l’arrêt des poursuites par l’effet de la prescription ne peut être prononcé si le juge est convaincu que l’accusé n’a pas commis l’infraction (Pasquini (no 2), précité, § 24). De plus, tant en Roumanie qu’en Estonie, le consentement de l’accusé (et donc sa renonciation à un examen au fond) est nécessaire (Caraian c. Roumanie, no 34456/07, §§ 42 et 76, 23 juin 2015, et Lähteenmäki, précité, §§ 19 et 47‑48). Par ailleurs, dans certains pays comme le Royaume-Uni, le parquet peut abandonner les poursuites s’il n’y a pas assez de preuves pour les faire aboutir (paragraphe 34 ci-dessus). Dans de tels cas, l’accusé n’aura pas la possibilité d’être acquitté puisque les éléments à charge sont trop faibles pour qu’un tribunal soit saisi, or le principe énoncé dans l’arrêt Sekanina (précité, § 30) laisserait supposer que s’il devait former une demande d’indemnisation contre l’État, la présomption d’innocence s’appliquerait avec moins de force qu’elle ne le ferait s’il y avait eu suffisamment de preuves pour qu’il puisse passer en jugement, mais avec un acquittement à l’issue du procès.
160. Il faut noter que, dans l’affaire Allen (qui, à l’instar de l’affaire Sekanina, concernait elle aussi une demande d’indemnisation formée contre l’État par une personne anciennement accusée), la Grande Chambre n’a pas jugé bon de maintenir la distinction claire entre l’abandon de poursuites et l’acquittement telle qu’elle avait été établie dans l’arrêt Sekanina. À cet égard, elle s’est appuyée sur les considérations suivantes :
« 127. Pour bien cerner le contexte général de la présente affaire, il faut tenir compte du fait que la condamnation de la requérante a été annulée par la CA-CC au motif qu’elle « ne repos[ait] pas sur des bases solides », la haute juridiction ayant estimé que les éléments nouveaux, s’ils avaient été connus lors du procès, auraient pu influer sur la décision du jury (paragraphe 20 ci‑dessus). La CA-CC n’a pas apprécié elle-même l’ensemble des preuves, à la lumière des éléments nouveaux, aux fins de déterminer si la culpabilité était établie au-delà de tout doute raisonnable. Elle a résolu de ne pas ordonner le réexamen de l’affaire, car la requérante avait déjà purgé sa peine d’emprisonnement au moment de l’annulation de sa condamnation (paragraphes 21, 26 et 34 ci-dessus). En application de l’article 2 § 3 de la loi de 1968 sur les appels en matière pénale, l’annulation en question a débouché sur l’enregistrement d’une sentence d’acquittement (paragraphe 45 ci-dessus). Cependant, aux yeux de la Cour, l’acquittement de la requérante n’était pas à proprement parler un acquittement « sur le fond » (voir également, à titre de comparaison, les affaires Sekanina et Rushiti (arrêts précités), dans lesquelles l’acquittement reposait sur le principe voulant que tout doute raisonnable doit profiter à l’accusé). En ce sens, bien qu’il s’agisse formellement d’un acquittement, on peut considérer que l’issue qu’a connue la procédure pénale dirigée contre la requérante en l’espèce rapproche celle-ci des affaires où il y a eu abandon des poursuites (voir, par exemple, Englert, Nölkenbockhoff et Lutz, tous précités, Mulaj et Sallahi, décision précitée, Roatis c. Autriche (déc.), no 61903/00, 27 juin 2002, et Fellner c. Autriche (déc.), no 64077/00, 10 octobre 2002). »
161. Ayant jugé que l’acquittement de la requérante dans l’affaire Allen présentait davantage des caractéristiques que l’on trouve dans les affaires d’abandon de poursuites pénales, la Grande Chambre a conclu à une non‑violation de l’article 6 § 2 de la Convention dans son second aspect au motif que les termes employés par les juridictions nationales, considérés dans le cadre de l’exercice auquel elles avaient été appelées à se livrer en vertu du droit interne, ne pouvaient passer pour avoir remis en cause l’acquittement de la requérante ou constitué un traitement incompatible avec son innocence (Allen, précité, § 134). Autrement dit, en s’appuyant en substance sur les critères applicables à un abandon des poursuites, tels que dégagés dans l’arrêt Minelli puis repris dans la jurisprudence Englert, Nölkenbockhoff et Lutz (cette dernière affaire ayant été expressément évoquée dans le passage clé du paragraphe 127 de l’arrêt Allen), la Cour a estimé que le raisonnement contesté ne reflétait pas le sentiment que la requérante était coupable des infractions pénales pour lesquelles sa condamnation avait été annulée. Même s’il n’a pas marqué un revirement exprès de la jurisprudence existante, l’arrêt Allen n’en a pas moins apporté une nuance importante quant au type de circonstances dans lesquelles la Cour serait disposée à accorder le niveau de protection accru de la présomption d’innocence auquel une personne acquittée peut prétendre au titre du second aspect de l’article 6 § 2 de la Convention. En conformité avec l’approche susmentionnée, trois requêtes comparables dirigées contre le Royaume-Uni ont été déclarées irrecevables (K.F. c. Royaume-Uni, Adams, et A.L.F. c. Royaume-Uni, décisions toutes précitées et résumées aux paragraphes 17-20 ci-dessus).
162. En réalité, de nombreuses affaires risquent de se retrouver dans cette zone grise. Comme l’a souligné Lord Mance (paragraphe 34 ci-dessus),
« Mais qu’en serait-il alors si un juge ou un tribunal au pénal venait (comme cela peut arriver) à acquitter un accusé au motif que le dossier de l’accusation ne tient pas à l’aune de la norme pénale requise et/ou que l’accusé a droit au bénéfice du doute ? Pourquoi une telle issue en première instance devrait-elle être traitée différemment de l’issue de l’appel formé devant la CA-CC dans l’affaire Allen ? De plus, si les deux situations sont analogues, alors l’applicabilité potentielle de l’arrêt Sekanina doit, à la lumière de l’arrêt Allen, être comprise comme étant d’une portée très limitée. »
163. En outre, si l’existence d’une distinction entre un abandon des poursuites et un acquittement définitif sur le fond a été constatée dans des affaires traitant de questions de dépens et de demandes d’indemnisation formées par d’anciens accusés (affaires qui relèvent du premier volet de la jurisprudence de la Cour – voir paragraphe 151 ci-dessus), aucune distinction de la sorte n’a été retenue dans les affaires traitant d’actions civiles en réparation formées par les victimes et les affaires traitant de procédures disciplinaires (affaires qui relèvent des deuxième ou troisième volets – voir paragraphe 151 ci-dessus) ni dans aucune autre affaire traitée sous l’angle de ce second aspect qui ne relèverait nettement d’aucun des trois volets susmentionnés (paragraphes 105 et 107 ci-dessus). En effet, s’agissant des affaires traitant de demandes d’indemnisation formées par les victimes (deuxième volet), comme la Cour l’a expressément dit, que la procédure pénale se soit soldée par un abandon des poursuites ou par un acquittement, l’exonération de la responsabilité pénale ne doit pas faire obstacle à l’établissement, sur la base d’exigences de preuve moins strictes, d’une responsabilité civile emportant l’obligation d’indemniser la victime à raison des mêmes faits. S’il en allait autrement, l’article 6 § 2 donnerait pour effet indésirable à l’acquittement au pénal de priver la victime de la possibilité de réclamer réparation sur le fondement du droit de la responsabilité civile, ce qui constituerait une limitation arbitraire et disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Fleischner, précité, § 61). Là encore, une personne qui serait déclarée innocente d’une infraction pénale mais dont la responsabilité pourrait être engagée à l’aune des critères de preuve applicables au civil bénéficierait de l’avantage injustifié d’échapper à toute responsabilité pour ses actes (N.A. c. Norvège, précité, § 40). Des considérations similaires valent pour les affaires traitant de procédures disciplinaires (troisième volet ; voir, par exemple, les affaires mentionnées au paragraphe 152 ci-dessus).
164. La Cour n’est pas convaincue qu’il faille maintenir la protection de la présomption d’innocence à un niveau plus élevé pour les affaires traitant de questions de dépens et de demandes d’indemnisation formées par d’anciens accusés à la suite d’un acquittement (affaires relevant de la première branche du premier volet) que pour les affaires n’entrant pas dans cette catégorie étroite. En principe, les affaires traitant de questions de dépens et de demandes d’indemnisation formées par d’anciens accusés à la suite d’un acquittement (affaires relevant de la première branche du premier volet) concernent des faits dommageables engageant la responsabilité de l’État, tandis que les autres volets concernent des obligations de la personne acquittée vis-à-vis des autres membres de la société, qu’il s’agisse d’une personne physique ou morale ou des autorités. À cet égard, il convient de souligner que l’article 6 § 2 ne garantit pas à l’accusé un droit à réparation pour une détention provisoire régulière ou un droit au remboursement de ses frais lorsque les poursuites sont par la suite abandonnées ou aboutissent à un acquittement. De même, cette disposition ne garantit pas à une personne acquittée d’une infraction pénale un droit à réparation pour une erreur judiciaire, quelle qu’elle soit (Allen, précité, § 82).
165. D’un point de vue juridique, il n’est donc guère justifiable de s’appuyer sur la distinction entre acquittement et abandon des poursuites dans une catégorie d’affaires mais pas dans d’autres. D’importants motifs d’opportunité s’opposent à l’évidence à ce qu’un acquittement fasse obstacle, par exemple, à l’octroi de dommages-intérêts à une victime ou à la protection d’un enfant à risque. Cela étant, aucune raison juridique évidente n’appelle l’octroi d’une protection renforcée dans un petit sous-ensemble des affaires relevant du second aspect. Un tel renforcement pourrait même produire des résultats incongrus sous la forme de procédures qui seraient engagées postérieurement à l’acquittement d’une part par la victime demandant réparation au civil à la personne acquittée, et d’autre part par cette dernière assignant l’État en réparation du préjudice qui aurait résulté pour elle des poursuites ou pour se faire rembourser les frais que lui auraient occasionnés l’enquête ou la défense.
166. La Cour reconnaît que l’effet exonératoire d’un acquittement trouve son reflet dans la Convention elle-même. Si un acquittement définitif signifie que l’accusé ne peut pas être inculpé, jugé et condamné à nouveau pour la même infraction (article 4 du Protocole no 7 ; pour plus de détails sur le sens du mot « définitif », voir les paragraphes 22 et 29 du rapport explicatif), l’abandon de poursuites ne fait pas nécessairement obstacle à la réouverture de la procédure (Capeau, précité, § 25 ; voir aussi l’arrêt McCann et Healy, précité, § 110). En outre, il apparaît qu’un certain nombre d’États contractants ont modifié leurs régimes d’indemnisation de manière à se mettre en conformité avec la jurisprudence Sekanina (paragraphe 79 ci-dessus). Cependant, à la lumière des considérations exposées dans les paragraphes précédents, la Cour n’est plus convaincue que les décisions par lesquelles les autorités compétentes statuent sur une demande d’indemnisation ou de remboursement des frais de la défense d’un ancien accusé à la suite de son acquittement présentent des caractéristiques distinctives telles qu’elles justifient d’octroyer à la présomption d’innocence, garantie par l’article 6 § 2 de la Convention, un niveau de protection plus élevé que celui qui s’applique à un accusé à l’égard duquel les poursuites pénales ont été abandonnées.
167. La Cour n’estime donc plus nécessaire ni souhaitable de maintenir cette distinction.
168. En conséquence, désormais, quelle que soit la nature de la procédure ultérieure liée, et que le procès pénal se soit soldé par un acquittement ou par un abandon des poursuites, les décisions et raisonnements exposés par les autorités internes – juridictionnelles ou autres – dans cette procédure ultérieure liée, considérés comme un tout et à l’aune de l’exercice auquel le droit interne avait appelé celles-ci à se livrer, emporteront violation de l’article 6 § 2 de la Convention dans son second aspect s’ils reviennent à imputer une responsabilité pénale au requérant. Imputer une responsabilité pénale à une personne, c’est refléter le sentiment que celle-ci est coupable au regard de la norme régissant l’établissement de la culpabilité pénale (voir, mutatis mutandis, Minelli, précité, § 37, et Bikas, précité, § 44), ce qui laisse supposer que l’issue de la procédure pénale aurait dû être différente.
169. Cette approche se justifie par le fait que, au niveau national, les juges peuvent être saisis, hors du cadre pénal, d’affaires nées des mêmes faits que ceux sur lesquels reposait un chef d’accusation antérieur qui n’a pas abouti à une condamnation. La protection offerte par l’article 6 § 2 dans son second aspect ne doit pas être interprétée d’une manière qui empêcherait les juridictions nationales, au cours d’une procédure ultérieure – dans le cadre de laquelle elles exerceraient une fonction autre que celle du juge pénal, conformément aux dispositions pertinentes du droit interne –, de se pencher sur les mêmes faits qui ont été tranchés lors de la procédure pénale antérieure – à condition qu’elles le fassent sans imputer une quelconque responsabilité pénale à l’intéressé. Une personne qui a bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites restera soumise à l’application ordinaire des règles de droit interne régissant l’administration de la preuve et les critères de preuve hors du cadre du procès pénal.
d) Application de ces principes aux cas d’espèce
170. En l’espèce, les requérants soutiennent que le critère énoncé à l’article 133(1ZA) de la loi de 1988 est incompatible en lui-même avec l’article 6 § 2 de la Convention. Ils ne trouvent rien à redire au langage employé par le ministre ou par les tribunaux internes, et ils ne signalent non plus aucun mot particulier dans les décisions internes qui aurait posé problème sous l’angle du second aspect de l’article 6 § 2. L’objet de leur grief est donc l’exercice auquel, sous l’empire du droit interne, le ministre était tenu de se livrer, à savoir celui de déterminer, dans le cadre d’une procédure civile et administrative confidentielle, si les requérants pouvaient ou non prétendre à une indemnité pour une erreur judiciaire en recherchant pour cela si le fait nouveau ou nouvellement révélé à l’origine de l’annulation de leur condamnation montrait au-delà de tout doute raisonnable qu’ils n’avaient pas commis les infractions en cause.
171. Par contraste avec son premier aspect, sous l’angle duquel elle tient lieu de garantie procédurale, la présomption d’innocence considérée en son second aspect a pour rôle d’empêcher que des personnes qui ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traitées par des agents ou autorités publics comme si elles étaient en fait coupables de l’infraction qui leur avait été imputée (paragraphe 108 ci-dessus ; voir aussi Allen, précité, § 94). Dès lors, dans une affaire comme la présente, il n’y aura violation de l’article 6 § 2 de la Convention que si le refus d’indemnisation fondé sur le critère susmentionné imputait en lui-même une responsabilité pénale aux requérants.
172. Avant d’aborder cette question, il importe de rappeler que l’article 6 § 2 de la Convention ne garantit aucun droit à réparation pour une erreur judiciaire aux personnes dont la condamnation pénale a été annulée (Allen, précité, § 82, avec la jurisprudence y citée ; voir également le paragraphe 164 ci-dessus). L’article 3 du Protocole no 7 à la Convention prévoit un droit d’indemnisation si certaines conditions sont satisfaites mais, comme le rapport explicatif du Protocole no 7 le précise, il n’est pas censé accorder un tel droit lorsque ces conditions ne sont pas remplies (paragraphes 90 et 93 ci-dessus). De toute manière, le Royaume-Uni n’a pas signé le Protocole no 7 et n’y a pas non plus adhéré (paragraphe 91 ci-dessus). Si l’article 3 du Protocole no 7 ne constitue pas une forme de lex specialis excluant l’application de l’article 6 § 2 de la Convention aux demandes d’indemnisation pour erreur judiciaire (Allen, précité, § 105), il va sans dire que cette dernière disposition ne peut être interprétée d’une manière qui créerait un tel droit à indemnisation opposable à des États contractants qui, comme le Royaume-Uni, n’auraient pas ratifié le Protocole no 7. En outre, dans une affaire qui relève de l’article 6 § 2 de la Convention, il n’appartient pas à la Cour de définir « l’erreur judiciaire » quand l’article 3 du Protocole no 7 ne le fait pas. Comme le précise le rapport explicatif du Protocole no 7 (voir paragraphe 93 ci-dessus), dans les cas où les conditions préalables posées dans cette disposition sont remplies, l’indemnité est versée « conformément à la loi ou à l’usage en vigueur dans l’État concerné ». L’État défendeur est donc libre de choisir la manière de définir l’« erreur judiciaire » à cette fin, et de fixer ainsi un cadre légitime permettant de déterminer les personnes qui, parmi celles dont la condamnation a été annulée en appel, devraient pouvoir prétendre à une indemnisation (paragraphe 141 ci-dessus), pourvu que ce cadre ne soit pas fixé de telle sorte que le refus d’indemnisation imputerait en lui-même une culpabilité pénale au demandeur débouté.
173. Dans l’arrêt Allen précité (§ 78), la Cour était appelée à examiner non pas le critère prévu par la loi, mais uniquement le raisonnement exposé par les juridictions et les autorités internes. Elle a néanmoins noté un « point revêt[ant] une importance capitale[ :] ni la High Court ni la Cour d’appel n’[avaie]nt estimé dans leurs décisions que la requérante devait satisfaire au critère énoncé par Lord Steyn, c’est-à-dire démontrer son innocence ».
174. Dans l’affaire R(Adams), la Cour suprême a précisé la définition de l’« erreur judiciaire », sa majorité estimant que celle-ci incluait non seulement les cas dans lesquels les éléments nouveaux montraient clairement que l’intéressé était innocent de l’infraction dont il avait été déclaré coupable (première catégorie), mais aussi les cas dans lesquels les éléments nouveaux compromettaient les pièces à charge au point qu’absolument aucune condamnation ne pouvait reposer sur celles-ci (deuxième catégorie ; voir paragraphe 14 ci-dessus). Comme Lord Reed l’a dit dans la présente affaire (au paragraphe 161 de l’arrêt de la Cour suprême), le « dicta de Lord Steyn dans l’arrêt Mullen, selon lequel l’expression « erreur judiciaire » telle qu’employée dans l’article 133 de la loi de 1988 se limite aux affaires dans lesquelles l’accusé est manifestement innocent des infractions dont il a été déclaré coupable (...), a été ultérieurement écarté par la majorité de la cour de céans dans l’arrêt [R]Adams ».
175. Lorsqu’elle a été saisie par la suite de la requête introduite par M. Adams alléguant une violation de l’article 6 § 2 de la Convention (Adams c. Royaume-Uni ; voir la requête introduite par M. A.L.F., affaires toutes deux précitées), la Cour s’est directement penchée sur la compatibilité du critère prévu par la loi tel que la Cour suprême l’avait interprété dans R(Adams). Elle a jugé que rien dans les critères tirés de l’article 133 ne remettait en cause l’innocence d’une personne acquittée et que la législation elle-même n’appelait aucune appréciation de la culpabilité du requérant (paragraphe 18 ci-dessus). Dès lors, elle a conclu que l’article 133, tel qu’il était alors en l’état, ne pouvait pas passer pour incompatible avec l’article 6 § 2 (Adams, précité, § 39, et A.L.F. c. Royaume-Uni, précité, § 22). Elle a ajouté que, comme l’avait expliqué Lord Phillips, le critère de l’erreur judiciaire était satisfait lorsque le fait nouveau compromettait les pièces à charge au point qu’absolument aucune condamnation ne pouvait reposer sur celles-ci et que ce critère avait été globalement approuvé par les quatre autres juges de la majorité (paragraphe 66 ci-dessus). Elle a précisé que l’application de ce critère n’avait pas remis en cause l’acquittement du requérant ni n’avait conduit à ce que ce dernier fût traité d’une manière incompatible avec son innocence. Elle a observé que ce critère n’obligeait pas les juridictions internes à rechercher si, sur la base du dossier tel que constitué dans le cadre de l’appel, le requérant aurait dû être acquitté ou condamné, ni à rechercher si les éléments du dossier indiquaient qu’il était coupable ou innocent (paragraphe 18 ci-dessus).
176. La Cour est parvenue à cette conclusion après avoir observé que, dans l’arrêt rendu par la Cour suprême en l’affaire R(Adams), la question de l’innocence était parfois évoquée. Si, pour elle, il était « regrettable » que certains des termes employés dans cet arrêt aient pu semer la confusion et susciter dans l’esprit du requérant une impression fâcheuse quant au critère à satisfaire pour être indemnisé, il devait être évident aux yeux de tout futur demandeur, à la lumière du critère énoncé limpidement par Lord Phillips, que les questions de culpabilité et d’innocence n’auraient aucune pertinence aux fins des procédures engagées sur la base de l’article 133 de la loi de 1988 (paragraphe 19 ci-dessus). De même, dans la décision A.L.F. c. Royaume‑Uni, la Cour a jugé « à la fois malencontreuse et superflue » la mention de l’« innocence » figurant dans la lettre de refus, et elle a indiqué qu’« afin d’éviter aussi bien d’éventuelles méprises dans l’esprit des futurs auteurs de demandes reposant sur l’article 133 que toute idée de faire entrer en jeu la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2 de la Convention, il serait plus prudent de ne pas employer un tel langage dans les décisions qui seront rendues à l’avenir sur le fondement de cet article » (paragraphe 20 ci-dessus).
177. En vertu du nouvel article 133(1ZA) de la loi de 1988, il revient au ministre de décider si le fait nouveau ou nouvellement révélé, à l’origine de l’annulation de la condamnation, montre au-delà de tout doute raisonnable que l’intéressé n’a pas commis l’infraction (paragraphe 80 ci-dessus). Le texte initial de l’article 133(1ZA) modifié exigeait que le fait nouveau ou nouvellement révélé montrât au-delà de tout doute raisonnable que l’intéressé était « innocent de l’infraction ». Cependant, au cours du processus législatif, l’expression « innocent de l’infraction » avait été remplacée par « n’a pas commis l’infraction », des préoccupations ayant été exprimées quant au risque de violation de l’article 6 § 2 de la Convention à la suite de l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Allen ainsi que des décisions de chambre dans les affaires Adams, A.L.F. c. Royaume-Uni et K.F. c. Royaume-Uni (toutes précitées ; paragraphe 21 ci-dessus).
178. Selon l’approche exposée au paragraphe 168 ci-dessus, la question à laquelle la Cour est appelée à répondre en l’espèce est celle de savoir si le refus d’indemnisation a imputé une responsabilité pénale aux requérants.
179. Tout d’abord, si le critère découlant de l’article 133(1ZA) semble comparable au critère de la première catégorie définie dans l’arrêt R(Adams) (paragraphe 14 ci-dessus), le mot « innocent », que l’on trouve dans le critère de la première catégorie de cette catégorisation qui a été opérée par la Cour d’appel et adoptée par la majorité de la Cour suprême dans cette affaire, est désormais remplacé par l’expression « n’a pas commis l’infraction » (paragraphe 21 ci-dessus). Si ce changement n’a peut-être pas considérablement modifié le sens de l’article 133(1ZA), il permet néanmoins d’éviter l’emploi du mot « innocent », qui avait posé problème à la Cour dans les affaires précitées Allen, Adams et A.L.F. c. Royaume-Uni (paragraphes 19, 20 et 176 ci-dessus).
180. De plus, et surtout, le critère tiré de l’article 133(1ZA) de la loi de 1988 impose au ministre non pas de rechercher, sur la base du dossier tel que constitué dans le cadre de l’appel, si le demandeur devait être, ou aurait probablement été, acquitté ou condamné ni si les éléments du dossier indiquaient que le demandeur était coupable ou innocent (Adams, décision précitée, § 40), mais uniquement de déterminer si le fait nouveau ou nouvellement révélé montre au-delà de tout doute raisonnable que le demandeur n’a pas commis l’infraction en question. On ne peut donc pas dire que le refus d’indemnisation prononcé par le ministre impute au demandeur une culpabilité pénale en reflétant le sentiment qu’il est coupable au regard de la norme régissant l’infraction pénale en question, ce qui laisserait supposer que l’issue de la procédure pénale aurait dû être différente. Un constat négatif selon lequel il n’a pas pu être démontré, à l’aune du critère de preuve très strict de l’absence de tout doute raisonnable, que le demandeur n’avait pas commis d’infraction – sur le fondement d’un fait nouveau ou nouvellement révélé ou sur un autre fondement – n’est pas assimilable à un constat positif selon lequel il a commis l’infraction.
181. À cet égard, il convient de souligner que, dans son second aspect, l’article 6 § 2 de la Convention protège l’innocence au regard de la loi (Allen, précité, § 103) : il ne s’agit pas d’une présomption d’innocence factuelle, contrairement à ce que soutiennent les requérants (paragraphes 131-132 ci‑dessus). Le ministre n’est pas tenu par l’article 133(1ZA) de s’exprimer sur l’innocence du demandeur au regard de la loi, et le rejet d’une demande d’indemnisation sur la base de cet article n’est pas incompatible avec le fait qu’il demeure innocent au sens juridique du terme.
182. Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que le rejet des demandes d’indemnisation des requérants sur la base de l’article 133(1ZA) de la loi de 1988, à l’issue d’une procédure civile et administrative confidentielle, n’a pas porté atteinte à la présomption d’innocence dans son second aspect. La Cour parvient à cette conclusion sans être indifférente aux conséquences potentiellement dévastatrices d’une condamnation injustifiée. Cela étant, elle n’a pas pour tâche de dire comment les États doivent matérialiser l’obligation morale à laquelle ils pourraient être tenus à l’égard des personnes injustement condamnées ; dans le cas d’espèce, elle est uniquement appelée à dire s’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention au regard des faits dont elle est saisie à raison du fonctionnement d’un régime d’indemnisation mis en place au niveau interne dont la conception est claire et l’application restrictive. Au vu des considérations exposées ci-dessus, elle conclut à l’inexistence d’une telle violation.
183. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;
3. Dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’homme, à Strasbourg, le 11 juin 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Prebensen Síofra O’Leary
Adjoint à la greffière Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée aux juges Ravarani, Bošnjak, Chanturia, Felici et Yüksel.
S.O.L.
S.C.P.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES RAVARANI, BOŠNJAK, CHANTURIA, FELICI ET YÜKSEL
(Traduction)
C’est avec regret que nous n’avons pas pu voter avec la majorité le constat de non-violation de l’article 6 § 2 de la Convention. Si nous sommes d’accord avec la majorité que cet article est applicable aux faits de la cause, nous estimons que, par leurs décisions, les autorités administratives et judiciaires compétentes du Royaume-Uni ont méconnu la présomption d’innocence des requérants.
1. Les faits à l’origine de la présente affaire. M. Nealon fut déclaré coupable de tentative de viol en 1997, laquelle avait été prouvée principalement au moyen d’une identification, et condamné à la réclusion à perpétuité assortie d’une durée minimale de sept ans. La présence de traces de l’empreinte génétique d’un homme inconnu sur les sous-vêtements que portait la victime le soir de l’agression conduisit le tribunal compétent à annuler sa condamnation en 2012. Si ce dernier releva que la thèse de l’accusation n’avait pas été « démolie » par les nouveaux éléments, il jugea « considérable » l’effet produit par ceux-ci sur la solidité de la condamnation. Le parquet ne demanda pas un nouveau procès, au motif notamment que la durée d’un nouveau procès « ne servirait pas l’intérêt public » et que M. Nealon avait déjà passé dix-sept ans en prison.
M. Hallam fut déclaré coupable de meurtre en 2004. Le dossier à charge reposait sur son identification visuelle par deux témoins. De nouveaux éléments avaient conduit à mettre en doute cette identification ayant servi de preuve, ce qui avait compromis la solidité de cette condamnation aux yeux du tribunal compétent. Cependant, ce dernier dit qu’il n’était « pas convaincu de l’opportunité de faire usage [de son] pouvoir [de déclarer l’intéressé innocent] au vu des faits du dossier ».
À la suite de l’annulation de leurs condamnations respectives, les deux anciens détenus demandèrent réparation pour erreur judiciaire. Les demandes furent rejetées dans les deux cas au motif que le ministre de la Justice (« le ministre ») n’était pas convaincu que les condamnations avaient été annulées parce qu’un fait nouveau ou nouvellement révélé montrait au-delà de tout doute raisonnable qu’ils n’avaient pas commis les infractions en question.
2. La disposition légale en cause. Les dispositions juridiques sur lesquelles le ministre s’est appuyé pour rendre les décisions en cause, lesquelles ont été confirmées en définitive par la Cour suprême, sont l’article 133 de la loi sur la justice pénale de 1988 (« la loi de 1988 »), qui permet aux personnes condamnées pénalement d’être indemnisées si leur condamnation a été annulée au motif qu’un fait nouveau ou nouvellement révélé montre au-delà de tout doute raisonnable qu’il s’est produit une erreur judiciaire ; et l’article 133(1ZA), adopté en 2014, aux termes duquel il y a erreur judiciaire si et seulement si le fait nouveau ou nouvellement révélé montre que l’intéressé n’a pas commis l’infraction.
Il convient de noter qu’au cours du processus de rédaction de la loi, des préoccupations avaient été exprimées quant au risque de violation de l’article 6 § 2 de la Convention, à la suite de quoi l’expression « innocent de l’infraction » avait été remplacée par « n’a pas commis l’infraction ».
3. L’arrêt rendu par la Cour suprême. Les deux requérants attaquèrent en justice le refus du ministre. Ils furent déboutés par la Cour administrative puis par la Cour d’appel. Ils saisirent la Cour suprême, au sein de laquelle eut lieu entre ses membres un long débat sur la question de l’applicabilité de l’article 6 § 2 de la Convention à l’ensemble des décisions concernant l’indemnisation et des critères pour y parvenir sur le terrain de l’article 133 de la loi de 1988, surtout du « second aspect » de l’article 6 § 2, qui interdit l’imputation d’une culpabilité à toute personne définitivement acquittée à l’issue d’un procès pénal (voir également ci-dessous). Nous relevons que, dans sa décision, Lord Wilson, rejoint par plusieurs de ses collègues, a souligné ceci :« à supposer que l’article 6 § 2 ait le sens que lui a prêté la Cour, l’article 133(1ZA) de la loi de 1988 ne serait pas compatible avec lui ». Lord Wilson préconisait de ne pas retenir l’interprétation que la Cour avait faite de l’article 6 § 2, ce qui veut dire a contrario que si cette interprétation avait été suivie, l’article 133(1ZA) violerait alors en lui-même l’article 6 § 2 dans son second aspect.
Au sein de la Cour suprême, une majorité estimait l’article 6 § 2 applicable mais non incompatible avec l’article 133 (1ZA), principalement au motif que l’affaire concernait non pas la poursuite d’une quelconque accusation en matière pénale, mais plutôt une question civile qui partageait certains traits avec les procès pénaux antérieurs, quoique sous l’empire de règles différentes, notamment en ce qui concerne les critères de preuve, à savoir la plus forte probabilité par opposition à la preuve au-delà de tout doute raisonnable.
Lord Reed et Lord Kerr exprimèrent leur désaccord. Ils tenaient pour irréaliste la distinction entre l’exigence que l’innocence soit établie et l’exigence que l’innocence soit établie à l’aide d’un fait nouveau ou nouvellement révélé et rien d’autre, faisant écho à ce qu’avait dit la Cour d’appel dans son arrêt du 15 juillet 2008 en l’affaire Allen : « [s]i l’article 6 § 2 devait s’appliquer aux actions engagées dans le cadre du système ici examiné, il n’y aurait aucune raison, au regard de la logique ou de l’équité, de faire la distinction entre les personnes dont la condamnation est annulée en raison d’éléments nouveaux et celles dont la condamnation est annulée pour d’autres motifs ; toutes ces personnes seraient fondées à invoquer la présomption d’innocence » (passage cité dans l’arrêt Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, § 41, CEDH 2013). Ils insistèrent sur ce que l’importance d’un nouvel élément de preuve ne pouvait s’apprécier qu’au regard de l’ensemble du dossier. Ils estimèrent donc qu’« [i]l n’y a[vait] pas de différence réelle (...) entre demander si l’innocence du requérant a été établie grâce au fait nouveau ou nouvellement révélé et demander si son innocence a été établie ».
En jugeant l’article 6 § 2 applicable mais l’article 133(1ZA) non incompatible avec lui, la majorité de la Grande Chambre parvient à la quadrature du cercle, un exploit que ni les juges majoritaires ni les juges minoritaires de la Cour suprême n’avaient estimé possible.
À l’instar des juges minoritaires de la Cour suprême et pour les raisons exposées ci-dessous, nous considérons que l’article 6 § 2 est applicable et que l’article 133(1ZA), en lui-même et tel qu’appliqué aux présentes affaires, est contraire à la présomption d’innocence protégée par cette disposition de la Convention.
4. Les deux aspects de la présomption d’innocence. La présomption d’innocence est une présomption juridique. Comme toute autre présomption juridique, elle permet à l’instance décisionnelle de statuer lorsqu’un fait pertinent n’est pas connu ou ne peut pas l’être. Une présomption juridique peut être renversée dans le cadre d’une procédure en justice appropriée en procédant méthodiquement. Pour ce qui est de la présomption d’innocence, cela veut dire qu’elle peut être renversée dans le cadre d’une procédure pénale par la preuve que l’accusé a commis l’infraction et qu’il en est pénalement responsable. C’est ce qu’on appelle parfois le « premier aspect » de la présomption d’innocence protégée par l’article 6 § 2.
Si au bout du compte la présomption d’innocence n’est pas renversée, elle devient une « praesumptio iuris et de iure », ce qui signifie que l’(ancien) accusé est réputé ne pas avoir commis l’infraction et ne pas en être tenu pour pénalement responsable. Les éléments constitutifs de l’infraction ne peuvent plus être discutés ni remis en cause dans le cadre d’une quelconque procédure en justice dirigée contre cette personne. C’est le « second aspect » de la présomption d’innocence.
5. L’article 133(1ZA) est en lui-même contraire à la présomption d’innocence consacrée à l’article 6 § 2 de la Convention. Pour qu’il puisse y avoir indemnisation, l’article 133 (1ZA) de la loi de 1988 exige que le fait nouveau ou nouvellement révélé montre au-delà de tout doute raisonnable que l’intéressé n’a pas commis l’infraction. Cette disposition est incompatible avec la présomption d’innocence parce que, d’une part, elle permet, voire impose, de réexaminer si le demandeur a commis l’infraction pénale à un stade où sa condamnation a été annulée et où la présomption d’innocence a été rétablie avec effet définitif, et que, d’autre part, elle conçoit le processus décisionnel de telle manière qu’il part de la présomption que les demandeurs ont commis l’infraction pénale, une présomption qui ne peut être renversée que s’ils démontrent au-delà de tout doute raisonnable qu’ils n’ont pas commis l’infraction. Il s’agit d’un renversement classique de la charge de la preuve qui en lui-même est incompatible avec la présomption d’innocence.
L’« exercice » même requis par l’article 133(1ZA) consiste à établir si les demandeurs sont « innocents » aux fins de cette disposition. Les requérants étaient donc obligés de prouver positivement leur innocence sur le plan du droit pénal au moyen d’un fait nouveau. En substance, ils n’étaient pas considérés dès le départ comme innocents. La question qui se pose est donc de savoir si le critère prévu par la loi faisait peser sur eux la charge de prouver à nouveau leur innocence, ce qui leur aurait ainsi refusé le bénéfice de la présomption d’innocence. Contrairement à la majorité, nous considérons que l’affaire va plus loin que le seul langage employé dans la décision mettant en doute l’innocence de l’intéressé.
6. L’argument tiré du caractère civil de la procédure d’indemnisation. L’importance que la majorité (et la Cour suprême) accorde au fait que les exigences à satisfaire dans la procédure d’indemnisation soient différentes de celles applicables dans les procédures pénales (paragraphe 178 du présent arrêt) et au fait que le critère de la plus forte probabilité suffise à trancher la question de savoir si l’intéressé a commis ou non l’infraction est sérieusement contestable étant donné que la présomption de culpabilité ne peut être renversée qu’en surmontant l’obstacle du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », qui est extrêmement strict et n’est en principe applicable qu’en matière pénale. Quelles que soient les distinctions mises en avant entre les deux critères de preuve, l’obligation de prouver « au-delà de tout doute raisonnable » que l’infraction n’a pas été commise est directement tirée du libellé de l’article 133(1ZA).
7. Le langage employé peut-il « sauver » la présomption d’innocence ? Il convient de rappeler que dans l’affaire Allen, la Grande Chambre avait dit qu’il n’existait pas d’approche unique mais que le constat de violation dans ces circonstances dépendait « de la nature et du contexte de la procédure dans le cadre de laquelle la décision litigieuse a été adoptée » et que le langage employé revêtait une « importance cruciale » quoique non décisive (§§ 125‑126). Le langage/la formulation des décisions et du raisonnement dans les cas d’espèce ne sont pas aussi essentiels que dans l’affaire Allen, si bien que la portée de celle-ci n’est que limitée à cet égard. La requérante dans l’affaire Allen n’avait pas remis en cause la compatibilité de l’article 133 avec l’article 6 § 2 ; elle soutenait plutôt que les motifs avancés par la High Court et la Cour d’appel avaient mis en doute son innocence. Dans cette affaire, la Cour a examiné la formulation utilisée. Or, en l’espèce, les requérants allèguent que l’article 133, en raison de la nature du critère en question, lequel concerne davantage la charge de la preuve que le libellé de la décision du ministre, est en lui-même incompatible avec l’article 6 § 2. Certes, les lettres de refus que le ministre avait adressées aux requérants renfermaient des passages qui précisaient que rien dans celles-ci ne visait à compromettre, nuancer ou mettre en doute l’annulation de leurs condamnations et qu’ils étaient présumés et demeuraient innocents des chefs qui avaient été retenus contre eux. Cependant, la Cour a déjà jugé qu’il importait peu que les lettres de refus d’indemnisation indiquent que ce refus ne jette pas le doute sur l’innocence des intéressés puisque ce qui compte en réalité, c’est le critère de fond appliqué (Hammern c. Norvège, no 30287/96, § 48, 11 février 2003).
Il n’est donc pas vrai que de simples réserves suffisent à éviter une violation de l’article 6 § 2. Comme l’a dit Lord Reed, « [l]’application d’un critère qui méconnaît en substance la présomption d’innocence ne devient pas acceptable dès lors que l’on ajoute des mots destinés à éviter un conflit avec l’article 6 § 2 » (paragraphe 45 du présent arrêt).
8. Le contexte plus général. Cette affaire met en lumière la volonté – largement assumée – des autorités nationales compétentes de limiter l’indemnisation des victimes d’erreurs judiciaires aux seuls cas exceptionnels. C’est leur droit car, dans de tels cas, l’indemnisation est prévue non pas par la Convention elle-même mais par l’article 3 de son Protocole no 7, que le Royaume-Uni n’a pas signé et auquel il n’a pas adhéré. Il convient de noter que, postérieurement à l’arrêt Allen, la loi en Angleterre et au Pays de Galles a été modifiée de manière à rendre l’indemnisation encore plus difficile. En revanche, la plupart des États prévoient un régime de responsabilité sans faute de l’État en cas d’erreur judiciaire.
Dans la pratique, le système actuel fonctionne de telle manière que le critère fixé par la législation représente un obstacle quasiment insurmontable. Selon les informations fournies par le Gouvernement à l’audience, seulement trois pour cent environ des personnes dont la condamnation pénale a été annulée et qui n’ont pas été condamnés postérieurement (et qui sont donc réputées innocentes) sont indemnisées pour condamnation injustifiée [entre 2017 et 2022, seulement 13 demandes sur 346 ont été acceptées]. Autrement dit, il est extrêmement rare que les innocents parviennent à convaincre le ministre qu’ils n’ont pas commis les infractions pour lesquelles leur condamnation a été annulée et dont ils sont dès lors considérés comme innocents. Les problèmes exposés ci-dessus ne sont donc pas purement théoriques. Il est également assez étonnant que le parquet (Crown Prosecution Service), dans le cas de M. Nealon, n’ait pas jugé nécessaire d’ordonner la réouverture de son procès – laquelle aurait pu permettre d’établir définitivement son innocence – alors qu’il avait déjà passé 17 ans en prison. Voilà une bien fâcheuse manière de traiter la présomption d’innocence.
9. Conclusion. Globalement, l’approche suivie par la majorité se limite à la seule imputation positive de culpabilité ; autrement dit, il n’y aura de violation qu’en cas d’imputation de responsabilité pénale, c’est-à-dire lorsque le libellé des décisions met en doute l’innocence des requérants (paragraphes 164 et 167 du présent arrêt). L’article 6 § 2 risque ainsi de devenir théorique et illusoire puisque cela veut dire que, tant qu’aucune mention indiquant que le requérant est coupable ou n’est pas innocent ne figure dans les décisions, celles-ci seront conformes à la Convention, quelle que soit la réalité du processus décisionnel. Le caractère concret et effectif du second aspect de l’article 6 § 2 s’en trouve considérablement amoindri.
À la lumière de toutes les considérations qui précèdent, nous estimons qu’il y a eu violation de la présomption d’innocence garantie par l’article 6 § 2 de la Convention.