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05/07/2016 | CEDH | N°001-164987

CEDH | CEDH, AFFAIRE BUZADJI c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA, 2016, 001-164987


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE BUZADJI c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 23755/07)

ARRÊT

STRASBOURG

5 juillet 2016

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Buzadji c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Angelika Nußberger,
Dmitry Dedov,
Ledi Bianku,
Nona Tsotsoria,
Nebojša Vučinić,
Vincent A. De Gaeta

no,
Erik Møse,
Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek,
Valeriu Griţco,
Faris Vehabović,
Robert Spano,
Branko Lubarda,
Yonko Grozev, juges,
et de...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE BUZADJI c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 23755/07)

ARRÊT

STRASBOURG

5 juillet 2016

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Buzadji c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
András Sajó,
Işıl Karakaş,
Angelika Nußberger,
Dmitry Dedov,
Ledi Bianku,
Nona Tsotsoria,
Nebojša Vučinić,
Vincent A. De Gaetano,
Erik Møse,
Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek,
Valeriu Griţco,
Faris Vehabović,
Robert Spano,
Branko Lubarda,
Yonko Grozev, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 octobre 2015 et le 4 mai 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23755/07) dirigée contre la République de Moldova et dont un ressortissant de cet État, M. Petru Buzadji (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 mai 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me F. Nagacevschi, avocat à Chişinău. Le gouvernement moldave (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. L. Apostol.

3. Le requérant alléguait en particulier que, contrairement aux exigences de l’article 5 § 3 de la Convention, la privation de liberté dont il avait fait l’objet avant son procès n’était pas fondée sur des motifs pertinents et suffisants.

4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Par un arrêt du 16 décembre 2014, une chambre de ladite section composée de Josep Casadevall, président, Luis López Guerra, Ján Šikuta, Dragoljub Popović, Kristina Pardalos, Valeriu Griţco et Iulia Antoanella Motoc, juges, et de Stephen Phillips, greffier de section, a déclaré la requête recevable et a conclu, à la majorité, à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention. Quatre juges (Josep Casadevall, Luis López Guerra et Dragoljub Popović, ainsi que Iulia Antoanella Motoc) ont exprimé des opinions séparées. Le 16 mars 2015, le Gouvernement a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 20 avril 2015, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Aux dernières délibérations, Dmitry Dedov et Robert Spano ont remplacé Dean Spielman et George Nicolaou, empêchés (article 24 § 3 du règlement).

6. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).

7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 7 octobre 2015 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement
M.L. Apostol,agent ;

– pour le requérant
M.F. Nagacevschi, conseil.

La Cour les a entendus en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Le requérant est né en 1947 et réside à Comrat, en République de Moldova.

A. La procédure pénale dirigée contre le requérant

9. Le requérant était actionnaire minoritaire et président directeur général d’une entreprise de vente de gaz liquéfié du sud de la Moldova détenue à 82 % par l’État. En juillet 2006, une enquête pénale fut ouverte contre lui pour tentative d’escroquerie en lien avec ses fonctions dans l’entreprise. Il était notamment soupçonné d’avoir mis en place, entre 2000 et 2006, un système d’importation de gaz liquéfié en provenance du Kazakhstan et d’Ukraine qui aurait fait subir d’énormes pertes à l’entreprise. On lui reprochait, d’une part, d’avoir fait appel à des sociétés intermédiaires, qui auraient en outre eu des liens avec ses fils, au lieu d’acheter le gaz directement auprès des producteurs, ce qui aurait fait sensiblement augmenter les prix, et, d’autre part, d’avoir ensuite, lorsque l’entreprise qu’il dirigeait avait fait l’objet d’une action en justice de la part des sociétés intermédiaires, qui lui réclamaient 594 067 dollars américains plus des indemnités, reconnu l’existence de cette dette dans le cadre de la procédure judiciaire.

10. En juillet 2006, les autorités d’enquête le convoquèrent pour recueillir sa déposition à cet égard. Pour sa défense, il avança les arguments suivants : son entreprise ne pouvait pas acheter le gaz directement auprès des producteurs, car la quantité minimale que ceux-ci auraient accepté de vendre était supérieure aux besoins de son entreprise pour cinq ans, de sorte qu’il lui aurait été impossible de se procurer le gaz directement auprès d’eux ; les producteurs n’acceptaient de vendre que contre un prépaiement intégral et l’entreprise ne disposait pas des fonds nécessaires ; tous les importateurs de gaz du pays procédaient de la même façon et le prix du gaz acheté par son entreprise était moins élevé que celui de ses concurrents sur le marché interne libre ; la différence entre le prix pratiqué par les producteurs et celui payé par son entreprise s’expliquait, entre autres facteurs, par les coûts de transport, de certification, de manutention et d’assurance. Le requérant nia par ailleurs toute participation de ses fils dans les sociétés intermédiaires.

11. Il fut convoqué à plusieurs reprises et se présenta à chaque fois devant les autorités d’enquête, avec lesquelles il coopéra toujours. En octobre 2006, sa maison fut perquisitionnée. Son ordinateur fut saisi et différents documents en furent extraits. Rien dans le dossier ne permet de penser que le requérant ait jamais contrevenu aux instructions des enquêteurs ou qu’il ait été accusé d’entrave à l’enquête.

12. Les fils du requérant, qui étaient aussi suspects dans la procédure pénale et qui furent ultérieurement mis en accusation, furent convoqués devant les autorités d’enquête mais ne furent pas arrêtés. Par la suite, quatorze enquêtes différentes concernant le requérant furent ouvertes, avant d’être toutes jointes dans une procédure unique.

B. La procédure relative à la privation de liberté du requérant

1. Le placement en maison d’arrêt (arestarea preventivă)

13. Le 2 mai 2007, le requérant fut arrêté. Le 5 mai 2007, il fut formellement accusé de tentative de détournement à grande échelle des biens appartenant à l’entreprise qu’il dirigeait, pour les faits décrits au paragraphe 9 ci‑dessus. À la même date, le procureur chargé de l’affaire sollicita auprès du tribunal de district de Buiucani une ordonnance de placement en détention pour une durée de trente jours pour les motifs suivants : gravité de l’infraction, risque d’influencer les témoins, risque de récidive.

14. Le requérant s’opposa à cette demande, arguant qu’il n’y avait pas de raison plausible de le soupçonner d’avoir commis une infraction. Il alléguait en particulier que la procédure pénale dirigée contre lui n’était qu’une démarche visant à influer sur l’issue de la procédure civile en cours relativement à la dette de l’entreprise d’État à l’égard des sociétés intermédiaires. Il ajoutait qu’en tout état de cause les motifs avancés par l’accusation étaient stéréotypés et que le procureur n’avait pas précisé ce qui lui faisait croire qu’il risquait de récidiver ou de tenter d’influencer les témoins. Il exposait qu’il était connu dans la région et qu’il travaillait pour l’entreprise depuis plus de trente ans, qu’il avait un domicile fixe et que depuis juillet 2006 il avait toujours coopéré avec les enquêteurs et n’avait jamais tenté de s’enfuir ni d’entraver l’enquête. Enfin, il invoquait son âge et son mauvais état de santé, soulignant qu’il avait déjà eu une crise cardiaque et une attaque.

15. Le 5 mai 2007, le tribunal de district de Buiucani, faisant partiellement droit à la requête du procureur, ordonna le placement du requérant en détention provisoire pour une durée de quinze jours. Il motiva ainsi sa décision :

« (...) l’acte dont [le requérant] est accusé est considéré comme une infraction exceptionnellement grave, qui permet le placement en détention provisoire ; [le tribunal] tient compte de la nature et de la gravité de l’infraction ainsi que de la complexité de l’affaire, et il considère qu’à ce stade précoce de l’enquête, il y a des motifs raisonnables de penser que l’accusé pourrait s’entendre avec d’autres personnes (ses fils, qui n’ont pas été interrogés) sur une position commune à adopter.

En revanche, la thèse du procureur selon laquelle il y aurait un risque que l’accusé s’enfuie, qu’il influence des témoins ou qu’il détruise des preuves n’est étayée par aucun élément précis, et elle est peu plausible. »

16. Le requérant contesta cette décision, arguant à nouveau qu’il n’y avait pas de raison plausible de le soupçonner d’avoir commis une infraction. De même que précédemment, il soutenait que la procédure pénale dirigée contre lui avait pour objectif réel d’influer sur l’issue de la procédure civile en cours entre l’entreprise qui l’employait et une entreprise tierce. Il ajoutait que, pour ordonner son placement en détention provisoire, le tribunal avait invoqué une raison – le risque de collusion avec ses fils – qui n’avait pas été évoquée par le procureur, que ses deux fils n’avaient été formellement accusés d’aucune infraction, et qu’en toute hypothèse, si lui et ses fils avaient voulu s’entendre, ils auraient eu tout le temps de le faire entre juillet 2006, au moment où ils avaient eu connaissance de l’enquête, et mai 2007. Il avançait aussi qu’il était en très mauvaise santé, qu’il était très connu, qu’il avait sa famille, sa résidence et son emploi en Moldova, et qu’il s’était présenté devant les autorités d’enquête à chaque fois qu’elles l’avaient convoqué entre juillet 2006 et mai 2007.

17. Le 8 mai 2007, la cour d’appel de Chişinău confirma la décision du 5 mai 2007, répétant pour l’essentiel les motifs invoqués par la juridiction inférieure et écartant les arguments du requérant sans avancer de raison à cet égard.

18. Le 11 mai 2007, le procureur chargé de l’affaire demanda au tribunal de prolonger la détention provisoire du requérant pour une durée de trente jours. Les raisons qu’il invoquait étaient la gravité de l’infraction, le risque que le requérant n’influençât les témoins, le risque de récidive et le risque de fuite.

19. Le requérant s’opposa à cette demande, arguant qu’il n’y avait pas de raison plausible de le soupçonner d’avoir commis une infraction, ni aucune raison de penser qu’il risquait d’influencer les témoins, ceux-ci ayant déjà été interrogés. Il ajoutait qu’il avait coopéré de manière irréprochable avec les autorités d’enquête avant son arrestation, et qu’il avait un domicile fixe. Pour ces motifs, il priait le tribunal d’ordonner que la mesure privative de liberté fût adoucie. L’un de ses avocats demanda au tribunal de substituer à la détention une mesure moins sévère, par exemple une assignation à résidence.

20. Le 16 mai 2007, le tribunal de district de Buiucani prolongea de vingt jours la détention provisoire du requérant. Après avoir récapitulé les thèses des parties et cité les dispositions applicables, il conclut ainsi :

« (...) les motifs invoqués à l’appui de l’application de la mesure préventive [de placement en détention provisoire] demeurent valables ; la majorité des mesures d’enquête ont été prises, mais un certain nombre de mesures supplémentaires nécessitant la participation [du requérant] doivent encore être mises en œuvre aux fins de l’instruction de l’affaire. Le tribunal considère que la demande de la défense tendant à la substitution [d’une assignation à résidence] à la mesure préventive [de placement en détention provisoire] est prématurée, compte tenu de la gravité et de la complexité de l’affaire ainsi que de la nécessité de préserver l’ordre public et l’intérêt de la collectivité et d’assurer le bon déroulement de l’enquête et son objectivité. »

21. Le requérant contesta cette décision, invoquant essentiellement les mêmes arguments que précédemment.

22. Le 22 mai 2007, la cour d’appel de Chişinău confirma la décision du 16 mai 2007. Elle s’appuya essentiellement sur les mêmes motifs que dans sa décision du 8 mai 2007, à savoir la gravité et la complexité de l’affaire, le risque de fuite ou d’exercice d’une influence sur les témoins et le risque de destruction des preuves documentaires qui n’avaient pas encore été recueillies par l’accusation.

23. Le 1er juin 2007, le procureur chargé de l’affaire sollicita à nouveau la prolongation de la détention provisoire du requérant pour une durée de trente jours, aux motifs que l’affaire était complexe et que dans le cadre de la même procédure de nouvelles accusations avaient été portées contre le requérant, auquel il était reproché d’avoir abusé de ses pouvoirs et outrepassé ses fonctions. Comme les fois précédentes, il soutenait par ailleurs que la prolongation de la détention était nécessaire pour parer au risque que le requérant n’influençât les témoins et ne récidivât.

24. Le requérant s’opposa à cette demande et pria le tribunal de remplacer la mesure de détention par une autre mesure. Il avançait les mêmes raisons que précédemment et ajoutait que sa santé s’était considérablement détériorée en détention et qu’il avait besoin de soins médicaux.

25. Le 5 juin 2007, le tribunal de district de Buiucani prolongea à nouveau la détention provisoire du requérant de vingt jours, déclarant que les motifs qui avaient justifié son maintien en détention demeuraient valables.

26. Le requérant forma un recours contre cette décision, arguant notamment que la complexité de l’affaire, dont le procureur tirait argument, résultait d’une attitude délibérée de l’accusation, qui refusait de procéder à un audit de l’entreprise et d’interroger les témoins qu’il lui avait indiqués. Il contestait également l’allégation relative à la gravité des faits qui lui étaient imputés, soutenant qu’il n’était accusé que d’une tentative d’infraction et non de la consommation de cette infraction. Il affirmait que, concrètement, l’entreprise n’avait subi aucune perte, et il se plaignait que le tribunal n’eût pas tenu compte de sa situation personnelle.

27. Le 11 juin 2007, la cour d’appel de Chişinău confirma la décision de la juridiction inférieure, estimant qu’elle était conforme au droit. Elle relevait que le requérant était accusé d’une infraction particulièrement grave, qui emportait une peine de dix à vingt-cinq ans d’emprisonnement, et que l’enquête était toujours en cours. Elle estimait que s’il était remis en liberté, le requérant risquerait de s’enfuir ou d’influencer les témoins.

28. Le 21 juin 2007, le procureur chargé de l’affaire sollicita à nouveau une prolongation de trente jours de la détention provisoire du requérant.

29. Le requérant s’opposa à cette demande, arguant qu’il n’y avait pas de raison de croire qu’il risquait de s’enfuir ou d’influencer les témoins. Il affirmait que le procureur n’avait pris aucune mesure d’enquête depuis longtemps et que l’enquête était pratiquement terminée. Il indiquait à nouveau qu’il avait un domicile fixe et qu’il acceptait de se présenter devant les enquêteurs à chaque fois que ce serait nécessaire. À son recours était joint un certificat médical daté du 18 juin 2007, qui attestait notamment qu’il souffrait d’hypertension artérielle et d’une légère paralysie de la jambe droite due à une attaque. Le médecin auteur du certificat recommandait un traitement en clinique neurologique. Le requérant priait donc le tribunal de rejeter la demande du procureur et de lui appliquer une mesure moins sévère, par exemple une libération conditionnelle ou une assignation à résidence.

30. Le 26 juin 2007, le tribunal de district de Buiucani rejeta la demande du procureur et fit droit à la demande par laquelle le requérant avait sollicité la substitution d’une mesure d’assignation à résidence à la détention. Il fixa à trente jours la durée de l’assignation à résidence, et motiva ainsi sa décision :

« (...) le requérant est détenu depuis cinquante-cinq jours et il a participé à toutes les mesures d’enquête nécessaires ; (...) en vertu de l’article 5 § 3 de la Convention, l’accusé doit en principe être libéré dans l’attente de son procès ; (...) certains éléments de preuve, qui ont pu à une époque être suffisants pour justifier [la détention] ou pour rendre d’autres mesures préventives inadéquates, peuvent devenir moins convaincants au fil du temps ; (...) il appartient au procureur de prouver l’existence d’un risque de fuite, et la seule gravité de la peine encourue ne suffit pas à prouver l’existence de ce risque ; [le tribunal a évoqué les problèmes médicaux du requérant, son âge, son absence d’antécédents judiciaires, et le fait qu’il résidait de manière permanente en Moldova et qu’il était marié] ; d’après la jurisprudence [de la Cour européenne], la détention provisoire doit être une mesure exceptionnelle, être toujours objectivement motivée et répondre à l’intérêt public ; le tribunal estime qu’il est improbable que [le requérant] prenne la fuite, influence des témoins ou détruise des preuves, et que l’enquête pénale pourra se poursuivre normalement s’il est assigné à résidence. »

Le tribunal fixa les conditions suivantes pour l’assignation à résidence du requérant : interdiction de quitter le domicile, d’utiliser le téléphone et de discuter de l’affaire avec qui que ce soit.

31. Le requérant fut immédiatement ramené chez lui, où il passa trois jours. Cependant, le procureur contesta la décision d’assignation à résidence, avançant notamment comme motif à l’appui du maintien du requérant en détention provisoire le fait que celui-ci refusait d’avouer avoir commis l’infraction dont il était accusé.

32. Le 29 juin 2007, la cour d’appel de Chişinău annula la décision du 26 juin 2007 et ordonna à nouveau le placement du requérant en détention provisoire pour une durée de vingt jours. Elle motiva ainsi sa décision :

« (...) la juridiction inférieure n’a pas tenu compte de la complexité de l’affaire et de la gravité de l’infraction dont [le requérant] est accusé ; la cour considère que s’il était assigné à résidence, [le requérant] pourrait communiquer avec ses complices, dont la liberté n’est pas entravée et qui, de plus, se trouvent être ses fils ; il pourrait s’enfuir en se rendant [dans la « République moldave de Transnistrie », autoproclamée et non reconnue], qui n’est pas sous le contrôle des autorités moldaves ; il pourrait influencer des témoins, pour les amener à modifier leurs déclarations ; il a reçu des visites de médecins et peut obtenir une assistance médicale en prison. »

33. Le 11 juillet 2007, le procureur chargé de l’affaire pria à nouveau le tribunal de prolonger la détention provisoire du requérant. Dans sa demande, il invoquait les mêmes motifs que précédemment.

34. Le 16 juillet 2007, le tribunal de district de Buiucani prolongea à nouveau la détention provisoire du requérant de vingt jours. Il répéta que le requérant était accusé d’une infraction grave et qu’il risquait de s’enfuir ou d’entraver l’enquête.

35. Le requérant contesta cette décision, avançant essentiellement les mêmes arguments que précédemment.

2. L’assignation à résidence (arestarea la domiciliu)

36. Le 20 juillet 2007, la cour d’appel de Chişinău annula la décision de la juridiction inférieure et remplaça la détention provisoire par une assignation à résidence. Elle motiva ainsi sa décision :

« (...) le procureur n’a communiqué aucun élément de preuve confirmant qu’il serait toujours nécessaire de maintenir [le requérant] en détention, ni aucun élément supplémentaire confirmant la probabilité que l’intéressé exerce une influence sur des témoins qui ont déjà été entendus ; [le requérant] promet de se présenter devant les autorités d’enquête à chaque fois qu’elles le convoqueront ; et il n’y a pas d’information précise relative à un quelconque risque de fuite ».

La cour d’appel interdit également au requérant de communiquer avec les personnes ayant un lien avec son affaire pénale et de quitter son domicile, et lui imposa l’obligation d’appeler le parquet tous les jours.

37. Le 14 septembre 2007, le tribunal de district de Comrat examina une demande du procureur tendant à la prolongation de l’assignation à résidence du requérant pour une durée de quatre-vingt-dix jours. Le requérant ne s’opposa pas à la prolongation de son assignation à résidence pour autant que les mesures concernant les restrictions apportées à sa possibilité de communiquer avec ses proches fussent levées. Le tribunal fit droit à la demande du procureur et ordonna la prolongation de l’assignation à résidence pour quatre-vingt-dix jours, invoquant comme seul motif la gravité de l’infraction imputée au requérant. Il accueillit également la demande du requérant concernant la levée de l’interdiction de communiquer avec ses proches.

38. Le 14 décembre 2007, le tribunal de district de Comrat prolongea à nouveau l’assignation à résidence du requérant pour quatre-vingt-dix jours. La seule raison qu’il donna fut la gravité de l’infraction imputée au requérant. Celui-ci acquiesça à cette mesure sous réserve qu’il fût autorisé à se rendre à l’hôpital, et au tribunal pour étudier le dossier de l’affaire.

39. À une date non précisée, le requérant saisit le tribunal de district de Comrat d’une demande aux fins de la levée de la mesure d’assignation à résidence et de son remplacement par une remise en liberté provisoire simple ou sous caution. Il arguait qu’il n’avait jamais enfreint les règles de l’assignation à résidence et il s’engageait à continuer de respecter toutes les instructions que lui donneraient les autorités d’enquête.

40. Le 12 mars 2008, le tribunal de district de Comrat ordonna la libération sous caution du requérant au motif que celui-ci avait été privé de liberté pendant plus de dix mois sans jamais violer aucune des restrictions qui lui avaient été imposées.

C. La clôture de la procédure pénale dirigée contre le requérant

41. Le 9 juin 2011, le requérant fut acquitté des charges qui avaient motivé sa privation de liberté du 2 mai 2007 au 12 mars 2008. Le tribunal conclut que les faits qui lui étaient reprochés ne faisaient apparaître aucune infraction. Le requérant fut par ailleurs acquitté de treize autres chefs d’accusation et déclaré coupable d’un chef, à savoir la vente du gaz liquéfié qui avait été saisi par un huissier, et condamné au paiement d’une amende de 20 000 lei moldaves (environ 1 000 euros). Ni lui ni le procureur ne contestèrent ce jugement, qui devint donc définitif. Les fils du requérant furent acquittés.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

42. Dans leur version applicable au moment des faits, les dispositions pertinentes du code de procédure pénale se lisaient ainsi :

Article 166. Motifs d’arrestation d’un individu
soupçonné d’avoir commis une infraction pénale

« (1) Lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction emportant une peine d’emprisonnement de plus d’un an, les autorités d’enquête peuvent l’arrêter dans les cas suivants :

1) l’individu est appréhendé en flagrant délit ;

2) un témoin ou la victime indique que l’individu est l’auteur de l’infraction ;

3) des traces évidentes de la commission de l’infraction sont trouvées sur le suspect, sur ses vêtements, dans son domicile ou dans son véhicule ;

(...)

(5) L’individu arrêté dans les conditions énoncées au présent article ne peut être retenu plus de 72 heures.

(...)

(7) L’individu arrêté dans les conditions énoncées au présent article doit être traduit dès que possible et en tout état de cause avant l’expiration du délai posé au paragraphe (5) (...) devant un juge d’instruction, afin que celui-ci décide soit de le placer en détention provisoire soit de le remettre en liberté (...) »

Article 175. Mesures préventives : définition et catégories

(1) On entend par mesures préventives les mesures de contrainte par lesquelles l’individu soupçonné ou accusé d’une infraction pénale est empêché de se livrer à des agissements susceptibles de nuire à l’enquête pénale (...)

(...)

(3) Les mesures préventives peuvent prendre les formes suivantes :

1) interdiction de quitter la ville ;

2) interdiction de quitter le pays ;

3) garantie personnelle ;

4) garantie d’une organisation ;

5) retrait temporaire du permis de conduire ;

(...)

8) libération provisoire sous contrôle judiciaire ;

9) libération provisoire sous caution ;

10) assignation à résidence ;

11) détention provisoire. »

Article 176. Motifs d’application de mesures préventives

« (1) Les autorités de poursuite ou le tribunal peuvent prendre des mesures préventives seulement dans les cas où il existe des motifs suffisants et raisonnables de craindre que l’accusé (...) s’enfuie, qu’il entrave l’établissement de la vérité pendant la procédure pénale ou qu’il récidive ; le tribunal peut également prendre pareilles mesures aux fins d’assurer l’exécution d’une peine.

(...)

(3) Pour apprécier la nécessité d’appliquer des mesures préventives, les autorités de poursuite et le tribunal tiennent compte des critères supplémentaires suivants :

1) la nature et la gravité du préjudice causé par l’infraction,

2) la personnalité de (...) [l’]accusé,

3) son âge et son état de santé,

4) sa situation professionnelle,

5) sa situation familiale et sa qualité éventuelle de soutien de famille,

6) sa situation économique,

7) le fait qu’il ait ou non un lieu de résidence fixe,

8) toute autre circonstance essentielle. »

Article 185. Détention provisoire

« (1) La détention provisoire consiste à détenir le suspect en un lieu et dans des conditions prévus par la loi (...) »

43. En vertu de l’article 188 du code de procédure pénale, l’assignation à résidence ne pouvait être décidée que lorsque les conditions d’application de la détention provisoire étaient réunies, et elle était régie par les mêmes règles que la détention provisoire. Ainsi, la durée et le mode d’imposition, de prolongation et de contestation de la mesure d’assignation à résidence étaient exactement les mêmes que ceux de la détention provisoire. L’assignation à résidence s’accompagnait de restrictions, telles que l’interdiction pour la personne qui en faisait l’objet de quitter son domicile, d’utiliser le téléphone, le courrier électronique ou d’autres moyens de communication, ou encore de communiquer avec certaines personnes ou de les recevoir à son domicile. Le suspect pouvait aussi être soumis à certaines obligations, par exemple porter un dispositif électronique de contrôle de ses allées et venues, répondre à des appels téléphoniques de contrôle de sa présence ou passer de tels appels, ou encore se présenter en personne devant les autorités d’enquête ou au tribunal si nécessaire. S’il ne respectait pas les restrictions et les obligations imposées, la mesure d’assignation à résidence pouvait être remplacée par une mesure de détention provisoire.

44. En vertu de l’article 88 du code pénal et de l’article 395 du code de procédure pénale, le temps passé en assignation à résidence était décompté de la peine imposée à l’issue du procès de la même manière que celui passé en détention provisoire.

III. LE DROIT ET LA PRATIQUE DES ÉTATS MEMBRES DU CONSEIL DE L’EUROPE

45. La Cour a examiné la pratique de trente et un États membres du Conseil de l’Europe (l’Allemagne, l’Arménie, l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Belgique, la Bulgarie, la Croatie, l’Espagne, l’Estonie, l’ex-République yougoslave de Macédoine, la France, la Grèce, la Hongrie, l’Italie, la Lituanie, le Luxembourg, Monaco, le Monténégro, les Pays-Bas, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, la Roumanie, le Royaume‑Uni, la Russie, la Serbie, la Slovaquie, la Slovénie, la Suisse, la Turquie et l’Ukraine) relativement aux motifs justifiant la détention provisoire.

46. Il ressort de cette étude de droit comparé que dans les trente et un États membres examinés, la législation encadre expressément et limite strictement dans le temps l’arrestation et la privation de liberté initiale imposée avant l’intervention d’un juge.

47. Dans seulement cinq des États étudiés (l’Arménie, la Bulgarie, l’Italie, la Lituanie et la Suisse) un individu peut être privé de liberté avant l’intervention d’un juge au seul motif qu’il y a une « raison plausible » de le soupçonner d’avoir commis une infraction. Dans ces États, les autorités judiciaires ont de vingt-quatre à quatre-vingt-seize heures pour justifier par d’autres motifs la prolongation de la privation de liberté.

48. Dans les vingt-six autres États, il faut en outre qu’il existe d’emblée au moins un autre motif pertinent et suffisant.

49. Les plus communs de ces motifs (dans dix-sept États membres) sont le risque que le suspect ne prenne la fuite ou ne se cache et la nécessité d’assurer sa présence pendant la procédure. Viennent ensuite le risque de récidive (treize États) et la nécessité de mettre fin à la commission d’une infraction (deux États). Le risque d’entrave à la justice est expressément prévu dans quatorze États membres.

50. Par ailleurs, dans douze États membres, la privation de liberté initiale est justifiée si le suspect a été pris en train de commettre une infraction (flagrant délit). Dans trois de ces États, cela vaut également s’il est pris immédiatement après la commission des faits.

51. La durée maximale de cette première période de privation de liberté varie entre vingt-quatre heures (huit États membres) et quatre-vingt-seize heures (trois États membres). La majorité des États posent une limite de quarante-huit heures (douze États).

52. En ce qui concerne la détention provisoire prononcée par le juge, l’existence d’une « raison plausible » de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité de la mesure dans les trente et un États étudiés. De manière générale, tous ces États considèrent aussi qu’une « raison plausible » de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction ne suffit pas, à elle seule, à justifier la détention provisoire. Une toute petite minorité de six États (l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la Serbie, la Suisse et la Turquie) admettent cependant à titre exceptionnel la seule existence de cette raison comme un motif suffisant pour un placement en détention provisoire, dans le cas d’infractions graves.

53. À l’exception de ces six États, aucun n’admet la « raison plausible » de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction comme un motif suffisant pour un placement en détention.

54. Dans les trente et un États membres étudiés, avec l’exception étroite mentionnée au paragraphe 52 ci-dessus, la législation prévoit que les autorités ne peuvent imposer la détention provisoire qu’en présence de motifs supplémentaires, et l’existence de ces motifs supplémentaires doit être établie lorsque l’individu concerné est présenté au juge pour la première fois. On peut donc dire que, dès la première mesure de placement en détention, les autorités judiciaires nationales doivent établir de façon convaincante l’existence de motifs supplémentaires justifiant la privation de liberté.

55. Les motifs les plus fréquemment invoqués dans la législation interne sont le risque de fuite (tous les États étudiés), le risque de répétition de l’infraction (trente sur trente et un) et le risque d’entrave à la procédure (vingt-huit sur trente et un).

56. De plus, une majorité d’États membres (dix-huit sur trente et un) prévoient que la détention provisoire ne peut être prononcée que si l’infraction correspondante revêt une certaine gravité. Certains États membres (dix sur trente et un) imposent à leurs autorités de tenir compte de la situation personnelle de l’individu concerné (sa personnalité, son âge, son état de santé, sa situation professionnelle, ses antécédents pénaux éventuels, ainsi que ses attaches sociales, familiales et professionnelles). Certains États (six sur trente et un) mentionnent aussi parmi les motifs pertinents la nécessité de protéger l’ordre public.

57. La législation des États membres étudiés prévoit plusieurs éléments précis à prendre en compte pour apprécier la pertinence des motifs supplémentaires.

58. Dans tous les États membres étudiés, les autorités nationales compétentes ont l’obligation d’avancer des motifs pertinents et suffisants à la fois lorsqu’elles ordonnent un placement en détention provisoire et lorsqu’elles prolongent cette mesure.

59. Le maintien en détention provisoire exige donc le même niveau de motivation que le placement en détention provisoire en ce qui concerne le respect des conditions prévues. On peut raisonnablement en déduire que les motifs invoqués par les juridictions internes pour prononcer un placement ou un maintien en détention ne peuvent être stéréotypés ou abstraits.

60. Dans près de la moitié des États membres étudiés (quinze sur trente et un), la législation fixe un nombre maximum de renouvellements de la détention provisoire et/ou une durée maximale pour l’ensemble de cette détention. Cependant, il ne se dégage de norme commune ni en ce qui concerne le nombre maximum de renouvellements ni en ce qui concerne la durée totale de la détention.

EN DROIT

61. Dans sa requête, le requérant se plaignait que les juridictions internes n’eussent pas suffisamment motivé les décisions par lesquelles elles avaient ordonné sa privation de liberté avant son procès. Il invoquait l’article 5 § 1 de la Convention. La Cour juge plus approprié d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 5 § 3, qui est ainsi libellée :

« 3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1.c du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

I. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT

A. Sur l’épuisement des voies de recours internes

62. Devant la Grande Chambre, le Gouvernement argue pour la première fois depuis le début de la procédure que le requérant n’a pas contesté les décisions de justice ordonnant son assignation à résidence et que, contrairement à ce qu’exige l’article 35 § 1 de la Convention, il n’a donc pas épuisé les voies de recours internes. Il ajoute que l’exposé des faits préparé par la Cour au stade de la communication ne mentionnait pas les événements ultérieurs au 29 juin 2007 et qu’il n’était donc pas en mesure de soulever cette exception devant la chambre. Il estime par conséquent n’être pas forclos à le faire à ce stade de la procédure.

63. Le requérant soutient pour sa part que le Gouvernement est forclos à soulever cette exception devant la Grande Chambre. À titre subsidiaire, il soutient qu’elle est dépourvue de fondement.

64. La Cour rappelle que, aux termes de l’article 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 79, CEDH 2014 (extraits)).

65. Il est vrai que l’exposé des faits préparé par le greffe, que la Cour a joint à sa lettre du 18 janvier 2010 par laquelle elle donnait connaissance de la requête au Gouvernement défendeur en vertu de l’article 54 § 2 b) du règlement, n’était fondé que sur les documents alors en la possession de la Cour et, dès lors, ne mentionnait que les faits survenus avant le 29 juin 2007. La lettre précisait que « si [le Gouvernement] décid[ait] de soumettre des observations, elles ne [devaient] porter que sur les griefs concernant les motifs de la détention provisoire (article 5 § 3 de la Convention) » (italiques ajoutés). Lorsqu’il a fait usage de la possibilité de soumettre des observations, le Gouvernement a tenté de limiter la portée de l’affaire en arguant que la Cour ne devait examiner ni les faits survenus avant le 2 mai 2007, c’est‑à‑dire avant l’arrestation du requérant, ni les faits postérieurs au 29 juin 2007. Néanmoins, il a indiqué qu’il estimait « nécessaire d’appeler l’attention de la Cour sur certains actes procéduraux postérieurs à la période susmentionnée [2 mai – 29 juin 2007] », ces éléments étant selon lui « indispensables » pour comprendre sa position relativement à la recevabilité et au fond de l’affaire.

66. La Cour considère donc que, dans ce contexte particulier, il aurait dû être suffisamment clair, eu égard à la nature des griefs et aux circonstances qui s’y rapportaient, que lorsqu’elle les examinerait au regard de l’article 5 § 3 de la Convention elle ne pourrait pas ignorer les faits antérieurs à l’arrestation du requérant le 2 mai 2007 et que les griefs concernaient une situation continue, c’est-à-dire le défaut allégué de justification pour l’ensemble de la période de privation de liberté subie par le requérant dans l’attente de son procès, et n’étaient pas limités de la manière dont le Gouvernement le laisse entendre. Il est raisonnable de présumer que, lorsqu’il a reçu communication de la requête, le Gouvernement avait parfaitement connaissance de la situation y compris après le 29 juin 2007, et qu’il était donc en mesure de soulever son exception d’irrecevabilité conformément aux exigences de l’article 55 du règlement.

67. Or le Gouvernement n’a soulevé la question du non-épuisement des voies de recours internes pour la première fois que dans ses observations écrites devant la Grande Chambre. La Cour ne décèle aucune circonstance exceptionnelle qui aurait pu dispenser le Gouvernement de l’obligation de formuler son exception préliminaire avant l’adoption par la chambre de sa décision sur la recevabilité. En conséquence, elle conclut qu’il est forclos à exciper du non-épuisement des voies de recours internes à ce stade de la procédure et que ladite exception doit être rejetée.

B. Sur la qualité de victime

68. Pour le cas où la Cour rejetterait l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par lui, le Gouvernement argue, à titre subsidiaire, que le requérant ne peut se prétendre « victime » au sens de l’article 34 de la Convention en ce qui concerne le grief qu’il tire de l’article 5 § 3 relativement à son assignation à résidence. Il fait valoir que le requérant a lui-même demandé à être assigné à résidence, et considère que la décision d’accéder à cette demande constitue une réparation de toute violation de l’article 5 § 3 susceptible d’avoir eu lieu auparavant. D’après lui, cette décision équivaut à une remise en liberté et constitue donc une forme de réparation pour toute violation éventuelle des droits du requérant découlant de l’article 5 § 3 de la Convention.

69. La position du requérant concernant cette exception est similaire à celle qu’il a exprimée relativement à l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 63 ci-dessus).

70. La Cour ne juge pas nécessaire d’examiner le point de savoir si le Gouvernement est forclos à soulever cette exception, car elle estime que rien ne l’empêche d’examiner proprio motu cette question, qui touche à sa compétence (voir par exemple R.P. et autres c. Royaume-Uni, no 38245/08, § 47, 9 octobre 2012). Elle considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’argument du Gouvernement est si étroitement lié à la substance du grief du requérant qu’il y a lieu de le joindre au fond (paragraphes 106-111 ci-dessous).

C. Conclusions

71. La Cour conclut que le Gouvernement est forclos à soulever l’exception préliminaire tirée du non-épuisement des voies de recours internes et, en conséquence, la rejette. Par ailleurs, elle décide de joindre au fond de l’affaire l’exception concernant le défaut de qualité de victime du requérant.

II. SUR LE FOND

A. L’arrêt de la chambre

72. S’appuyant sur la jurisprudence applicable relativement à l’obligation de fournir des « motifs pertinents et suffisants » propres à justifier une détention, la chambre a conclu à la violation de l’article 5 § 3 de la Convention à raison de l’insuffisance de la motivation des décisions de justice ordonnant la privation de liberté du requérant. Ce faisant, elle a eu égard à la jurisprudence de la Cour établissant que l’assignation à résidence est constitutive d’une privation de liberté.

73. La chambre a noté que les juridictions nationales avaient l’obligation en vertu du droit interne de vérifier l’existence d’un certain nombre de circonstances, mais qu’elles ne l’avaient pas fait et s’étaient bornées à répéter dans leurs décisions, de manière abstraite et stéréotypée, les motifs formels de privation de liberté prévus par la loi, sans expliquer comment ils s’appliquaient concrètement au cas du requérant. Elle a observé également qu’au vu de ce qui demeurait essentiellement le même dossier, différents juges étaient parvenus à des conclusions contraires en différentes occasions (paragraphes 35-38 de l’arrêt de la chambre).

74. Enfin, la chambre a critiqué l’inertie du procureur, qui, pendant plus d’un an, n’avait pris aucune mesure pour obtenir un certain nombre de documents, alors que les juges avaient invoqué l’absence de ces pièces pour prolonger la détention du requérant. Elle a également relevé que lorsqu’il avait été assigné à résidence pendant trois jours à partir du 26 juin 2007, le requérant avait eu le temps, pendant ces trois jours, de s’entendre avec ses fils s’il avait voulu le faire (paragraphes 40-41 de l’arrêt de la chambre).

B. Thèses des parties

1. Le requérant

75. Le requérant soutient qu’au moment des faits, il existait une pratique consistant à placer automatiquement les accusés en détention provisoire, sans aucune justification et sur la seule base de motifs stéréotypés et répétitifs. Il cite à cet égard la déclaration de l’ancien agent du Gouvernement, qui aurait admis que la détention provisoire était la règle plutôt que l’exception.

76. Renvoyant aux motifs exigés pour justifier l’assignation à résidence, le requérant argue qu’en droit interne, l’obligation de justifier cette mesure n’était pas moins stricte que l’obligation de justifier la détention provisoire, et que les tribunaux devaient appliquer exactement les mêmes règles et fournir les mêmes motifs pour l’une et pour l’autre. Il estime qu’admettre l’argument du Gouvernement consistant à dire que l’obligation de motiver les décisions d’assignation à résidence est moins stricte créerait un risque d’abus de la part de l’État et que celui-ci pourrait alors s’estimer libre d’assigner arbitrairement des individus à résidence. De plus, cela reviendrait selon lui en l’espèce à ignorer le droit interne.

77. Le requérant plaide qu’il n’y a pas d’arguments en faveur de sa privation de liberté et que ni sa détention ni son assignation à résidence ne reposaient sur des motifs pertinents et suffisants. Il avance que l’absence de raisons propres à justifier sa privation de liberté est confirmée par le fait qu’il a finalement été acquitté et que le parquet n’a pas contesté la décision d’acquittement.

78. En réponse à l’affirmation du Gouvernement selon laquelle il a été assigné à résidence à sa propre demande, le requérant argue que les juridictions internes étaient néanmoins tenues de vérifier l’existence de motifs suffisants pour ordonner son assignation à résidence. Il ajoute que l’État disposait d’autres moyens qu’une privation de liberté pour assurer sa comparution au procès et l’intégrité des preuves.

2. Le Gouvernement

79. De l’avis du Gouvernement, le requérant n’a suffisamment étayé ni les demandes de remise en liberté qu’il a formées devant les juridictions internes ni les griefs qu’il porte devant la Cour relativement à sa privation de liberté. Ainsi, le requérant aurait tiré argument de ses problèmes de santé alors que la jurisprudence de la Cour ne poserait aucune obligation générale de remettre les détenus en liberté pour raisons de santé. Selon le Gouvernement, les motifs avancés par le requérant à l’appui de ses demandes de remise en liberté étaient sans pertinence et les juges nationaux les ont donc ignorés.

80. Le Gouvernement ajoute que les décisions de priver le requérant de sa liberté et de prolonger cette privation de liberté reposaient sur des motifs pertinents et suffisants. Même s’ils peuvent sembler vagues et abstraits, ces motifs seraient en réalité concrets et succincts. La privation de liberté décidée par les juges aurait été motivée par des raisons telles que la complexité de l’affaire et le risque que le requérant n’interférât dans l’enquête pénale et ne s’entendît avec ses fils. D’après le Gouvernement, le fait que le requérant et ses fils fussent complices constituait en soi un obstacle au cours normal de l’enquête et commandait de les isoler les uns des autres.

81. Le Gouvernement estime que la présente affaire est analogue à l’affaire W. c. Suisse (26 janvier 1993, série A no 254‑A), et il soutient que la Cour devrait dès lors parvenir en l’espèce comme dans cette affaire à une conclusion de non-violation.

82. Il souligne que c’est le requérant lui-même qui a demandé à être assigné à résidence, et qu’il n’a pas contesté les décisions de justice accédant à cette demande ni celles par lesquelles son assignation à résidence a été prolongée.

83. Il admet que l’assignation à résidence constitue une privation de liberté aux fins de l’article 5 de la Convention. Il considère toutefois qu’il n’est pas nécessaire de la justifier par des motifs aussi puissants que ceux qui doivent être avancés à l’appui d’un placement en maison d’arrêt, l’assignation à résidence étant selon lui une mesure moins sévère. De plus, en l’espèce, ce serait le requérant lui-même qui aurait demandé à être assigné à résidence.

C. Appréciation de la Cour

1. Les principes généraux

84. Avec les articles 2, 3 et 4, l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes (voir, par exemple, le lien de cette disposition avec les articles 2 et 3 dans des affaires de disparition telles que Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, § 123, Recueil des arrêts et décisions 1998-III), et en tant que tel, il revêt une importance primordiale. Il a essentiellement pour but de protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (voir, par exemple, Loukanov c. Bulgarie, 20 mars 1997, § 41, Recueil 1997-II, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 171, CEDH 2004‑II, et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 461, CEDH 2004-VII). Trois grands principes en particulier ressortent de la jurisprudence de la Cour : la règle selon laquelle les exceptions, dont la liste est exhaustive, appellent une interprétation étroite (Ciulla c. Italie, 22 février 1989, § 41, série A no 148) et ne se prêtent pas à l’importante série de justifications prévues par d’autres dispositions (les articles 8 à 11 de la Convention en particulier) ; la régularité de la privation de liberté, sur laquelle l’accent est mis de façon répétée du point de vue tant de la procédure que du fond, et qui implique une adhésion scrupuleuse à la prééminence du droit (Winterwerp c. Pays‑Bas, 24 octobre 1979, § 39, série A no 33) ; et l’importance de la promptitude ou de la célérité des contrôles juridictionnels requis en vertu de l’article 5 §§ 3 et 4 (McKay c. Royaume‑Uni [GC], no 543/03, § 34, CEDH 2006‑X).

85. L’un des cas de privation de liberté les plus fréquents dans le cadre de la procédure pénale est la détention provisoire. Ce type de détention, prévu à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, constitue l’une des exceptions à la règle générale énoncée à l’article 5 § 1, selon laquelle chacun a droit à la liberté. La période à prendre en considération commence lorsque l’individu est arrêté (Tomasi c. France, 27 août 1992, § 83, série A no 241‑A) ou privé de sa liberté (Letellier c. France, 26 juin 1991, § 34, série A no 207), et elle prend fin lorsqu’on le libère et/ou qu’il est statué, même par une juridiction de première instance, sur les accusations dirigées contre lui (voir, entre autres, Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, p. 23, § 9, série A no 7 ; Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 147, CEDH 2000‑IV ; Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 110, CEDH 2002‑VI, et Solmaz c. Turquie, no 27561/02, §§ 23-24, 16 janvier 2007).

86. Si la détention provisoire peut être admissible pour les motifs énoncés au paragraphe 1 c) de l’article 5 de la Convention (De Jong, Baljet et Van den Brink c. Pays-Bas, 22 mai 1984, § 44, série A no 77), le paragraphe 3 de ce même article, qui forme un tout avec le paragraphe 1 c), pose à cet égard un certain nombre de garanties procédurales. Notamment, il prévoit que la durée de la détention provisoire doit être raisonnable : elle n’est donc pas illimitée.

87. Selon la jurisprudence constante de la Cour relative à l’article 5 § 3, la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d’un certain temps elle ne suffit plus. La Cour doit alors établir, 1) si les autres motifs adoptés par les autorités judiciaires continuent à légitimer la privation de liberté, et 2), lorsque ces motifs se révèlent « pertinents » et « suffisants », si les autorités nationales ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (voir, parmi d’autres arrêts, Letellier, précité, § 35, et Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 140, 22 mai 2012). La Cour a dit aussi que les autorités doivent démontrer de manière convaincante que chaque période de détention, aussi courte fût-elle, était justifiée. Lorsqu’elles décident si une personne doit être libérée ou détenue, elles doivent rechercher s’il n’y a pas d’autres moyens d’assurer sa comparution au procès (ibidem).

88. Les justifications que la Cour a jugées « pertinentes » et « suffisantes » (en plus de l’existence d’une raison plausible de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction) dans sa jurisprudence incluent le risque de fuite, le risque de pression sur les témoins ou d’altération de preuves, le risque de collusion, le risque de récidive, le risque de trouble à l’ordre public, ou encore la nécessité de protéger la personne faisant l’objet de la mesure privative de liberté (voir, par exemple, Stögmüller c. Autriche, 10 novembre 1969, § 15, série A no 9 ; Wemhoff, précité, §14 ; Tomasi, précité, § 95 ; Toth c. Autriche, 12 décembre 1991, § 70, série A no 224 ; Letellier, précité, § 51 ; et I.A. c. France, 23 septembre 1998, § 108, Recueil 1998‑VII).

89. La présomption est toujours en faveur de la libération. Comme la Cour l’a dit dans l’affaire Neumeister c. Autriche (27 juin 1968, p. 37, § 4, série A no 8), le second volet de l’article 5 § 3 – la mise en liberté pendant la procédure – n’offre pas aux autorités judiciaires une option entre la mise en jugement dans un délai raisonnable et une mise en liberté provisoire dans l’attente du procès. C’est la détention provisoire des accusés qui ne peut être maintenue au-delà des limites raisonnables (Wemhoff, précité, § 5) ; même si la longueur de l’instruction ne prête pas à critique, celle de la détention ne saurait excéder un laps de temps qui soit raisonnable (Stögmüller, précité, § 5). Jusqu’à sa condamnation, la personne accusée doit être réputée innocente et la disposition analysée a essentiellement pour objet d’imposer la mise en liberté provisoire dès que le maintien en détention cesse d’être raisonnable (McKay, précité, § 41).

90. Le caractère raisonnable de la durée d’une détention provisoire ne se prête pas à une évaluation abstraite. La légitimité du maintien en détention d’un accusé doit s’apprécier dans chaque cas d’après les particularités de la cause. La poursuite de l’incarcération ne se justifie dans une espèce donnée que si des indices concrets révèlent une véritable exigence d’intérêt public prévalant, nonobstant la présomption d’innocence, sur la règle du respect de la liberté individuelle fixée à l’article 5 de la Convention (voir notamment Labita, précité, § 152, et Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 110 et suivants, CEDH 2000‑XI). En particulier en ce qui concerne le risque de fuite, il faut avoir égard au caractère de l’intéressé, à sa moralité, à ses ressources, à ses liens avec l’État qui le poursuit ainsi qu’à ses contacts internationaux (Neumeister, précité, § 10).

91. Il incombe en premier lieu aux autorités judiciaires nationales de veiller à ce que dans une affaire donnée la détention provisoire subie par un accusé n’excède pas une durée raisonnable. En conséquence, il leur faut, en tenant dûment compte du principe de la présomption d’innocence, examiner toutes les circonstances de nature à manifester ou écarter l’existence de ladite exigence d’intérêt public justifiant une dérogation à la règle fixée à l’article 5 et en rendre compte dans leurs décisions relatives aux demandes d’élargissement. C’est essentiellement au vu des motifs figurant dans lesdites décisions et sur la base des faits bien établis indiqués par l’intéressé dans ses moyens que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 3 (voir, entre autres, Kudła, précité, § 110, et Idalov, précité, § 141).

2. Sur la nécessité de développer la jurisprudence de la Cour

a) La période de privation de liberté initiale et la question de l’écoulement d’un « certain temps »

92. Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 87), la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d’un certain temps elle ne suffit plus. Ce principe a été énoncé pour la première fois dans l’arrêt Stögmüller (précité, § 4). Il est aujourd’hui connu comme l’un des « principes Letellier », qui ont été réaffirmés dans plusieurs arrêts de Grande Chambre successifs (voir, notamment, Labita c. Italie, précité, § 153 ; Kudła, précité, § 111, McKay, précité, § 44 ; Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 64, 10 mars 2009 et, en dernier lieu, Idalov, précité, § 140). En vertu de ce principe, on distingue deux périodes différentes dans la privation de liberté dans l’attente du jugement : la période initiale, où l’existence d’une raison plausible de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est un motif suffisant de détention, et la période qui s’ouvre après « un certain temps », où la raison plausible de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une infraction ne suffit plus à elle seule et où d’autres motifs « pertinents et suffisants » sont nécessaires pour justifier la privation de liberté.

93. Le requérant n’ayant pas argué devant elle qu’il n’y avait pas de raison plausible de le soupçonner d’avoir commis une infraction, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner cette question. En revanche, au vu de la faiblesse des autres motifs (outre l’existence d’une raison plausible de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction) invoqués par les juridictions internes en l’espèce, la question se pose de savoir à partir de quel moment l’existence de ces autres motifs était requise aux fins de la prolongation de la privation de liberté. La réponse à cette question dépend du sens de l’expression « un certain temps ».

94. Jusqu’à présent, la Cour n’a pas défini dans sa jurisprudence la portée de cette expression, ni énoncé de critères généraux à cet égard. Dans la récente affaire Magee et autres c. Royaume-Uni (nos 26289/12, 29062/12 et 29891/12, CEDH 2015 (extraits)), elle a reconnu qu’un « certain temps » ne correspondait pas à une durée précise. Elle a dit ceci :

« 88. La persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention, mais au bout d’un certain temps elle ne suffit plus à justifier la prolongation de la détention. La Cour n’a pas tenté de traduire cette notion en un nombre fixe de jours, de semaines, de mois ou d’années ou en des durées variant suivant la gravité de l’infraction (Stögmüller c. Autriche, no 1602/62, § 4, 10 novembre 1969). »

95. Il apparaît cependant que dans un certain nombre d’affaires (voir, par exemple, Ţurcan et Ţurcan c. Moldova, no 39835/05, § 54, 23 octobre 2007 ; Patsouria c. Géorgie, no 30779/04, § 67, 6 novembre 2007 ; Osmanović c. Croatie, no 67604/10, §§ 40-41, 6 novembre 2012, et Zayidov c. Azerbaïdjan, no 11948/08, § 62, 20 février 2014), la Cour a estimé que même après une période relativement courte de quelques jours, l’existence d’une raison plausible de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction ne peut déjà plus à elle seule légitimer la détention provisoire, qui doit alors être motivée par des raisons supplémentaires.

96. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère qu’il serait utile qu’elle développe sa jurisprudence relative à l’obligation pour les autorités judiciaires nationales de justifier la poursuite de la privation de liberté aux fins du second volet de l’article 5 § 3.

97. En premier lieu, il faut rappeler que, comme cela a déjà été dit au paragraphe 85 ci‑dessus, la période à prendre en considération pour l’appréciation du caractère raisonnable de la détention au regard du second volet de l’article 5 § 3 commence lorsque la personne est privée de sa liberté.

98. Dès ce moment, cette personne a aussi le droit, en vertu du premier volet de cette disposition, d’être « aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » et présentant les garanties requises d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties. De cette disposition découle pour le « juge ou autre magistrat habilité par la loi » l’obligation procédurale d’entendre personnellement l’individu traduit devant lui, et l’obligation matérielle d’examiner les circonstances qui militent pour ou contre la détention, de se prononcer sur l’existence de raisons la justifiant et, en leur absence, d’ordonner l’élargissement (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 199, série A no 25 ; Schiesser c. Suisse, 4 décembre 1979, § 31, série A no 34, et McKay, précité, § 35). En d’autres termes, l’article 5 § 3 exige que le magistrat se penche sur le bien‑fondé de la privation de liberté (T.W. c. Malte [GC], no 25644/94, § 41, 29 avril 1999 ; Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 47, CEDH 1999‑III, et McKay, précité, § 35).

99. Le contrôle automatique initial portant sur l’arrestation et la détention doit permettre d’examiner les questions de régularité et celle de savoir si des raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction persistent, c’est-à-dire si la détention se trouve englobée par les exceptions autorisées énumérées à l’article 5 § 1 c). S’il n’en est pas ainsi, le magistrat doit avoir le pouvoir d’ordonner la libération (McKay, précité, § 40). La question de savoir si la persistance d’un tel soupçon permet, à elle seule, de prolonger une détention régulièrement ordonnée ne relève pas du paragraphe 1 c) de l’article 5 mais du paragraphe 3 : celui-ci, qui forme un tout avec celui-là, a essentiellement pour objet d’imposer l’élargissement du moment où la détention cesse d’être raisonnable (De Jong, Baljet et Van den Brink, précité, § 44, et les affaires qui y sont citées).

100. La nécessité de développer la jurisprudence semble découler du fait que la période pendant laquelle la persistance de raisons plausibles de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction peut constituer un motif suffisant de prolongation de la privation de liberté en vertu du second volet de l’article 5 § 3 fait l’objet d’une exigence temporelle différente et bien moins précise – « un certain temps » (selon la jurisprudence de la Cour) – que celle découlant du premier volet de cette disposition – « aussitôt », aux termes de la Convention – et de ce que ce n’est qu’après « un certain temps » que la privation de liberté doit être justifiée par des motifs pertinents et suffisants supplémentaires. Il est vrai que dans certains cas la Cour a dit que « [c]es deux volets confèrent des droits distincts et n’ont apparemment aucun lien logique ou temporel » (voir, en particulier, McKay, précité, § 31, et Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 119, CEDH 2010, qui ne concernait que le premier volet). Cependant, il est à noter que dans chaque cas, la période à prendre en compte commence à partir du moment de l’arrestation, et que l’autorité judiciaire qui autorise la privation de liberté doit se prononcer sur l’existence de raisons la justifiant et, en leur absence, ordonner l’élargissement. Ainsi, en pratique, l’application des garanties du second volet chevauche souvent dans une certaine mesure celle des garanties du premier, typiquement dans les cas où l’autorité judiciaire qui autorise la privation de liberté dans le cadre du premier volet ordonne en même temps la détention provisoire dans le respect des garanties du second volet. En pareil cas, la première comparution du suspect devant le juge constitue le « carrefour » où les deux séries de garanties se rencontrent, et où la seconde succède à la première. Pourtant, la question de savoir quand la seconde s’applique pleinement, en ce sens qu’il faut, outre une raison plausible de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une infraction, des motifs pertinents et suffisants, dépend du sens, relativement vague, attribué à l’expression « un certain temps ».

101. La Cour note encore que, en vertu du droit interne de la grande majorité des trente et une Hautes Parties contractantes à la Convention couvertes par l’étude de droit comparé évoquée au paragraphe 54 ci‑dessus, les autorités judiciaires compétentes sont tenues d’avancer des motifs « pertinents et suffisants » à l’appui du maintien en détention, sinon immédiatement, du moins dans un délai de quelques jours seulement après l’arrestation, c’est-à-dire lorsqu’un juge examine pour la première fois la nécessité de placer le suspect en détention provisoire. Transposée à l’article 5 § 3, cette approche simplifierait la jurisprudence relative à la Convention dans ce domaine et la rendrait plus claire et plus sûre, et la protection contre une privation de liberté au-delà d’un délai raisonnable s’en trouverait renforcée.

102. À la lumière de l’ensemble de ces considérations, la Cour conclut que des arguments convaincants militent pour une « synchronisation » des garanties du second volet avec celles du premier. Cela implique que l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation.

b) Les questions spécifiques à l’assignation à résidence

i. L’assignation à résidence est-elle une privation de liberté, et le requérant a‑t‑il renoncé à son droit à la liberté ?

103. Comme pour bien d’autres notions, la Cour a dit à maintes reprises dans sa jurisprudence que la notion de privation de liberté au sens de la Convention devait s’interpréter de manière autonome. Une lecture systématique de la Convention montre que les simples restrictions à la liberté de circulation ne sont pas couvertes par l’article 5 mais relèvent de l’article 2 § 1 du Protocole no 4. Cependant, la distinction entre restriction à la liberté de circulation et privation de liberté n’est qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence. Pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, §§ 92-93, série A no 39).

104. En vertu de la jurisprudence de la Cour (voir, parmi beaucoup d’autres, Mancini c. Italie, no 44955/98, §17, CEDH 2001‑IX, Lavents c. Lettonie, no 58442/00, §§ 64-66, 28 novembre 2002 ; Nikolova c. Bulgarie (no 2), no 40896/98, § 60, 30 septembre 2004 ; Ninescu c. République de Moldova , no 47306/07, § 53, 15 juillet 2014, et Delijorgji c. Albanie, no 6858/11, § 75, 28 avril 2015), l’assignation à résidence est considérée, au vu de son degré d’intensité, comme une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention.

105. La Cour ne voit pas de raison de s’écarter de cette jurisprudence. Eu égard aux modalités de l’assignation à résidence du requérant décrites aux paragraphes 30 et 36 à 40 ci-dessus, elle estime que cette mesure, dont il a fait l’objet du 26 au 29 juin 2007 et du 20 juillet 2007 au 12 mars 2008, c’est-à-dire pendant sept mois et demi, a constitué une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention. À cet égard, il y a lieu de noter que, en l’espèce, l’assignation à résidence est aussi considérée comme une privation de liberté dans le droit interne pertinent, et que le Gouvernement lui-même a reconnu que l’assignation à résidence du requérant constituait une privation de liberté (paragraphes 43, 44 et 83 ci‑dessus).

106. Le Gouvernement a soulevé un point, qui a été joint au fond de l’affaire (paragraphe 71 ci-dessus) : il a souligné que c’était le requérant lui‑même qui avait demandé à être assigné à résidence et qu’il n’avait pas contesté les décisions de justice ordonnant cette mesure. Cela pose une question importante : celle de savoir si le requérant avait renoncé à son droit à la liberté.

107. Dans l’arrêt Storck c. Allemagne (no 61603/00, § 75, CEDH 2005‑V), la Cour a dit que le droit à la liberté revêt une trop grande importance dans une « société démocratique », au sens de la Convention, pour qu’une personne perde le bénéfice de la protection de celle-ci du seul fait qu’elle se constitue prisonnière. Ainsi, une privation de liberté peut emporter violation de l’article 5 même si la personne concernée l’a acceptée (De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 65, série A no 12).

108. Eu égard au fait que le Gouvernement a argué que c’était le requérant lui-même qui avait demandé à être assigné à résidence (voir le paragraphe 82 ci-dessus), la Cour relève qu’en l’espèce, il y avait à l’évidence un élément de coercition dans l’application de ce type de mesure. En particulier, il ressort clairement des faits de la cause que l’idée qui sous-tendait la demande de l’intéressé d’être assigné à résidence était d’éviter de demeurer en prison après que les juges avaient rejeté à plusieurs reprises ses demandes de remise en liberté. Il apparaît aussi que l’état de santé du requérant s’était considérablement détérioré pendant sa détention provisoire et qu’il était prêt à faire des concessions pour mettre fin à cette détention (paragraphes 14, 24 et 29 ci-dessus). C’est là un comportement compréhensible de la part de quelqu’un qui a déjà eu une crise cardiaque et un accident vasculaire cérébral et qui voit sa santé se dégrader. De l’avis de la Cour, le requérant se trouvait manifestement sous la contrainte lorsqu’il a été assigné à résidence. En pareilles circonstances, on ne pouvait raisonnablement attendre de lui qu’il contestât les décisions de justice ordonnant cette assignation à résidence.

109. Au vu de ce qui précède, la Cour ne peut admettre la thèse selon laquelle l’attitude du requérant à l’égard de son assignation à résidence et le fait qu’il n’ait pas contesté cette mesure s’analysent en une renonciation à son droit à la liberté.

110. Contrairement à ce qu’argue le Gouvernement, même à supposer que l’on puisse considérer que le requérant a consenti à être assigné à résidence, cette mesure ne saurait être assimilée à une remise en liberté. Elle ne peut pas non plus passer, comme le Gouvernement le suggère, pour une forme de redressement satisfaisant à l’article 5 § 5 qui exige un droit à réparation. En conséquence, il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement tirée du défaut de qualité de victime du requérant.

ii. Les motifs invoqués à l’appui de l’assignation à résidence

111. Le Gouvernement soutient qu’il n’est pas nécessaire de justifier l’assignation à résidence par des motifs aussi puissants que ceux qui doivent être avancés à l’appui d’un placement en maison d’arrêt, la première mesure étant selon lui plus clémente que la seconde.

112. Il est vrai que l’assignation à résidence implique en général pour la personne qui en fait l’objet moins de restrictions et de souffrance ou de désagréments qu’une détention en prison. La raison en est que la détention nécessite l’intégration de l’individu dans un milieu nouveau et souvent hostile, où il doit partager les activités et les ressources de ses codétenus, respecter la discipline et être soumis à divers degrés de contrôle de la part des autorités vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Par exemple, les détenus ne peuvent pas choisir librement le moment où ils se couchent, où ils prennent leurs repas, où ils pourvoient à leur hygiène personnelle et où ils sortent en cour de promenade ou pratiquent d’autres activités. Par conséquent, si elles ont à choisir entre la privation de liberté dans une maison d’arrêt et l’assignation à résidence, comme cela a été le cas en l’espèce, la plupart des personnes opteront normalement pour la seconde mesure.

113. Pour autant, la Cour note que les principes Letellier ne distinguent pas différents régimes en fonction du type de privation de liberté (paragraphe 92 ci-dessus). Elle rappelle également que dans l’affaire Lavents (arrêt précité), où elle a eu à examiner le caractère pertinent et suffisant des motifs avancés à l’appui de la longue privation de liberté du requérant dans l’attente de son jugement, elle a rejeté l’argument du gouvernement défendeur consistant à dire qu’il fallait apprécier ces motifs selon des critères différents car le requérant avait non seulement été détenu en prison, mais aussi assigné à résidence et détenu à l’hôpital. Elle a alors expliqué que l’article 5 ne régissait pas les conditions de détention, renvoyant à l’approche adoptée précédemment dans l’arrêt Mancini (précité) et dans les affaires qui y étaient citées. Elle a ensuite précisé que les notions de « degré » et d’« intensité » figurant dans la jurisprudence en tant que critères d’applicabilité de l’article 5 concernaient uniquement le degré des restrictions apportées à la liberté de circulation et non la différence de confort ou de régime interne entre différents lieux de détention. Elle a donc appliqué les mêmes critères pour toute la période de privation de liberté indépendamment du lieu de détention du requérant.

114. La Cour ne voit pas de raison d’adopter une autre approche en l’espèce. Elle estime qu’il ne serait guère possible en pratique d’apprécier les motifs sous-tendant la privation de liberté avant jugement à l’aune de critères différents en fonction des conditions de détention et du niveau de confort ou d’inconfort qu’a connu le détenu pendant cette privation de liberté. Ces motifs devraient au contraire s’apprécier en vertu de critères qui permettent d’assurer de manière pratique et effective un niveau de protection adéquat des droits garantis par l’article 5 sans risquer de diluer cette protection. En bref, la Cour juge qu’il convient de suivre en l’espèce la même approche que dans l’affaire Lavents.

3. Sur l’existence de motifs pertinents et suffisants en l’espèce

115. Se tournant vers les motifs invoqués pour justifier la détention provisoire du requérant en l’espèce, la Cour observe que la juridiction interne qui a ordonné le placement de l’intéressé en détention, le 5 mai 2007, n’a invoqué que le risque de collusion de celui-ci avec ses fils et la gravité de l’infraction dont il était soupçonné. Ce dernier motif est normalement invoqué en cas de risque de fuite, mais le tribunal a considéré que ce risque et le risque que le requérant n’influençât des témoins ou n’altérât des preuves n’avaient pas été démontrés par l’accusation et n’étaient pas des hypothèses plausibles.

116. Le requérant a formé un recours contre la décision du tribunal, arguant notamment que le risque de collusion n’avait pas été invoqué par le procureur et que, en toute hypothèse, il aurait eu tout le temps de s’entendre avec ses fils auparavant si telle avait été son intention. La cour d’appel a rejeté ce recours sans répondre à ces objections.

117. À cet égard, la Cour note que, comme le requérant l’a souligné, le procureur n’avait pas invoqué de risque de collusion entre l’intéressé et ses fils. De plus, il ressort clairement des faits de la cause que l’enquête dirigée contre le requérant et ses fils avait été ouverte en juillet 2006, c’est-à-dire dix mois environ avant l’arrestation du requérant, et que celui-ci aurait donc effectivement eu tout le temps de s’entendre avec ses fils si telle avait été son intention (paragraphes 9-12 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour juge l’argument de la collusion totalement dénué de fondement. De plus, elle constate que la cour d’appel n’a pas répondu à l’objection soulevée par le requérant à cet égard. En outre, rien n’indique dans les différentes décisions de ces juridictions qu’elles aient eu égard à un facteur pourtant très important : le comportement du requérant entre le début de l’enquête en juillet 2006 et le moment où le procureur a demandé son placement en détention provisoire.

118. Lorsqu’ils ont prolongé la détention du requérant pour la première et la deuxième fois, le 16 mai et le 5 juin 2007 respectivement, les juges n’ont plus invoqué le risque de collusion, qui était essentiellement le seul motif, outre la raison plausible de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction, qu’ils avaient avancée pour ordonner le placement en détention au départ. Ils ont invoqué d’autres raisons, à savoir un risque de fuite et un risque que le requérant n’influençât les témoins ou n’altérât des preuves (paragraphes 20 et 25 ci‑dessus). La Cour observe que le procureur avait émis ces mêmes craintes à l’appui de sa demande de placement en détention provisoire mais que le tribunal de première instance et la cour d’appel les avaient alors tous deux écartées en les jugeant infondées et non plausibles (paragraphes 15 et 17 ci‑dessus). Il n’y a dans les décisions des tribunaux prolongeant la détention du requérant aucune explication quant au point de savoir pourquoi ces motifs qui n’étaient pas pertinents et suffisants au départ le sont finalement devenus (voir notamment Koutalidis c. Grèce, no 18785/13, § 51, 27 novembre 2014), par exemple parce que quelque chose dans le comportement du requérant aurait justifié un tel revirement. De même que pour l’ordonnance initiale de placement en détention, les juges sont restés en défaut d’examiner la personnalité du requérant, sa moralité, son patrimoine et ses liens avec le pays ainsi que son comportement au cours des dix premiers mois de l’enquête pénale.

119. Lorsqu’il a examiné, le 26 juin 2007, la demande du procureur tendant à la troisième prolongation de la détention du requérant, le tribunal de première instance a rejeté les arguments avancés à l’appui du maintien en détention et il a conclu essentiellement qu’il n’y avait pas de raison militant en faveur de cette mesure. Pourtant, il a ordonné la prolongation de la privation de liberté du requérant, sous la forme d’une assignation à résidence (paragraphe 30 ci-dessus).

120. Après que le requérant eut passé trois jours en assignation à résidence, la cour d’appel a annulé, le 29 juin 2007, le jugement ordonnant cette mesure, considérant que s’il demeurait assigné à résidence, le requérant risquerait de s’enfuir, d’influencer les témoins, d’altérer des preuves et de s’entendre avec ses fils. Elle a donc ordonné son retour dans une maison d’arrêt. Elle n’a expliqué ni pourquoi elle n’était pas d’accord avec l’appréciation du tribunal de première instance selon laquelle il n’y avait pas de raison de maintenir le requérant en détention ni sur quoi reposait sa crainte que l’intéressé s’enfuît, influençât des témoins ou altérât des preuves (paragraphe 32 ci‑dessus).

121. Lorsqu’elle a examiné la quatrième demande de prolongation de la détention du requérant, la cour d’appel a rejeté tous les motifs invoqués par le procureur et estimé qu’il n’y avait pas de raison de croire que le requérant risquait de s’enfuir ou d’entraver l’enquête. Néanmoins, malgré l’absence de tels motifs de crainte, elle a ordonné l’assignation à résidence de l’intéressé, mesure qui a ensuite été prolongée jusqu’en mars 2008 (paragraphe 36 ci-dessus). Les décisions ordonnant et prolongeant cette assignation à résidence n’avançaient à l’appui de cette privation de liberté aucun autre motif que la gravité de l’infraction imputée au requérant (paragraphes 37 et 38 ci-dessus).

122. Mis à part les problèmes indiqués ci-dessus, la Cour considère que les motifs invoqués par les juridictions internes pour ordonner la privation de liberté du requérant et pour la prolonger étaient stéréotypés et abstraits. Les juges ont cité les motifs de privation de liberté sans tenter de montrer comment ils s’appliquaient concrètement aux circonstances propres au cas du requérant. De plus, on ne peut pas dire qu’ils se soient montrés cohérents. Ainsi, ils ont parfois rejeté les allégations du procureur relatives au risque que le requérant s’enfuît, influençât des témoins ou altérât des preuves, les jugeant dénuées de fondement et non plausibles, et en d’autres occasions, ils ont admis ces mêmes allégations sans que les circonstances n’eussent apparemment changé et sans donner aucune explication à cet égard. La Cour estime que lorsque se trouve en jeu une question aussi importante que le droit à la liberté, il incombe aux autorités internes d’établir de manière convaincante que la restriction qu’elles apportent à ce droit est nécessaire, ce qui n’a assurément pas été le cas ici.

123. À la lumière de l’ensemble de ces facteurs, la Cour conclut qu’il n’y avait pas de motifs pertinents et suffisants pour ordonner puis prolonger la privation de liberté du requérant dans l’attente de son jugement. Il s’ensuit qu’en l’espèce, il y a eu violation de l’article 5 § 3.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

124. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

125. Le requérant réclame 50 000 EUR pour dommage moral. Il soutient que la privation de liberté injustifiée dont il a été l’objet lui a fait subir un stress considérable et a grandement porté atteinte à sa réputation. Il ajoute que du fait de sa détention, sa santé s’est détériorée.

126. Le Gouvernement n’a pas commenté la demande de réparation pour dommage moral présentée par le requérant.

127. La Cour estime que le requérant a dû éprouver stress et anxiété du fait de la violation des droits découlant de l’article 5 § 3 de la Convention. Statuant en équité, elle lui octroie la somme de 3 000 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

128. Le requérant réclame également 4 837 EUR au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour. Cette somme comprend les frais d’avocat afférents à la procédure devant la chambre et devant la Grande Chambre, les frais de voyage et de séjour liés à la comparution à l’audience de la Grande Chambre, et des frais postaux.

129. Le Gouvernement n’a pas commenté la demande de remboursement des frais et dépens présentée par le requérant.

130. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, eu égard aux documents en sa possession et aux critères rappelés ci‑dessus, la Cour estime raisonnable d’octroyer la totalité de la somme réclamée au titre des frais et dépens pour la procédure devant elle.

C. Intérêts moratoires

131. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne, majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Rejette, par quinze voix contre deux, l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement quant au manquement à épuiser les voies de recours internes ;

2. Joint au fond et rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement quant à la qualité de victime du requérant ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;

4. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i) 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 4 837 EUR (quatre mille huit cent trente-sept euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 5 juillet 2016.

Søren PrebensenGuido Raimondi
Adjoint au GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante commune aux juges Nuβberger et Mahoney ;

– opinion concordante du juge Spano, à laquelle se rallie le juge Dedov ;

– opinion en partie dissidente commune aux juges Sajó et Wojtyczek ;

G.R.A.
S.C.P.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES NUSSBERGER ET MAHONEY

(Traduction)

Nous considérons comme les juges Sajó et Wojtyczek dans leur opinion commune en partie dissidente que le gouvernement défendeur n’était pas forclos à soulever son exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes car, lorsque la requête lui a été communiquée en janvier 2010, il n’était fait aucune mention dans l’exposé des faits établi par le greffe d’une privation de liberté postérieure au 29 juin 2007, et il ne lui avait pas été demandé de commenter la période commençant à cette date (voir le paragraphe 65 de l’arrêt). Les gouvernements devraient pouvoir suivre de bonne foi les indications claires de la Cour quant aux questions qu’ils doivent traiter en ce qui concerne le respect de la Convention, sans craindre d’être forclos à soulever les exceptions pertinentes si et quand d’autres points ne figurant pas dans les indications de la Cour sont par la suite introduits dans l’affaire.

Toutefois, dans les circonstances particulières de l’espèce, on ne pouvait pas raisonnablement attendre du requérant qu’il conteste les décisions de justice ordonnant son assignation à résidence au lieu de la mesure plus sévère de détention provisoire ordinaire, car il se serait alors exposé au risque d’aggraver sa situation. Nous sommes d’accord avec la majorité pour dire qu’à cet égard il se trouvait « manifestement sous la contrainte » (voir le paragraphe 108 de l’arrêt). À notre avis, donc, il est vrai que le gouvernement défendeur ne devrait pas, en termes d’équité de la procédure, être forclos à soulever son exception de non-épuisement des voies de recours internes, mais pour autant cette exception n’est pas fondée quant au fond dans les circonstances de la cause et elle doit donc être rejetée. Nous parvenons donc au même résultat final que la majorité sur ce point, mais pour des raisons différentes.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SPANO, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE DEDOV

(Traduction)

I.

1. L’arrêt rendu aujourd’hui par la Grande Chambre apporte une clarification bienvenue de la jurisprudence relative à l’article 5 § 3 de la Convention en ce qui concerne l’exigence selon laquelle la privation de liberté doit reposer pendant toute sa durée sur des motifs pertinents et suffisants pour demeurer régulière. Je suis pleinement d’accord avec l’arrêt.

2. Toutefois, j’estime nécessaire de m’exprimer séparément sur un point traité aux paragraphes 106 à 110 de l’arrêt, qui répondent à un argument avancé par le Gouvernement relativement à l’assignation à résidence du requérant. Le Gouvernement invoque le fait que c’est le requérant lui-même qui a demandé à être assigné à résidence et qu’il n’a pas contesté les décisions de justice ordonnant cette mesure. La Cour répond à cela que cet argument « pose une question importante : celle de savoir si le requérant avait renoncé à son droit à la liberté », et elle conclut au paragraphe 109 qu’elle ne peut, au regard des faits, admettre la thèse selon laquelle l’attitude du requérant à l’égard de son assignation à résidence et le fait qu’il n’ait pas contesté cette mesure s’analysent en une renonciation à ses droits garantis par l’article 5 de la Convention.

3. Bien que le raisonnement ne soit pas entièrement clair sur ce point, il semble suggérer que la Cour part du principe que les personnes privées de leur liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention peuvent en pratique, par leur conduite, renoncer à leur droit à la liberté. Pour les raisons exposées ci-après, cette présomption ne repose ni sur une doctrine ni sur des principes juridiques solides, et elle n’a pas de base dans la jurisprudence de la Cour. En d’autres termes, la nature et la substance du droit fondamental à la liberté ne peuvent, à mon avis, être limitées au motif que l’on considérerait que la personne privée de sa liberté a renoncé à ses droits garantis par l’article 5.

II.

4. Pour commencer, je voudrais exposer certains points conceptuels. Pour que se pose la question de savoir si l’on peut renoncer à son droit à la liberté, il faut exclure les situations où l’intéressé n’est pas, de facto, privé de sa liberté au sens de l’article 5 § 1. Un sans-abri ou un vagabond qui entre dans un poste de police pour demander un endroit où dormir et qui est placé en cellule à sa demande n’est pas privé de sa liberté s’il peut partir quand il le souhaite. Ainsi, par définition, une privation de liberté correspond à une mesure prise par une autorité publique, par exemple une détention en prison ou une assignation à résidence, imposée à une personne non consentante et limitant ainsi son autonomie personnelle et son intégrité physique. Ce n’est qu’en pareil cas que se pose la question de l’acquiescement éventuel de l’intéressé à sa privation de liberté et, en conséquence, celle de savoir si et dans quelle mesure cette acceptation peut avoir une incidence sur la protection apportée par l’article 5 de la Convention.

5. Pour être plus précis, imaginons une situation où le procureur informe une personne soupçonnée d’avoir commis une infraction pénale qu’il considère que toutes les conditions juridiques sont réunies pour un placement en détention provisoire. Cependant, et pour ne pas perdre de temps, le procureur demande au suspect s’il accepte d’être détenu pendant trente jours sans que le parquet ne fasse valider cette mesure par un juge comme l’y oblige le droit interne. Le suspect accepte et est placé en détention.

6. Le fait que le suspect ait consenti à l’imposition de la mesure privative de liberté a-t-il une incidence sur son droit à la liberté ? En d’autres termes, le fait qu’il ait accepté, par un consentement libre et éclairé, d’être privé de sa liberté peut-il limiter la protection dont il bénéficie en vertu de l’article 5 de la Convention, qui impose en son paragraphe 1 que la privation de liberté soit « légale » et relève de l’un des cas qui y sont énoncés ? Ou cela veut-il dire que l’État n’est plus tenu de traduire aussitôt le suspect devant un juge conformément à l’article 5 § 3 ni de respecter les garanties procédurales énoncées à l’article 5 § 4, à savoir le contrôle de la mesure de privation de liberté par un tribunal qui doit vérifier si elle repose toujours sur des motifs pertinents et suffisants ?

7. À mon avis, la réponse est non. La nature et la substance du droit à la liberté garanti par la Convention ne peuvent faire l’objet d’aucune sorte d’analyse sous l’angle de la « renonciation » telle que celle admise par la Cour sur le terrain de l’article 6 de la Convention. Telle a d’ailleurs toujours été la position de la Cour jusqu’à ce jour, ce qui n’est pas étonnant. Dans sa jurisprudence constante, la Cour dit que le droit à la liberté occupe une place trop importante dans une « société démocratique », au sens de la Convention, pour qu’une personne perde le bénéfice de la protection de la Convention du seul fait qu’elle a accepté d’être mise en détention. La privation de liberté peut emporter violation de l’article 5 même si la personne concernée y a consenti (Venskutė c. Lituanie, no 10645/08, § 72, 11 décembre 2012, avec les références citées, et Storck c. Allemagne, no 61603/00, § 75, CEDH 2005‑V). La Cour a dit aussi dès l’affaire dite des vagabonds belges de 1971 (De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, § 65, série A no 12), quant à son important rôle de contrôle à cet égard, que « [d]ans une matière qui relève de l’ordre public au sein du Conseil de l’Europe, un contrôle scrupuleux, de la part des organes de la Convention, de toute mesure pouvant porter atteinte aux droits et libertés garantis, est commandé dans tous les cas ».

8. En conclusion, et avec tout mon respect, je considère que la Grande Chambre n’aurait pas dû, comme elle l’a fait en l’espèce, partir du postulat qu’il est en principe possible de renoncer au droit à la liberté garanti par l’article 5 de la Convention. L’argument du Gouvernement quant à l’acceptation par le requérant de son assignation à résidence aurait dû être traité comme un argument concernant essentiellement un manquement à épuiser les voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Compte tenu de la souplesse de la notion d’épuisement des voies de recours internes dans la jurisprudence de la Cour, cet argument aurait ensuite dû être rejeté, la Cour admettant qu’à la lumière des circonstances particulières de l’espèce le requérant n’était pas tenu de contester les décisions de justice ordonnant la mesure d’assignation à résidence.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE
AUX JUGES SAJÓ ET WOJTYCZEK

(Traduction)

1. Avec tout notre respect, nous ne sommes pas d’accord avec la majorité sur le point de savoir s’il fallait rejeter l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.

I

2. La présente affaire soulève une grave question d’équité procédurale. Une protection efficace des droits garantis par la Convention requiert non seulement le respect des droits procéduraux des parties à la procédure devant la Cour mais aussi une confiance mutuelle dans les relations entre la Cour et les parties : si la Cour donne des instructions aux parties, celles-ci doivent avoir la certitude que si elles s’y conforment de bonne foi, elles ne tomberont pas dans un piège juridique et ne se trouveront pas, pour les avoir respectées, lésées dans leurs intérêts procéduraux légitimes.

3. En l’espèce, au stade de la communication, la Cour a établi un exposé des faits récapitulant les événements qui s’étaient déroulés dans l’affaire jusqu’à la décision rendue par la cour d’appel de Chişinău le 29 juin 2007. Elle a également informé les parties des griefs que le requérant tirait de l’article 5, en ces termes :

« Le requérant se plaint, sur le terrain de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention, que les tribunaux aient ordonné puis prolongé sa détention provisoire sans avancer de motifs pertinents et suffisants à cet effet. »

La lettre du 18 janvier 2010 adressée par le greffier aux parties comprenait l’instruction suivante :

« Si votre gouvernement décide de soumettre des observations, elles ne doivent concerner que les griefs exposés dans le document joint à la présente lettre, qui concernent les motifs justifiant la détention provisoire (article 5 § 3 de la Convention). »

Comme indiqué ci-dessus, le document joint ne présentait que les événements qui s’étaient déroulés jusqu’au 29 juin 2007. L’exposé des faits ne mentionnait pas la question de l’assignation à résidence. Le Gouvernement n’a jamais été expressément invité à commenter cet aspect de l’affaire.

4. Dans sa lettre datée du 16 juin 2011, le gouvernement moldave a fourni un récit détaillé des événements qui s’étaient déroulés après le 29 juin 2007. Il a aussi indiqué qu’il ne traiterait pas ces événements « compte tenu des griefs du requérant et des limites de la communication [faite] par la Cour ». Ainsi, dans ses observations, il n’a pas traité la question de savoir si le requérant avait épuisé les voies de recours internes relativement à son assignation à résidence.

Il est vrai que dans une affaire concernant une situation continue, le gouvernement défendeur doit prendre position sur tous les événements pertinents survenus après la communication dans la mesure où ils font partie de cette situation continue. Cependant, la réponse à la question de savoir si la détention provisoire et l’assignation à résidence qui y a fait suite sont des éléments d’une même situation continue est loin d’être évidente. C’est précisément le nœud de la présente affaire.

En l’espèce, le requérant a été libéré de détention provisoire et assigné à résidence par une décision du 20 juillet 2007. Il ne fait aucun doute que l’assignation à résidence constitue une privation de liberté au sens de l’article 5. Cependant, les conditions d’une assignation à résidence sont substantiellement différentes de celles d’une détention provisoire. Ainsi, la question de savoir, aux fins de l’appréciation de l’épuisement des voies de recours internes, si l’assignation à résidence relève d’une situation continue qui a commencé au moment du placement en détention provisoire est une question sur laquelle deux juristes raisonnables peuvent être en désaccord. Il n’y a pas de raison de douter que, lorsqu’il a répondu à la communication de l’affaire, le Gouvernement ait suivi strictement en toute bonne foi les instructions données par la Cour. Dans ce contexte, on ne peut lui reprocher de ne pas avoir soulevé d’exception pour non-épuisement des voies de recours internes relativement à l’assignation à résidence avant que la chambre ne rende son arrêt. Eu égard à la teneur des instructions adressées au Gouvernement au stade de la communication, la Cour est forclose, en vertu du principe de l’estoppel, à invoquer l’argument de la tardiveté.

5. Malgré tout cela, la majorité décide de rejeter pour ce même motif de tardiveté l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement. Au stade de la procédure devant la Grande Chambre, il est tout simplement injuste de reprocher au Gouvernement – qui essayait simplement de respecter les instructions qu’il avait reçues – de ne pas avoir soulevé plus tôt la question de l’épuisement des voies de recours internes. À notre avis, rejeter cette exception est une violation de l’équité procédurale.

II

6. Nous sommes entièrement d’accord avec la majorité pour dire que l’attitude du requérant quant à son assignation à résidence et le fait qu’il n’ait pas contesté cette mesure ne constituent pas une renonciation à son droit à la liberté (voir le paragraphe 109 de l’arrêt). Toutefois, nous ne sommes pas persuadés que l’on ne puisse pas raisonnablement avoir attendu du requérant qu’il conteste les décisions de justice ordonnant son assignation à résidence (voir le paragraphe 108). Cette affirmation de la majorité semble reposer sur la présomption d’un défaut structurel dans le système juridique moldave et d’un harcèlement du requérant par les autorités compétentes. Or rien n’indique qu’en contestant son assignation à résidence, le requérant aurait risqué d’être à nouveau placé en détention provisoire.

III

7. Pour les raisons exposées ci-dessus, nous avons voté contre le rejet de l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.


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