COUR DE CASSATION
11 CRD 037
Audience publique du 7 novembre 2011Prononcé au 5 décembre 2011
La commission nationale de réparation des détentions instituée par l'article 149-3 du code de procédure pénale, composée lors des débats de M. Straehli, président, M. Cadiot, conseiller, Mme Leprieur, conseiller référendaire, en présence de M. Charpenel, avocat général et avec l'assistance de Mme Bureau, greffier, a rendu la décision suivante :
REJET et accueil des recours formés par Jacqueline X..., l'agent judiciaire du Trésor, contre la décision du premier président de la cour d'appel d'Amiens en date du 1er mars 2011 qui a alloué à Jacqueline X... une indemnité de 80 800 euros en réparation de son préjudice moral et 107 799,01 euros en réparation de son préjudice sur le fondement de l'article 149 du code précité ainsi qu'une somme de 1 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Les débats ayant eu lieu en audience publique le 7 novembre 2011, la demanderesse et son avocat ne s'y étant pas opposé ;
Vu les dossiers de la procédure de réparation et de la procédure pénale ;
Vu les conclusions de Me Delarue, avocat au barreau d'Amiens représentant Mme X... ;
Vu les conclusions de l'agent judiciaire du Trésor ;
Vu les conclusions de M. le procureur général près la Cour de cassation ;
Vu la notification de la date de l'audience, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, au demandeur, à son avocat, à l'agent judiciaire du Trésor et à son avocat, un mois avant l'audience ;
Sur le rapport de Mme le conseiller Leprieur, les observations de Me Varela, avocat substituant Me Delarue, assistant Mme X..., celles de Mme X..., comparante et de Me Couturier-Heller, avocat représentant l'agent judiciaire du Trésor, les conclusions de M. l'avocat général Charpenel, la demanderesse ayant eu la parole en dernier ;
Après en avoir délibéré conformément à la loi, la décision étant rendue en audience publique ;
LA COMMISSION NATIONALE DE REPARATION DES DETENTIONS,
Attendu que, par décision du 1er mars 2011, le premier président de la cour d'appel d'Amiens a alloué à Mme Jacqueline X... les sommes de 107 799,01 euros au titre du préjudice matériel, 80 800 euros en réparation de son préjudice moral et 1 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, à raison d'une détention provisoire effectuée du 26 novembre 1997 au 11 février 2000, puis du 8 décembre 2005 au 18 avril 2006, pour des faits ayant donné lieu à un arrêt d'acquittement en date du 26 mars 2010 devenu définitif ;
Attendu que la somme allouée au titre du préjudice matériel, soit 107 799,01 euros, se décompose ainsi qu'il suit :
* 1 254,60 euros au titre des frais de défense ;
* s'agissant du préjudice économique afférent à la première période de détention : 65 000 euros au titre de la perte sur la vente du fonds de commerce, 32 293,20 euros au titre de la perte de points de retraite, 2 915,28 euros au titre de la perte des loyers de la SCI ;
* s'agissant de la seconde période de détention : 5 759,94 euros au titre de la perte de revenus, outre 575,99 euros au titre des congés payés afférents ;
Attendu que Mme X... et l'agent judiciaire du Trésor ont formé, chacun, un recours régulier contre cette décision ;
Attendu que Mme X... a renouvelé ses demandes initiales et sollicité en outre l'allocation de la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de l'instance de recours ;
Attendu que l'agent judiciaire du Trésor a critiqué l'allocation de sommes au titre de la perte sur la revente du fonds de commerce, de la perte de points de retraite et de la perte de loyers de la SCI et a sollicité en outre la réduction de l'indemnisation accordée au titre du préjudice moral ;
Attendu que les sommes allouées au titre du préjudice économique subi lors de la seconde période de détention, ainsi que des frais de défense, n'étant pas contestées, ces chefs de la décision sont donc devenus définitifs ;
Vu les articles 149 à 150 du code de procédure pénale ;
Attendu qu'une indemnité est accordée, à sa demande, à la personne ayant fait l'objet d'une détention provisoire au cours d'une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, de relaxe ou d'acquittement devenue définitive; que cette indemnité est allouée en vue de réparer intégralement le préjudice personnel, matériel et moral, directement causé par la privation de liberté ;
Sur la réparation du préjudice matériel :
Attendu qu'il appartient à la partie qui demande réparation d'un préjudice matériel lié à la détention d'en justifier ;
Attendu que Mme X... expose que son mari, M. Gérard B..., avec lequel elle exploitait le bar le Sulky, situé à Nogent sur Oise, a été victime d'un meurtre, dont elle a été accusée ; qu'elle sollicite, en ce qui concerne le préjudice économique subi à la suite de la première incarcération, les sommes de 180 411,52 euros au titre de la perte sur la vente du bar, de 43 701,92 euros au titre de la perte de revenus subie durant la totalité de cette période de détention, de 6 680,86 euros pour la perte de loyers de la SCI durant la même période et de 15 000 euros pour la perte de chance de retrouver un emploi ; qu'elle conclut à la confirmation de la somme allouée par le premier président au titre de la perte de points de retraite ;
Attendu que le premier président a estimé que la perte sur la revente du fonds de commerce devait être appréciée en tenant compte d'une part, de ce que, si M. Gérard B... avait fait une donation en faveur de son épouse, il avait un fils, né d'un précédent mariage, qui était héritier réservataire et, d'autre part, de ce que les époux B... étaient peu présents dans l'établissement depuis 1994, ce qui avait entraîné une baisse non négligeable du chiffre d'affaires ; qu'en outre, M. B... ayant signé une promesse de vente du dit fonds de commerce peu de temps avant son décès et le fonds de commerce ayant finalement été vendu le 30 novembre 1998, la demande formée au titre de la perte de revenus doit être rejetée tandis que celle formée au titre de la perte des loyers de la SCI accueillie seulement pour la période antérieure à la vente ; que, par contre, la demandereresse n'ayant pas cotisé durant sa détention, il convient de lui allouer la somme demandée au titre du rachat des cotisations de retraite non versées ; qu'enfin, Mme X... ne justifiant pas de démarches en vue de retrouver un emploi à l'issue de son incarcération, sa demande relative à la perte de chance ne saurait prospérer ;
Attendu que la demanderesse indique à l'audience que la promesse de vente dont il s'agit ne concernait pas le fonds de commerce et que la vente de celui-ci serait intervenue dans le cadre d'une procédure de liquidation judiciaire ;
Attendu que l'agent judiciaire du Trésor, qui conclut au rejet du recours en défense, soutient, en demande, que, en ce qui concerne le préjudice lié à la vente du fonds de commerce, la requérante ne justifie ni de la nature ni de l'étendue de ses droits sur celui-ci, ni de la réalité du préjudice qu'elle aurait subi, n'apportant aucun élément relatif aux conditions de la cession ; que, d'ailleurs, même à supposer une moins-value démontrée, celle-ci résulterait en réalité du décès brutal de M. B..., qui exploitait personnellement le fonds de commerce, non de la détention ; que s'agissant de la perte de revenus, l'intéressée n'a pas justifié qu'elle disposait d'un statut à l'occasion de sa collaboration avec son conjoint et percevait une rémunération ou disposait de droits sur les résultats, ce dont il résulte que sa demande subséquente relative à la perte de points de retraite ne peut qu'être rejetée ; que s'agissant de la perte de loyers de la SCI, ce préjudice, d'ailleurs non établi, aurait été subi par la société et ne saurait être indemnisé dans le cadre de la présente procédure ; qu'ainsi, l'agent judiciaire du Trésor conclut au débouté de tous ces chefs de demande ;
Attendu que le procureur général conclut au rejet de toutes les demandes formées au titre du préjudice économique et portant sur des chefs critiqués ;
Attendu, sur la perte consécutive à la cession du fonds de commerce, qu'aucune pièce n'est fournie quant à la vente de l'établissement, et donc quant au prix perçu ; que, dans ces conditions, une quelconque moins-value ne saurait être établie, sans même qu'il soit besoin de s'interroger sur l'étendue des droits de la requérante sur ledit fonds ou sur l'existence d'un lien de causalité entre la détention et la perte alléguée ;
Attendu, sur la perte de revenus, que s'il est établi que Mme X... aidait son époux dans la gestion et le fonctionnement du fonds de commerce et que les prélèvements effectués sur les recettes permettaient au ménage de vivre, l'intéressée ne produit ni bulletin de paie pour la période antérieure à sa première incarcération, ni déclaration fiscale ; que, de même, n'est fourni aucune pièce comptable permettant d'apprécier les conditions dans lesquelles le fonds a continué - ou non - à être exploité après le décès de M. B... ; que, dans ces conditions, la perte de revenus alléguée ne saurait être considérée comme certaine, personnelle et réparable dans le cadre de la présente procédure ;
Attendu, sur la perte de points de retraite, que la demanderesse ne justifie pas qu'elle cotisait personnellement à une caisse de retraite de commerçants ;
Attendu, sur la perte de loyers de la société civile immobilière, que la demanderesse détenait 40 % des parts de la société, laquelle était propriétaire des murs du fonds de commerce ; que, néanmoins, ladite perte, qui aurait été subie par la société, n'est pas établie, aucun document comptable n'étant fourni ;
Attendu, sur la perte de chance de retrouver un emploi, qu'il n'est produit aucune pièce ;
Attendu que, en conséquence, il convient de débouter la demanderesse de toutes ses demandes relatives au préjudice économique afférent à la première période de détention ; qu'ainsi, le recours de l'intéressée sera rejeté, tandis que celui de l'agent judiciaire du Trésor sera accueilli ;
Sur la réparation du préjudice moral :
Attendu que, pour fixer à 80 800 euros ce préjudice, le premier président a relevé la longueur de l'incarcération, de surcroît scindée en deux périodes séparées de plus de cinq ans, la seconde incarcération étant intervenue alors que la demanderesse était réinsérée socialement, professionnellement et dans sa vie familiale, ainsi que la séparation d'avec son fils, qui, alors qu'il était âgé de 13 ans en novembre 1997, avait été placé en famille d'accueil ;
Attendu que Mme X..., pour solliciter l'allocation de la somme de 200 000 euros, souligne les circonstances procédurales exceptionnelles de ses comparutions multiples devant les cours d'assises et de ses placements successifs en détention, intervenus nonobstant ses garanties de représentation et les contradictions du dossier ; que n'ayant jamais été incarcérée auparavant, elle a subi un choc carcéral considérable, aggravé par l'impossibilité dans laquelle elle s'est trouvée de pouvoir apporter à son fils le soutien matériel et moral qui lui était nécessaire ; qu'ayant attendu près de treize années avant d'être reconnue innocente du crime dont elle était accusée, sa vie a été brisée ;
Attendu que, selon l'agent judiciaire du Trésor, l'indemnité allouée est excessive et devra être ramenée à de plus justes proportions, sans pouvoir excéder la somme de 37 200 euros proposée en première instance, étant observé que les dénégations de l'intéressée au cours de la procédure pénale ne sauraient être prises en considération dans l'appréciation dudit préjudice, tandis que le bien-fondé du placement et du maintien en détention ne relève pas du contrôle des juges saisis sur le fondement de l'article 149 du code de procédure pénale ;
Attendu que le procureur général estime équitable la somme allouée au titre du préjudice moral ;
Attendu que le bien-fondé de la décision de placement et de maintien en détention, de même que le déroulement de la procédure judiciaire, ne relèvent pas de l'appréciation des juges statuant par application des dispositions de l'article 149 du code de procédure pénale ; que, si les chocs carcéraux subis successivement par la demanderesse sont considérables au regard des critères pertinents pris en compte par le premier président, la somme allouée apparaît excessive ; que le préjudice doit ainsi être évalué à 65 000 euros, de sorte que le recours de Mme X... sera rejeté et celui de l'agent judiciaire du Trésor accueilli ;
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile :
Attendu, sur la charge des dépens, que l'équité commande en l'espèce que les dépens soient laissés à la charge du Trésor public ; que la demande formée par Mme X... au titre de l'article 700 du code de procédure civile sera néanmoins, pour la même raison et compte tenu de l'issue de son recours, rejetée ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le recours de Mme Jacqueline X... ;
ACCUEILLE le recours de l'agent judiciaire du Trésor, et statuant à nouveau ;
ALLOUE à Jacqueline X... la somme de 65 000 euros (soixante cinq mille euros) en réparation du préjudice moral ;
REFORME la décision en ce qui concerne les sommes allouées au titre du préjudice économique afférent à la première détention ;
RAPPELLE que les indemnités allouées par le premier président au titre des frais de défense et du préjudice économique afférent à la seconde période de détention sont devenues définitives ;
LAISSE les dépens à la charge du Trésor public ;
REJETTE la demande formée par Mme Jacqueline X... sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Ainsi fait, jugé et prononcé en audience publique le 5 décembre 2011 par le président de la commission nationale de réparation des détentions ;
En foi de quoi la présente décision a été signée par le président, le rapporteur et le greffier présent lors des débats et du prononcé.