CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE SCI LE CHÂTEAU DU FRANCPORT c. FRANCE
(Requête no 3269/18)
ARRÊT
(Satisfaction équitable)
Art 41 • Satisfaction équitable • Octroi de sommes pour les dommages matériel et moral résultant de la violation de l’art 1 P1, faute de réparation du préjudice subi du fait de la restitution d’un château dans un état dégradé quatre ans après sa saisie dans le cadre d’une instruction pénale
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
13 juin 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire SCI Le Château du Francport c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Lado Chanturia, président,
Mattias Guyomar,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
María Elósegui,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 mai 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. La présente affaire concerne la saisie, dans le cadre d’une instruction pénale, d’un château appartenant à la requérante, la Société Civile Immobilière Le Château du Francport (ci-après « la requérante »), sa restitution dans un état dégradé quatre ans plus tard et le rejet par les juridictions nationales de la demande en réparation formée par la requérante, faute pour elle d’avoir rapporté la preuve que le préjudice résultait d’une faute lourde de l’État.
2. Par un arrêt du 7 juillet 2022 (« l’arrêt au principal »), la Cour a jugé qu’il y avait eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») (SCI Le Château du Francport, no 3269/18, 7 juillet 2022).
3. Au titre de l’article 41 de la Convention, la requérante réclamait une satisfaction équitable de 5 534 075,14 euros (EUR) au titre du dommage matériel, et de 20 000 EUR au titre du préjudice moral. Elle demandait également 4 800 EUR pour les frais et dépens exposés devant les juridictions internes et 19 100 EUR pour les frais de sa représentation devant la Cour.
4. Pour ce qui est de l’indemnité à octroyer à la requérante pour les dommages matériel et moral résultant des violation constatées, la Cour a constaté dans son arrêt au principal que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvait pas en état. En conséquence, elle l’a réservée et a invité le Gouvernement et la requérante à lui soumettre par écrit, dans les six mois à compter de la notification de l’arrêt, leurs observations sur la question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir (ibidem, § 62, et point 4 du dispositif). Pour ce qui est des frais et dépens, la Cour a alloué à la requérante la somme globale de 19 000 EUR.
5. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations. Par ailleurs, la requérante a informé la Cour que, par l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 9 mai 2023, une procédure de redressement judiciaire a été ouverte à son encontre et que son administrateur judiciaire, Me I. Didier, soutenait sans réserve ses demandes de satisfaction équitable.
EN DROIT
1. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
6. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage matériel
1. Prétentions de la requérante et observations du Gouvernement
a) La requérante
7. La requérante affirme qu’avant d’être placé sous scellés en août 2002, le château du Francport lui appartenant avait fait l’objet d’une rénovation totale afin de pouvoir être exploité en résidence hôtelière ; elle souligne à cet égard qu’aucune dégradation n’a été consignée dans le procès-verbal de saisie et de placement sous scellés. Elle produit également un rapport de rénovation, établi par le cabinet SOLUTIONS CONSULTANCY en juin 2004, selon lequel le bâtiment, délabré, avait été restauré pour être transformé en hôtel et seuls des travaux de finition restaient à réaliser. Elle relève que selon le document de la Préfecture de l’Oise, produit par le Gouvernement, l’établissement a reçu, en automne 1999, un avis favorable pour l’ouverture d’un restaurant/bar dans la limite de 20 personnes et, en automne 2001, un avis favorable pour l’ouverture du rez-de-chaussée, de l’entresol et du premier étage.
8. Le coût des travaux de rénovation, initiés en 1998 et poursuivis en 2000, s’est élevé à 1 511 913 EUR. À titre de preuve, la requérante produit un bilan et une attestation de son expert-comptable datée du 28 mars 2011. La requérante estime donc que la Cour ne peut pas se baser sur la somme de 1 810 000 francs (380 630,84 EUR) qui correspondrait, selon le Gouvernement, à l’évaluation des travaux par les enquêteurs (voir paragraphe 17 ci-dessous). En effet ce montant n’est pas compatible avec les données chiffrées établies dans le cadre de la procédure pénale au cours de laquelle le château a été saisi, et selon lesquelles le coût des travaux de rénovation précédant la saisie s’élevait a minima à 6 millions de francs (1 282 288 EUR).
9. La requérante observe ensuite que le château a subi, pendant la période de saisie et de placement sous scellés, d’importantes dégradations et qu’il lui a été restitué, le 14 septembre 2006, dans un état de dévastation totale. Elle soutient que, selon le procès-verbal dressé par un huissier de justice au moment de la levée des scellés (voir l’arrêt au principal, § 8), les dégradations avaient porté atteinte non seulement aux travaux de rénovation, d’aménagement et de décoration entrepris entre 1998 et 2000, mais aussi au mobilier, aux installations électriques, sanitaires et de chauffage, et à la structure même du bâtiment. C’est pourquoi elle affirme avoir entrepris, entre 2007 et 2009, des travaux de réparation qui étaient nécessairement plus significatifs que ceux réalisés entre 1998 et 2000 et dont le coût s’est élevé à 5 534 075,14 EUR, comme l’attestent le programme précis de ces travaux, les factures de fournitures produites pour chaque tranche de travaux et le décompte final des frais certifié en 2009 par AJ OAKES & PARTNERS, entreprise de « quantity surveying » (chargée de déterminer si le prix réglé par le propriétaire dans le cadre d’un projet de construction est adéquat). L’exactitude de ces évaluations a ensuite été contrôlée, en 2022, par le cabinet d’experts-comptables britannique UNL.
10. Ces travaux ont été facturés à la société HELTFIED PROPERTIES et payés pour le compte de la requérante par son gérant, R.P., que la requérante était tenue de rembourser intégralement en tant que débitrice finale du coût des travaux. S’il est vrai, comme le fait remarquer le Gouvernement (voir paragraphe 20 ci-dessous), que certaines factures de fournitures ont été libellées au nom de la société KENT DESIGN & BUILD LIMITED et que l’adresse de livraison se situait en Angleterre, c’est parce que celle-ci était sous-traitante de la société HELTFIELD PROPERTIES à qui elle adressait ensuite ses factures de frais pour remboursement.
11. Par ailleurs, tout en admettant que son projet de confier l’exploitation du château à une société commerciale tierce n’a pas abouti (voir paragraphe 19 ci-dessous), la requérante relève que les travaux que le bail commercial conclu à cette fin mettait à la charge du locataire étaient exclusivement afférents à une mise aux normes d’hygiène et de sécurité pour une exploitation hôtelière, et étaient totalement indépendants d’une remise du château dans l’état antérieur à la mise sous scellés.
12. La requérante estime qu’afin d’être placée dans la situation dans laquelle elle se serait trouvée si la violation constatée ne s’était pas produite, le dommage matériel doit couvrir les frais qu’elle a engagés après la levée des scellés, entre 2007 et 2009, pour la remise en état du château, à savoir la somme de 5 534 075,14 EUR, majorée des intérêts au taux légal français à compter de l’introduction de la procédure judiciaire en responsabilité de l’État, soit le 13 septembre 2010.
b) Le Gouvernement
13. Le Gouvernement observe d’abord que la satisfaction équitable ne peut en l’espèce porter que sur l’indemnisation des réparations rendues nécessaires par les seules dégradations survenues pendant le placement sous scellés du château du Francport entre le 27 août 2002 et le 14 septembre 2006. Or, bien que, en l’absence d’un inventaire complet avant le placement sous scellés (voir l’arrêt au principal, §§ 51-52), le préjudice exact né de la dégradation du château pendant cette période soit délicat à déterminer, le Gouvernement soutient que le montant réclamé par la requérante excède manifestement le périmètre d’une simple remise en état du bien saisi dans son état antérieur au placement sous scellés.
14. Le Gouvernement soutient, en premier lieu, que la requérante n’a acquis le château qu’en mai 2000 (voir l’arrêt au principal, § 4) ; elle ne saurait donc arguer de travaux réalisés avant cette date, puisqu’elle ne les a pas pris en charge.
15. Le Gouvernement met également en doute le fait que le château aurait été exploitable comme hôtel de luxe avant son placement sous scellés. Il observe à cet égard que la valeur probante du rapport de rénovation produit par la requérante (voir paragraphe 7 ci-dessus), qui n’est pas signé, qui est postérieur au placement sous scellés et auquel la requérante n’a pas joint les photos qui y étaient annexées, est fortement limitée. Par ailleurs, ce rapport fait état d’importantes difficultés de finition et d’un certain nombre d’éléments défectueux.
16. L’état d’inachèvement du château serait en outre attesté par l’existence d’une promesse de vente sous réserve de l’achèvement des travaux datée de mars 2001, par divers permis de construire sollicités entre 1999 et 2001, ainsi que par le contenu du courriel de la Préfecture de l’Oise (voir paragraphe 7 ci-dessus). Par conséquent, la requérante ne saurait se voir accorder le montant d’une rénovation complète du château, celle-ci n’ayant jamais été achevée antérieurement au placement sous scellés.
17. Le Gouvernement soutient également que le coût allégué des travaux préalables à la saisie, à savoir 1 511 913 EUR n’a pas été démontré, en ce que la requérante n’a produit aucune facture et se fonde uniquement sur un bilan du 31 décembre 2005 et sur une attestation comptable du 28 mars 2011 établie par l’expert-comptable de la requérante à la demande de cette dernière, qui ne sont pas des documents certifiés. Le Gouvernement note à cet égard qu’au cours de l’instruction, les travaux de rénovation du château ont été évalués par les enquêteurs à 1 810 000 francs (380 630,84 EUR).
18. Pour ce qui est de l’état du château à la levée des scellés, le Gouvernement observe que si le procès-verbal d’huissier (voir l’arrêt au principal, § 8) fait état de dégradations importantes, il ne s’agit pas de dommage au gros œuvre puisque sont recensées essentiellement des dégradations du mobilier et des éléments de décoration intérieure. Il en déduit qu’une grande partie des travaux effectués entre 1998 et 2000, qui concernaient justement le gros œuvre (murs, charpentes, toitures), n’a pas eu à être reprise. En revanche, un grand nombre de documents produits pour justifier des frais prétendument engagés sont sans lien de causalité avec une remise en état du château.
19. Le Gouvernement soutient ensuite que plusieurs éléments indiquent que les travaux de remise en état du château se sont en réalité arrêtés en 2008, et non en 2009 comme allégué par la requérante. En particulier, les factures produites susceptibles de concerner le château sont toutes antérieures à fin 2008. Le Gouvernement s’interroge également sur la réalité de ces travaux puisque, malgré les millions d’euros prétendument dépensés, le projet de réouverture du château prévue en 2008 n’a jamais été suivi d’effet. En outre, un bail commercial conclu avec une société tierce, puis dénoncé par celle-ci, révèle l’état d’inachèvement du château car il prévoyait des travaux d’un montant d’un million d’euros à la charge du locataire.
20. En dernier lieu, le Gouvernement attire l’attention sur la structure de financement mise en place pour financer les travaux de remise en état du château, qui implique plusieurs sociétés et personnes liées à R.P., dont HELTFIED PROPERTIES et KENT DESIGN & BUILD LIMITED. Il estime également que la valeur probante des documents produits par la société OAKES & PARTNERS est limitée et que ces évaluations ne sont pas de nature à justifier le montant sollicité par la requérante. Il semblerait en effet que cette société ne s’est pas déplacée pour vérifier la réalité des travaux entrepris et qu’elle s’est contentée de compiler l’ensemble des fiches de travaux émises par la société HELTFIELD PROPERTIES, qui ressemblent plutôt à des documents prévisionnels, ainsi que les différentes factures adressées à KENT DESIGN & BUILD LIMITED. La requérante ne produit par ailleurs aucune facture correspondant auxdites fiches de travaux et aucun document ne justifie le règlement des sommes dues à la société HELTFIELD PROPERTIES ; en effet, une grande majorité des factures ont été adressées à la société KENT DESIGN & BUILD LIMITED et indiquent une livraison en Angleterre.
21. Le Gouvernement considère donc que le montant de 5 534 075,14 EUR sollicité par la requérante n’est aucunement justifié, en ce que les documents produits par la requérante ne démontrent pas les dommages allégués au titre du préjudice matériel et révèlent qu’une large part de cette somme ne correspond pas aux travaux de remise en état du château postérieurement à la levée des scellés. Selon le Gouvernement, ces travaux n’ont pas pu excéder le coût des travaux initiaux de rénovation (1998-2000), lesquels ont été évalués par les enquêteurs à 380 630,84 EUR (voir paragraphe 17 in fine ci-dessus).
2. Appréciation de la Cour
22. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle un arrêt constatant une violation entraîne de manière générale pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, § 79, CEDH 2014, et Molla Sali c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 20452/14, § 32, 18 juin 2020).
23. Une fois constatée la violation des dispositions de la Convention, la Cour doit rechercher s’il existe un lien de causalité entre la violation et le dommage prétendument subi par les parties requérantes (Olewnik-Cieplińska et Olewnik c. Pologne, no 20147/15, § 150, 5 septembre 2019 ; Kurić et autres, précité, § 81 ; et Molla Sali, précité, § 32).
24. La preuve du dommage matériel, de son montant ainsi que du lien de causalité rattachant le dommage aux violations constatées incombe en principe au requérant (voir G.I.E.M. S.r.l. et autres c. Italie (satisfaction équitable) [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 39, 12 juillet 2023).
25. Dans l’application de l’article 41, la Cour dispose d’une certaine latitude s’agissant du calcul du dommage à réparer ; l’adjectif « équitable » et le membre de phrase « s’il y a lieu » en témoignent (Comingersol S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000-IV). Comme il ressort de la jurisprudence, de telles considérations interviennent notamment quand la Cour ne juge pas possible ou indiqué de calculer le montant exact des dommages à réparer. En effet, en l’absence d’éléments de preuve suffisamment fiables, comme par exemple une expertise réalisée par un expert indépendant nommé par les tribunaux, l’évaluation par la Cour du montant à octroyer ne peut que reposer sur une estimation raisonnable, à la lumière des observations des parties (voir, mutatis mutandis, Tendam c. Espagne (satisfaction équitable), no 25720/05, § 14, 28 juin 2011).
26. Dans la présente affaire, la Cour rappelle son arrêt de violation de l’article 1 du Protocole no 1 du fait du refus des juridictions internes de réparer le préjudice résultant pour la requérante de la conservation défectueuse, par les autorités publiques, de son bien pendant la période de saisie (voir l’arrêt au principal, § 53). Compte tenu de ce constat judiciaire, il y assurément lieu d’octroyer une réparation pour le préjudice matériel subi. Une telle réparation repose sur l’idée qu’en l’occurrence, c’est l’absence d’une indemnité adéquate couvrant les dégradations et non pas l’illégalité intrinsèque de la saisie du château qui a été à l’origine de la violation constatée sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Avellar Cordeiro Zagallo c. Portugal (satisfaction équitable), no 30844/05, § 14, 8 juin 2010).
27. La Cour observe d’abord que la somme de 5 534 075,14 EUR, réclamée par la requérante au titre du préjudice matériel, correspond à celle qu’elle a demandée dans la procédure interne en responsabilité de l’État (voir l’arrêt au principal, § 11). Or, elle a été déboutée de sa demande, au motif qu’elle n’a pas rapporté la preuve du préjudice directement imputable au dysfonctionnement du service public de la justice. Dès lors, aucune expertise judiciaire indépendante soumise au contradictoire n’a été réalisée dans le cadre de cette procédure, et le montant réclamé par la requérante n’a pas fait l’objet d’un examen par les juridictions nationales qui ont refusé d’emblée de reconnaître toute responsabilité de l’État. Il est donc important de relever que le montant réclamé de 5 534 075,14 EUR n’a fait l’objet d’aucune appréciation judiciaire et n’a donc jamais été examiné dans son quantum. Il ne peut donc pas être affirmé qu’il a été rejeté par les juridictions nationales.
28. Il convient en outre de relever que le Gouvernement n’a pas non plus produit une contre-expertise, ni dans la procédure interne ni dans la procédure devant la Cour. C’est donc en raison du refus des autorités nationales de reconnaître une responsabilité publique et, donc, d’allouer une indemnisation, que la Cour ne dispose pas d’expertises chiffrées précises et débattues par les parties au niveau national.
29. La Cour rappelle également avoir estimé dans son arrêt au principal (§ 42) que lorsque les autorités judiciaires ou de poursuite saisissent des biens, elles doivent prendre les mesures raisonnables nécessaires à leur conservation, notamment en dressant un inventaire des biens et de leur état au moment de la saisie ainsi que lors de leur restitution au propriétaire acquitté. Or, en l’espèce, force est de constater que le 27 août 2002, au moment du placement sous scellés du château, qui venait pourtant de bénéficier d’une rénovation coûteuse, aucun inventaire ni état des lieux complet de l’état du bien n’ont été ordonnés par le juge d’instruction puisqu’il a en effet été établi dans la procédure en responsabilité de l’État que l’intérieur du château au moment de l’apposition des scellés n’était que « partiellement connu » (voir l’arrêt au principal, § 13).
30. La Cour observe que les détails des travaux de réfection du château, effectués avant la saisie, sont décrits, mais non chiffrés, dans un rapport de rénovation, établi à l’initiative de la requérante et daté du 5 juin 2004 (voir paragraphe 7 ci-dessus). Celui-ci présente quatre phases de rénovation couvrant une surface totale de 6 516 m2 et six niveaux dont trois aménagés en chambres d’hôtel. Il est incontestable que la réhabilitation complète du château qui, de bâtiment historique délabré est devenu un complexe hôtelier de luxe prêt à être ouvert aux clients, a été une opération de très grande envergure, générant des coûts importants de restructuration, d’aménagement et de confort (télévision satellite dans chacune des chambres).
31. Le défaut d’état des lieux du bien saisi est une négligence porteuse de lourdes conséquences, qui participe largement à la difficulté de la tâche d’évaluation des dommages qui porte sur la période bien définie entre le 27 août 2002 et le 14 septembre 2006. En revanche, lors de la levée effective des scellés intervenue le 14 septembre 2006, un huissier de justice dressa un procès-verbal concernant l’état du château, constatant de nombreuses dégradations (voir l’arrêt au principal, § 8 in fine). Ainsi, sont révélées des destructions, et même des pillages, à l’extérieur comme à l’intérieur, dues notamment à l’humidité, à la fumée (incendie et feux allumés à même le sol par les occupants illégaux à l’intérieur du bâtiment) mais surtout à des actes de vandalisme perpétrés par les squatteurs. La Cour a ainsi reconnu dans son arrêt au principal (§ 48) que le château a subi, pendant la période de la saisie et de placement sous scellés, d’importantes dégradations allant manifestement bien au-delà des altérations inévitables dues à l’usure ou à des événements imprévisibles.
32. La Cour note que selon le rapport de rénovation datant de juin 2004 (voir paragraphe 7 ci-dessus), le château, qui offrait 6 516 m2 de surface à transformer et devait présenter 70 chambres réparties sur plus de trois étages, a fait l’objet, avant la saisie, d’une restauration soignée et respectueuse de ses caractéristiques d’origine, alors qu’il eût été plus économe de temps et d’argent de le laisser en l’état. Les travaux effectués par une équipe de 27 ouvriers et artisans hautement qualifiés et par un grand nombre d’entreprises ont duré pendant deux ans et ont transformé le bâtiment dégradé et non entretenu en une réalisation de très grande qualité effectuée selon les règles de l’art et respectueuse de la dimension historique du château et de son appartenance au patrimoine français.
33. Il convient de rappeler que même si la charge de la preuve incombe, certes, à la requérante (voir paragraphe 24 ci-dessus), l’absence d’état des lieux lors du placement sous scellés et la nécessité de réaliser rapidement des travaux urgents de remise en état afin de ne pas laisser le bien immobilier se détériorer, et donc se déprécier davantage, rendent difficile la preuve chiffrée et détaillée du coût des dommages. Une fois la saisie levée, la requérante, gérée par des ressortissants étrangers et privée de tout accès à son bien détérioré pendant quatre années, a légitimement cherché dès la reprise de possession à le préserver et à le restaurer le plus rapidement possible.
34. La Cour constate cependant qu’elle dispose de certains éléments globaux et objectifs d’appréciation. Même s’il est vrai que les réparations rendues nécessaires du fait des dégradations commises entre le 27 août 2002 et le 14 septembre 2006 ne sont pas précisément identifiées et chiffrées, dans un document récapitulatif synthétique et accessible, la Cour dispose d’éléments d’évaluation exploitables, à savoir le rapport de rénovation du 5 juin 2004 et le procès-verbal (daté des 14,15,18, 20 et 21 septembre 2006) dressé par l’huissier lors de la levée des scellés. Elle considère que leur mise en parallèle peut contribuer à une juste analyse de l’étendue des dégradations et des nombreux éléments manquants et vraisemblablement soustraits aux fins de la revente par les occupants illégaux pendant la période concernée. La requérante produit de surcroît une attestation du 28 mars 2011 établie par son expert-comptable français, M. S. H., qui chiffre à 1 511 913 EUR le montant des travaux engagés avant la saisie pour rendre possible l’exploitation en résidence hôtelière du château (voir paragraphe 8 ci-dessus).
35. Ainsi, le procès-verbal établi par l’huissier fait référence à de nombreuses détériorations parmi lesquelles du carrelage ancien dégradé, des éléments de chauffage et du mobilier saccagés, des vitres brisées, le système électrique arraché, des moquettes dégradées. Par ailleurs, des éléments sanitaires ont disparu. Un feu a été allumé dans l’entrée et a été alimenté avec du mobilier. Il apparaît de surcroît que des éléments fixes correspondants à la structure du bâtiment, tels des murs de cloisonnement et des faux plafonds, ont été détruits. De nombreux éléments de décoration d’époque ou contemporains sont manquants : tableaux, cheminées, serrures, luminaires, poignées, vaisselle. La bibliothèque ne compte plus aucun ouvrage. Les bassins extérieurs sont également dégradés dans leur structure. Il ressort donc de ce procès-verbal que le château a été saccagé et de toute évidence pillé de tout objet pouvant revêtir une valeur marchande.
36. Par ailleurs, de multiples pièces justificatives relatives à la remise en état ont été versées au dossier par la requérante. Il s’agit de centaines de documents, portant sur des prestations très diverses, qui sont cependant difficilement rattachables à des dégradations identifiées et imputables aux faits des squatteurs et au manque d’entretien pendant la saisie. Ils ne permettent donc pas de faire une distinction claire entre le coût des réparations liées spécifiquement à la remise en état antérieur du château et les éventuelles dépenses de rénovation qui auraient pour objet d’améliorer l’état du château. Néanmoins, la Cour ne peut que prendre en considération le rapport final du 16 novembre 2009 (voir paragraphe 9 ci-dessus) par lequel un cabinet britannique agréé d’expertise comptable atteste de la vérification du caractère raisonnable des dépenses engagées par les propriétaires du château pour sa remise dans l’état dans lequel il se trouvait avant la saisie. La somme de 5 058 581,27 euros est fixée comme correspondant aux frais vérifiés pour remettre le château dans l’état antérieur à sa mise sous scellés (en excluant le montant des intérêts).
37. Certes, ce rapport objectif et les pièces versées ne permettent pas de lier la somme totale à la stricte et unique restauration des éléments dégradés pendant les quatre années de saisie. L’évaluation du dommage ne peut donc se faire que sur le fondement d’une appréciation globale et forfaitaire. Toutefois, les détériorations systématiques, le pillage des luminaires, des serrures, des éléments d’époque liés à la structure du château et des équipements de salle de bain, et l’incendie subi par le bâtiment justifient que le montant réclamé soit supérieur au coût des rénovations engagés avant le placement sous scellés.
38. Dans ces circonstances, compte tenu des difficultés d’évaluer avec une exacte précision chacun des dégâts, tout en relevant qu’ils sont considérables, et du fait qu’une attestation chiffrant le coût des travaux effectivement engagés à compter de la levée de la saisie a été produite, la Cour estime raisonnable d’accorder à la requérante la somme de 2 000 000 EUR, à titre forfaitaire, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
2. Dommage moral
39. La requérante réclame par ailleurs 20 000 EUR au titre du préjudice moral. Elle allègue qu’elle a subi une grave atteinte à sa réputation, que la gestion de ses affaires courantes a évidemment été impactée et que l’absence totale de mesure de conservation et de protection du château pendant la saisie ainsi que l’état dévasté dans lequel il lui a été restitué l’ont plongée dans un vif désarroi.
40. Selon le Gouvernement, le préjudice moral de la requérante ne semble pas se rapporter au placement sous scellés du château, mais plutôt à la procédure pénale dont les personnes liées à la société requérante ont été l’objet.
41. La Cour rappelle que l’on ne doit pas écarter de manière générale la possibilité d’octroyer une réparation pour le préjudice moral allégué par les personnes morales. Cela dépend des circonstances de chaque cas d’espèce (voir, mutatis mutandis, G.I.E.M. S.r.l. et autres, précité, § 68). Dans la présente affaire, la situation litigieuse a nécessairement causé, à la requérante et à ses administrateurs, personnes physiques, des désagréments considérables, ne serait-ce que dans la gestion de ses affaires et au regard de sa réputation commerciale, ce qui justifie l’octroi d’une indemnité à ce titre.
42. Statuant en équité, comme le veut l’article 41, la Cour alloue à la requérante 10 000 EUR pour le dommage moral subi.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes:
1. 2 000 000 EUR (deux millions d’euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
2. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
2. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 juin 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Martina Keller Lado Chanturia
Greffière adjointe Président