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14/04/2015 | CEDH | N°001-154008

CEDH | CEDH, AFFAIRE MUSTAFA TUNÇ ET FECİRE TUNÇ c. TURQUIE, 2015, 001-154008


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MUSTAFA TUNÇ ET FECİRE TUNÇ c. TURQUIE

(Requête no 24014/05)

ARRÊT

STRASBOURG

14 avril 2015

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, President

Josep Casadevall

Mark Villiger

Isabelle Berro

Işıl Karakaş

Ineta Ziemele

Luis López Guerra

Mirjana Lazarova Tr

ajkovska

Nona Tsotsoria

Zdravka Kalaydjieva

Vincent A. De Gaetano

Angelika Nußberger

Paul Lemmens

Helena Jäderblom

Krzysztof Wojtyczek

Faris Vehabović

Robert Spano...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE MUSTAFA TUNÇ ET FECİRE TUNÇ c. TURQUIE

(Requête no 24014/05)

ARRÊT

STRASBOURG

14 avril 2015

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Dean Spielmann, President

Josep Casadevall

Mark Villiger

Isabelle Berro

Işıl Karakaş

Ineta Ziemele

Luis López Guerra

Mirjana Lazarova Trajkovska

Nona Tsotsoria

Zdravka Kalaydjieva

Vincent A. De Gaetano

Angelika Nußberger

Paul Lemmens

Helena Jäderblom

Krzysztof Wojtyczek

Faris Vehabović

Robert Spano, juges

et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 16 avril 2014 et 18 février 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 24014/05) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet État, M. Mustafa Tunç et Mme Fecire Tunç (« les requérants »), ont saisi la Cour le 24 juin 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Mustafa Tunç est décédé le 9 février 2006. Son fils, Yüksel Tunç, a fait savoir par une lettre du 10 mars 2006 qu’il entendait poursuivre la requête devant la Cour en sa qualité d’héritier.

3. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, étaient représentés par Mes Mark Muller QC, Michelle Butler et Catriona Vine, avocats au Royaume-Uni, assistés de M. Kerim Yıldız, du Kurdish Human Rights Project, et de Me Saniye Karakaş, avocate au barreau de Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par M. Şener Dalyan, chef de service (ministère de la Justice), Mme Nurdan Okur, directrice générale (ministère de la Justice), MM. Levent Tiftik et Hüseyin Çeken (ministère de la Défense), Mme Nazlı Bulut, MM. Okan Taşdelen et Mehmet Öncü (ministère de la Justice) ainsi que Mme Ayşen Emüler (ministère des Affaires étrangères).

4. Invoquant en particulier l’article 2 de la Convention, les requérants reprochaient aux autorités, entre autres, d’avoir failli à mener une enquête effective sur le décès de leur proche, et soutenaient que les circonstances précises de celui-ci n’avaient pas été déterminées.

5. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour.

6. Le 4 mars 2010, elle a été communiquée au Gouvernement.

7. Le 25 juin 2013, une chambre de la deuxième section, composée de Guido Raimondi, président, Danutė Jočienė, Peer Lorenzen, András Sajó, Işıl Karakaş, Nebojša Vučinić, Helen Keller, juges, ainsi que de Stanley Naismith, greffier de section, a rendu un arrêt dans lequel elle a conclu, par quatre voix contre trois, à la violation de l’article 2 de la Convention sous son aspect procédural et, à l’unanimité, à l’irrecevabilité des autres griefs.

8. Le 25 septembre 2013, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 14 novembre 2013, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

9. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Par la suite, Paul Lemmens, juge suppléant, a remplacé Jan Sikuta, empêché.

10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 16 avril 2014 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

– pour le Gouvernement

MM.ş. dalyan, agent,
h. çeken, conseil,
Mmen. okur,

MMo. taşdelen,

m. öncü,

Msn. bulut,

M. l. tiftik,

Mme a. emüler, conseillers ;

– pour les requérants
Mrm. muller qc,
Ms m. butler, conseils,

Mmesc. vine

s. karakaş,conseillères.

La Cour a entendu Me Muller, Me Butler, M. Dalyan et M. Çeken en leurs observations ainsi qu’en leurs réponses à des questions posées par des juges.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

11. Mustafa Tunç est né en 1946 et est décédé en 2006. Fecire et Yüksel Tunç, nés respectivement en 1952 et 1975, résident à Istanbul. Ils sont le père, la mère et le frère de Cihan Tunç, né le 20 novembre 1983 et décédé le 13 février 2004.

A. La genèse de l’affaire

12. Cihan Tunç rejoignit l’armée en août 2003 pour effectuer son service militaire obligatoire. Le rapport médical dressé avant son incorporation indique qu’il ne présentait aucune contre-indication à cet égard. Par ailleurs, on ne lui connaissait aucun trouble d’ordre psychologique ou problème particulier.

13. À une date non précisée, Cihan Tunç obtint le grade de caporal. À l’issue d’une formation qui s’acheva le 31 novembre 2003, le diplôme de sergent lui fut décerné.

14. Il fut ensuite affecté à la protection du site de la société pétrolière privée NV Turkse Perenco (« Perenco »), dont la gendarmerie centrale de Kocaköy assurait la sécurité.

15. Le 13 février 2004, vers 5 h 50, il fut blessé par un tir d’arme à feu. Il faisait partie des gendarmes de garde et était en faction au poste de surveillance appelé « tour no 3 ». L’incident survint au poste de surveillance appelé « tour no 2 ».

16. Cihan Tunç fut transporté à l’hôpital immédiatement après l’incident par le sergent A.A. et le soldat M.D., accompagnés du soldat M.S., dernière personne à avoir vu Cihan Tunç avant l’incident.

17. Le décès de Cihan Tunç fut constaté peu après son arrivée à l’hôpital militaire de Diyarbakır.

18. Le parquet militaire du 7ème corps de l’armée de terre, situé à Diyarbakır, fut informé immédiatement après l’incident et une enquête judiciaire fut ouverte d’office.

19. Quelques heures après l’incident, un membre de ce parquet, le procureur militaire E.Ö. se rendit à l’hôpital où Cihan Tunç avait été admis et y fut rejoint, sur ses instructions, par une équipe d’experts en recherche criminelle de la gendarmerie nationale. En outre, il dépêcha une autre équipe sur les lieux de l’incident et demanda au procureur (civil) de Kocaköy de s’y rendre lui aussi afin de superviser les premières recherches et de prendre les mesures qui pouvaient se révéler nécessaires à la préservation des éléments de preuve.

B. Les premières mesures d’instruction

1. À l’hôpital

20. À son arrivée à l’hôpital, le procureur militaire fit pratiquer, sous sa supervision, un examen externe et une autopsie de la dépouille.

21. Plusieurs clichés du corps furent pris. Les vêtements du défunt lui furent retirés et furent soumis à des analyses en laboratoire qui devaient permettre de déterminer la distance de tir. Il fut procédé au relevé des empreintes digitales du défunt et de celles de M.S., qui était la dernière personne à avoir vu Cihan Tunç vivant et pouvait de ce fait être impliqué dans l’incident. En outre, on effectua des prélèvements sur leurs mains en vue de vérifier la présence de résidus de tir. Enfin, les poches du défunt furent vidées et un inventaire de leur contenu fut établi.

22. Le procureur requit ensuite du médecin légiste L.E. qu’il examinât le corps dans le but de déterminer la cause de la mort et qu’il fît part de ses observations éventuelles sur les circonstances du décès.

23. Le médecin légiste fit les constatations suivantes : la taille du corps était d’1,75 mètre ; l’orifice d’entrée de la balle, avec présence d’une collerette érosive, se situait sur la partie droite du cou, et l’orifice de sortie de 4 x 2 centimètres sur la partie gauche du dos, sous l’extrémité inférieure de l’omoplate. Le médecin légiste ne releva aucune trace de coups ou de violence sur le corps. Il indiqua que la mort était survenue à la suite d’une hémorragie due à une blessure par balle, et que celle-ci avait touché la trachée et le poumon gauche. Il mentionna en outre qu’il s’agissait probablement d’un tir à bout portant (yakın atış). Il se fonda à cet égard sur la présence de certains résidus. Dans son rapport, le passage pertinent sur ce point se lit ainsi :

« On ne constate aucune coloration cutanée due à une brûlure ou à de la fumée sur la partie droite du visage ou sur la zone du cou. Seules des traces de poudre ont été observées sur la partie droite du visage, sur la courbe inférieure du menton. »

24. L’ensemble de ces éléments furent consignés dans un document intitulé « Procès-verbal d’examen post mortem et d’autopsie ».

25. Par ailleurs, le procureur militaire procéda à l’audition du soldat M.S. et du sergent A.A. (paragraphes 37 à 45 et 46 à 50 ci‑dessous) qui étaient arrivés à l’hôpital à bord du véhicule ayant transporté le corps de Cihan Tunç.

2. Sur le site de Perenco

26. Parallèlement, une équipe d’experts du laboratoire d’analyses criminelles de la gendarmerie nationale de Diyarbakır et le procureur civil de Kocaköy se rendirent sur les lieux quelques heures après les faits, sur commission rogatoire du procureur militaire en charge de l’affaire.

27. D’après le rapport du procureur de Kocaköy, le site disposait au total de six postes de surveillance : un mirador, appelé « tour haute », et cinq guérites. Le lieu où l’incident s’était produit était une construction de deux mètres sur deux, avec une hauteur sous plafond de 2,33 m et des ouvertures placées à 1,50 m du sol.

28. Toujours selon le rapport, deux cartouches et une douille avaient été retrouvées à l’intérieur de la guérite, posée à même le sol en terre. Le plafond présentait un impact semblable à celui d’un tir. De petits débris de ciment provenant du plafond avaient été découverts sur le sol, également maculé d’importantes traces de sang.

29. Le rapport mentionnait également qu’un examen sommaire de l’arme du défunt, un fusil de type G-3 qui avait été mis sous clé en attendant l’arrivée du procureur, avait permis d’affirmer que celle-ci avait été utilisée peu de temps auparavant. Selon le rapport, cette arme ainsi que celle du soldat M.S., un fusil MG-3 qui semblait ne pas avoir été utilisé, avaient été envoyées au laboratoire pour y être soumises à des analyses scientifiques.

30. Enfin, le rapport précisait qu’on avait dressé un procès-verbal détaillé, dessiné deux croquis, pris des clichés photographiques et réalisé un enregistrement vidéo.

C. Les mesures administratives

31. Conformément à la pratique habituelle, une enquête administrative fut diligentée sur l’ordre du commandant départemental de la gendarmerie pour faire la lumière sur l’incident et en tirer toutes les conclusions afin que semblable incident ne se reproduisît pas.

32. À une date non précisée, le corps du défunt, escorté par le sergent-chef V.Ç., fut envoyé à Ankara afin d’être transféré à Istanbul et remis à la famille. Il fut demandé à la direction départementale de la gendarmerie d’Istanbul de prendre contact avec celle-ci pour organiser l’enterrement.

D. Les résultats des examens scientifiques

33. Le 16 février 2004, le laboratoire d’analyses criminelles de la gendarmerie rendit son rapport d’expertise (rapport no 2004/90/chimique). Celui-ci indiquait que l’analyse, par la technique dite du « spectromètre d’absorption atomique », des prélèvements effectués sur les mains du défunt et sur celles de M.S. avait révélé la présence de plomb, de baryum et d’antimoine sur les mains du défunt, et de baryum et d’antimoine sur celles de M.S. Après avoir précisé que ces éléments étaient des résidus de décharge d’armes à feu, le rapport rappelait que les résidus de poudre contenaient des particules de taille micrométrique, que celles-ci passaient très facilement d’une surface à une autre et qu’une migration de ces résidus sur les mains, notamment au moment des premiers secours, était chose fréquente.

34. Le rapport ajoutait que les examens effectués sur les vêtements de Cihan Tunç indiquaient qu’il avait été victime d’un tir à bout portant.

35. Le 17 février 2004, le laboratoire d’analyses criminelles de la police nationale de Diyarbakır rendit lui aussi son rapport d’expertise (rapport no BLS-2004/464) à l’issue des examens balistiques effectués sur la douille et sur les deux armes retrouvées sur les lieux de l’incident. Les expertises indiquaient que les deux fusils fonctionnaient normalement et confirmaient que la douille retrouvée provenait de l’arme de Cihan Tunç.

E. Les auditions

36. Dans le cadre des investigations menées par le parquet militaire et de l’enquête interne de la gendarmerie, de nombreux militaires furent entendus le jour de l’incident.

1. L’audition de M.S.

37. Dans sa déposition devant le procureur militaire, M.S. déclara :

« Cihan est arrivé dans la tour où j’étais de garde quinze à vingt minutes avant l’heure de la relève, car c’est là que la passation de garde devait se faire (...) Il m’a dit qu’il n’avait pas le moral. Quand je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu : « Laisse tomber, occupe-toi de tes affaires, de toute façon tu ne pourrais pas comprendre. » Sa réponse m’a énervé, j’ai eu le sentiment qu’il me prenait pour un idiot. J’ai allumé une cigarette et [Cihan] est entré dans la tour (...) il a commencé à jouer avec le levier d’armement de son fusil. Je suis entré et lui ai dit d’arrêter (...) Il m’a dit de m’occuper de mes affaires et d’aller fumer (...) Je suis alors sorti (...) J’étais à cinq ou six mètres de la tour lorsque j’ai entendu une détonation. Je me suis précipité à l’intérieur. [Cihan] gisait sur le sol (...) son fusil reposait sur sa main droite et le canon sur son épaule. J’ai enlevé le fusil et essayé de faire reprendre conscience [à Cihan] en le secouant, du sang a commencé à couler (...) Le sergent A.A. est arrivé [avec d’autres soldats] ».

38. Aux questions posées par le procureur, M.S. répondit qu’il n’avait pas eu d’altercation ou de problème avec Cihan Tunç, ni lors de la garde ni auparavant. Il affirma qu’à aucun moment il n’avait tenté de lui prendre l’arme des mains. Il assura qu’il n’avait pas tiré sur son camarade.

39. En réponse à une autre question, il indiqua que, lorsque Cihan Tunç avait chargé puis déchargé l’arme à plusieurs reprises, il avait vu les cartouches pleines être éjectées par le côté du fusil.

40. Lors de son interrogatoire par l’enquêteur interne de la gendarmerie, il déclara :

« Le sergent A.A. est passé vers 5 heures, durant sa ronde, pour faire un contrôle. Cihan Tunç est arrivé un peu plus tard, aux alentours de 5 h 50 (...) il est entré dans la guérite de la tour et a commencé à jouer avec son arme, il l’a chargée puis déchargée à trois ou quatre reprises, il a enlevé puis remis le chargeur. Je lui ai demandé d’arrêter et lui ai dit que nous serions tous les deux sanctionnés si un supérieur nous surprenait (...) Il s’est arrêté un moment. Je me tenais à sept ou huit mètres de lui. Ensuite, j’ai entendu deux ou trois fois le bruit du levier d’armement depuis l’extérieur puis celui de la détonation de l’arme (...) [Cihan] gisait au sol, l’arme sur sa poitrine. J’ai essayé de lui faire reprendre conscience. À ce moment-là, le sergent A.A. et les soldats qui devaient nous relever sont arrivés. Nous avons transporté Cihan près du conteneur puis nous l’avons emmené à l’hôpital de Diyarbakir dans une Renault appartenant à la société Perenco. (...) »

41. A la question « comment expliquez-vous que deux cartouches ont été retrouvées sur les lieux de l’incident ? », M.S. répondit qu’il n’avait pas d’explication. Il ajouta qu’il s’agissait peut-être des cartouches qui étaient tombées au moment où Cihan Tunç chargeait et déchargeait l’arme.

42. Répondant à une autre question, il indiqua qu’il ne pouvait pas dire si le chargeur se trouvait sur l’arme au moment de l’incident car il n’avait pas prêté attention à cela.

43. L’enquêteur interrogea également M.S. sur la position de l’arme et sur celle de Cihan Tunç. Plus particulièrement, il demanda si celui-ci était assis ou debout pendant qu’il maniait son fusil. M.S. indiqua que, lorsqu’il était à l’intérieur de la cabine avec Cihan Tunç, celui-ci avait pointé l’arme vers le plafond et l’avait chargée, qu’il avait ensuite enlevé le chargeur puis actionné le levier pour faire sortir la cartouche chargée. Lorsqu’il était sorti de la guérite, il aurait vu Cihan Tunç s’asseoir sur une caisse de munitions. Toujours à l’extérieur, il aurait encore entendu deux fois le bruit du levier d’armement puis une détonation.

44. Enfin, l’enquêteur interrogea M.S. sur l’endroit où se trouvaient les armes. D’après M.S., son propre fusil se trouvait sur la grille, à l’intérieur de la cabine, et le trépied en était replié. Quant à l’arme de Cihan, elle se serait trouvée sur sa poitrine.

45. Dans ces deux dépositions, le lieu où l’incident s’est produit est désigné indifféremment par les termes « poste de surveillance no 4 » (4 no.lu nöbet mevzisi) ou « tour no 2 » (2 no.lu kule).

2. Les autres auditions

46. Dans sa déposition devant le procureur militaire, le sergent A.A. indiqua qu’il avait entendu un coup de feu et qu’il s’était précipité avec plusieurs soldats vers l’endroit d’où provenait la détonation. Ils auraient trouvé Cihan Tunç gisant au sol. Après avoir cherché à sentir le pouls du blessé, A.A. aurait ordonné que celui-ci fût transporté à la cantine puis à l’hôpital.

47. Quant aux postes de surveillance, le sergent A.A. indiqua que seuls trois d’entre eux étaient utilisés. Il précisa que le premier poste était situé à l’entrée du site (nizamiye) et que le deuxième poste, appelé « tour basse », était, bien que situé en réalité en quatrième position à partir de l’entrée, aussi appelé « tour no 2 », car les deux postes qui le précédaient n’étaient pas utilisés. Quant au troisième poste, il était appelé « tour no 3 » ou « tour haute ».

48. A.A. précisa en outre qu’à sa connaissance qu’il n’y avait aucun problème entre Cihan Tunç et M.S.

49. En réponse à une question du procureur, il rapporta le récit que lui aurait fait M.S. au sujet des évènements, qui correspondait à la déposition faite par M.S.

50. A.A. fit une déposition similaire devant l’enquêteur interne de la gendarmerie.

51. Le capitaine S.D. et le sergent-chef C.Y. indiquèrent avoir été avertis de l’incident alors qu’ils se trouvaient à la caserne de Kocaköy. À leur arrivée sur le site, ils déclarèrent avoir très brièvement inspecté les lieux en se gardant de perturber la scène de l’incident. Ils auraient vu une douille vide et deux cartouches de fusil G-3, l’une par terre et l’autre sur la grille, et auraient également observé la présence de sang sur le sol.

52. Le sergent A.K. fit devant l’enquêteur les déclarations suivantes :

« Cihan était de garde au poste de surveillance no 2 (...) Lors de ma ronde, vers 5 h 15, (...) tout était normal. J’ai d’ailleurs échangé quelques mots avec Cihan qui était de garde à la tour haute (...) Lorsque je suis arrivé sur les lieux de l’incident, M.S. était en train d’essayer de relever Cihan. »

53. Concernant la position du chargeur, le sergent A.K. précisa n’y avoir pas fait attention sur le moment. Il se souvint néanmoins que, après avoir porté Cihan jusqu’à la cantine, le soldat S.K. était allé chercher l’arme pour la lui remettre et qu’il avait alors remarqué que le chargeur n’était pas en place sur le fusil.

54. A la question « comment se fait-il que l’incident ait eu lieu au poste de surveillance no 4, où était posté M.S., alors que Cihan Tunç avait été affecté à la tour haute ? », il répondit :

« Je ne sais pas. Il est possible que Cihan ait quitté son poste pour venir là parce que la fin de la garde approchait. Lorsque j’ai fait ma ronde, vers 5 h 15, Cihan se trouvait à son poste à la tour haute. »

55. Le soldat S.K. confirma la déclaration d’A.K. en indiquant que l’arme et le chargeur se trouvaient à l’intérieur de la guérite mais que le chargeur n’était pas monté sur l’arme.

56. Le soldat E.C. déclara que, à son arrivée sur les lieux, M.S. tentait de relever Cihan Tunç. Il confirma lui aussi que le chargeur ne se trouvait pas sur l’arme.

57. Les éléments additionnels suivants ressortent des autres dépositions. Cihan Tunç était arrivé une semaine auparavant dans l’unité de protection du site de Perenco, composée au total de seize personnes. Il n’avait pas de problème connu ni de différend avec les autres soldats.

Au moment de l’incident, c’est le soldat S.S. qui était en faction au premier poste de surveillance situé à l’entrée du site.

Après l’arrivée du sergent A.A. et des autres soldats sur les lieux de l’incident, M.S. fut envoyé chercher du secours à la cantine.

F. Le rapport de l’enquête administrative

58. Eu égard à l’absence de problème d’ordre familial, social ou psychologique du défunt, au fait qu’il se trouvait au poste de surveillance de l’un de ses camarades ainsi qu’à la position et à la distance (à bout portant) du tir, l’enquête conclut qu’il s’agissait d’un accident. L’éventualité d’un homicide semble toutefois avoir été envisagée au début de l’enquête.

G. L’ordonnance de non-lieu

59. Le 30 juin 2004, considérant qu’aucun élément ne permettait d’engager la responsabilité d’un tiers quant au décès de Cihan Tunç, le procureur rendit une ordonnance de non-lieu. Il y exposait tous les éléments recueillis au cours de l’enquête. Il concluait que le coup était parti alors que le jeune homme, buste plié, était penché vers la droite et que le canon de son fusil était dirigé vers son cou, ajoutant que cela permettait d’expliquer notamment l’impact de balle présent au plafond. L’ordonnance ne précisait cependant pas la raison pour laquelle le coup était parti soudainement.

60. Le 16 juillet 2004, en réponse à une demande de l’avocate des requérants, le procureur adressa à celle-ci une lettre à laquelle était jointe une copie de l’ordonnance et dans laquelle il indiquait qu’en vertu de la loi relative à la profession d’avocat l’ensemble du dossier était à sa disposition et qu’elle pouvait l’examiner et se faire délivrer copie de toute pièce qu’elle jugerait utile d’obtenir.

61. Par ailleurs, une copie de l’ordonnance de non-lieu fut notifiée en mains propres à Aysel Tunç, une sœur du défunt, le 27 juillet 2004.

62. Les requérants firent opposition à cette ordonnance, alléguant que plusieurs zones d’ombre subsistaient quant aux circonstances du décès de Cihan Tunç. Ils soutinrent notamment que la trajectoire suivie par la balle n’avait pas été clairement définie. Ils ne mentionnèrent pas l’absence d’audition de M.D. ni le fait qu’aucune recherche d’empreintes digitales n’avait été réalisée sur l’arme.

H. Le complément d’instruction et ses suites

63. Le 14 octobre 2004, le tribunal militaire du 2ème corps d’armée aérien de Diyarbakır fit droit à l’opposition des requérants et ordonna au parquet de procéder à un complément d’instruction. Il considéra notamment que la trajectoire de la balle et la position de tir devaient être clairement établies à partir des points d’entrée et de sortie de la balle sur le corps ainsi que de l’impact de balle au plafond. Il précisa en outre qu’aucun motif plausible de suicide n’avait été identifié. Il ajouta que, au demeurant, la position du corps au moment du tir était inhabituelle pour un suicide. Enfin, il indiqua qu’aucune explication n’avait été fournie quant aux résidus de tir retrouvés sur les mains de M.S., la dernière personne à avoir vu Cihan Tunç avant l’incident.

64. Le 24 novembre 2004, le procureur militaire se transporta sur le site de Perenco en compagnie de trois experts en recherche criminelle.

65. Le groupe se rendit au poste de surveillance où l’incident s’était produit. Après examen de l’ensemble des pièces du dossier, il fut procédé à une reconstitution avec un individu d’une corpulence similaire à celle du défunt.

66. Des mesures visant à la détermination de la trajectoire de la balle furent effectuées notamment à l’aide d’un fil tendu entre le point d’impact sur le plafond et le canon d’un fusil G-3. Des clichés photographiques furent réalisés.

67. Les experts constatèrent que le sol était en béton alors que les procès-verbaux antérieurs faisaient état d’un sol en terre. D’après les renseignements fournis à ce sujet par les responsables du site, divers endroits, dont plusieurs chemins en terre, avaient, depuis l’incident, été ainsi cimentés dans le souci de préserver la propreté des tenues des soldats. Lors de cette opération, les sols n’avaient pas été surélevés. Ce point fut confirmé par les mesures qui établirent que la hauteur sous plafond était toujours de 2,33 mètres, comme au moment de l’incident.

68. A la lumière de l’ensemble des éléments recueillis, les experts parvinrent à la conclusion suivante : au moment de l’incident, Cihan Tunç était assis ou accroupi et tenait son fusil de la main droite ; lorsqu’il avait tenté de se relever en s’appuyant sur son arme, alors que ses genoux étaient toujours pliés, sa main avait pressé la détente et le coup était parti.

69. Au cours de sa visite sur le site, le procureur interrogea le soldat E.C. les autres soldats en poste au moment de l’incident ayant achevé leur service militaire. Celui-ci indiqua que, lorsqu’il était arrivé, M.S. était accroupi derrière Cihan Tunç, qu’il essayait de relever en le tenant sous les bras.

70. L’ensemble de ces éléments furent consignés dans un procès-verbal daté du 24 novembre 2004.

71. Le 8 décembre 2004, le procureur mit un terme aux investigations et renvoya le dossier au tribunal militaire, accompagné d’un rapport relatif au complément d’instruction demandé (rapport no 2004/632E.O), dans lequel il présentait les mesures prises et répondait aux insuffisances relevées par le tribunal. Concernant les traces sur les mains, il rappelait que le dossier contenait un rapport d’expertise indiquant que les résidus de tir étaient très volatils et qu’ils avaient pu migrer des vêtements ou des mains du défunt sur les mains de M.S. immédiatement après l’incident. Il ajoutait que plusieurs dépositions renforçaient d’ailleurs cette hypothèse dans la mesure où elles confirmaient que M.S. avait été en contact physique avec le défunt lorsqu’il avait tenté de le relever.

72. Concernant l’observation du tribunal selon laquelle la position de tir ne correspondait guère à celle d’un individu ayant le dessein de se suicider et de son argument relatif à l’absence de mobile, le procureur précisait que l’ordonnance de non-lieu ne contenait aucun élément permettant d’affirmer qu’il s’agissait d’un suicide et que la thèse du suicide n’avait d’ailleurs pas été envisagée.

73. Quant à la détermination de la trajectoire de la balle au regard de l’impact sur le plafond et des orifices d’entrée et de sortie du projectile sur le corps, le procureur indiquait que la thèse suivante avait été retenue : Cihan Tunç était assis sur une caisse de munitions et jouait avec le levier d’armement et le chargeur de son fusil ; alors qu’il tenait l’arme délestée de son chargeur en biais sur son côté droit, il s’était plié en avant et penché vers sa droite pour se relever en prenant appui sur le fusil, la main sur la partie de l’arme proche de la détente, et le coup était parti ; la balle était entrée par la droite de son cou et ressortie sous l’extrémité inférieure de l’omoplate gauche avant de percuter le plafond ; Cihan Tunç ne s’était donc pas suicidé, il avait été victime d’un accident. Le procureur ajoutait qu’il avait procédé à une reconstitution sur les lieux le 24 novembre 2004 afin de vérifier la crédibilité de cette thèse, eu égard aux points d’entrée et de sortie de la balle, au point d’impact sur le plafond et à la corpulence du défunt, et que les conclusions de la reconstitution confirmaient ce déroulement des faits.

74. À ce rapport était joint le procès-verbal de reconstitution.

75. Le 17 décembre 2004, le tribunal militaire rejeta l’opposition des requérants.

76. Une lettre datée du 21 décembre 2004 fut adressée à l’avocate des requérants pour l’informer de cette décision. Ni la date d’envoi ni la date de réception de cette lettre n’apparaissent dans le dossier. Les requérants soutiennent que la lettre en question leur est parvenue fin décembre 2004. Le Gouvernement ne se prononce pas sur cette question.

I. Le rapport d’expertise privée

77. Les requérants ont produit un rapport d’expertise privé, réalisé à leur demande par un expert britannique, le docteur Allen M. Anscombe, et daté du 11 octobre 2005. Cet expert a rédigé son rapport en anglais, sur la base de l’examen d’un certain nombre de pièces du dossier traduites vers cette même langue. Les parties pertinentes en l’espèce de ce rapport se lisent comme suit:

« Expert en médecine légale, je suis accrédité par la commission consultative pour la médecine légale du ministère de l’Intérieur (...).

Aux fins de l’établissement du présent rapport, je me suis vu remettre des traductions en anglais de documents concernant Cihan Tunç, à savoir :

1. Un rapport d’enquête et d’autopsie daté du 13 février 2004 ;

2. Un rapport d’instruction préparatoire (document no 2004/632EO) intitulé « élargissement de l’enquête » ;

3. Deux rapports d’expertise datés respectivement du 16 et du 17 février 2004 et portant les numéros de référence 2004/464 et 2004/90/chimique ;

4. Trois photographies en couleurs de Cihan Tunç, dont une a été prise du vivant de l’intéressé. Les deux autres, sur lesquelles il semble se trouver dans un cercueil, ont été prises post mortem ;

5. Un cliché d’un fusil G-3.

(...)

Le défunt a été conduit dans un hôpital militaire voisin. Une autopsie de son corps a été pratiquée le jour de son décès. Une telle promptitude est exemplaire.

(...)

Il apparaît que, au cours de l’examen initial du corps, celui-ci a été déshabillé et photographié, que des prélèvements ont été effectués pour être analysés dans un laboratoire médicolégal, que le contenu de ses poches a été répertorié, etc.

Il apparaît que ces opérations ont été correctement réalisées et, en particulier, que les prélèvements effectués étaient judicieux compte tenu de la nature de l’incident.

Le rapport [d’autopsie] indique que, à l’issue de ces opérations, un médecin – le docteur E. – a été « appelé », ce qui signifie pour moi qu’il n’a pu procéder à un premier examen du corps du défunt qu’à ce moment-là.

Il serait très inquiétant que j’aie raison sur ce point car, en particulier lorsqu’il est confronté à un décès par balle, le médecin légiste doit obtenir autant d’informations que possible sur la scène de l’incident et l’état du défunt, ce qui implique qu’il puisse inspecter et examiner les vêtements de celui-ci dans l’état où ils se trouvaient au moment du décès.

(...)

Les autres observations auxquelles l’examen a donné lieu sont quelque peu succinctes et incomplètes.

Par ailleurs, les principales conclusions de l’autopsie figurent dans le rapport. La conclusion à laquelle le rapport aboutit quant à la cause du décès est raisonnable au regard des constats opérés à l’occasion de l’autopsie (en d’autres termes, il n’existe aucune contradiction entre les constats opérés et les conclusions qui en ont été tirées).

(...)

Cihan Tunç présente une blessure d’entrée de balle au cou et une blessure de sortie derrière l’épaule gauche. Les clichés montrent que l’orifice d’entrée de la balle est d’une taille inférieure à l’orifice de sortie, et il est à mon avis impossible que le premier et le second aient été « intervertis ».

Si l’on admet que la balle a traversé le corps de Cihan Tunç pour se loger dans le plafond, il faut à mon sens nécessairement en conclure que l’intéressé était penché au moment où l’arme a fait feu, sinon la balle n’aurait pas pu suivre cette trajectoire.

Le rapport d’autopsie indique que des résidus de poudre non brûlée ont été retrouvés sur la partie droite du visage et sur la courbe inférieure du menton, mais qu’aucune coloration cutanée due à une brûlure ou à la fumée n’a été constatée. Cela prouve que la bouche de l’arme était proche du corps de Cihan Tunç sans pour autant le toucher. [La dispersion] des résidus de décharge dépend dans une certaine mesure du type d’arme et de munitions utilisées. Cela étant, la distance probable de tir (c’est-à-dire la distance entre la bouche du canon et le corps de l’intéressé) devait être comprise entre 15 et 30 cm.

Selon mes informations, un fusil G-3 – l’arme que le défunt est supposé avoir utilisée – mesure 102,3 cm de longueur. La photographie dont je dispose montre que la distance entre la détente et la bouche du fusil correspond approximativement à deux tiers de la longueur du fusil. À supposer que, au moment de l’incident, Cihan Tunç ait été penché sur l’arme et qu’il ait eu le bras assez long, il a pu atteindre de justesse la détente (en tendant le doigt).

Selon moi, il n’existe que deux autres hypothèses possibles : soit le fusil n’a pas fonctionné correctement et a fait feu accidentellement pour une raison ou pour une autre (par exemple en tombant au sol), soit quelqu’un d’autre a tiré avec cette arme. Mais cette dernière hypothèse suppose que cette personne était allongée sur le sol au moment de l’incident, qu’elle pointait l’arme vers le haut et que Cihan Tunç était penché sur la bouche du fusil, son cou en étant éloigné de 15 à 30 centimètres.

L’autopsie n’a décelé aucun signe permettant de conclure que l’intéressé s’était battu. »

J. L’arrêt de la Haute Cour administrative militaire

78. Le 13 janvier 2005, l’avocate des requérants forma un recours de plein contentieux devant la Haute Cour administrative militaire tendant à l’obtention d’une indemnité pécuniaire en raison du décès de Cihan Tunç.

79. Après le rejet de l’acte introductif d’instance pour un motif d’ordre procédural, une nouvelle demande fut introduite le 9 septembre 2005. Les requérants réclamèrent 3 500 livres turques (TRY) au titre du préjudice matériel et 3 000 TRY au titre du préjudice moral pour chacun des parents, ainsi que 1 000 TRY pour chacun des sept frères et sœurs du défunt.

80. Le 9 octobre 2006, l’expert mandaté par la Haute Cour pour évaluer le préjudice matériel rendit son rapport. Il estima celui-ci à 721 TRY pour le père et à 8 779 TRY pour la mère du défunt. Les parties ne contestèrent pas cette évaluation.

81. Le 10 janvier 2007, la haute juridiction fit partiellement droit aux prétentions des requérants. Elle constata que le décès trouvait sa cause dans une mauvaise manipulation du fusil de service. Elle estima que celle-ci dénotait une absence de formation suffisante au maniement des armes ainsi qu’une négligence dans la surveillance et la protection des appelés. En conséquence, le décès était selon elle partiellement imputable à une faute de service de l’administration. Prenant également en compte l’existence d’une faute imputable au défunt et précisant qu’elle était liée par la demande et qu’elle ne pouvait statuer ultra petita, la haute juridiction alloua les sommes suivantes :

. 3 500 TRY au titre du préjudice matériel et 3 000 TRY au titre du préjudice moral à la mère du défunt

. 400 TRY au titre du préjudice matériel et 1 000 TRY au titre du préjudice moral au père du défunt

. 1 000 TRY au titre du préjudice moral à chacun des frères et sœurs du défunt.

Ces sommes furent assorties d’intérêts moratoires à calculer sur la période allant de la date de l’incident au jour du paiement.

82. Le 12 juin 2007, l’administration procéda au paiement de 23 500 TRY (environ 13 200 euros (EUR) à cette date) au service de l’exécution de Bakırköy qui avait été saisi par l’avocate des requérants.

83. Les requérants affirment qu’ils n’étaient pas au courant de cette procédure devant la Haute Cour administrative militaire jusqu’à ce que le Gouvernement la mentionne et qu’aucune somme ne leur a été versée par leur avocate.

K. L’aide financière versée par la fondation Mehmetçik

84. Le 21 avril 2004, la fondation Mehmetçik, qui est une émanation des forces armées et dont l’un des buts principaux est de soutenir les familles des soldats décédés en service, octroya 4 916 700 000 anciennes livres turques (soit un peu plus de 3 000 euros à cette date) à la famille du défunt à titre de soutien matériel.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. L’indépendance des juges et procureurs militaires

85. La justice militaire se compose de juges et de procureurs. Tout magistrat a vocation à être nommé au cours de sa carrière à des fonctions tant du siège que du parquet. Les termes « juge militaire » (askeri hâkim) utilisés dans les dispositions normatives relatives au statut de la magistrature couvrent en principe aussi bien les magistrats du siège que ceux du parquet.

1. La Constitution

86. Les dispositions de la Constitution pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :

Article 9

« Le pouvoir judiciaire est exercé au nom de la nation turque par des tribunaux indépendants. »

Article 138

« Les juges sont indépendants dans l’exercice de leurs fonctions ; ils statuent selon leur intime conviction, conformément à la Constitution, à la loi et au droit.

Aucun organe, aucune autorité, aucune instance ni aucun individu ne peut donner d’ordre ou d’instruction aux tribunaux ou aux juges dans l’exercice de leur pouvoir juridictionnel ni leur adresser de circulaire ou leur faire des recommandations ou des suggestions. »

Article 139

« Les juges et procureurs sont inamovibles et ne peuvent être mis à la retraite avant l’âge prévu par la Constitution, à moins qu’ils n’y consentent ; ils ne peuvent être privés de leurs traitements, indemnités et autres droits relevant de leur statut, pas même en cas de suppression d’un tribunal ou d’un poste. »

Article 145

« La justice militaire est assurée par les tribunaux militaires et les tribunaux de discipline militaire. Ces tribunaux sont chargés de statuer sur les affaires relatives aux infractions à caractère militaire commises par des militaires ou contre des militaires, ou commises dans le cadre du service militaire et des missions qui s’y rapportent.

(...)

Eu égard aux nécessités de la fonction militaire, la loi réglemente la création et le fonctionnement des organes de la juridiction militaire, les questions liées au statut des juges militaires, les relations des juges militaires assumant des fonctions de procureur militaire avec le commandement dans le ressort duquel se trouve le tribunal où ils exercent, l’indépendance des tribunaux et les garanties dont bénéficient les juges. »

2. Les règles législatives pertinentes

87. La loi no 357 relative aux « juges militaires » pose le principe de l’indépendance de la magistrature et reprend les termes des articles 138 et 139 de la Constitution.

88. L’article 16 du même texte prévoit que les juges et procureurs militaires sont mutés par un décret signé par le ministre de la Défense et le Premier ministre et approuvé par le président de la République (« décret tripartite »). Il précise en outre les périodes dans la carrière des intéressés durant lesquelles les mutations ne peuvent avoir lieu.

89. L’article 232 du code pénal en vigueur à l’époque des faits incriminait la tentative d’influencer, de donner des ordres ou d’excercer des pressions sur les juges. La peine prévue variait selon les circonstances entre six mois et cinq ans d’emprisonnement. Lorsque l’auteur de l’infraction était un fonctionnaire, la peine devait être assortie d’une interdiction d’exercer toute fonction publique.

90. La même incrimination a été reprise par l’article 277 du nouveau code pénale qui érige en infraction « la tentative d’influencer les personnes exerçant une fonction judiciaire ».

91. Toutefois, la loi no 357 prévoit la possibilité pour le ministre de la Défense d’ordonner à un procureur militaire qui aurait rendu un non-lieu de traduire le suspect devant le tribunal pour que celui-ci décide de son innocence ou de sa culpablité.

3. La composition des tribunaux militaires

92. L’article 2 de la loi no 353 relative aux tribunaux militaires, tel qu’applicable à l’époque des faits, se lisait ainsi :

« Sauf dispositions contraires de la présente loi, les tribunaux militaires se composent de deux magistrats militaires et d’un officier (subay üye). »

93. Les termes « et d’un officier » ont été annulés par la Cour constitutionnelle, statuant sur un recours en annulation, dans une décision du 7 mai 2009, publiée au Journal officiel le 7 octobre 2009. La Cour constitutionnelle a estimé que le juge officier, contrairement aux magistrats militaires, ne présentait pas toutes les garanties requises dans la mesure où il n’était pas dispensé de ses obligations militaires durant son mandat et qu’il était soumis à l’autorité de ses supérieurs. Par ailleurs, elle a jugé incompatible avec l’article 9 de la Constitution le fait qu’aucune disposition n’empêchait les autorités militaires de nommer un officier différent pour chaque affaire.

94. À la suite de cet arrêt, la législation a été modifiée. L’article 2 de la loi no 353 se lit désormais comme suit :

« Sauf dispositions contraires de la présente loi, les tribunaux militaires se composent de trois magistrats militaires. »

4. L’appréciation des juges et procureurs militaires

95. Selon l’article 12 de la loi no 357 relative aux « juges militaires » tel qu’en vigueur à l’époque des faits, la promotion, l’avancement et la prise d’échelon des « juges militaires » (aussi bien du siège que du parquet) étaient fonction de leurs fiches d’appréciation, et notamment de la « fiche d’appréciation professionnelle » (mesleki sicil belgesi) et de la « fiche d’appréciation d’officier » (subay sicil belgesi).

96. Cette disposition prévoyait que, relativement à « la fiche d’appréciation d’officier », les juges et procureurs étaient soumis à l’appréciation du commandant de l’unité militaire au sein de laquelle se trouvait le tribunal.

97. Elle indiquait également que les juges expérimentés étaient les appréciateurs directs des juges qui travaillaient avec eux et que les procureurs étaient les appréciateurs directs de leurs adjoints et substituts.

98. Les compétences qui devaient faire l’objet de la « fiche d’appréciation officier » étaient décrites comme suit :

« 1. L’apparence générale, la situation sociale et la capacité à représenter l’institution

2. La conformité aux principes de justice et d’équité

3. La conformité et la soumission aux règles de la discipline militaire

4. Les connaissances professionnelles, les connaissances militaires de base et la culture générale

5. L’esprit d’équipe et la capacité à former, à expliquer et à convaincre

6. La vitalité, la résistance, la volonté et la persévérance

7. Les facultés intellectuelles et la capacité à juger et décider

8. La capacité à planifier, exécuter, suivre et surveiller les tâches

9. La liberté et la créativité

10. La capacité à diriger et le leadership »

99. Par un arrêt du 8 octobre 2009, la Cour constitutionnelle jugea contraire au principe de l’indépendance des tribunaux (mahkemelerin bağımsızlığı) la justice une partie de ce dispositif et annula les dispositions de l’article 12 de la loi no 357 concernant la « fiche d’appréciation officier ».

100. La Cour constitutionnelle avait été saisie par voie d’exception d’inconstitutionnalité par la Haute Cour administrative militaire, dans le cadre de trois recours introduits par des magistrats militaires qui contestaient leur appréciation d’officier et en demandaient l’annulation. Les intéressés considéraient que même la simple éventualité qu’un haut gradé puisse être tenté d’exercer une influence indue sur les magistrats au travers de « la fiche d’appréciation officier » portait atteinte à l’apparence d’indépendance que la justice se devait de présenter.

101. La Cour constitutionnelle releva que les juges militaires étaient soumis à une notation des chambres militaires de la Cour de cassation appelées à exercer un contrôle sur leurs jugements. Elle constata que, si cette notation constituait leur appréciation professionnelle et visait à vérifier leur compétence, l’appréciation « administrative » (fiche d’appréciation officier) émanant des juges expérimentés et des officiers suscitait quant à elle des appréhensions quant au respect de l’exigence d’indépendance des tribunaux inscrite dans la Constitution.

102. Partant, selon la haute juridiction, ce dispositif était contraire à la Constitution et devait être annulé pour autant qu’il concernait les magistrats du siège. La Cour constitutionnelle estima en effet qu’il n’était pas nécessaire de statuer sur la conformité à la Constitution du système d’appréciation des procureurs, étant donné que la réponse à cette question n’était pas utile à la solution des affaires dont se trouvait saisie la Haute Cour administrative militaire.

103. L’arrêt fut publié au Journal officiel le 8 janvier 2010 et produisit ses effets le même jour.

104. Le 22 avril 2012, l’article 12 de la loi no 357 fut modifié de façon à mettre en conformité avec la Constitution l’appréciation des procureurs militaires.

B. L’accès au dossier d’instruction des proches de la victime

105. L’article 2 de la loi sur la profession d’avocat en vigueur à l’époque des faits précise que les organes judiciaires, les services de police et les autres institutions publiques sont tenus de faciliter l’exercice des missions de l’avocat notamment en lui donnant accès, sous réserve de dispositions législatives contraires, aux documents et informations que ce dernier estime utiles.

C. La gendarmerie

106. La gendarmerie est régie par la loi no 2803. Elle se définit comme une force armée placée sous la tutelle du ministère de l’Intérieur en ce qui concerne ses missions liées à la sûreté et la sécurité et sous celle de l’état-major des armées quant aux activités de formation et à ses missions militaires. Le commandant en chef de la gendarmerie est responsable devant le ministre de l’Intérieur (article 4 de la loi).

107. Les gendarmes assurent des missions administratives (relatives à la sécurité publique ou au maintien de l’ordre), des missions judiciaires (enquêtes judiciaires sous les formes prévues par le code de procédure pénale) ainsi que des missions militaires.

108. Ils exercent leurs missions administratives et judiciaires dans les zones rurales ou dans les zones ne disposant pas de structure de police nationale.

109. D’après le Gouvernement, la gendarmerie dispose d’un service de police technique et scientifique basé à Ankara et de trois laboratoires d’analyses criminelles régionaux. En outre, il existe des équipes techniques spécialisées dans les investigations criminelles dans 81 départements.

110. En vertu de l’article 97 de la loi régissant la procédure pénale devant les juridictions militaires, les enquêteurs de la gendarmerie sont placés sous l’autorité du procureur et sont tenus d’exécuter ses instructions.

EN DROIT

111. Les requérants allèguent que l’enquête menée pour déterminer les circonstances du décès de leur proche, Cihan Tunç, n’a pas respecté les exigences de l’article 2 de la Convention.

I. SUR L’EXCEPTION PRELIMINAIRE DU GOUVERNEMENT

A. Thèses des parties

1. Le Gouvernement

112. Dans ses observations écrites du 14 février 2014 à la Grande Chambre ainsi que lors de l’audience du 16 avril 2014, le Gouvernement a, pour la première fois dans la procédure, soulevé une exception préliminaire fondée sur la perte de la qualité de victime à la suite de l’arrêt de la Haute Cour administrative militaire du 10 janvier 2007. Cet élément factuel n’avait pas été porté à la connaissance de la Cour par les parties au cours de la procédure devant la chambre.

113. Le Gouvernement rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour, lorsque les autorités nationales ont constaté une violation et que leur décision constitue un redressement approprié et suffisant de celle-ci, la partie concernée ne peut plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, §§ 178 et suivants, CEDH 2006V). Lorsque ces deux conditions sont remplies, la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention empêcherait un examen de la part de la Cour (voir, entre autres, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, §§ 64-70, série A no 51 ; et Jensen c. Danemark (déc.), no 48470/99, CEDH 2001-X). La perte de la qualité de victime dépendrait, notamment, de la nature du droit dont la violation est alléguée, de la motivation de la décision (Jensen, décision précitée) et de la persistance des conséquences désavantageuses pour l’intéressé après cette décision (Freimanis et Līdums c. Lettonie, nos 73443/01 et 74860/01, § 68, 9 février 2006). Le caractère approprié et suffisant du redressement offert au requérant dépendrait de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 116, CEDH 2010).

114. Le Gouvernement observe que, s’agissant de l’article 2 de la Convention, il y a lieu de faire une distinction entre d’une part les affaires où la mort a été infligée volontairement ou est survenue à la suite d’une agression ou de mauvais traitements, et d’autre part celles où la mort a été infligée involontairement, par négligence. Cette disposition de la Convention imposerait aux États contractants, en cas d’agression mortelle, de mener des investigations pouvant conduire à l’identification et à la punition des responsables (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 79, CEDH 1999-IV). Partant, l’octroi de dommages et intérêts ne saurait suffire, dans ce type d’affaires, à réparer la violation de l’article 2 et à retirer la qualité de victime au requérant.

115. Le Gouvernement explique en revanche que lorsque, comme en l’espèce, la mort n’a pas été causée intentionnellement, l’obtention de dommages et intérêts par le biais d’une procédure civile ou administrative constitue un redressement approprié (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, CEDH 2002‑I ; Vo c. France [GC], no 53924/00, § 90, CEDH 2004‑VIII).

116. Le Gouvernement observe qu’en l’espèce la Haute Cour administrative militaire a explicitement admis que les autorités avaient été négligentes dans la formation dispensée à Cihan Tunç et dans l’exercice de leur obligation de surveillance et de protection du personnel militaire, et qu’elle a octroyé une indemnité aux intéressés.

117. Par conséquent, il estime qu’un redressement approprié et suffisant a été apporté et que les requérants ne peuvent plus se prétendre victimes au sens de l’article 34 de la Convention (Fatma Yüksel c. Turquie (déc.), no 51902/08, §§ 41 à 45, 9 avril 2013). Il invite par conséquent la Cour à déclarer la requête irrecevable pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention.

2. Les requérants

118. Les requérants soutiennent qu’ils ignoraient l’existence de la procédure devant la Haute Cour et son issue. Ils précisent que c’était feu Mustafa Tunç qui était en contact avec leur avocate et qu’il est tout à fait possible que celui-ci ait eu connaissance de l’action en indemnisation. L’intéressé n’en aurait cependant informé aucun membre de sa famille.

119. Les requérants admettent qu’une somme avoisinant les 5 000 TRY leur a bien été versée par la Fondation Mehmetçik mais affirment n’avoir reçu aucun montant sur le fondement de l’arrêt de la Haute Cour.

120. Selon eux, quand bien même ils auraient perçu les montants versés par l’administration, ledit arrêt ne serait pas de nature à leur retirer la qualité de victime. À cet égard, les intéressés expliquent que l’arrêt se fonde sur la thèse de l’accident qui a été retenue à l’issue de l’enquête, thèse qu’ils contestent. En outre, ils avancent que l’arrêt de la Haute Cour est loin de reconnaître une violation des exigences procédurales de l’article 2, et plus particulièrement celle de l’indépendance de l’enquête, et qu’il n’aborde aucunement ni ne mentionne même cette question.

121. Aux yeux des requérants, la décision judiciaire sur laquelle le Gouvernement fonde son exception ne peut être considérée comme un redressement approprié de leur grief.

B. Appréciation de la Cour

1. Principes applicables

122. La Cour rappelle qu’il n’est pas exclu que la Grande Chambre puisse examiner, le cas échéant, des questions touchant à la recevabilité de la requête en vertu de l’article 35 § 4 de la Convention, aux termes duquel la Cour peut rejeter une requête qu’elle considère comme irrecevable « à tout stade de la procédure » (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 22, CEDH 2003‑III). Toutefois, en vertu de l’article 55 du règlement de la Cour, toute exception d’irrecevabilité doit, pour autant que sa nature et les circonstances le permettent, être soulevée par la Partie contractante défenderesse dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête présentées au titre de l’article 51 ou de l’article 54 du règlement, selon le cas. Lorsqu’au cours de la procédure devant la Cour survient un nouvel élément procédural ayant une portée juridique et pouvant avoir une incidence sur la recevabilité de la requête, il est dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice que la Partie contractante qui souhaite en exciper le fasse formellement dans les meilleurs délais (voir Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 79, CEDH 2014 (extraits) et les références qui y figurent).

123. Toutefois, il en va bien entendu autrement lorsque les faits dont il est allégué qu’ils retirent la qualité de victime au requérant sont survenus après la décision sur la recevabilité (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, §§ 258 et suiv., CEDH 2012 (extraits)).

124. Par ailleurs, la Cour rappelle que, nonobstant les exigences de l’article 55 de son règlement, qui doit en tout état de cause s’interpréter d’une manière compatible avec la Convention, en particulier avec son article 32, le gouvernement défendeur ne peut être réputé forclos à soulever une exception préliminaire devant la Grande Chambre dès lors que celle-ci touche une question relative à la compétence de la Cour plutôt qu’une question de recevabilité au sens étroit du terme (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, §§ 66 et suiv., CEDH 2006‑III).

2. Application de ces principes au cas d’espèce

125. En l’espèce, la Cour observe que le Gouvernement n’a pas soulevé l’exception avant l’examen de la recevabilité de la requête par la chambre, alors que l’arrêt de la Haute Cour dont le Gouvernement tire argument a été rendu avant même que l’affaire lui soit communiquée. De plus, celui-ci ne fait état d’aucune circonstance particulière pouvant le dispenser de se conformer aux impératifs de l’article 55 du règlement (Svinarenko et Slyadnev c. Russie, précité, § 82).

126. La Cour note par ailleurs que, contrairement aux circonstances de l’affaire Blečić précitée, l’exception soulevée ne concerne pas une question relative à sa compétence.

127. En conséquence, elle estime que le Gouvernement est forclos à soulever une exception tirée de la qualité de victime des requérants à ce stade de la procédure et rejette ladite exception.

128. La Cour considère quoi qu’il en soit que l’exception devrait être rejetée même dans l’hypothèse où le Gouvernement ne serait pas forclos à la soulever.

129. À cet égard, la Cour note que la présente requête ne concerne que le volet procédural de l’article 2, les griefs tirés du volet matériel de cette disposition ayant été déclarés irrecevables par la chambre.

130. Elle rappelle qu’indépendamment de la question, qu’il n’y a pas lieu de trancher en l’espèce, de savoir si le versement d’une somme peut avoir une incidence sur le volet matériel de l’article 2, il est de jurisprudence constante que, dans les affaires où il est allégué que la mort a été infligée volontairement ou qu’elle est survenue à la suite d’une agression ou de mauvais traitements, l’octroi d’une indemnité ne saurait dispenser les États contractants de leur obligation de mener des investigations pouvant conduire à l’identification et à la punition des responsables (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 79, CEDH 1999‑IV ; Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 165, CEDH 2011). En effet, si les autorités pouvaient se borner à réagir, en cas de mauvais traitement délibéré infligé, entre autres, par des agents de l’État et ayant conduit à la mort, en accordant une simple indemnité sans s’employer à poursuivre et punir les responsables, les agents de l’État pourraient, dans certains cas, enfreindre les droits des personnes soumises à leur contrôle pratiquement en toute impunité, et l’interdiction légale d’infliger la mort serait dépourvue d’effet utile en dépit de son importance fondamentale (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 83, CEDH 2000-VII, Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, § 105, 4 mai 2001 , et Nikolova et Velitchkova c. Bulgarie, no 7888/03, § 55, 20 décembre 2007).

131. En revanche, comme le rappelle le Gouvernement, lorsque la mort n’a pas été causée intentionnellement, l’obtention de dommages et intérêts par le biais d’une procédure civile ou administrative peut constituer un redressement approprié (voir, parmi d’autres, Vo c. France, précité, § 94 ; Calvelli et Ciglio c. Italie, précité, §§ 51 et suivants ; ainsi que Alp c. Turquie (déc.), no 3757/09, §§ 27 à 33, 9 juillet 2013).

132. Les requérants se plaignent du non-respect de l’obligation procédurale quant à un décès dont ils allèguent qu’il pourrait résulter d’un homicide. Toutefois à l’issue de l’enquête qu’elles ont menée les autorités ont conclu à un décès accidentel. La Cour a d’ailleurs décidé, de manière définitive, dans l’arrêt de chambre du 25 juin 2013 que la thèse de l’accident était tout à fait crédible.

133. Aux yeux de la Cour, lorsqu’il n’est pas établi d’emblée et de manière claire que le décès résulte d’un accident ou d’un autre acte involontaire et que la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, la Convention exige qu’une enquête répondant aux critères minimum d’effectivité soit menée pour faire la lumière sur les circonstances du décès. Le fait que l’enquête retienne finalement la thèse de l’accident n’a aucune incidence sur cette question puisque l’obligation d’enquêter a précisément pour objet d’infirmer ou confirmer les thèses en présence.

134. En l’espèce, les circonstances du décès de Cihan Tunç n’étaient pas établies d’emblée de manière suffisamment claire. Différentes thèses étaient envisageables et aucune d’entre elles n’était manifestement dénuée de crédibilité au stade initial (paragraphes 21, 38 et 63 ci-dessus). Partant, l’Etat avait l’obligation de mener une enquête. La seule circonstance que les autorités aient versé une indemnité ne pouvait les dispenser de leur obligation procédurale (Erkan c. Turquie (déc.), no 41792/10, §§ 54 à 62, 28 janvier 2014).

135. Par conséquent, même en supposant que le Gouvernement ne soit pas forclos à soulever une exception préliminaire sur ce point, il y a lieu de constater que les requérants disposent toujours de la qualité de victime au sens de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DU VOLET PROCÉDURAL DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

136. Considérant que l’enquête menée au sujet du décès de leur proche n’a pas été effective, les requérants dénoncent une violation de l’article 2 de la Convention, sous son volet procédural. Cette disposition, en sa partie pertinente en l’espèce, se lit ainsi :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »

A. L’arrêt de la chambre

1. Célérité et adéquation de l’enquête

137. La chambre a estimé que l’enquête menée au sujet du décès du proche des requérants avait été suffisamment prompte, adéquate et complète (paragraphes 105 à 126 de l’arrêt de la chambre). Elle a considéré que les investigations avaient débuté immédiatement après l’incident, qu’elles avaient été menées avec la diligence requise et que les autorités avaient pris les mesures adéquates pour recueillir et préserver les éléments de preuve relatifs aux faits. Elle a relevé en outre que le parquet avait envisagé plusieurs thèses avant de retenir finalement celle de l’accident.

138. En conclusion, la chambre n’a aperçu aucun manquement susceptible de remettre en cause le caractère adéquat et prompt de l’enquête menée par les instances nationales.

2. Participation des requérants à l’enquête

139. La chambre a considéré que les requérants avaient bénéficié d’un accès suffisant aux informations produites par l’enquête pour leur permettre de participer de manière effective à la procédure. Elle a notamment précisé ce qui suit :

« 136. En l’espèce, [la Cour] relève qu’une copie intégrale de l’ordonnance de non-lieu du 30 juin 2004, comportant un résumé des éléments de l’enquête ainsi qu’un exposé des motifs, a été fournie aux requérants. Ces derniers ont ensuite eu accès au dossier d’instruction. C’est donc après avoir pris connaissance des éléments du dossier qu’ils ont exercé le recours en opposition qui s’offrait à eux pour contester le non-lieu. On ne peut dès lors considérer qu’ils n’ont pas eu la faculté d’exercer efficacement leurs droits. D’ailleurs, la Cour relève que le tribunal militaire ayant eu à connaître du recours a souscrit à certains arguments des requérants puisque les juges ont ordonné des actes d’instruction complémentaires, exigeant que la question de la trajectoire de la balle fût examinée plus avant et que le parquet fournît des explications quant à la présence de résidus de tir sur les mains de M.S. Le parquet a traité ces questions, notamment en organisant une reconstitution. »

3. Indépendance de l’enquête

140. La chambre a conclu au manque d’indépendance de l’enquête en se fondant sur la réglementation en vigueur à l’époque des faits, en vertu de laquelle l’un des trois membres du tribunal militaire ne bénéficiait pas de toutes les garanties d’indépendance requises. Les passages pertinents de l’arrêt de la chambre se lisent comme suit :

« 130. La Cour rappelle d’emblée qu’elle a jugé dans l’arrêt Gürkan c. Turquie (no 10987/10, §§ 13 à 19, 3 juillet 2012) que, tel qu’il était composé à l’époque des faits, le tribunal militaire ayant condamné le requérant ne pouvait être considéré comme indépendant et impartial au sens de l’article 6 de la Convention, et qu’elle a conclu à la violation de cette disposition. Pour ce faire, elle s’est fondée sur la circonstance que l’un des trois juges siégeant au sein du tribunal militaire était un officier nommé par sa hiérarchie et soumis à la discipline militaire et qu’il ne jouissait pas des même garanties constitutionnelles que les deux autres juges, qui étaient des magistrats professionnels.

131. Ces considérations valent également dans le cas d’espèce, dès lors que la juridiction étant intervenue comme organe de contrôle dans la procédure d’enquête était composée de la même manière. La Cour relève à cet égard que les doutes en matière d’impartialité concernent ici l’organe juridictionnel en charge du contrôle ultime de l’enquête et non simplement le parquet (voir, a contrario, Mantog c. Roumanie, no 2893/02, §§ 70 et suivants, 11 octobre 2007, et Stefan c. Roumanie (déc.), no 5650/04, § 48, 29 novembre 2011). »

B. Les arguments des parties

1. Le Gouvernement

a. Célérité et adéquation de l’enquête et participation des requérants à celle-ci

141. Quant au caractère adéquat, complet et prompt de l’enquête ainsi que de la participation des proches du défunt à celle-ci, le Gouvernement souscrit pleinement aux conclusions de la chambre.

b. Indépendance de l’enquête

142. En revanche, il conteste la conclusion relative au manque d’indépendance de l’enquête.

143. Il reproche à la chambre de s’être livrée à un contrôle abstrait alors qu’il conviendrait selon lui de prendre en compte dans chaque affaire les circonstances particulières du cas d’espèce en examinant l’enquête dans son ensemble ainsi que le rôle et le comportement concret des différents organes impliqués.

144. Il observe que la chambre a repris sur le terrain de l’article 2 le raisonnement de l’arrêt Gürkan (cité ci-dessus) qui concernait pourtant l’article 6 de la Convention. Or, d’après lui, les exigences de ces deux dispositions en matière d’indépendance ne sont pas identiques.

145. Le Gouvernement estime qu’une telle approche s’écarte de la jurisprudence antérieure de la Cour selon laquelle le manque d’indépendance d’un organe judiciaire découlant de la réglementation ne serait pas un élément suffisant en soi pour conclure au manque d’indépendance de l’enquête.

146. À cet égard, il cite notamment l’affaire Tanrıbilir c. Turquie (no 21422/93, 16 novembre 2000), dans laquelle la Cour a conclu qu’eu égard à son caractère approfondi l’enquête menée au sujet d’un décès avait été suffisamment indépendante, alors qu’elle avait été supervisée par un organe administratif dont elle avait déjà mis en doute l’indépendance dans plusieurs affaires antérieures.

147. Le Gouvernement s’appuie également sur les affaires Mantog c. Roumanie (no 2893/02, §§ 70 et suivants, 11 octobre 2007) et Stefan c. Roumanie ((déc.), no 5650/04, § 48, 29 novembre 2011) où la Cour avait conclu que l’enquête était indépendante en se fondant sur le comportement concret de l’organe d’enquête, en l’espèce le parquet militaire, alors même que la législation en vigueur ne garantissait pas cette indépendance – circonstance qui dans d’autres affaires avait conduit à un constat de violation car elle s’accompagnait d’éléments mettant concrètement en lumière un manque d’indépendance dans le comportement du procureur militaire.

148. Appliquant ces principes au cas d’espèce, le Gouvernement considère que rien dans le dossier ne démontre que l’enquête menée par le parquet manquait d’indépendance. Il estime que celui-ci a entrepris toutes les démarches que l’on pouvait attendre de lui.

149. Quant au fait que le parquet ait été assisté de membres de la gendarmerie, le Gouvernement explique que ces derniers n’étaient pas les collègues directs des personnes susceptibles d’être soupçonnées et ne relevaient pas hiérarchiquement de l’unité à laquelle ces personnes appartenaient.

150. En ce qui concerne le contrôle opéré par le tribunal militaire, le Gouvernement estime que rien dans la décision rendue par ce dernier ne permet de douter de son indépendance, et rappelle à cet égard que le tribunal a fait droit aux demandes des requérants en ordonnant un complément d’instruction. En outre, il précise que le problème relatif à l’indépendance statutaire ne concernait qu’un seul des trois juges. Enfin, il souligne que le rôle du tribunal était limité, rappelant que, contrairement à l’affaire Gürkan (précitée), où il s’agissait de juger le requérant, le tribunal militaire en l’espèce était seulement appelé à statuer sur la légalité de l’ordonnance de non-lieu.

151. En conclusion, le Gouvernement considère que l’enquête menée au sujet du décès de Cihan Tunç a respecté les conditions posées par l’article 2, et notamment l’exigence d’indépendance.

2. Les requérants

152. Les requérants soutiennent que l’enquête menée par les autorités ne peut passer pour effective et qu’elle n’a pas permis d’élucider les circonstances précises du décès de Cihan Tunç.

a. Célérité et adéquation de l’enquête

153. Les requérants soutiennent que l’enquête en cause n’a pas été conduite avec toute la célérité requise dans les circonstances et qu’aucune mesure n’a été prise pour assurer la préservation des éléments de preuve. À cet égard, ils critiquent notamment l’absence de relevé d’empreinte digitales sur l’arme ayant été utilisée et le fait que celle-ci ait été déplacée avant l’arrivée des enquêteurs.

154. Par ailleurs, ils estiment que l’instruction a été superficielle. Les responsables de l’enquête n’auraient pas exploré toutes les hypothèses mais se seraient focalisés sur la thèse de l’accident sans se livrer à une analyse minutieuse et impartiale de tous les éléments.

155. Ils font grief au tribunal militaire d’avoir mis trois mois pour statuer sur leur demande et au procureur d’avoir tardé à organiser la reconstitution. À leurs yeux, étant donné que le sol en terre du poste de surveillance concerné a été bétonné avant la reconstitution, celle-ci présente une faible valeur probante. Les requérants ajoutent qu’à cette date la plupart des soldats en poste lors de l’incident avaient terminé leur service militaire et qu’ils n’ont pas pu être réinterrogés.

156. Ils dénoncent non seulement le caractère incomplet des auditions, faisant valoir que l’un des seize soldats en poste sur le site de l’incident n’a pas été interrogé, mais aussi la conduite de celles-ci, qu’ils estiment inappropriée. Ils soutiennent en outre que les dépositions présentaient des contradictions, notamment quant à l’endroit où l’incident est survenu. Selon eux, en effet, certains témoins l’ont situé à la « tour no 2 » alors que, pour d’autres, l’incident s’est produit à la « tour no 4 ». Quant aux dépositions de M.S., elles comporteraient des incohérences quant à la position de l’arme lors de la découverte du corps.

157. Les requérants critiquent également l’autopsie pratiquée sur la dépouille de leur proche, laquelle n’aurait pas été conforme aux normes applicables en la matière. À cet égard, ils dénoncent notamment la réunion, dans un seul et même document, du rapport d’autopsie et du procès-verbal d’inventaire des effets personnels recueillis sur le défunt. Ils allèguent de plus que le légiste ayant pratiqué l’autopsie n’était pas suffisamment qualifié pour procéder à un tel examen. D’ailleurs, la Cour aurait critiqué dans plusieurs affaires la manière dont le légiste en cause avait effectué des autopsies (les requérants renvoient sur ce point aux affaires İkincisoy c. Turquie, no 26144/95, § 79, 27 juillet 2004, Kişmir c. Turquie, no 27306/95, § 85, 31 mai 2005, et Elçi et autres c. Turquie, nos 23145/93 et 25091/94, § 642, 13 novembre 2003). En outre, il n’est selon eux pas souhaitable d’accorder un poids excessif aux résultats des autres examens scientifiques, qui auraient été effectués trop rapidement.

b. Participation à l’enquête

158. Les requérants se plaignent également que les pièces du dossier ne leur ont pas été communiquées avant l’ordonnance de non-lieu. Ils allèguent de plus que l’un d’entre eux n’a pas eu accès au lieu de l’incident alors qu’il en avait exprimé le souhait. En outre, ils considèrent que la décision du tribunal militaire n’était pas suffisamment motivée. Ils en déduisent que l’enquête n’a pas été accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes et que le public n’a pas pu exercer un droit de regard suffisant sur elle.

c. Indépendance de l’enquête

159. Quant à l’indépendance de l’enquête, les requérants estiment que, bien que l’article 6 ne puisse s’appliquer en tant que tel à la présente espèce, il conviendrait d’en transposer les exigences à l’article 2 de la Convention ou du moins d’en tenir dûment compte, notamment parce qu’il serait impensable que les garanties de l’article 6 soient plus exigeantes que celles de l’article 2. Ils citent à cet égard l’affaire Bubbins c. Royaume-Uni (no 50196/99, § 156, CEDH 2005‑II (extraits)), dans laquelle la Cour a indiqué que les principes découlant de la jurisprudence relative à l’article 6 sur la question de l’anonymat des témoins n’étaient pas sans pertinence pour son évaluation, sous l’angle de l’article 2, du point de savoir si l’enquête avait garanti à la requérante dans cette affaire, premièrement, une participation suffisante à l’enquête sur le décès de son frère et, deuxièmement, un cadre adéquat pour assurer que l’État et ses agents rendent des comptes pour leurs actes ou omissions allégués ayant conduit au décès.

160. Les requérants estiment que, dans le contexte spécifique d’un décès au sein des forces armées, il serait contraire aux exigences de l’article 2 que l’enquête soit conduite par des responsables militaires soumis à la discipline militaire lorsque l’enquête vise les actes d’autres responsables militaires en service. Ils citent à cet égard plusieurs affaires, dont Bursuc c. Roumanie (no 42066/98, 12 octobre 2004), Stoica c. Roumanie (no 42722/02, 4 mars 2008), Soare et autres c. Roumanie (no 24329/02, 22 février 2011), et Sergey Shevchenko c. Ukraine (no 32478/02, 4 avril 2006). Cette dernière affaire serait d’ailleurs très similaire à la leur.

161. Pour les requérants, l’enquête s’est largement fondée sur les éléments présentés par les enquêteurs de la gendarmerie, lesquels appartenaient au même corps que celui concerné par l’incident et ne pouvaient de ce fait être considérés comme indépendants.

162. Les requérants reprochent au procureur militaire de ne pas avoir effectué tous les actes d’instruction lui-même et d’en avoir délégué une partie au procureur civil, et de ne pas présenter toutes les garanties d’indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif et des autorités militaires.

163. Par ailleurs, les autorités d’enquête n’auraient pas exploré toutes les pistes possibles et auraient d’emblée privilégié la thèse de l’accident, ce qui démontrerait leur manque d’indépendance.

164. De surcroît, les requérants énumèrent tous les éléments qu’ils considèrent être des lacunes de l’enquête, estimant qu’il s’agit là d’une démonstration concrète du défaut d’indépendance de celle-ci.

165. En ce qui concerne le tribunal militaire, ils expliquent qu’à l’époque des faits celui-ci était constitué de trois juges, dont l’un n’était pas un magistrat professionnel mais un officier nommé au cas par cas par la hiérarchie militaire et ne jouissant pas des mêmes garanties d’indépendance que les deux autres magistrats dans la mesure où il restait subordonné aux autorités militaires.

Ils relèvent que cette circonstance a conduit la Cour constitutionnelle turque à annuler la disposition législative prévoyant la présence de cet officier au sein du tribunal au motif qu’elle était contraire au principe de l’indépendance de la justice. Ils notent par ailleurs que la Cour a elle-même suivi un raisonnement similaire pour conclure à une violation de l’article 6 mettant en cause l’indépendance d’un tribunal militaire constitué de la même manière.

166. Par ailleurs, les requérants s’appuient sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle en date du 7 mai 2009 pour émettre également des doutes quant à l’indépendance des juges professionnels du tribunal militaire ayant eu à connaître de leur opposition.

167. En outre, ils critiquent le fait que ce soit le même procureur qui ait été chargé de mener à bien le complément d’instruction demandé par le tribunal militaire.

168. Enfin, les requérants citent à l’appui de leurs griefs le rapport de mission en Turquie du Rapporteur Spécial des Nations-Unis sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires dont la partie consacrée aux décès dans les casernes se lit comme suit :

“Cas suspects de suicide d’appelés et de membres des forces de l’ordre

34. Plusieurs militaires et membres des forces de l’ordre furent déclarés morts par suicide l’an dernier. Dans quarante-cinq de ces cas, les informations disponibles donnent à penser que ces suicides peuvent avoir été maquillés ou que les personnes concernées peuvent avoir été poussées à se donner la mort.

Dans la quasi-totalité de ces affaires, l’enquête formelle n’a jamais été ouverte ou en est arrivée très vite au point mort, et n’a jamais abouti ni à l’identification de responsables ni à des poursuites ultérieures. Les investigations étant en pareil cas menées en vase clos au sein du système de justice interne de la police ou de l’armée, les familles et la société civile en général ne sont pas en mesure de déterminer s’il s’agit en fait d’homicides illégaux, et il est impossible de garantir que les responsables éventuels devront répondre de leurs actes. Dans certains cas, les familles ne savent même pas si une enquête complète et impartiale a été menée. Un accès insuffisant aux enregistrements des caméras de surveillance et aux autres éléments de preuve complique encore la situation.

36. Cette opacité fait que les cas suspects de suicide ne sont jamais confirmés ou exclus par des voies juridiques appropriées. Ce phénomène met en exergue la nécessité d’un contrôle adéquat et transparent des forces de l’ordre, y compris de l’armée, ce qui requiert, outre un mécanisme de surveillance préventive, un système fonctionnel permettant de faire valoir les griefs éventuels, de mener des investigations et de mettre en cause la responsabilité des auteurs des violations constatées.”

C. Appréciation de la Cour

1. Principes généraux

169. La Cour rappelle que, combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction, les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 implique qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme. Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et attentives (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 161 à 163, série A no 324).

170. Le type d’enquête qu’exige cette obligation varie selon la nature de l’atteinte à la vie : alors qu’une enquête de nature pénale s’avère généralement nécessaire lorsque la mort a été infligée volontairement, une procédure de nature civile voire des poursuites disciplinaires peuvent satisfaire cette exigence quand la mort résulte d’une négligence (voir, parmi d’autres, Calvelli et Ciglio c. Italie, précité, § 51, Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 90, CEDH 2002‑VIII, ou Vo c. France, précité, § 90).

171. En astreignant l’Etat à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction, l’article 2 impose à celui-ci le devoir d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Ladite obligation requiert, par implication, qu’une enquête officielle effective soit menée lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes, nonobstant l’absence de la qualité d’agent de l’Etat de l’auteur présumé de l’atteinte à la vie de l’intéressé (Menson c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003-V, et Pereira Henriques c. Luxembourg, no 60255/00, § 56, 9 mai 2006, Yotova c. Bulgarie, no 43606/04, § 68, 23 octobre 2012).

172. Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007‑II). Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et au châtiment des responsables.

173. L’obligation de mener une enquête effective est une obligation de moyens et non de résultat : les autorités doivent prendre les mesures raisonnables dont elles disposent pour obtenir les preuves relatives aux faits litigieux (Jaloud c. Pays-Bas [GC], no 47708/08, § 186, CEDH 2014, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005‑VII).

174. Dans tous les cas, les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les éventuelles responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 301, CEDH 2011).

175. En particulier, les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009).

176. Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999-IV, et Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI).

177. Par ailleurs, il est nécessaire que les personnes qui sont chargées de l’enquête soient indépendantes des personnes impliquées ou susceptibles de l’être. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel mais aussi une indépendance concrète (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 138, CEDH 2002‑IV).

178. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Al-Skeini et autres, précité, § 167).

179. En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes. Le public doit également pouvoir exercer un droit de regard suffisant sur l’enquête, à un degré variable selon les cas (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 109, CEDH 2001‑III). Cependant, l’accès dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime peut être accordé à d’autres stades de la procédure (voir, parmi d’autres, Giuliani et Gaggio, précité, § 304, et McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 129, CEDH 2001‑III).

180. L’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Ramsahai et autres, précité, § 348, et Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 113, 1 décembre 2009).

181. La question de savoir si l’enquête a été suffisamment effective s’apprécie à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête (Dobriyeva et autres c. Russie, no 18407/10, § 72, 19 décembre 2013, et Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 147, 17 juillet 2014).

182. Enfin, la Cour estime utile de rappeler également que lorsqu’il s’agit d’établir les faits, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance, à moins que cela ne soit rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie (voir, Ataykaya c. Turquie, no 50275/08, § 47, 22 juillet 2014, ou Leyla Alp et autres c. Turquie, no 29675/02, § 76, 10 décembre 2013). Lorsque des procédures internes ont été menées, elle n’a pas à substituer sa propre version des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient d’établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles (voir, parmi d’autres, Edwards c. Royaume-Uni, 16 décembre 1992, § 34, série A no 247-B). Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Giuliani et Gaggio, précité, § 180, et Aydan c. Turquie, no 16281/10, § 69, 12 mars 2013).

2. Application en l’espèce

a. Sur l’adéquation de l’enquête

183. Il convient d’observer en premier lieu que l’incident ayant conduit au décès de Cihan Tunç a eu lieu le 13 février 2004, que le parquet a été immédiatement prévenu et que les premières mesures d’enquête ont été prises le jour même. Le 30 juin 2004, le parquet a clôturé les investigations et rendu une ordonnance de non-lieu. Le 14 octobre 2004, faisant droit aux contestations des requérants, le tribunal militaire a ordonné un complément d’instruction. Le parquet a rendu son rapport le 8 décembre 2004, après avoir effectué les actes complémentaires d’instruction. Le 17 décembre 2004, le tribunal militaire a rejeté l’opposition des requérants. Une copie de cette décision a été adressée à l’avocate des intéressés quelques jours plus tard. Dans ces circonstances, la Cour considère que les investigations en cause ont été menées avec la célérité requise et que l’enquête ne laisse apparaître aucun retard injustifié.

184. La Cour considère ensuite que les autorités ont pris les mesures adéquates pour recueillir et préserver les éléments de preuve relatifs aux faits en question.

185. D’abord, une autopsie classique, durant laquelle des clichés ont été pris, a été pratiquée. Elle a conduit à l’établissement d’un compte rendu des blessures, auquel était joint une analyse objective des constatations cliniques concernant la cause du décès et la distance probable de tir.

186. Quant au grief des requérants relatif à la réunion, dans un seul et même document, du rapport d’autopsie et du procès-verbal d’inventaire des effets personnels recueillis sur le défunt, la Cour estime n’avoir été saisie d’aucun argument pouvant justifier la conclusion selon laquelle ce fait aurait pu porter préjudice à la qualité de l’autopsie et, partant, de l’enquête.

187. En ce qui concerne le fait que les vêtements du défunt aient été retirés avant l’arrivée du médecin légiste, la Cour relève que cette circonstance n’a pas empêché que ceux-ci soient examinés pour déterminer la distance du tir. Bien au contraire, c’est précisément pour être envoyés à un laboratoire d’analyses criminelles en vue d’examens scientifiques qu’ils ont été retirés, et ce sur les instructions et sous le contrôle du procureur.

188. Les requérants ont également émis des doutes quant aux compétences du médecin légiste L.E., renvoyant à plusieurs arrêts dans lesquels la Cour aurait critiqué des autopsies pratiquées par ce même légiste. Sur ce point, la Cour précise que les conclusions auxquelles elle a pu parvenir au sujet de la manière dont une autopsie a été pratiquée dans une affaire donnée n’ont trait qu’à cette affaire et qu’elles ne peuvent nullement être interprétées comme impliquant que toutes les autopsies pratiquées par le médecin légiste concerné comporteraient nécessairement de sérieuses lacunes et qu’aucun crédit ne pourrait être accordé aux constatations de celui-ci. À cet égard, elle réitère que le caractère suffisant d’une autopsie doit s’apprécier à la lumière des circonstances de chaque affaire.

189. En l’espèce, la Cour observe que les requérants n’ont pas apporté la preuve de défaillances notables dans l’exécution de l’examen en question.

190. Par ailleurs, dès son arrivée, le procureur a également fait procéder à des prélèvements sur les mains du défunt et sur les mains d’un suspect potentiel. Les vêtements du défunt ont fait l’objet d’examens techniques, lesquels ont scientifiquement confirmé les conclusions médicales relatives à la distance du tir et aux points d’entrée et de sortie de la balle. Les armes et la douille retrouvées sur les lieux ont, elles aussi, été soumises à des examens scientifiques.

191. La Cour note que les experts ont, dès leur arrivée, gelé la scène de l’incident, qu’ils l’ont photographiée et qu’ils ont préservé l’intégrité de tous les indices susceptibles d’être importants pour la résolution de l’affaire.

192. Il est vrai que la scène de l’incident n’avait pas été maintenue exactement en l’état jusqu’à l’arrivée des experts, dans la mesure où l’arme du défunt et celle de M.S. n’ont pas été laissées sur place mais mises sous clé dans une armoire.

193. Sur ce point, il convient de noter que l’arme du défunt avait déjà été déplacée par M.S. lorsque celui-ci avait cherché à porter secours à Cihan Tunç. Force est d’admettre que la nécessité de prodiguer les premiers soins à un individu grièvement blessé doit prendre le pas sur les exigences de préservation de la scène de l’incident telle qu’elle se présente lors de sa découverte.

194. À partir du moment où l’arme avait déjà été déplacée lors de la découverte de la scène, le fait qu’elle ait par la suite été mise en lieu sûr ne pose pas nécessairement problème, étant donné que cela n’a pas empêché que l’arme fût soumise à des examens balistiques en laboratoire.

195. En revanche, il semble qu’aucune recherche d’empreintes digitales n’ait été effectuée sur l’arme alors qu’un tel examen devrait relever de la procédure habituelle. Néanmoins, la Cour estime qu’il ne s’agit pas là d’une lacune déterminante. En effet, à supposer qu’il eût été possible, à l’issue de cet examen, de relever des empreintes exploitables, et notamment celle de M.S., il n’est pas certain que cela aurait eu des conséquences importantes sur la marche de l’enquête, étant donné que l’intéressé avait admis avoir touché l’arme pour la déplacer et porter secours à son camarade (paragraphe 37 ci-dessus). Par ailleurs, il ressort du dossier que les requérants n’ont pas sollicité un tel examen dans le cadre de leur recours devant le tribunal militaire (paragraphe 62 ci-dessus).

196. En ce qui concerne les travaux effectués sur les lieux de l’incident, la Cour observe qu’ils ont été réalisés bien après l’examen de la scène par les enquêteurs et la première clôture des investigations. Aucune conséquence négative de ces travaux, qui consistaient à remplacer le sol en terre par du béton, sur la qualité de la reconstitution n’a été démontrée. En effet, la hauteur du plafond avait été mesurée lors de la fixation de la scène de l’incident et les sols n’ont de toute façon pas été surélevés lors de leur rénovation (paragraphe 67 ci-dessus).

197. Quant à l’audition des témoins, la Cour observe que les autorités ont recueilli plusieurs dépositions, et ce immédiatement après les faits. Rien ne permet d’affirmer qu’elles ont omis d’interroger des témoins clés ou qu’elles ont conduit les auditions de manière inappropriée.

198. Si le soldat M.D., qui avait accompagné le sergent A.A. lors du transport de Cihan Tunç à l’hôpital de Diyarbakır, ne semble effectivement pas avoir été entendu par les enquêteurs, il n’apparaît pas qu’il était un témoin d’une importance capitale. Au demeurant, son audition n’a pas non plus été réclamée par les requérants dans le cadre de leur recours en opposition.

199. Les requérants dénoncent de graves divergences entre les dépositions, notamment quant au lieu de l’incident et aux postes de surveillance où se trouvaient respectivement Cihan Tunç et M.S. Cependant, la Cour n’aperçoit aucune contradiction entre les dépositions et constate au contraire que celles-ci sont concordantes sur ces points.

200. En effet, d’après les éléments du dossier, notamment les dépositions, le site de Perenco comportait six postes de surveillance au total, dont trois seulement étaient utilisés. Le premier des postes utilisés se trouvait à l’entrée du site. Le second était une guérite située sur la partie nord du site et appelée « tour basse », « tour no 2 » ou encore « poste de surveillance no 4 » du fait qu’il s’agissait du quatrième poste de surveillance en partant de l’entrée du site, les deux postes situés après le premier poste de l’entrée n’étant pas utilisés. Quant au troisième poste de surveillance utilisé, il s’agissait d’un mirador à l’est du site, qui était appelé « tour haute » ou « tour no 3 ».

201. Pour la Cour, il ne fait aucun doute que les dépositions concordent sur le fait que Cihan Tunç était de garde au mirador et M.S. à la tour no 2, et que l’incident s’est produit à ce dernier poste.

202. La Cour observe à cet égard que dans la description des faits exposée en langue anglaise dans le formulaire de requête initial, il n’est établi aucune distinction entre les termes « tour » (kule) et « poste de surveillance » (nöbet mevzisi), qui sont traduits indifféremment par le terme anglais « tower », alors même que les traductions vers l’anglais des dépositions présentées par les requérants à l’appui de leur requête tiennent compte de cette différenciation. C’est donc sur une traduction approximative des termes utilisés dans les dépositions que repose le grief des requérants.

203. La Cour observe toutefois que le sergent A.K. a indiqué dans l’une de ses dépositions que Cihan Tunç était en faction au « poste de surveillance no 2 » (paragraphe 52 ci-dessus). Mais lorsque la déposition est prise dans sa globalité, il apparaît sans équivoque qu’il s’agit là d’une confusion liée aux multiples dénominations des postes de surveillance puisque l’intéressé précise, dans la même déposition, de manière explicite et à deux reprises (paragraphes 52 et 54), que Cihan Tunç était de garde au mirador (soit la « tour no 3 » ou « tour haute »).

204. Par ailleurs, on pourrait estimer que les déclarations de M.S. présentent des incohérences dans la mesure où une lecture rapide de sa déposition devant l’enquêteur interne peut donner le sentiment qu’il se serait tenu à sept ou huit mètres de Cihan Tunç avant de sortir de la guérite (paragraphe 40 ci-dessus) alors que les dimensions de celle-ci sont de 2 m x 2 m (paragraphe 21 ci-dessus). Toutefois, la prise en compte combinée de ses deux dépositions (paragraphes 37 et 40 ci-dessus) démontre clairement que l’intéressé a indiqué qu’il se tenait à plusieurs mètres à l’extérieur de la guérite.

205. Il s’ensuit que le grief selon lequel les autorités n’auraient pas correctement conduit les auditions et n’auraient pas clarifié les contradictions apparues dans celles-ci n’est pas fondé.

206. Enfin, la Cour relève que les responsables de l’enquête ont exploré les diverses pistes possibles. La thèse du suicide n’a pas été retenue en raison de la position du corps et de l’arme au moment du tir (paragraphes 63, 72 et 73 ci-dessus). Quant à la thèse de l’homicide, si celle-ci n’a finalement pas convaincu le procureur, faute d’éléments suffisants, elle a bien été considérée au début de l’enquête.

207. En effet, M.S. a été interrogé à deux reprises. Les enquêteurs lui ont posé des questions sur le point de savoir si lui et Cihan Tunç en étaient venus aux mains et s’il avait cherché à lui prendre son arme. De plus, des prélèvements ont immédiatement été effectués sur les mains de l’intéressé et son fusil a été soumis à des examens visant à éprouver la crédibilité de sa version. En outre, les enquêteurs ont interrogé également les collègues de Cihan Tunç pour rechercher si celui-ci avait eu ou non un différend avec quelqu’un et, le cas échéant, vérifier l’existence d’un mobile pour un éventuel homicide. Il est évident qu’aucune de ces mesures n’auraient été prises si la thèse criminelle n’avait pas été sérieusement envisagée.

208. Partant, on ne saurait affirmer que le parquet ait omis d’examiner d’autres thèses que celle qu’il a finalement retenue ou qu’il ait passivement admis la version fournie par le dernier soldat à avoir vu Cihan Tunç vivant et qui pouvait de ce fait être suspecté.

La Cour note par ailleurs, que le rapport d’expertise privée présentée par les requérants confirment dans l’ensemble les conclusions de l’enquête.

209. D’une manière générale, la Cour n’aperçoit aucun manquement susceptible de remettre en cause le caractère globalement adéquat et prompt de l’enquête menée par les instances nationales.

b. Sur la participation à l’enquête des proches du défunt

210. La Cour rappelle avoir déjà conclu à la violation du volet procédural de l’article 2 dans des affaires dans lesquelles les requérants n’avaient été informés de décisions judiciaires concernant l’enquête qu’avec un retard considérable et dans lesquelles les informations fournies ne contenaient aucune précision sur les motifs desdites décisions (voir, par exemple, Trufin c. Roumanie, no 3990/04, § 52, 20 octobre 2009, et Velcea et Mazăre, précité, § 114) en raison du fait qu’une telle situation était de nature à empêcher toute contestation efficace.

211. Ainsi, dans l’affaire Anık et autres c. Turquie (no 63758/00, §§ 76‑77, 5 juin 2007), où les requérants, après le prononcé de la décision de non-lieu, ne s’étaient vu remettre aucun document du dossier à l’exception de leurs propres dépositions, la Cour a également conclu à une violation de l’article 2 au motif que le non-lieu ne pouvait être efficacement contesté sans connaissance préalable des éléments du dossier d’instruction.

212. La Cour réitère cependant que l’accès dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime peut être accordé à d’autres stades de la procédure (Giuliani et Gaggio, précité, § 304).

213. En l’espèce, elle relève qu’une copie intégrale de l’ordonnance de non-lieu du 30 juin 2004, comportant un résumé des éléments de l’enquête ainsi qu’un exposé des motifs, a été fournie aux requérants. Ces derniers ont ensuite pu avoir accès au dossier d’instruction. D’ailleurs, le procureur militaire a fait savoir par écrit à l’avocate des requérants qu’elle pouvait, en vertu de la loi relative à la profession d’avocat, consulter le dossier et se faire délivrer des copies des pièces qu’elle jugerait pertinentes (voir paragraphe 60 ci-dessus).

214. C’est donc après avoir pu prendre connaissance des éléments du dossier que les requérants ont fait opposition pour contester le non-lieu. Par conséquent, on ne saurait considérer qu’ils ont été dans l’impossibilité d’exercer effectivement leurs droits.

215. D’ailleurs, la Cour relève que le tribunal militaire ayant eu à connaître du recours a souscrit aux arguments des requérants puisque les juges ont ordonné des actes d’instruction complémentaires, exigeant que la question de la trajectoire de la balle fût examinée plus avant et que le parquet fournît des explications quant à la présence de résidus de tir sur les mains de M.S. Le parquet a traité ces questions, notamment en organisant une reconstitution.

216. Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants ont bénéficié d’un accès aux informations produites par l’enquête à un degré suffisant pour leur permettre de participer de manière effective à la procédure.

c. Sur l’indépendance de l’enquête

i. Observations préalables

217. La Cour rappelle que la protection procédurale du droit à la vie prévue à l’article 2 de la Convention implique que l’enquête menée soit suffisamment indépendante. Elle rappelle également que l’article 6 de la Convention qui régit le droit à un procès équitable pose lui aussi une exigence d’indépendance.

218. La Cour note cependant que l’article 6 ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce. En effet, lorsqu’une personne attaque une décision de ne pas poursuivre une autre personne, il ne s’agit pas pour elle de faire statuer sur ses « droits et obligations de caractère civil ». De plus, en droit turc, pareille procédure n’affecte pas la possibilité d’engager une action en indemnisation. L’article 6 ne trouve donc pas à s’appliquer sous son aspect civil (comparer avec Perez c. France [GC], no 47287/99, § 67, CEDH 2004‑I). S’agissant du volet pénal de l’article 6, la Cour rappelle que son libellé lui-même (« contre elle ») fait apparaître clairement qu’en matière pénale les garanties de ladite disposition protègent la personne sur laquelle pèsent les accusations (voir, dans le même sens, Ramsahai et autres c. Pays‑Bas [GC], no 52391/99, § 359, CEDH 2007‑II). Elle observe qu’il n’y a pas de désaccord sur ce point entre les parties.

219. Compte tenu des conclusions de la chambre, des motifs exposés dans la demande de renvoi présentée par le Gouvernement et des arguments des parties, la Cour estime néanmoins utile d’apporter quelques précisions au sujet de l’exigence d’indépendance de l’enquête au sens de l’article 2 et notamment sur le point de savoir si les autorités d’enquête au sens large doivent satisfaire à des critères d’indépendance similaires à ceux qui prévalent sur le terrain de l’article 6 de la Convention.

220. D’emblée, la Cour considère que si les exigences du procès équitable peuvent inspirer l’examen des questions procédurales examinées sous l’angle d’autres dispositions, telles que les articles 2 ou 3 de la Convention, les garanties offertes ne s’apprécient pas nécessairement de la même manière.

221. L’article 6 exige que le tribunal appelé à statuer sur le bien-fondé d’une accusation soit indépendant du pouvoir législatif et exécutif ainsi que des parties. Le respect de cette exigence se vérifie notamment sur la base de critères de nature statutaire, comme les modalités de nomination et la durée du mandat des membres du tribunal, ou l’existence de garanties suffisantes contre les pressions extérieures. Le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance entre également en ligne de compte.

222. Les exigences de l’article 2 nécessitent quant à elles un examen concret de l’indépendance de l’enquête dans son ensemble et non pas une évaluation abstraite (Aslakhanova et autres c. Russie, nos 2944/06, 8300/07, 50184/07, 332/08 et 42509/10, § 250, 18 décembre 2012). Ainsi, dans de nombreuses affaires, la Cour a pris en compte un certain nombre d’éléments tels que, par exemple, le fait que les enquêteurs soient des suspects potentiels (Bektaş et Özalp c. Turquie, no 10036/03, § 66, 20 avril 2010, et Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 342, 18 juin 2002), qu’ils soient les collègues directs des personnes faisant l’objet de l’enquête ou susceptibles de l’être (Ramsahai et autres, précité, §§ 335-341, Emars c. Lettonie, no 22412/08, §§ 85 et 95, 18 novembre 2014, et Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 301, CEDH 2003‑V), qu’ils aient des liens hiérarchiques avec les suspects potentiels (Şandru et autres c. Roumanie, no 22465/03, § 74, 8 décembre 2009, et Enoukidze et Guirgvliani c. Géorgie, no 25091/07, §§ 247 et suiv., 26 avril 2011) ou encore que le comportement concret des organes d’enquête dénote un manque d’indépendance, comme par exemple l’omission de certaines mesures qui s’imposaient pour élucider l’affaire et châtier les éventuels responsables (Sergey Shevchenko, précité, §§ 72 et 73), le poids excessif accordé aux déclarations des suspects (Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 89, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, et Grimailovs c. Lettonie, no 6087/03, § 114, 25 juin 2013), la négligence de certaines pistes qui s’imposaient clairement (Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, §§ 90-91, CEDH 1999‑III), ou encore l’inertie exagérée (Rupa c. Roumanie (no 1), no 58478/00, §§ 123 et 124, 16 décembre 2008).

223. Par ailleurs, l’article 2 ne requiert pas que les personnes et organes en charge de l’enquête disposent d’une indépendance absolue mais plutôt qu’elles soient suffisamment indépendantes des personnes et des structures dont la responsabilité est susceptible d’être engagée (Ramsahai et autres, précité, §§ 343 et 344). Le caractère suffisant du degré d’indépendance s’apprécie au regard de l’ensemble des circonstances, nécessairement particulières, de chaque espèce.

224. Dès lors que l’indépendance réglementaire ou institutionnelle est sujette à caution, cette situation, même si elle n’est pas nécessairement décisive, doit conduire la Cour à procéder à un examen plus strict de la question de savoir si l’enquête a été menée de manière indépendante. Lorsqu’une question d’indépendance et d’impartialité de l’enquête surgit, il faut chercher à déterminer si et dans quelle mesure la circonstance litigieuse a compromis l’effectivité de l’enquête et sa capacité à faire la lumière sur les circonstances du décès et châtier les éventuels responsables.

225. A cet égard, la Cour estime nécessaire de préciser que le respect de l’exigence procédurale de l’article 2 s’apprécie sur la base de plusieurs paramètres essentiels : l’adéquation des mesures d’investigation, la promptitude de l’enquête, la participation des proches du défunt à celle-ci et l’indépendance de l’enquête. Ces paramètres sont liés entre eux et ne constituent pas, pris isolément, une finalité en soi, comme c’est le cas pour l’exigence d’indépendance de l’article 6. Ils sont autant de critères qui, pris conjointement, permettent d’apprécier le degré d’effectivité de l’enquête. C’est à l’aune de cet objectif d’effectivité de l’enquête que toute question, dont celle de l’indépendance, doit être appréciée.

226. Les principes susmentionnés ont été mis en œuvre dans de nombreuses affaires dont celles qui sont mentionnées ci-dessous.

227. Dans plusieurs affaires, la Cour a conclu à l’absence d’indépendance des enquêtes menées par des procureurs militaires après examen non seulement de la réglementation nationale (selon laquelle ces derniers devaient répondre de la violation des règles de la discipline militaire et faisaient partie de la structure militaire fondée sur le principe de la subordination hiérarchique), mais aussi du comportement des intéressés, qui traduisait concrètement un manque d’impartialité, comme par exemple l’absence d’accomplissement de toutes les mesures d’instruction requises pour compléter l’enquête (Barbu Anghelescu c. Roumanie, no 46430/99, 5 octobre 2004, Soare et autres, précité, § 71,), le refus de déclencher des poursuites pénales malgré un arrêt ordonnant de le faire (Dumitru Popescu c. Roumanie (no 1), no 49234/99, §§ 75 et suiv., 26 avril 2007) ou encore le refus de se pencher sur les conclusions des rapports d’expertise médico-légale (Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, §§ 107 à 109, 12 octobre 2004).

228. Par la suite, dans l’arrêt Mantog c. Roumanie (no 2893/02, §§ 70 et suiv. 11 octobre 2007), après avoir rappelé qu’elle avait, dans des affaires antérieures, conclu à l’absence d’indépendance des procureurs militaires eu égard notamment à la réglementation en vigueur en Roumanie, la Cour a estimé que l’enquête menée en l’espèce par un procureur militaire au sujet du décès de la fille de la requérante avait été indépendante, précisant que le degré d’indépendance d’un organe d’enquête devait s’apprécier selon les circonstances concrètes de l’affaire soumise à son examen. Pour ce faire, elle a notamment pris en compte l’absence de lien entre le procureur militaire et les personnes susceptibles d’être inquiétées, le caractère poussé des investigations et le fait que le procureur en question avait rouvert la procédure à la demande de la requérante. Elle a également tenu compte du fait que l’enquête en cause ne visait pas des faits d’homicide ou de mauvais traitements commis par des agents de l’État dans l’exercice de leurs fonctions. Bien que les personnes mises en cause fussent des policiers, l’affaire ne concernait pas le recours à la force meurtrière par des agents de l’État agissant en cette qualité.

229. De même, dans l’affaire Stefan c. Roumanie ((déc.), no 5650/04, § 48, 29 novembre 2011), la Cour, prenant là encore en considération le comportement concret du procureur, a également conclu à l’indépendance de l’enquête menée par celui-ci, et ce malgré la réglementation statutaire qui n’assurait pas à l’intéressé une indépendance statutaire suffisante. Elle s’est également fondée sur le caractère poussé des investigations ainsi que sur la circonstance que n’étaient pas en cause des faits d’homicide ou de mauvais traitements commis par des agents de l’État dans l’exercice de leurs fonctions.

230. Dans plusieurs affaires turques, comme par exemple dans l’affaire Güleç c. Turquie (27 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV) concernant un décès survenu lors d’une manifestation, elle a conclu à la violation de l’article 2 au motif que non seulement l’enquête supervisée par le conseil administratif départemental dans le cadre de poursuites contre des fonctionnaires suscitait de sérieux doutes et que cet organe n’était pas indépendant de l’exécutif, mais aussi parce que son enquête n’était ni approfondie ni contradictoire. Par la suite, dans l’affaire Tanrıbilir c. Turquie (no 21422/93, §§ 54-85, 16 novembre 2000), qui concernait un décès par pendaison durant une garde à vue dans un poste de gendarmerie, la Cour, après avoir rappelé sa conclusion dans l’affaire Güleç au sujet de l’indépendance du conseil administratif départemental, a conclu que dans cette affaire l’enquête, pourtant supervisée par un conseil administratif dont l’indépendance vis-à-vis de l’exécutif était sujette à caution, satisfaisait aux exigences procédurales de l’article 2 de la Convention. Elle s’est fondée à cet égard sur le caractère détaillé de l’instruction préliminaire menée afin de déterminer l’éventuelle responsabilité des gendarmes.

231. En ce qui concerne l’arrêt Sergey Shevchenko (précitée) invoquée par les requérants, la Cour relève que celle-ci s’inscrit dans la même logique. Dans cette affaire, qui portait sur le décès d’un lieutenant dans l’armée de l’air retrouvé mort à son poste avec deux blessures par balle à la tête, et où les autorités avaient considéré qu’il s’agissait d’un suicide, la Cour a conclu à la violation de l’article 2 sous son volet procédural. Pour ce faire, la Cour a pris en compte la circonstance que la personne qui était initialement chargée de l’enquête, en l’occurrence le commandant de l’unité au sein de laquelle l’incident s’était produit, était un représentant des autorités concernées, que les enquêteurs ultérieurs ne bénéficiaient d’aucune garantie contre les pressions de leur hiérarchie et qu’ils semblaient disposés à accepter d’avance la thèse du suicide privilégiée par les autorités militaires. En outre, les enquêteurs n’avaient pas procédé à une reconstitution alors même que celle-ci non seulement était cruciale mais de plus avait été ordonnée par la cour d’appel militaire. De plus, d’autres actes d’enquête essentiels avaient été négligés (recherche de poudre sur les mains du défunt ou contre-expertise graphologique) et le requérant avait été exclu de l’affaire, contrairement à la pratique habituelle et au droit applicable. En d’autres termes, l’absence de garanties statutaires d’indépendance ne constituait pas à lui seul un motif déterminant. À cela s’ajoutaient un manque d’indépendance en pratique et des lacunes importantes dans l’enquête, lesquelles constituaient des manifestations concrètes du manque d’indépendance.

232. En outre, s’agissant de l’intervention d’un tribunal ou d’un juge à l’issue de l’enquête, la Cour est consciente de l’existence de systèmes procéduraux très variés qui peuvent, malgré leur diversité, être conformes à la Convention, laquelle n’impose pas un modèle particulier (voir, mutatis mutandis, Kolevi, précité, § 208). Lorsqu’il n’y a pas d’irrégularité ou de défaillance flagrante pouvant conduire la Cour à la conclusion que l’enquête a été défectueuse, la Cour méconnaîtrait les limites de sa compétence en interprétant l’article 2 comme imposant aux États l’obligation de mettre en place un recours juridictionnel (Gürtekin et autres et deux autres requêtes c. Chypre, nos 60441/13, 68206/13 et 68667/13, 11 mars 2014).

233. Toutefois, si elle ne constitue pas en soi une exigence, l’intervention d’un tribunal ou d’un juge disposant de garanties statutaires d’indépendance adéquates est un élément supplémentaire permettant d’assurer l’indépendance de l’enquête dans son ensemble (voir Ramsahai et autres, précité, § 345, où la Cour, tenant compte, entre autres, de la possibilité d’un contrôle par un tribunal indépendant, a conclu à l’indépendance de l’enquête alors que le procureur qui l’avait menée entretenait d’étroites relations de travail avec les policiers qui faisaient l’objet de l’enquête). Celle-ci peut s’avérer nécessaire dans certaines affaires, compte tenu de la nature des faits en cause et du contexte particulier dans lequel ils interviennent.

234. Néanmoins, il convient de préciser que si l’intervention d’un organe juridictionnel peut permettre de combler les éventuelles déficiences de l’enquête, tel peut ne pas toujours être le cas, étant donné le stade avancé auquel pareil organe entre souvent en jeu (Al-Skeini et autres, précité, § 173).

ii. La présente affaire

235. La Cour relève que l’enquête menée au sujet du décès de Cihan Tunç présente deux niveaux : d’une part les investigations menées par le procureur et d’autre part le contrôle opéré par le tribunal militaire de l’armée de l’air de Diyarbakır.

α. Indépendance des investigations menées par le parquet

236. La Cour observe qu’à l’époque des faits les procureurs militaires étaient soumis à une appréciation du commandant de l’autorité militaire dans le ressort duquel ils exerçaient leurs fonctions, en ce qui concerne leur « fiche d’appréciation d’officier ». Cette fiche était utilisée dans le cadre des promotions. Il est vrai qu’il ne s’agissait pas du seul élément qui entrait en ligne de compte, la promotion dépendant également de la fiche d’appréciation professionnelle. En outre, les procureurs étaient protégés par un certain nombre de garanties importantes, comme un système de nominations encadré nécessitant notamment l’intervention du Président de la République (paragraphe 88 ci-dessus), l’inscription de leur indépendance dans la Constitution et dans la loi (paragraphes 86 et 87 ci-dessus) et l’interdiction de leur donner des instructions de ne pas poursuivre (paragraphes 89 à 91 ci-dessus). Malgré ces garanties attachées aux fonctions des procureurs, l’existence de cette notation par un haut gradé de la hiérarchie militaire est de nature à susciter des craintes quant à la possibilité que les appréciateurs puissent, malgré la loi, être tentés d’exercer par ce biais des pressions sur les procureurs militaires.

237. Toutefois ces appréhensions au sujet de l’indépendance statutaire des procureurs militaires à l’époque des faits, aussi compréhensibles soient-elles, ne suffisent pas à elles seules pour conclure au manque d’indépendance de l’enquête. Encore faut-il examiner in concreto l’indépendance du procureur E.Ö., du 7ème corps de l’armée de terre, en vérifiant d’une part s’il avait des liens avec la ou les personnes susceptibles d’être inquiétées et d’autre part s’il y a eu dans son comportement des éléments trahissant concrètement un parti pris.

238. Quant au premier point, la Cour observe que le procureur militaire n’avait aucun lien, hiérarchique ou autre, ni avec le principal suspect, ni avec les gendarmes en poste sur le site de Perenco, ni avec la gendarmerie centrale de Kocaköy (Tikhonova c. Russie, no 13596/05, § 82, 30 avril 2014, et Perevedentsevy c. Russie, no 39583/05, § 107, 24 avril 2014) ou même la gendarmerie en général. Rien n’indique par exemple que l’intéressé avait des relations de travail étroites avec les gendarmes en question.

239. En ce qui concerne le second point, la Cour relève que le procureur en charge de l’enquête a recueilli toutes les preuves dont l’obtention était nécessaire et qu’on ne peut raisonnablement lui reprocher l’absence d’une quelconque mesure d’enquête. Rien ne permet de dire que toutes les pistes, notamment la thèse de l’homicide, n’ont pas été explorées (Pankov c. Bulgarie, no 12773/03, § 54, 7 octobre 2010). Au contraire, il apparaît que toutes les pistes qui s’imposaient, dont la thèse criminelle, ont été envisagées (paragraphes 206 à 208 ci-dessus).

240. Dès le début des investigations, le procureur a lui-même dirigé l’enquête (voir, a contrario, Saçılık et autres c. Turquie, nos 43044/05 et 45001/05, § 98, 5 juillet 2011). Il s’est immédiatement rendu à l’hôpital où Cihan Tunç avait été admis. Il y a supervisé l’autopsie, a fait effectuer des prélèvements sur le corps du défunt ainsi que sur M.S., la dernière personne à avoir vu Cihan Tunç vivant, et a mené l’audition de M.S. En outre, il a dépêché parallèlement un procureur civil sur les lieux de l’incident, le chargeant de superviser le travail de l’équipe d’experts en recherche criminelle.

241. C’est en se fondant sur des éléments qui ont été recueillis sous sa supervision que le parquet a conclu à un accident, dans une ordonnance dûment motivée (Đurđević c. Croatie, no52442/09, §§ 89-91, CEDH 2011). On ne peut par conséquent considérer que le parquet a passivement admis la version qui a pu lui être présentée (Giuliani et Gaggio, précité, § 321).

242. En outre, il convient de relever que le procureur militaire a accompli les actes d’instruction supplémentaires requis par le tribunal après l’opposition des requérants à l’ordonnance de non-lieu (comparer avec Barbu Anghelescu, précité, et Sergey Shevchenko, précité, § 72, où tel n’était pas le cas). S’agissant de ce point, la Cour ne voit pas en quoi la seule circonstance que ce soit le même procureur qui ait accompli lesdits actes pourrait poser problème.

243. Concernant les enquêteurs, la Cour observe que si ces derniers étaient membres de la gendarmerie, corps au sein duquel l’incident a eu lieu, il ne s’agissait pas des gendarmes en poste sur les lieux de l’incident ou à la gendarmerie centrale de Kocaköy de laquelle relevaient les agents en charge de la protection du site de Perenco (voir, a contrario, Orhan, précité, § 342). Il n’y avait pas de lien hiérarchique entre ces enquêteurs et les personnes qui, comme M.S., étaient susceptibles d’être impliquées. Les intéressés, qui étaient rattachés à la gendarmerie de Diyarbakır, n’étaient pas les collègues directs de ces personnes (Putintseva c. Russie, no 33498/04, § 52, 10 mai 2012, ou, a contrario, Aktaş, précité, § 301, CEDH 2003‑V, et Bektaş et Özalp, précité, § 66). Au demeurant, ces derniers n’avaient pas la charge d’orienter l’enquête, la direction de celle-ci étant restée entre les mains du procureur.

244. De surcroît, les principaux actes accomplis par les enquêteurs concernent des aspects scientifiques de l’enquête, tels que des relevés ou des examens balistiques. On ne saurait estimer que la circonstance que les enquêteurs étaient membres de la gendarmerie ait en soi porté atteinte à l’impartialité de l’enquête. En juger autrement limiterait dans bien des cas de manière inacceptable la possibilité pour la justice de recourir à l’expertise des forces de l’ordre, qui possèdent souvent une compétence particulière en la matière (Giuliani et Gaggio, précité, § 322).

β. L’indépendance du contrôle opéré par le tribunal militaire

245. La Cour constate qu’eu égard à la règlementation en vigueur à l’époque des faits, il existait des éléments mettant en cause l’indépendance statutaire du tribunal militaire du 2ème corps d’armée aérien de Diyarbakır qui a eu à connaître de l’opposition des requérants contre l’ordonnance de non-lieu du parquet.

246. Premièrement, l’un des trois juges de ce tribunal était un officier en service actif et ne présentait pas les mêmes garanties d’indépendance que les deux autres. Une circonstance similaire a d’ailleurs conduit la Cour à un constat de violation de l’article 6 dans l’affaire Gürkan précitée, qui portait sur un tribunal militaire composé de la même manière.

247. Deuxièmement, comme les procureurs, les juges militaires étaient à l’époque des faits eux aussi soumis à une appréciation du commandant de l’autorité militaire dans le ressort duquel ils exerçaient leurs fonctions, en l’espèce le 2ème corps d’armée aérien, quant à leur « fiche d’appréciation d’officier ». Là encore, il convient de noter qu’il ne s’agissait pas du seul élément qui entrait en ligne de compte, puisque la promotion était également tributaire de la fiche d’appréciation professionnelle et que les juges militaires bénéficiaient d’un certain nombre de garanties d’indépendance : un système de nomination encadré nécessitant notamment l’intervention du président de la République (paragraphe 88 ci-dessus), l’inscription de leur indépendance dans la Constitution et dans la loi (paragraphes 86‑87 ci‑dessus), l’interdiction absolue de leur donner des instructions ou des suggestions ou d’essayer d’influer sur leur jugement (ibidem), et l’incrimination pénale de toute tentative en ce sens (paragraphe 89 ci‑dessus). Mais malgré ces garanties, le système de notation des juges était de nature à susciter des doutes relativement à leur indépendance au sens où l’entend la Constitution. La Cour constitutionnelle a d’ailleurs censuré ce système (paragraphes 95 à 102 ci-dessus).

248. Il convient d’observer que la juridiction suprême turque a statué sur la question de la conformité au principe constitutionnel d’indépendance de la justice du dispositif de notation de manière générale, sans faire de distinction entre la fonction du siège, qui consiste à statuer sur le fond des affaires, et les compétences du tribunal militaire en matière de contrôle de l’instruction pénale. La Cour constitutionnelle ne s’est donc pas spécifiquement prononcée sur ce dernier point.

249. Quoi qu’il en soit, la Cour réitère que, sur le terrain de l’article 2, les éléments relevés plus haut (paragraphes 245 à 247) ne suffisent pas en soi pour conclure au manque d’indépendance de l’enquête. Ladite disposition ne requiert en effet pas une indépendance absolue. Par ailleurs, l’indépendance de l’enquête doit s’apprécier in concreto.

250. À cet égard, elle relève que les membres du tribunal n’avait aucun lien institutionnel ou concret avec les gendarmes en poste sur le site de Perenco ou la gendarmerie centrale de Kocaköy, ni même avec la gendarmerie en général. En effet, le tribunal en question est situé dans le ressort du 2ème corps d’armée aérien, lequel relève de l’armée de l’air.

251. Elle observe en outre que rien dans le comportement du tribunal et de ses juges n’indique que ces derniers étaient disposés à ne pas faire la lumière sur les circonstances du décès, à accepter passivement les conclusions qui leur ont été présentées ou à empêcher l’ouverture de poursuites contre M.S.

252. Au contraire, tout comme dans les affaires Mantog et Stefan précitées, le tribunal a d’abord fait droit à l’opposition des requérants en ordonnant un complément d’instruction en vue d’éprouver la crédibilité de la thèse de l’accident retenue par le parquet. C’est en se fondant sur ces nouveaux éléments d’enquête – dont une reconstitution des faits – que le tribunal a finalement rejeté l’opposition des requérants.

253. La circonstance que le tribunal a estimé que toutes les mesures d’enquête qui s’avéraient nécessaires à la manifestation de la vérité avaient été prises et qu’il n’existait pas d’éléments suffisants pour l’ouverture d’un procès contre un suspect ne peut aucunement être vue comme la marque d’un défaut d’indépendance. À cet égard, la Cour réitère que les autorités ont une obligation de moyens et non de résultat et que l’article 2 n’implique pas le droit à l’obtention d’une condamnation ou à l’ouverture d’un procès.

γ. Conclusion relative à l’indépendance de l’enquête

254. Tout en admettant qu’on ne saurait considérer en l’espèce que les entités ayant joué un rôle dans l’enquête étaient totalement indépendantes sur le plan statutaire, la Cour estime, compte tenu, d’une part, de l’absence de liens directs, de nature hiérarchique, institutionnelle ou autre entre ces dernières et le principal suspect potentiel et, d’autre part, du comportement concret desdites entités qui ne dénote aucun manque d’indépendance et d’impartialité dans la conduite de l’instruction, que l’enquête a été suffisamment indépendante au sens de l’article 2 de la Convention.

255. À cet égard, elle souligne que le décès de Cihan Tunç n’est pas intervenu dans des conditions pouvant a priori susciter des soupçons envers les forces de l’ordre en tant qu’institution, comme par exemple dans le cas de décès liés à l’usage de la force lors d’affrontements au cours de manifestations, d’opérations policières et militaires ou encore dans les cas de morts violentes au cours de gardes à vue. Même si l’on se place dans l’optique de la thèse criminelle qui semble avoir les faveurs des requérants, on constate que les soupçons s’orientaient vers M.S. et non vers les autorités. Or, force est de constater que M.S. était un simple appelé et non un agent gradé de l’armée. S’il est vrai que celui-ci était en définitive un militaire, il n’en demeure pas moins que les soupçons émis à son égard n’étaient pas liés à sa qualité particulière de gendarme ou de membre des forces armées.

d. Conclusion générale

256. En conclusion, la Cour estime que l’enquête menée en l’espèce a été suffisamment approfondie et indépendante et que les requérants y ont été associés à un degré suffisant pour la sauvegarde de leur intérêts et à l’exercice de leurs droits.

257. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 sous son volet procédural.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement tirée de la qualité de victime des requérants ;

2. Dit, par douze voix contre cinq, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son aspect procédural ;

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 14 avril 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Johan CallewaertDean Spielmann
Adjoint au GreffierPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante commune aux juges Spielmann, Villiger, Karakaş, Ziemele et Spano ;

– opinion concordante du juge de Gaetano ;

– opinion dissidente commune aux juges Spielmann, Karakaş, Ziemele, López Guerra, et de Gaetano.

D.S.
J.C.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES SPIELMANN, VILLIGER, KARAKAS, ZIEMELE ET SPANO

(Traduction)

À notre grand regret, nous ne pouvons souscrire aux conclusions de la Cour concernant l’exception du Gouvernement relative à la qualité de victime des requérants. La majorité estime aux paragraphes 126 et 127 de l’arrêt que l’exception « ne concerne pas une question relative à [la] compétence [de la Cour] » et que « le Gouvernement est forclos à soulever une exception tirée de la qualité de victime des requérants à ce stade de la procédure (...) ».

Nous ne pouvons adhérer à cette approche, que nous jugeons inconciliable avec la jurisprudence de la Cour. Dans son arrêt en l’affaire R.P. et autres c. Royaume-Uni (no 38245/08, 9 octobre 2012), la Cour a formulé les considérations suivantes (§ 47) :

« Bien que le Gouvernement n’ait pas soulevé une exception de ce chef, la Cour relève qu’une exception relative au statut de victime touche à sa compétence, et qu’en tant que telle elle n’est pas dispensée de la soulever d’office (voir, mutatis mutandis, Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006-III) ».

La Cour a confirmé tout récemment cette approche dans son arrêt en l’affaire Furman c. Slovénie et Autriche (no 16608/09, 5 février 2015), dont le paragraphe 84 se lit ainsi :

« La Cour a déjà déclaré qu’une exception relative à la qualité de victime touche à sa compétence, et qu’en tant que telle elle n’est pas dispensée de la soulever d’office (R.P. et autres c. Royaume-Uni, no 38245/08, § 47, 9 octobre 2012). »

À notre avis, la Cour aurait dû en l’espèce examiner l’exception du Gouvernement, plutôt que de l’écarter en invoquant la forclusion.

Nous estimons également qu’il n’était pas utile que la Cour prenne une position aussi arrêtée sur cette question, eu égard au fait que dans les paragraphes suivants elle se place dans l’hypothèse où le Gouvernement ne serait pas forclos à soulever l’exception et examine celle-ci, pour finalement la rejeter.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE DE GAETANO

(Traduction)

J’ai eu l’avantage de lire de l’opinion concordante commune aux juges Spielmann, Villiger, Karakaş, Ziemele et Spano.

Tout en admettant que le libellé du paragraphe 126 est hautement problématique, je suis d’avis que c’est à bon droit que le Gouvernement s’est vu opposer la forclusion en l’espèce s’agissant d’exciper d’un défaut de qualité de victime des requérants.

À mon sens, la bonne approche à adopter en l’espèce est celle qui est exposée au paragraphe 82 de l’arrêt Svinarenko et Slyadnev c. Russie ([GC], nos 32541/08 et 43441/08, CEDH 2014 (extraits)), qui se lit ainsi :

« En l’absence de circonstances exceptionnelles de nature à absoudre le Gouvernement de n’avoir pas soulevé cette exception en temps utile, la Cour estime que celui-ci est forclos à exciper à ce stade d’un défaut de qualité de victime du premier requérant (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 41, CEDH 2006‑II, Prokopovitch c. Russie, no 58255/00, § 29, CEDH 2004‑XI, et Andrejeva c. Lettonie [GC], no55707/00, § 49, CEDH 2009). »

Bien entendu, la Cour a toujours la possibilité de soulever d’office une question similaire, mais en l’espèce elle ne l’a pas fait. Pour cette raison, les paragraphes 128 à 135 sont superflus et la question de l’exception préliminaire aurait dû se limiter au paragraphe 127.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SPIELMANN, KARAKAŞ, ZIEMELE, LÓPEZ GUERRA,
ET DE GAETANO

Pour les motifs qui suivent, nous ne pouvons souscrire à l’avis de la majorité selon lequel il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

A. L’adéquation de l’enquête

Devant la Grande Chambre, les requérants se plaignaient d’une série de carences dont les investigations menées au sujet du décès de feu M. Cihan Tunç auraient été entachées. La Grande Chambre a conclu qu’aucune d’entre elles n’avait eu un impact décisif sur l’efficacité globale de l’enquête.

1. Sur le témoignage du soldat M.D.

À notre sens, il est impossible de préjuger que le témoignage du soldat M.D. – qui était apparemment parmi les dernières personnes ayant vu Cihan Tunç juste avant que celui-ci ne succombe à sa blessure (paragraphes 16 et 198) – n’aurait présenté aucun intérêt. Rien dans le dossier ou les arguments du Gouvernement n’indique les raisons pour lesquelles M.D. n’a jamais été entendu et, selon nous, la Grande Chambre n’avait pas à combler cette lacune en partant de sa propre présupposition que ce témoin n’était pas capital. C’est aux autorités qu’il appartenait de s’interroger sur ce point, pas à la Cour de les en dispenser, en l’absence d’une explication plausible.

À cet égard, contrairement à ce que suggère la majorité (paragraphe 198), nous observons que les principes jurisprudentiels régissant le rôle des proches des victimes dans les procédures d’enquête n’exigeaient pas per se que ces derniers réclamassent de leur propre chef l’audition de M.D. Ces principes n’étant pas suffisamment rappelés dans l’arrêt, nous nous permettons de le faire très succinctement.

L’obligation positive qu’implique l’article 2 de prendre préventivement toutes les mesures nécessaires et suffisantes pour protéger les personnes contre les agissements d’autrui (Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 88-89, CEDH 2001-III) ou, le cas échéant, contre elles-mêmes (Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, §§ 55 et 56, 17 juin 2008) vaut dans le domaine du service militaire, tout comme les obligations procédurales dégagées de cette même disposition (Kılınç et autres c. Turquie, no 40145/98, § 40, 7 juin 2005 , et Salgın c. Turquie, no 46748/99, § 76, 20 février 2007). Dans la présente affaire, de même que dans tous les cas où un individu sous la responsabilité de l’État décède dans des conditions suspectes, l’article 2 mettait donc à la charge des autorités turques l’obligation de conduire une «enquête officielle et effective » de nature à permettre d’établir les causes de la mort de Cihan Tunç et d’identifier les éventuels responsables (Slimani c. France, no 57671/00, § 47, CEDH 2004‑IX (extraits)).

À cette fin, lesdites autorités devaient « agir d’office, dès que l’affaire [avait été] portée à leur attention, et ne pouvaient laisser aux proches du défunt l’initiative de déposer (...) une demande tendant à l’exploitation de certaines pistes d’enquête ou procédures d’investigation » (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 111, CEDH 2005 VII ; Salgın précité, § 87). Toutefois, la majorité semble accepter qu’on puisse faire peser sur les requérants la charge de se substituer aux autorités d’enquête afin de faire entendre M.D., mais n’étaye pas les raisons qui l’ont conduit à se départir du principe général. Il est vrai que la conduite d’un requérant peut, dans certaines conditions, saper l’effectivité des investigations dans une affaire donnée. Mais pareils cas se présentent notamment lorsque, par exemple, un requérant refuse sciemment de participer à certaines mesures d’enquête cruciales (voir, par exemple, Ay c. Turquie, no 30951/96, § 68, 22 mars 2005, et Rohe Harman c. Turquie (déc.), no 30950/96, 1er mars 2005) ou omet de faire part aux autorités d’un élément de preuve que lui seul possède (Salgın, précité, § 73), ce qui n’est pas le cas des proches de Cihan Tunç.

En bref, le fait que M.D. n’a pas été interrogé, d’office, par les autorités chargées de l’enquête est, à nos yeux, constitutif d’une déficience dans celle-ci.

2. Sur le relevé d’empreintes digitales

Pour les mêmes motifs que précédemment, notre position vaut à plus forte raison pour ce qui est de l’absence de recherches d’empreintes digitales sur l’arme ayant tué Cihan Tunç. À ce sujet, la majorité a estimé que si un tel examen « devrait relever de la procédure habituelle », son absence n’avait néanmoins pas constitué « une lacune déterminante » (paragraphe 195). Selon nous, il s’agissait plutôt d’une condition sine qua non d’une enquête censée servir à infirmer ou confirmer les différentes thèses envisageables, et notamment la thèse criminelle.

Nous ne pouvons pas non plus suivre la majorité lorsqu’elle émet des doutes sur la possibilité de relever, en l’espèce, des empreintes exploitables, tout en reprochant aux requérants de ne pas avoir sollicité un tel examen, et ce plus de cinq mois après la première clôture des investigations (paragraphes 59 à 62), alors que l’arme avait déjà été manipulée puis fait l’objet d’explorations balistiques (paragraphes 29 et 35).

À notre avis, de tels relevés auraient été tout à fait possibles s’ils avaient été effectués ex officio avec les techniques appropriées et immédiatement après l’incident. Le dossier étant complètement muet sur les raisons qui pourraient avoir conduit les autorités à se passer de tels relevés, nous ne comprenons guère comment l’on peut déduire que de toute façon cela n’aurait pas contribué à la recherche de la vérité. Il est vrai que M.S. avait admis avoir touché l’arme pour la déplacer afin de porter secours à son camarade (paragraphes 37, 193 et 194) et c’est pourquoi la majorité estime que, même si ses empreintes avaient pu être relevées sur le fusil, cela n’aurait pas influencé la marche de l’enquête. Au contraire, cela aurait pu jouer, sachant qu’en l’occurrence nous ne comprenons même pas comment, en l’absence de relevés, les experts ont pu conclure qu’au moment de l’incident Cihan Tunç était assis ou accroupi et « tenait son fusil de la main droite » (paragraphe 68).

Selon nous, la partie du fusil où se trouvent la détente et le pontet qui l’entoure n’étant pas la partie dont un individu s’emparerait normalement pour déplacer un fusil, la marche de l’enquête aurait certainement pu changer si on avait découvert les empreintes digitales de M.S. sur la gâchette. Eu égard au fait que tant les mains du défunt que celles de M.S. présentaient des traces de résidus de décharge d’armes à feu (paragraphe 33), les prélèvements organiques n’auraient jamais permis de savoir qui des deux tenait ou avait touché ce fusil avant que le tir ne parte ; des relevés d’empreintes auraient peut-être permis d’éclaircir ce point, aussi les autorités se devaient-elles de procéder à cette recherche.

D’après nous, le fait que de tels relevés n’aient pas été effectués d’office sur l’arme avant qu’elle ne soit contaminée constitue une carence très importante, voire déterminante.

3. Sur la reconstitution du 24 novembre 2004

Quant à cet épisode de l’enquête, nous devons d’emblée attirer l’attention sur les agissements des autorités militaires qui ont sciemment modifié la scène d’un éventuel crime, avant la clôture définitive de la procédure d’enquête. Elles ont cimenté le sol, auparavant en terre, du site de l’incident litigieux. Pour les raisons qui suivent, nous ne pouvons souscrire à l’opinion de la majorité qui, s’en tenant à la circonstance que les sols n’avaient pas été surélevés malgré la couche de béton, a conclu qu’en l’espèce cet ouvrage – réalisé après l’examen initial de la scène – n’avait eu aucune « conséquence négative » sur la qualité de la reconstitution (paragraphe 196).

Premièrement, à supposer que les autorités se soient précipitées pour agir de la sorte « dans le souci de préserver la propreté des tenues des soldats » (paragraphe 67), cela ne change en rien la circonstance que pareille entreprise a, non seulement rendu vain le complément d’instruction ordonné par le tribunal militaire (paragraphe 63), mais plus important encore, elle revient à une destruction matérielle de preuves susceptible à elle seule de remettre en cause la capacité de l’enquête à établir les faits (voir, par exemple, Crăiniceanu et Frumuşanu c. Roumanie, no 12442/04, § 94, 24 avril 2012, et McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 137, CEDH 2001‑III).

Deuxièmement, nous observons que la majorité a, selon toute vraisemblance, considéré la reconstitution comme étant satisfaisante, à partir de deux acceptations : a) avant la première clôture des investigations, les autorités avaient « pris les mesures adéquates pour recueillir et préserver les éléments de preuve relatifs aux faits en question » (paragraphe 184) et b) lors de la reconstitution, les experts ont « gelé la scène de l’incident » et « préservé l’intégrité de tous les indices susceptibles d’être importants pour la résolution de l’affaire » (paragraphe 191). Cette description n’est toutefois pas tout à fait satisfaisante, car il y manque la pièce maîtresse : le projectile.

Le rapport du procureur mentionne l’existence au plafond d’un point d’impact « semblable à celui d’un tir » (pas d’un tir) et, sur le sol, de petits débris de ciment « provenant du plafond » (paragraphe 28). Nul ne s’est toutefois interrogé sur l’absence, dans un local confiné en béton, du projectile responsable de cet impact. Nous n’avons pas vu la moindre référence à ce projectile qui, assurément, n’aurait pas pu traverser le plafond en béton en laissant seulement « un impact ». Le dossier ne contient pas non plus la trace d’un examen scientifique quelconque qui aurait comparé les constituants chimiques des débris de ciment à ceux du plafond.

Force est alors d’admettre que les défaillances relatives à la recherche de ce projectile ont irrémédiablement nui à l’efficacité de l’enquête, car elles font effondrer les thèses construites autour de l’idée d’un projectile qui avait frappé le plafond.

En effet, si le dossier de l’autopsie a notamment permis d’identifier les orifices d’entrée et de sortie du projectile, c’est-à-dire le trajet qu’il a poursuivi dans le corps de Cihan Tunç (paragraphes 185 et 186), la description retenue concernant le trajet présumé du tir n’a aucune valeur probante : en réalité, sans ce projectile, la trace sur le plafond a pu résulter de n’importe quoi et peut remonter à n’importe quelle date. Quant aux faits de l’espèce, nous pensons que si, avant de mourir, Cihan Tunç était bien « assis ou accroupi » sur une « caisse de munitions » et qu’il avait « tenté de se relever » alors que « ses genoux était toujours pliés » (paragraphes 43 et 68), il est alors tout à fait possible qu’un individu debout ait pu – accidentellement ou non – lui tirer dessus avec son propre fusil. Dans cette hypothèse, le projectile serait parti de la hauteur de la taille d’un homme, aurait traversé le corps avec les mêmes points d’entrée et de sortie, et fini par s’enfoncer dans le sol, alors en terre.

Maculée de sang, cette surface n’aurait peut-être pas permis de découvrir un projectile enterré et, faute d’une exploration à l’aide d’un détecteur de métal, il aurait été peu probable qu’il ait pu être découvert jusqu’à ce que les experts retournent sur la scène, entre-temps cimentée. Quid, maintenant, de l’impact sur une enquête criminelle de telles omissions concernant le projectile mortel et de la décision subséquente de couler du béton sur la scène d’un éventuel crime et, éventuellement, sur ce projectile ?

4. Notre conclusion liminaire

Nous ne nions pas que l’obligation procédurale résultant de l’article 2 est une obligation de moyens ni que – s’agissant notamment d’enquêter au sujet des actes présumés d’autrui – la nature et le degré des investigations s’apprécient en tenant compte des réalités pratiques du travail d’enquête (voir, par exemple, Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI), et ce, sous réserve des limitations inhérentes audit contexte (voir, par exemple, Menson c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003‑V). En l’espèce toutefois, nous n’apercevons aucune circonstance particulière s’inscrivant dans un tel contexte et qui aurait justifié une application plus clémente des exigences procédurales découlant de l’article 2.

Au contraire, nous considérons qu’il aurait fallu adopter une position plus ferme, compte tenu de la conjoncture à caractère militaire qui était à l’origine de la présente affaire, qui porte sur le décès d’un jeune homme sous les drapeaux, sur un site qui était sous le contrôle, ou du moins sous la protection, des autorités militaires, et où l’ensemble des organes et agents qui sont intervenus au cours de l’enquête relevaient de l’institution militaire, alors même que le principal suspect était lui-même un appelé effectuant son service militaire dans la gendarmerie.

À cet égard, nous rappelons les arrêts Akkum et autres c. Turquie (no 21894/93, § 211, CEDH 2005‑II (extraits)), Mansuroğlu c. Turquie (no 43443/98, §§ 78-80, 26 février 2008), et Beker c. Turquie (no 27866/03, § 42, 24 mars 2009) qui commandent une application de cette obligation de mener une « enquête officielle et effective » avec la rigueur nécessaire pour élucider un incident survenu dans une zone, sous le contrôle exclusif des autorités ou des agents de l’État, et où ces derniers sont réputés être les seuls susceptibles, d’une part, de connaître le déroulement exact des faits et, d’autre part, d’avoir accès aux informations propres à confirmer ou à réfuter les allégations formulées à leur endroit par les victimes.

Nous concluons que, si l’enquête a été globalement prompte, elle a été entachée de lacunes et de déficiences qui – considérées individuellement ou cumulativement – étaient de nature à affaiblir sa capacité à établir les faits entourant la mort de Cihan Tunç, d’autant qu’en conséquence, les responsables de l’enquête ne peuvent passer pour avoir dûment exploré les diverses pistes et écarté la thèse criminelle (comparer, paragraphes 206 à 208 et 239).

B. La participation à l’enquête des proches du défunt

Nous ne pouvons entièrement souscrire à la conclusion de la majorité qui s’est dit satisfaite des documents et informations transmis aux requérants et des moyens d’accès dont ils disposaient à cet égard, ces éléments leur ayant permis d’exercer effectivement leurs droits (paragraphes 213 et 214), c’est-à-dire, de participer de manière effective à la procédure (paragraphe 216). À la vérité, plus que la conclusion elle-même, ce sont ses considérants qui nous paraissent insuffisants pour forger une conviction solide dans ce sens, eu égard au choix quelque peu sélectif des principes et des exemples mis en avant.

Renvoyant à notre remarque précédente en relation avec la conjoncture à caractère militaire spécifique au cas d’espèce, nous aurions souhaité que les faits soient appréciés davantage en ayant égard à des situations objectivement comparables, au lieu de celles évoquées par la majorité (paragraphes 179, 210 à 212), qui ne le sont que relativement. Nous en voulons pour exemple l’affaire Salgın c. Turquie, où la Cour avait constaté une violation procédurale de l’article 2. Dans cette affaire, à partir d’une prémisse énonçant plus généralement que le respect de l’article 2 exige que les proches de la victime puissent « participer à l’information » pour recherche des causes de la mort litigieuse (voir aussi Slimani, précité, §§ 29 et 48), il avait été dit (Salgın, précité, § 89) :

« La Cour relève, de surcroît, que le requérant fut, en pratique, écarté de l’instruction : il ne put avoir accès aux documents ni participer à l’enquête, ni même être entendu par un magistrat, avant que l’ordonnance de non-lieu n’intervienne (...) Cet accès tardif et limité à l’information n’est pas satisfaisant. Il aurait fallu que le requérant soit activement impliqué dans la procédure et ses déclarations entendues (...), indépendamment de la question de savoir s’il pouvait convaincre ou non les autorités au sujet de ses allégations. »

Partant, nous pensons qu’il aurait été opportun d’étayer les raisons pour lesquelles la majorité n’a pas estimé devoir suivre un raisonnement similaire, pour que nous puissions distinguer la situation de la famille Salgın de celle des requérants, qui n’ont jamais été non plus impliqués dans l’information ni entendus pendant la procédure d’enquête. Par ailleurs, rien n’indique que les requérants n’aient été ne serait-ce qu’informés à une date antérieure au 16 juillet 2004 (paragraphe 60) de l’existence d’une instruction en cours au sujet du « décès suspect » de leur fils.

Du reste, nous comprenons bien la portée de la référence faite à la jurisprudence autorisant que l’accès dont doivent bénéficier le public ou les proches de la victime puisse être accordé à d’autres stades de la procédure (paragraphes 179 et 212). Toutefois, nous aurions encore une fois préféré que ces références aient été complètes, de manière à montrer que l’interprétation qui en découle vise notamment les cas où « la divulgation ou la publication de rapports de police et d’éléments d’enquêtes peut aboutir à rendre publiques des données sensibles, avec des effets préjudiciables sur des particuliers ou sur d’autres enquêtes » (voir Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 304, CEDH 2011, (extraits)). Ensuite, nous aurions voulu voir la démonstration de l’éventualité d’un tel effet préjudiciable dans les circonstances de la présente affaire.

C. L’indépendance du contrôle opéré par le Tribunal militaire

Nous partageons les observations préalables de la Grande Chambre tendant à définir la différence et les nuances d’appréciation des critères d’indépendance selon qu’ils concernent l’article 6 ou les articles 2 et/ou 3 (paragraphes 217-221). Nous pensons également que les critères de nature statutaire qui prévalent pour la vérification de l’exigence d’indépendance au sens de l’article 6 ne s’apprécient pas forcément de la même manière s’agissant de la question de l’indépendance d’une enquête au regard des obligations procédurales (paragraphe 222).

Il ressort de tous les précédents analysés par la majorité (voir les références figurant aux paragraphes 222 à 231) que la Cour, quels que soient les problèmes qu’elle ait pu relever d’office quant à l’indépendance statutaire (au sens large du terme) des organes d’enquête ou de supervision, privilégie un examen concret de l’enquête menée dans son ensemble pour apprécier si et dans quelle mesure pareils problèmes ont pu compromettre son effectivité.

Concernant les faits de l’espèce, il faut tout d’abord constater qu’eu égard à la règlementation en vigueur à l’époque il existait des éléments mettant sérieusement en cause l’indépendance statutaire des tribunaux militaires en général et, partant, du tribunal militaire du 2ème corps d’armée aérien de Diyarbakır qui a eu à connaître en l’espèce de l’opposition des requérants contre l’ordonnance de non-lieu du parquet.

Premièrement, l’un des trois juges de ce tribunal était un officier en service actif et ne présentait pas les mêmes garanties d’indépendance que les deux autres. En effet, il faisait partie de la structure militaire, qui fonctionne sur le principe de la subordination hiérarchique, et était responsable de toute violation éventuelle des règles de discipline militaire.

Cette circonstance avait auparavant conduit à un arrêt de la Cour constitutionnelle turque, dans lequel la haute juridiction avait constaté l’incompatibilité de cette situation avec le principe constitutionnel d’indépendance de la justice et avait annulé la disposition législative prévoyant la présence d’un officier actif au sein des tribunaux militaires.

Deuxièmement, comme les procureurs, les juges militaires, à l’époque des faits, étaient eux aussi soumis à une appréciation du commandant de l’autorité militaire dans le ressort duquel ils exerçaient leurs fonctions, quant à leur « fiche d’appréciation d’officier ». Malgré les autres garanties dont bénéficient les juges, comme l’existence d’un système de nominations encadré nécessitant notamment l’intervention du président de la République (paragraphe 88), l’inscription de leur indépendance dans la Constitution et dans la loi (paragraphes 86-87), l’interdiction absolue de leur donner des instructions ou des suggestions ou d’essayer d’influer sur leur jugement (ibidem), et l’incrimination pénale de toute tentative en ce sens (paragraphes 89 et suivants), cette circonstance est de nature à susciter des doutes quant à leur indépendance. La Cour constitutionnelle turque (8 octobre 2009) a d’ailleurs conclu à l’inconstitutionnalité de cette partie du système d’appréciation et l’a annulée (paragraphes 99 à 102).

La majorité ne nie pas les appréhensions que suscite la situation de droit ainsi établie (paragraphes 237, 247 et 254), mais elle en tire des conclusions différentes. Le motif principal retenu par elle est que pareilles appréhensions ne suffisent pas en soi pour conclure au manque d’indépendance de l’enquête litigieuse.

Or il convient de rappeler que la démarche de la Cour constitutionnelle turque cadrait parfaitement avec l’article 53 de la Convention, qui laisse aux États parties la possibilité d’offrir aux personnes relevant de leur juridiction une protection plus étendue que celle requise par la Convention (voir, par exemple, Suso Musa c. Malte, no 42337/12, § 97, 23 juillet 2013, et Okyay et autres c. Turquie, no 36220/97, § 68, CEDH 2005 VII). Par son système de garantie collective des droits qu’elle consacre, la Convention doit renforcer, conformément au principe de subsidiarité, la protection qui est offerte au niveau national, sans jamais lui imposer de limites ( Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 28, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 500, CEDH 2005 III, et Micallef c. Malte, no 17056/06, § 44, 15 janvier 2008).

De notre point de vue il faut souligner, à l’instar de la Cour constitutionnelle et eu égard audit principe, l’importance particulière de ces éléments qui entachent l’indépendance statutaire du tribunal. À cet égard, il convient de rappeler le rôle joué par cet organe puisque c’est uniquement au travers d’un recours devant lui que les requérants pouvaient faire valoir leurs griefs à l’égard de l’enquête menée par le parquet et tenter de faire combler ce qu’ils considéraient être des lacunes.

Il convient également de prendre en compte le contexte particulier dans lequel s’inscrivent les faits litigieux. En effet, il s’agit d’une affaire qui porte sur le décès d’un militaire dans le cadre de son service sur un site qui était sous le contrôle, ou du moins sous la protection, des autorités militaires et où l’ensemble des organes qui sont intervenus au cours de l’enquête relevaient de l’institution militaire, alors même que le principal suspect était lui-même un appelé effectuant son service militaire dans la gendarmerie. Il est vrai que ces organes relevaient tous de corps distincts : le procureur dépendait d’une unité de l’armée de terre, les juges exerçaient leurs fonctions au sein d’une unité de l’armée de l’air et les enquêteurs appartenaient à la gendarmerie, laquelle ne relève pas directement de l’état‑major des armées. Néanmoins l’ensemble de ces corps sont des éléments constitutifs de l’armée turque en faction dans une même région.

Selon nous, la majorité devait prêter davantage d’attention à cette conjoncture et être particulièrement ferme quant à l’application de l’exigence d’indépendance, de sorte qu’il puisse y avoir en l’espèce « préservation de la confiance du public dans le respect par les autorités de la prééminence du droit, et prévention de toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux » (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 140, CEDH 2002-IV).

Le tribunal militaire qui était en charge du contrôle ultime de l’enquête ne présentait donc pas les garanties d’indépendance adéquates, défaut qui a été établi par la Cour constitutionnelle (paragraphes 93 et 99 à 102), alors qu’il intervenait au seul stade où les requérants pouvaient véritablement faire valoir leurs griefs et qu’il aurait pu combler les défaillances de l’enquête.

D. Conclusion générale

Nous considérons qu’eu égard à l’absence injustifiée d’une recherche d’empreintes digitales sur l’arme et à l’omission inexpliquée de l’audition du soldat M.D., ainsi qu’à l’absence d’indépendance du tribunal en charge du contrôle ultime de l’enquête conduite sur des faits survenus au sein de l’armée, les investigations relatives au décès de Cihan Tunç n’ont pas satisfait aux exigences de l’article 2 de la Convention.

Pour les raisons esquissées ci-dessus, nous ne pouvons que voter en faveur d’un constat de violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.


Synthèse
Formation : Cour (grande chambre)
Numéro d'arrêt : 001-154008
Date de la décision : 14/04/2015
Type d'affaire : au principal
Type de recours : Exception préliminaire rejetée (Article 34 - Victime);Non-violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2-1 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : MUSTAFA TUNÇ ET FECİRE TUNÇ
Défendeurs : TURQUIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MULLER M. ; BUTLER M. ; VINE C. ; YILDIZ K. ; KARAKAS S.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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