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26/04/2016 | CEDH | N°001-162678

CEDH | CEDH, AFFAIRE S.C. BRITANIC WORLD S.R.L. c. ROUMANIE, 2016, 001-162678


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE S.C. BRITANIC WORLD S.R.L. c. ROUMANIE

(Requête no 8602/09)

ARRÊT

STRASBOURG

26 avril 2016

DÉFINITIF

12/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire S.C. Britanic World S.R.L. c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Nona Tsotsoria,
Paul

o Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de sect...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE S.C. BRITANIC WORLD S.R.L. c. ROUMANIE

(Requête no 8602/09)

ARRÊT

STRASBOURG

26 avril 2016

DÉFINITIF

12/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire S.C. Britanic World S.R.L. c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

András Sajó, président,
Vincent A. De Gaetano,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 mars 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 8602/09) dirigée contre la Roumanie et dont une société commerciale de droit roumain, S.C. Britanic World S.R.L. (« la requérante »), a saisi la Cour le 28 janvier 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représentée par Me A.L. Midan, avocate à Ploieşti. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. À la suite du déport de Mme Iulia Antoanella Motoc, juge élue au titre de la Roumanie (article 28 § 3 du règlement), le président de la chambre a désigné M. Krzysztof Wojtyczek, pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 du règlement).

4. La requérante se plaint d’une atteinte à son droit à un procès équitable, en raison de la révision d’une décision définitive de justice, ainsi que d’une atteinte à son droit au respect de ses biens.

5. Le 20 mai 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. La requérante, S.C. Britanic World S.R.L., est une société de droit roumain, ayant son siège à Mizil.

A. Le contrat de vente litigieux

7. Le 21 septembre 2001, la requérante devint propriétaire de quatre terrains à Ceptura, dans le département de Prahova. Les contrats de vente furent signés pour la requérante par C.B., son directeur général, qui était employé en vertu d’un contrat de travail.

8. Le 5 décembre 2003, C.B. conclut, par acte notarié, un contrat par lequel il vendait à la société G. un des terrains, d’une superficie de 18 000 m2 (« le contrat de vente »). Pour conclure le contrat au nom de la requérante, C.B. se prévalut d’un pouvoir donné par le gérant. Toutefois, selon la requérante, ce pouvoir n’autorisait C.B. à conclure des actes juridiques qu’avec l’accord du gérant.

9. En 2005, le gérant licencia C.B., estimant qu’il y avait eu faute de sa part.

B. La procédure pénale

10. Le 3 mars 2005, la requérante saisit le parquet près le tribunal de première instance de Mizil (« le parquet ») d’une plainte pénale contre C.B. Elle alléguait que ce dernier avait commis un faux en écriture privée s’agissant du pouvoir en vertu duquel il avait conclu le contrat de vente.

11. Le 9 juin 2005, le parquet rendit un non-lieu au bénéfice de C.B., au motif qu’il n’avait pas commis l’infraction reprochée. Pour arriver à cette conclusion, le parquet avait examiné les pouvoirs donnés à C.B. par la requérante, plus précisément le pouvoir no 1027 émis et authentifié en 2000, ainsi que trois pouvoirs nos 3036, 3081 et 3082 signés par C.B. et, pour deux d’entre eux, co-signés par le directeur économique de la requérante.

12. L’ordonnance de non-lieu fut confirmée, sur contestation de la requérante, par un jugement du 5 septembre 2005 du tribunal de première instance de Mizil (« le tribunal de première instance ») et par un arrêt définitif du 3 octobre 2005 du tribunal départemental de Prahova (« le tribunal départemental »). Les parties pertinentes de l’arrêt du tribunal départemental sont ainsi rédigées :

« Il résulte incontestablement des actes et documents versés au dossier que l’intimé C.B. a agi comme mandataire (împuternicit) de S.C. Britanic World S.R.L. Mizil dont il a été le directeur général entre 2000 et 2005. Ainsi qu’il résulte du pouvoir authentifié no 1027/22.09.2000, l’intimé a été mandaté pour représenter la société dans les transactions commerciales tant envers les partenaires qu’envers le notaire public.

Il n’a pas été possible d’établir en quoi consistait le faux allégué par la demanderesse, dans la mesure où, en vertu du pouvoir, l’intimé avait un droit de signature sur les contrats conformément aux stipulations du pouvoir (avea drept de semnătură proprie pe contracte conform celor stipulate în procură). »

C. Action en annulation du contrat de vente

13. Le 13 mai 2005, la requérante assigna la société G. et C.B. devant le tribunal de première instance en annulation du contrat de vente et du pouvoir no 3081.

14. Après un premier cycle procédural, le tribunal de première instance rejeta l’action par un jugement du 4 décembre 2006.

15. La requérante interjeta appel devant le tribunal départemental. Dans son mémoire en défense communiqué aux autres parties, C.B. indiqua, entre autres, que le gérant de la requérante avait déposé une plainte pénale contre lui auprès du parquet pour les mêmes faits, mais qu’il avait bénéficié d’un non-lieu. Il ne ressort pas du dossier que la société G. ait demandé la production des décisions rendues dans la procédure pénale.

16. Par un arrêt du 10 avril 2007, le tribunal départemental fit droit à l’appel et annula le contrat de vente. Le tribunal jugea que C.B. avait conclu le contrat sur la base du pouvoir no 3081 qui n’avait pas été authentifié au préalable par un notaire, ce qui était une condition de forme nécessaire pour la conclusion d’un acte de vente notarié. En outre, le tribunal nota que le contrat de vente ne faisait pas mention du pouvoir authentifié no 1027.

17. Cet arrêt fut confirmé, sur pourvoi en recours de la société G., par la cour d’appel de Ploieşti (« la cour d’appel »), par un arrêt définitif du 10 octobre 2007. Dans cet arrêt, la cour d’appel fit mention de la déposition faite par un témoin lors de la procédure pénale susmentionnée.

D. La contestation en annulation

18. La société G. saisit la cour d’appel d’une contestation en annulation contre l’arrêt définitif du 10 octobre 2007. La contestation en annulation était fondée sur le fait que la cour d’appel n’aurait pas examiné deux motifs de recours.

19. Par un arrêt du 21 janvier 2008, la cour d’appel rejeta la contestation en annulation comme mal fondée, au motif que tous les motifs de recours avaient été dûment examinés.

E. La première demande de révision

20. Le 27 février 2008, la société G. saisit la cour d’appel d’une demande de révision de l’arrêt du 10 avril 2007 du tribunal départemental fondée sur l’article 322 § 7 du code de procédure civile (« le CPC »), dans sa rédaction en vigueur au moment des faits (paragraphe 26 ci-dessous). Elle faisait valoir qu’elle avait entre-temps et accidentellement appris de C.B. l’existence de la procédure pénale pour faux à l’encontre de ce dernier (paragraphe 12 ci‑dessus) et qu’il y avait contradiction entre les décisions définitives rendues dans les deux procédures.

21. Par un arrêt du 8 mai 2008, la cour d’appel déclara la demande de révision irrecevable, au motif que les dispositions légales invoquées n’étaient pas applicables, puisque les parties, l’objet et la cause des deux procédures en cause n’étaient pas identiques.

F. La seconde demande de révision

22. À une date non précisée en 2008, la société G. saisit le tribunal départemental d’une seconde demande de révision de son arrêt du 10 avril 2007 fondée sur les dispositions de l’article 322 § 5 du CPC (paragraphe 26 ci-dessous). Plus précisément, elle s’appuya sur l’existence de documents nouveaux dont elle n’avait pas eu connaissance, à savoir les décisions pénales confirmant le non-lieu au bénéfice de C.B., dont il lui avait envoyé les copies par la poste.

23. Par un arrêt du 11 juin 2008, le tribunal départemental déclara la demande de révision irrecevable, au motif que les conditions légales de la révision n’étaient pas remplies en l’espèce. Plus précisément, le tribunal estima que les documents nouveaux présentés par la société G. n’avaient pas été retenus par la requérante au sens de l’article 322 § 5 du CPC et qu’il n’y avait pas eu de circonstances exceptionnelles empêchant la société G. de se les procurer.

24. La société G. forma un pourvoi en recours. Par un arrêt du 27 novembre 2008, la cour d’appel fit droit à son pourvoi, accueillit sa demande de révision et cassa l’arrêt du 10 avril 2007. Par voie de conséquence, la cour d’appel confirma le jugement du tribunal de première instance du 4 décembre 2006.

25. La cour d’appel jugea que la société G. avait été dans l’impossibilité objective de se procurer les décisions en cause, puisque la législation sur la protection des données personnelles et sur l’accès aux informations publiques l’empêchait d’accéder à des décisions judiciaires rendues dans des procédures auxquelles elle n’avait pas été partie. Sur le fond, elle jugea que les décisions rendues dans le cadre de la procédure pénale avaient un caractère déterminant pour la procédure civile, dans la mesure où elles prouvaient que C.B. avait un droit de signature en ce qui concernait les contrats notariés (« avea drept de semnătură proprie pe contractele notariale »). Pour ces raisons, elle écarta les conclusions de l’arrêt du 10 avril 2007 du tribunal départemental qui avait jugé que le pouvoir de C.B. aurait dû être authentifié.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

26. Les dispositions pertinentes du CPC, dans leur rédaction en vigueur au moment des faits, étaient ainsi rédigées :

Article 1081

« Si la loi ne dispose pas autrement, le tribunal peut sanctionner, selon les dispositions du présent article, les actes suivants commis dans le cadre de la procédure, ainsi :

(...)

2. d’une amende judiciaire de 30 à 500 lei :

(...)

e) le défaut de présentation d’un document ou d’une chose, par celui qui le détient, dans le délai fixé à cette fin par le tribunal ; »

Article 172

« (1) Quand une partie fait valoir que la partie adverse détient un document relatif au litige, le tribunal peut ordonner sa présentation. »

Article 175

« Si le document est conservé par une autorité ou une tierce personne, le tribunal décide qu’il soit produit, dans un délai fixé à cette fin (...) »

Article 322

« La révision d’une décision devenue définitive devant la juridiction d’appel ou à défaut d’appel, ainsi que d’une décision rendue par la juridiction du pourvoi en recours lorsqu’elle examine le fond [de l’affaire] peut être demandée dans les cas suivants :

(...)

5. si, après le prononcé de la décision, sont découverts des éléments de preuve écrits [qui avaient été] retenus par la partie adverse ou qui n’ont pas pu être présentés en raison d’un événement indépendant de la volonté des parties ou si la décision d’une juridiction sur laquelle est fondée la décision dont la révision est demandée a été annulée ou modifiée ;

(...)

7. s’il existe des décisions définitives contraires, rendues par des juridictions de même degré ou de degrés différents, dans le même litige, entre les mêmes personnes, ayant la même qualité (...) »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

27. La société requérante dénonce une atteinte au principe de la sécurité juridique en raison de la révision de l’arrêt définitif du 10 avril 2007 du tribunal départemental. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé:

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A. Sur la recevabilité

28. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle le déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Les thèses des parties

29. La requérante dénonce une atteinte au principe de la sécurité des rapports juridiques. Elle fait valoir que l’arrêt du 10 avril 2007 prononcé par le tribunal départemental était définitif : rendu en appel, il a ensuite été confirmé par les tribunaux saisis du recours, ainsi que de plusieurs recours extraordinaires.

30. S’agissant des décisions pénales ayant justifié la révision de cet arrêt définitif, la requérante souligne que la société G. en avait connaissance et que C.B. avait lui-même été partie à la procédure civile, sans avoir de position contraire à celle de la société G. ; de ce fait, la requérante estime que le fait que C.B. ait envoyé par la poste, en février 2008, ces décisions à la société G. n’était qu’une manœuvre pro causa. De plus, les juridictions civiles qui ont rendu ou confirmé l’arrêt du 10 avril 2007 avaient connaissance de la procédure pénale et en ont fait mention dans leurs décisions.

31. La requérante soutient que lorsqu’elle a fait droit à la seconde demande de révision de l’arrêt du 10 avril 2007, la cour d’appel s’est livrée à un nouvel examen des faits et du droit applicable. Elle a ainsi procédé à une nouvelle appréciation des conditions de forme applicables en matière de pouvoirs et de contrats de vente. À cet égard, la requérante soutient que les juridictions pénales ne sauraient se prononcer sur les conditions de forme applicables en matière civile. La requérante indique également que la formation de jugement de la cour d’appel qui a fait droit à la seconde demande de révision n’était pas impartiale puisque deux juges s’étaient antérieurement prononcés dans cette affaire.

32. Le Gouvernement soutient que l’arrêt du 27 novembre 2008 est amplement motivé et sans apparence d’arbitraire, la cour d’appel ayant jugé que les conditions requises par la loi étaient réunies en l’espèce pour justifier la réouverture de la procédure. À l’instar de la cour d’appel, le Gouvernement estime que la révision était justifiée par l’impossibilité pour la société G. de se procurer les copies des décisions rendues dans le cadre de la procédure pénale entamée par la requérante contre C.B. ; la société G. n’a eu connaissance de la motivation de ces décisions qu’en février 2008 lorsque C.B. les lui a envoyées par courrier. En effet, en application de la législation relative à la protection des données personnelles, la société G. n’aurait pas pu se procurer elle-même les copies des décisions rendues dans une procédure pénale à laquelle elle n’avait pas été partie.

33. À cet égard, le Gouvernement souligne que la requérante était la seule partie à la procédure civile en annulation du contrat de vente qui détenait toutes les informations nécessaires aux juridictions civiles pour avoir une vision exacte du litige. En omettant de les informer des décisions rendues par les juridictions pénales, la requérante a été à l’origine de la seconde demande de révision.

34. Le Gouvernement estime que la cour d’appel, en se prononçant sur la seconde demande de révision, était tenue par les conclusions antérieures des juridictions pénales qui avaient jugé que C.B. avait agi en qualité de mandataire de la requérante au moment de la conclusion du contrat de vente. La cour d’appel a ainsi jugé à juste titre que C.B. avait un droit de signature sur le contrat notarié, comme l’avait conclu la juridiction pénale.

35. S’agissant enfin, de l’apparente contradiction entre l’arrêt du 8 mai 2008 susmentionné, rendu à l’issue de la première demande de révision et l’arrêt du 27 novembre 2008, rendu à l’issue de la seconde demande de révision, le Gouvernement fait valoir que les deux procédures ont porté sur des cas différents de révision, tels que prévus par le CPC au moment des faits.

2. L’appréciation de la Cour

36. La Cour note d’emblée que la requérante soulève dans ses observations un grief tiré du prétendu défaut d’impartialité de la formation de jugement de la cour d’appel qui a rendu l’arrêt du 27 novembre 2008. Toutefois, elle estime qu’il s’agit d’un grief nouveau que la requérante n’a pas mentionné dans son formulaire de requête et sur lequel les parties n’ont pas échangé leurs observations. À supposer même qu’il ne soit pas tardif, il convient de ne pas examiner ce grief à ce stade de la procédure de la présente requête (Nuray Şen c. Turquie (no 2), no 25354/94, §§ 199-200, 30 mars 2004, et M.C. et autres c. Italie, no 5376/11, § 54, 3 septembre 2013).

37. L’examen de la Cour portera donc sur l’atteinte alléguée au principe de la sécurité des rapports juridiques qui, selon sa jurisprudence constante, constitue un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999‑VII et Stanca Popescu c. Roumanie, no 8727/03, § 99, 7 juillet 2009).

38. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que le grief de la requérante porte sur la réouverture d’une procédure judiciaire qui a pris fin par une décision définitive à la suite de l’introduction, par l’une des parties à la procédure, d’une demande de révision. Elle note ensuite que la procédure de révision qui fait l’objet de la présente requête est une pratique commune à bon nombre des États parties à la Convention, qui permet la réouverture d’une procédure déjà terminée dans des cas et délais expressément prévus par la loi. Une telle pratique ne pose pas en soi un problème au regard de l’article 6 § 1 de la Convention (Protsenko c. Russie, no 13151/04, §§ 30-34, 31 juillet 2008, et Podrugina et Yedinov c. Russie (déc.), no 39654/07, 17 février 2009). La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu que l’article 6 § 1 de la Convention, pris sous son volet civil, pouvait être applicable à l’examen d’une demande de réouverture d’une procédure civile (San Leonard Band Club c. Malte, no 77562/01, §§ 47-48, CEDH 2004‑IX). Elle a précisé dans l’arrêt Bochan (Bochan c. Ukraine (no 2), [GC], no 22251/08, § 50, ECHR 2015) que la question de l’applicabilité de l’article 6 à la réouverture d’une procédure terminée dépendait de la nature, la portée et des particularités de pareille procédure dans tel ou tel ordre juridique. En tout état de cause et en vue de l’intérêt primordial de la sécurité juridique, les juridictions supérieures ne doivent utiliser leur pouvoir de révision que pour corriger notamment des erreurs de fait ou de droit ou des erreurs judiciaires et non pour procéder à un nouvel examen. La révision ne doit pas devenir un appel déguisé et le simple fait qu’il puisse exister deux points de vue sur le sujet n’est pas un motif suffisant pour rejuger une affaire. Il ne peut être dérogé à ce principe que lorsque des motifs substantiels et impérieux l’exigent (Riabykh c. Russie, no 52854/99, § 52, CEDH 2003‑IX). La Cour doit donc procéder à un examen particulièrement attentif lorsque la procédure de révision est utilisée une seconde fois.

39. La Cour doit donc rechercher si, en l’espèce, l’annulation de l’arrêt définitif du 10 avril 2007 du tribunal départemental de Prahova par voie de révision était justifiée et si un rapport de proportionnalité a été ménagé entre les intérêts de la requérante et le besoin d’assurer la bonne administration de la justice, qui comprend le respect du principe de la sécurité des rapports juridiques civils et de l’autorité de la chose jugée (Kourinny c. Russie, no 36495/02, §§ 27-28, 12 juin 2008, et Podrugina et Yedinov, décision précitée).

40. Elle note que, dans son arrêt du 28 novembre 2008, la cour d’appel a jugé que les conditions requises par l’article 322 § 5 du CPC pour justifier la révision de l’arrêt définitif du 10 avril 2007 étaient remplies. Plus précisément, la cour d’appel a jugé que la société G. avait produit de nouveaux éléments de preuve qu’elle avait été dans l’impossibilité objective de se procurer (paragraphe 25 ci-dessus). Ces nouveaux éléments de preuve étaient en l’espèce les décisions pénales rendues à l’issue d’une procédure pénale pour faux que la requérante avait entamée contre C.B., son ancien directeur (paragraphe 12 ci-dessus). Pour arriver à cette conclusion, la cour d’appel a jugé que l’impossibilité objective pour la société G. de se procurer ces décisions pénales découlait de la législation sur la protection des données personnelles et sur l’accès aux informations publiques, qui l’empêchait d’accéder à des décisions judiciaires rendues dans des procédures auxquelles elle n’avait pas été partie.

41. Toutefois, la Cour note que l’existence de la procédure pénale antérieure était un fait bien connu tant des parties que des tribunaux saisis de l’action civile en annulation du contrat de vente ; les parties et les tribunaux y ont fait référence à plusieurs reprises au cours de la procédure civile (paragraphes 15 et 17 ci-dessus). Le Gouvernement soutient que la requérante était la seule partie à la procédure civile à avoir connaissance de la motivation précise des décisions pénales en cause (paragraphe 33 ci‑dessus). Toutefois, la Cour note, tout d’abord, que C.B., l’accusé dans la procédure pénale, était lui-même partie à la procédure civile et qu’il s’est servi du non-lieu au pénal comme un argument en sa faveur dans le cadre de la procédure civile (paragraphes 13 et 15 ci-dessus). Le défaut de production des décisions pénales ne saurait être donc reproché à la seule requérante.

42. La Cour note ensuite que le CPC, tel qu’il était en vigueur au moment des faits, mettait en place un mécanisme afin d’assurer que la juridiction saisie d’une action civile dispose de tous les éléments de preuve pour prendre une décision.

43. Ainsi, l’article 172 du CPC permettait au tribunal d’ordonner à l’une des parties à la procédure de produire un document relatif au litige si la partie adverse en faisait la demande (paragraphe 26 ci-dessus). La Cour note que l’article 172 du CPC, rédigé de façon générale, ne dressait pas la liste des documents que la partie pouvait être contrainte de présenter ; rien ne s’opposait donc à ce que cette disposition soit utilisée pour ordonner à la société requérante de produire les copies des décisions pénales en question. La rédaction de l’article 175 du CPC, qui se référait aux documents conservés, entre autres, par les autorités publiques, confirme cette interprétation (paragraphe 26 ci-dessus). L’article 1081 du CPC permettait en outre de sanctionner la partie qui ne se conformait pas à la demande de production d’un document faite par un tribunal (paragraphe 26 ci‑dessus).

44. La Cour estime donc que le droit interne, tel qu’en vigueur au moment des faits, offrait un mécanisme efficace pour permettre à une partie à la procédure civile de contraindre la partie adverse à produire un document qu’elle ne pouvait pas se procurer par ses seuls moyens. Or, la Cour note que la société G. ne s’est pas prévalue de cette possibilité légale, mais, qu’en revanche, elle n’a agi qu’une fois informée, de manière accidentelle, par C.B., qui, de plus, n’avait aucune obligation légale en ce sens.

45. Dès lors, la Cour estime que, en faisant droit à la seconde demande de révision, les tribunaux internes ont rouvert une procédure définitivement tranchée et ce, sur des questions que la société G. avait eu la possibilité de soulever pendant cette procédure. La Cour rappelle à cet égard que le simple fait qu’il puisse exister deux points de vue sur le sujet n’est pas un motif suffisant pour rejuger une affaire (Riabykh, précité, § 52).

46. Par conséquent, la Cour ne décèle en l’espèce aucune circonstance substantielle et impérieuse de nature à justifier la réouverture de la procédure (mutatis mutandis, S.C. Uzinexport S.A. c. Roumanie, no 43807/06, § 32, 31 mars 2015, et a contrario, Protsenko, précité, §§ 30‑34).

47. Dès lors, elle estime que l’admission de la demande de révision a méconnu le principe de la sécurité des rapports juridiques et, par conséquent, le droit de la requérante à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1.

48. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention sur ce point.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

49. La requérante allègue que l’annulation du contrat de vente du terrain en question a emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

50. Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est arrivée sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour estime qu’il n’y a lieu d’examiner ni la recevabilité ni le bien-fondé du grief présenté par la requérante sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Rozalia Avram c. Roumanie, no 19037/07, § 46, 16 septembre 2014).

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

51. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

52. La requérante sollicite les sommes de 132 481 euros (EUR) et 3 166 EUR au titre du préjudice matériel qu’elle aurait subi. Ces sommes représentent la valeur du terrain en cause, telle qu’elle résulte d’un rapport d’expertise, ainsi que la valeur du défaut de jouissance du terrain. Elle indique qu’une procédure de réorganisation judiciaire de la société G. est en cours et estime que, dans ces conditions, le droit de demander aux tribunaux internes la réouverture de la procédure, comme le CPC le permet dans l’hypothèse où la Cour prononçait un arrêt de violation, n’est qu’illusoire. Elle réclame également 30 000 EUR au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi en raison de l’annulation d’une décision définitive de justice qui lui était favorable.

53. Le Gouvernement s’oppose à l’octroi d’une quelconque somme au titre du préjudice matériel. Se fondant sur un article de doctrine, il estime que la réouverture de la procédure par voie de révision à la suite d’un constat éventuel de violation par la Cour est toujours possible en l’espèce. En effet, dans cette éventualité, la requérante ne rechercherait pas à faire valoir une créance contre la société G., mais plutôt à assurer le respect des effets juridiques d’un éventuel arrêt de violation de la Cour. Il fait également valoir que les arguments de la requérante sont spéculatifs, puisque la procédure relative à la société G. est en cours et que son issue n’est pas certaine.

54. S’agissant de la somme réclamée au titre du préjudice moral, le Gouvernement se réfère à l’arrêt Comingersoll S.A. c. Portugal [GC] (no 35382/97, § 32, CEDH 2000‑IV) selon lequel la question de savoir si une société commerciale peut prétendre avoir subi un préjudice moral dépend des circonstances de l’espèce. En l’espèce, la requérante n’a pas indiqué comment sa réputation aurait été affectée et n’a pas prétendu avoir subi des désagréments dans ses rapports commerciaux ou d’autres troubles significatifs. En tout état de cause, le Gouvernement estime que la somme demandée est excessive par rapport à la jurisprudence de la Cour en la matière.

55. La Cour rappelle avoir conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’atteinte à la sécurité des rapports juridiques civils (paragraphe 48 ci-dessus). S’agissant de la demande de la requérante au titre de préjudice matériel, elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. Par ailleurs, elle estime que le constat d’une violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par la requérante.

B. Frais et dépens

56. La requérante demande également le remboursement des frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour, qu’elle détaille ainsi :

. 3 525 EUR représentant divers frais de justice fixés par les tribunaux internes ;

. 2 000 EUR correspondant aux honoraires de l’avocat qui l’a représentée devant la Cour ;

. 203 EUR représentant les honoraires de l’expert ;

. 281 EUR au titre des frais de traduction des documents envoyés à la Cour.

Pour les sommes représentant les frais de justice, elle renvoie aux copies des décisions des tribunaux internes déjà versées au dossier et soumet également les copies de documents attestant le paiement des honoraires de l’avocat, de l’expert ainsi que du traducteur.

57. Le Gouvernement prie la Cour de n’allouer que les frais et dépens nécessaires et étayés.

58. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 2 281 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde à la requérante.

C. Intérêts moratoires

59. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’annulation de l’arrêt du 10 avril 2007 ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien‑fondé du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit que le constat d’une violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par la requérante ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 281 EUR (deux mille deux cent quatre-vingt et un euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 avril 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Françoise Elens-PassosAndrás Sajó
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Wojtyczek.

A.S.
F.E.P.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE WOJTYCZEK

1. Dans la présente affaire, j’ai voté en faveur d’un constat de violation de l’article 6 de la Convention ; je souhaiterais néanmoins exprimer un certain nombre de réserves.

2. Le code de procédure civile roumain, entré en vigueur en 2013, permet en son article 509 § 10, sous certaines conditions, la réouverture d’une procédure civile après le constat par la Cour d’une violation de la Convention. Dans ce contexte, le présent arrêt rendu par la Cour concerne non seulement la requérante, mais aussi la partie adverse au procès, c’est‑à‑dire la société G. La Cour a statué non seulement sur les droits de la requérante, mais également, de facto, sur ceux de la société G.

3. Parmi les impératifs les plus élémentaires de la justice procédurale, il faut citer l’obligation d’entendre toutes les personnes concernées par l’issue d’une procédure (voir mon opinion séparée jointe à l’arrêt de la Cour Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, CEDH 2015). Dans la présente affaire, la société G. était concernée par l’issue de la procédure devant la Cour. Celle-ci aurait donc dû inviter la société G. à présenter ses observations. En s’abstenant de le faire, la Cour a enfreint non seulement les principes de procédure équitable universellement admis, mais aussi le droit subjectif, qui en découle logiquement et qui permet à la partie adverse directement concernée par l’issue d’une procédure d’exiger d’être entendue dans le cadre de cette dernière. La présente affaire met une nouvelle fois en exergue les faiblesses des règles régissant la procédure devant la Cour et la nécessité d’adapter celles-ci aux exigences de la justice procédurale.

4. Selon la Cour, la réouverture d’une procédure civile est permise uniquement quand « des motifs substantiels et impérieux l’exigent » (§§ 38 et 46). Comme l’affirme la motivation de l’arrêt, « en tout état de cause et en vue de l’intérêt primordial de la sécurité juridique, les juridictions supérieures ne doivent utiliser leur pouvoir de révision que pour corriger notamment des erreurs de fait ou de droit ou des erreurs judiciaires et non pour procéder à un nouvel examen » (§ 38).

Dans la présente affaire, la Cour s’est penchée sur les raisons procédurales retenues par la cour d’appel dans son arrêt du 27 novembre 2008 pour justifier la réouverture de la procédure. Toutefois, il faut souligner que la notion de « motifs substantiels et impérieux » qui justifient la réouverture de la procédure civile englobe non seulement des éléments de nature procédurale mais aussi, et surtout, les exigences de justice matérielle. Autrement dit, la sécurité juridique découlant de la stabilité des décisions de justice finales peut, en particulier, céder devant la possibilité de réouverture de la procédure civile si une décision de justice atteint un certain niveau d’injustice matérielle. Néanmoins, dans la présente affaire, il n’apparaît pas que l’arrêt précité de la cour d’appel en date du 27 novembre 2008 ait été justifié au regard des exigences de justice matérielle. Ainsi, ni les exigences de justice procédurale ni celles de justice matérielle ne justifiaient l’arrêt de la cour d’appel.

5. Dans la présente affaire, la Cour a soigneusement évité de prendre position sur la question de la nécessité d’une nouvelle réouverture de la procédure civile en Roumanie après l’entrée en vigueur de son arrêt. Une telle approche est parfaitement compréhensible. Les impératifs de sécurité juridique invoqués par la Cour pour justifier un constat de violation de la Convention plaident en effet contre une nouvelle réouverture de la procédure après l’entrée en vigueur du présent arrêt. De plus, la Convention n’impose pas aux Hautes Parties Contractantes l’obligation de rouvrir les procédures civiles après le constat par la Cour d’une violation de ses dispositions dans le cadre de ces procédures (voir mon opinion séparée précitée).

De prime abord, la réouverture de la procédure civile à la suite de l’entrée en vigueur du présent arrêt serait donc à exclure, d’autant plus qu’une telle réouverture allongerait encore la durée de la procédure. Cependant, chaque fois que l’on apprécie la possibilité de réouverture d’une procédure civile, il faut aussi tenir compte de la justice matérielle. Dans le contexte spécifique de la législation roumaine prévoyant la possibilité de rouvrir la procédure civile à la suite d’un constat par la Cour d’une violation de la Convention (voir paragraphe 2 supra), si la requérante demande une nouvelle réouverture de la procédure, il appartiendra à la juridiction roumaine compétente de mettre soigneusement en balance toutes les valeurs en conflit, y compris les exigences de justice matérielle, pour apprécier s’il y a lieu d’accepter cette demande.


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