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05/05/2020 | CEDH | N°001-202456

CEDH | CEDH, AFFAIRE CSISZER ET CSIBI c. ROUMANIE, 2020, 001-202456


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE CSISZER ET CSIBI c. ROUMANIE

(Requêtes nos 71314/13 et 68028/14)

ARRÊT


Art 11 • Liberté de réunion • Sanction pour l’organisation d’une réunion n’ayant pas été approuvée en raison de la tenue d’un autre rassemblement public au même endroit • Loi interdisant l’organisation simultanée et au même endroit de réunions publiques non contraires en soi à l’article 11 sauf à constituer une entrave dissimulée à la liberté de réunion pacifique • Requérants ayant été mis à même de modifier le lieu de la

réunion et de rendre celle-ci conforme à la loi • Réunion commémorative pouvant générer une certaine tension sociale ...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE CSISZER ET CSIBI c. ROUMANIE

(Requêtes nos 71314/13 et 68028/14)

ARRÊT

Art 11 • Liberté de réunion • Sanction pour l’organisation d’une réunion n’ayant pas été approuvée en raison de la tenue d’un autre rassemblement public au même endroit • Loi interdisant l’organisation simultanée et au même endroit de réunions publiques non contraires en soi à l’article 11 sauf à constituer une entrave dissimulée à la liberté de réunion pacifique • Requérants ayant été mis à même de modifier le lieu de la réunion et de rendre celle-ci conforme à la loi • Réunion commémorative pouvant générer une certaine tension sociale propice à la violence • Amendes contraventionnelles non convertibles en sanctions d’emprisonnement • Garanties procédurales contre les abus • Motifs pertinents et suffisants

STRASBOURG

5 mai 2020

DÉFINITIF

05/08/2020

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En les affaires Csiszer et Csibi c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Branko Lubarda,
Carlo Ranzoni,
Georges Ravarani,
Jolien Schukking, juges,
et de Andrea Tamietti, greffier de section,

Vu :

les requêtes (nos 71314/13 et 68028/14) dirigées contre la Roumanie et dont deux ressortissants de cet État, MM Lóránt Csiszer (« le premier requérant ») et Barna Csibi (« le second requérant ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 6 novembre 2013 et le 6 octobre 2014 respectivement,

les observations des parties,

Notant que le 26 novembre 2018, les griefs de la requête no 71314/13 concernant les articles 10 et 11 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et que la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour ;

Notant que le 16 octobre 2018, les griefs de la requête no 68028/14 tirés de l’article 11 de la Convention pris seul et en combinaison avec l’article 14 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et que la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour ;

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 avril 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

Les requérants allèguent, principalement sous l’angle de l’article 11 de la Convention, d’avoir été empêchés par les autorités d’organiser une réunion commémorative, le 1er décembre 2010.

EN FAIT

1. Le requérant de la requête no 71314/13, M. Lóránt Csiszer (« le premier requérant »), est un ressortissant roumain né en 1978 et résidant à Miercurea Ciuc. Il est représenté devant la Cour par Me G. Menyhart, avocat exerçant à Oradea.

2. Le requérant de la requête no 68028/14, M. Barna Csibi (« le second requérant »), est un ressortissant roumain né en 1979 et résidant à Miercurea Ciuc. Il est représenté devant la Cour par Me O. Kiss, avocat exerçant à Cluj-Napoca.

3. Par une lettre du 29 janvier 2020, l’avocat du second requérant a signalé à la Cour que son client l’avait informé du changement de son nom et qu’à présent il s’appelle Barna Váradi. Le 5 février 2020, la Cour a avisé les parties qu’elle continuerait d’appeler ce requérant « Barna Csibi », nom sous lequel celui-ci était désigné dans la procédure devant les juridictions internes ainsi que dans la requête introduite par lui devant elle.

4. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par ses agents, respectivement M. V. Mocanu (requête no 71314/13) et Mme M.‑S. Teodoroiu (requête no 68028/14), du ministère des Affaires étrangères.

5. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

6. Les requérants indiquent appartenir à l’ethnie sicule[1].

7. Le 1er décembre est célébrée la fête nationale de la Roumanie.

1. Les démarches entreprises par les requérants en vue de l’organisation d’une réunion commémorative le 1er décembre 2010

8. Le 11 octobre 2010, la mairie de la ville de Cluj-Napoca approuva l’installation d’une patinoire et de cabanes en bois, dans le cadre de l’organisation d’un « Marché de Noël », sur la place de l’Union (Piața Unirii), du 15 novembre 2010 au 15 février 2011, de 8 heures à 22 heures.

9. Le 1er décembre 2010, de 9 h 30 à 20 h 30, la mairie de Cluj-Napoca organisa dans le centre-ville différentes manifestations pour célébrer la fête nationale de la Roumanie, parmi lesquelles un défilé militaire et une série de concerts en plein air.

1. La demande de soutien adressée à la mairie par le second requérant aux fins de l’organisation d’une réunion commémorative le 1er décembre 2010

10. Le 12 octobre 2010, se fondant sur l’article 3 de la loi no 60/1991 sur l’organisation et le déroulement des réunions publiques (« la loi no 60/1991 » ; paragraphe 44 ci-dessous), le second requérant envoya une lettre au maire de la ville de Cluj-Napoca par laquelle il demandait un soutien pour l’organisation d’une réunion commémorative le 1er décembre 2010, de 17 heures à 18 heures, sur la place de l’Union. Il était mentionné dans la lettre que la réunion avait pour but de commémorer « la création et l’activité du bataillon Szekely[2], constitué le 1er décembre 1918 à Cluj‑Napoca », et que, lors de ce rassemblement, un discours et le dépôt d’une gerbe de fleurs auprès de la statue de Matei Corvin, située sur la place de l’Union, devaient avoir lieu. Il était également indiqué que, en cas d’impossibilité d’organiser la réunion sur la place susmentionnée, il était envisagé de procéder à sa tenue devant la statue de Saint Georges, qui se trouvait dans la rue M. Kogalniceanu. Il était aussi indiqué qu’il était prévu d’inviter les personnes intéressées à participer à la réunion commémorative par l’intermédiaire des médias (mass media) et que le nombre de participants était estimé par l’organisateur à environ trente.

11. Cette lettre fut enregistrée à la mairie le 15 octobre 2010.

12. Par une lettre du 19 octobre 2010, la mairie de Cluj-Napoca informa le second requérant qu’elle ne donnait pas son accord pour l’organisation d’une réunion le 1er décembre 2010 à l’endroit indiqué par l’intéressé, au motif que la tenue d’un autre événement en cet endroit avait auparavant déjà été approuvée. Se référant à l’article 5 § 2 de la loi no 60/1991 (paragraphe 44 ci-dessous), elle précisa qu’il était interdit d’organiser simultanément deux ou plusieurs réunions publiques distinctes au même endroit ou sur le même trajet, indépendamment de leur caractère. La mairie indiqua aussi qu’elle ne marquait pas son accord avec le déroulement de la réunion dans aucun autre endroit du centre-ville, étant donné que d’amples manifestations dédiées à la fête nationale de la Roumanie devaient avoir lieu le 1er décembre 2010 dans cette zone.

13. Le 3 novembre 2010, le second requérant demanda au conseil local de la municipalité de Cluj-Napoca (« le conseil local ») des informations concernant l’activité dont le déroulement avait déjà été autorisé le 1er décembre 2010 sur la place de l’Union.

14. Par une lettre du 4 novembre 2010, le conseil local informa ledit requérant que le 11 octobre 2010 avait été accueillie la demande formulée le 22 septembre 2010 par un tiers, la société C., tendant à la mise en place d’une patinoire et de cabanes en bois pour l’organisation du « Marché de Noël » (paragraphe 8 ci‑dessus), dans le cadre duquel la participation d’environ cinq cents personnes était attendue.

15. Le second requérant saisit le tribunal départemental de Cluj-Napoca (« le tribunal départemental ») d’une action en contentieux administratif dirigée contre le conseil local, en annulation de la lettre de la mairie du 19 octobre 2010 (paragraphe 12 ci-dessus).

16. Par un arrêt du 19 mars 2012, le tribunal départemental rejeta son action au motif que celle-ci avait été introduite contre une personne qui n’avait pas qualité pour être attraite en justice, dès lors qu’en application de la loi no 60/1991 le conseil local n’avait pas de responsabilités dans l’organisation des réunions publiques. Aucun recours n’ayant été exercé, cet arrêt devint définitif.

2. Les demandes de soutien adressées à la police et à la gendarmerie aux fins de l’organisation de la réunion commémorative

17. Le 12 octobre 2010, le second requérant envoya une lettre à la police de la ville de Cluj-Napoca par laquelle il l’informait de son intention d’organiser la réunion commémorative telle que présentée au paragraphe 10 ci-dessus et, en se référant à l’article 12 § 1 a) de la loi no 60/1991 (paragraphe 44 ci-dessous), lui demandait d’enregistrer la réunion. La police reçut cette lettre le 18 octobre 2010.

18. Par une lettre du 28 novembre 2010, se fondant sur les articles 3 et 12 § 1 a) et c) de la loi no 60/1991, les deux requérants demandèrent à la gendarmerie mobile de Cluj de prendre les mesures nécessaires pour leur permettre de se déplacer, dans le cadre de la réunion commémorative, le 1er décembre 2010, de 17 heures à 18 heures, sur l’itinéraire allant de l’église catholique Saint Michel, près de la place de l’Union, à la statue de Saint Georges. Ils indiquaient, dans leur demande, qu’ils entendaient se déplacer sur le trottoir, sans déranger la circulation, et qu’une fois arrivés à la statue de Saint Georges ils voulaient organiser une réunion commémorative en souvenir de la création et de l’activité du bataillon Szekely. Ils précisaient que, lors de la réunion, ils souhaitaient faire un discours, réciter une poésie, déposer une gerbe de fleurs et « chanter l’hymne hongrois et respectivement (respectiv) l’hymne des Sicules ». Ils ajoutaient qu’environ trente personnes étaient attendues pour participer à la réunion commémorative. Ils indiquaient également que le second requérant avait aussi envoyé une demande de soutien à la mairie (paragraphes 10 et 12 ci‑dessus).

19. La gendarmerie ne répondit pas à cette demande des requérants.

20. Entre-temps, par une lettre du 24 novembre 2010, la mairie avait informé la police que d’amples manifestations allaient être organisées le 1er décembre 2010 à l’occasion de la fête nationale de la Roumanie, de 14 heures à 20 heures, sur la place Lucian Blaga, qu’il convenait ainsi de complètement fermer la circulation routière dans le secteur et que le nombre de participants était estimé par l’organisateur à environ dix mille.

2. Les sanctions infligées aux requérants le 1er décembre 2010

21. Le 1er décembre 2010, vers 16 h 30, des policiers et une équipe de l’unité de gendarmes mobiles (gruparea de jandarmi mobilă) interpellèrent les deux requérants au moment où ceux-ci sortaient de l’hôtel‑restaurant A., un établissement situé dans la rue I. Maniu, une rue perpendiculaire à la place de l’Union, en compagnie de six autres personnes. Au moment de l’intervention des policiers et gendarmes, l’un de ces individus portait un drapeau sicule et un autre arborait une veste noire et un brassard sur lesquels figurait l’inscription « Albert Wass[3] ». D’après l’exposé des faits retenu par les juridictions internes (paragraphes 25, 27, 36 et 38 ci-dessous), les requérants étaient en train d’organiser la réunion commémorative en cause.

22. Les agents des forces de l’ordre demandèrent aux deux requérants de les accompagner au siège de la police afin d’éclaircir l’activité des membres du groupe formé par les intéressés et les six autres personnes.

1. La sanction infligée au premier requérant et sa contestation en justice

23. Par un procès-verbal du 1er décembre 2010 dressé à 16 h 30, le premier requérant fut sanctionné par les gendarmes pour « avoir organisé et mis en place avec [le second requérant] une réunion publique devant l’hôtel Agape, à laquelle environ 8 à 10 personnes avaient participé, malgré le fait que cette réunion n’avait pas été approuvée par la mairie de Cluj-Napoca en raison de la tenue, dans le même secteur, d’une autre réunion publique à l’occasion de la fête nationale de la Roumanie ». D’après le procès-verbal, ces faits constituaient une contravention selon l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991. En application de l’article 26 § 2 de la même loi (paragraphe 44 ci-dessous), ce requérant se vit infliger une amende de 10 000 lei roumains (RON – environ 2 200 euros (EUR)).

24. Le premier requérant saisit le tribunal de première instance de Cluj‑Napoca (« le tribunal de première instance ») d’une contestation contre le procès-verbal du 1er décembre 2010. À l’appui de sa contestation, il soutenait que le procès-verbal ne reflétait pas exactement la réalité des faits : il exposait, en effet, qu’il avait été sanctionné par les gendarmes pour avoir organisé une réunion devant l’hôtel-restaurant A. et plaidait que les faits qui lui étaient ainsi reprochés étaient sans lien avec ses intentions et son comportement. Il indiquait ensuite que la lettre de la mairie informant le second requérant de son désaccord quant à l’organisation de la réunion commémorative (paragraphe 12 ci-dessus) ne pouvait pas être assimilée à une décision au sens des dispositions de l’article 11 de la loi no 60/1991 dès lors que, selon lui, certaines manifestations, parmi lesquelles les réunions commémoratives, ne devaient pas être déclarées au préalable auprès des autorités. Il ajoutait qu’il avait été interpellé avant même le début de la réunion commémorative et signalait que, pour les mêmes faits reprochés, il existait un écart entre le montant de l’amende lui ayant été infligée et celui de l’amende ayant été imposée au second requérant (paragraphe 28 ci‑dessous).

25. Par un jugement du 7 mai 2012, le tribunal de première instance rejeta la contestation du premier requérant. Se référant à un enregistrement vidéo versé au dossier par la partie défenderesse, il jugea que les faits avaient été correctement établis dans le procès-verbal, précisant que celui-ci avait été légalement dressé. Après avoir noté que le premier requérant avait été interpellé à la sortie de l’hôtel-restaurant alors que l’un des membres de son groupe arborait un drapeau, le tribunal considéra que la manière dont les intéressés avaient entendu manifester le jour de la fête nationale de la Roumanie cachait d’autres intentions que celles déclarées. Le tribunal de première instance nota aussi que les allégations dudit requérant concernant la légalité de la disposition du maire portant non‑approbation de la réunion commémorative n’étaient pas l’objet de l’affaire soumise à son examen, étant donné que ladite disposition aurait pu être attaquée par la voie du contentieux administratif au moyen d’une contestation séparée. Il ajouta que l’amende infligée était « non seulement nécessaire mais également suffisante pour assurer la réalisation du but préventif et éducatif d’une sanction contraventionnelle ».

26. Le premier requérant forma un recours contre ce jugement. Il réitéra sa thèse, soutenant, entre autres, que le procès-verbal ne reflétait pas exactement la réalité des faits, que l’article 3 de la loi no 60/1991 dispensait les organisateurs de réunions commémoratives de procéder à une déclaration préalable et qu’il avait été sanctionné avant même de commettre le moindre fait.

27. Par un arrêt définitif du 5 juin 2013, le tribunal départemental de Cluj (« le tribunal départemental ») rejeta le recours du premier requérant pour défaut de fondement, pour les raisons suivantes :

« Si on écarte le fait que chanter l’hymne hongrois le jour de la fête nationale de la Roumanie n’est pas un acte très inspiré, pouvant même être qualifié de provocation – ce dont les [intéressés] étaient conscients puisqu’ils avaient demandé le soutien des gendarmes –, il est vrai qu’en vertu de l’article 3 de la loi no 60/1991 les réunions commémoratives ne doivent pas être déclarées. Toutefois, commémorer signifie célébrer par une cérémonie un événement important ou une personne importante (plus particulièrement un événement triste ou une personne disparue). Pour [le premier requérant] et [les membres de] son groupe – qui font partie de l’unité des Sicules du bataillon Albert Wass, un criminel de guerre condamné à mort par contumace pour le meurtre en 1940 de plusieurs personnes –, la création du bataillon Szekely, un autre groupe tenu pour responsable du meurtre, pendant la même période, de plusieurs personnes, n’est pas un événement triste à commémorer mais un événement heureux qui mérite d’être célébré (aniversata) ; par conséquent, la réunion publique qu’ils avaient l’intention d’organiser n’était pas une réunion commémorative, mais un rassemblement qui peut être qualifié de manifestation, réunion ou procession ; pour chacune de ces dernières catégories de rassemblement, il est nécessaire de procéder à une déclaration au préalable, ce qui constitue une condition obligatoire pour que [le rassemblement] puisse avoir lieu. La mairie de Cluj-Napoca a déclaré qu’elle ne donnait son accord pour l’organisation de la manifestation [du premier requérant] en aucun endroit du centre-ville de Cluj-Napoca au motif que d’autres événements s’y déroulaient ; en conséquence, le groupe [du premier requérant] est parti purement et simplement dans les rues avec le drapeau sicule.

(...)

Dans la mesure où le drapeau a été déployé [de manière] clairement visible, où les membres du groupe étaient au courant que Albert Wass était considéré en Transylvanie comme un criminel de guerre (...) [et] où ils savaient que la mairie de Cluj-Napoca ne leur avait permis d’organiser aucun type de rassemblement (manifestation, réunion ou procession) au centre-ville, [le tribunal départemental] ne voit pas pour quelles raisons la sanction infligée [au premier requérant] et aux autres membres du groupe serait mal fondée.

Selon l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991, constituent des contraventions l’organisation et le déroulement des réunions publiques non déclarées, non enregistrées ou interdites. La procession, la manifestation ou le rassemblement des membres du groupe dont [le premier requérant] faisait partie n’ont pas été déclarés – le leader du groupe affirmant à juste titre que la réunion publique commémorative (...) ne devait pas être déclarée ; en outre, il s’agissait d’[une réunion] interdite par l’article 9 a) de la loi no 60/1991 (...). Qui plus est, [la tenue de cette réunion] au centre-ville n’a pas été autorisée par la mairie. D’ailleurs, s’agissant d’un rassemblement interdit par la loi, [cette réunion] ne devait être permise en aucun endroit. »

2. La sanction infligée au second requérant et sa contestation en justice

28. Par un procès-verbal établi le 1er décembre 2010, à 16 h 30, le second requérant se vit reprocher par les gendarmes d’avoir « organisé avec [le premier requérant] au centre-ville, à savoir sur la place de l’Union de Cluj‑Napoca, une réunion pour commémorer le « bataillon Szekely », [au cours de laquelle] huit personnes s’étaient réunies et avaient brandi des drapeaux sicules, malgré le fait que cette réunion n’avait pas été approuvée en raison de la tenue, au même endroit, d’un autre rassemblement public à l’occasion de la fête nationale de la Roumanie ». D’après ce procès-verbal, les faits susmentionnés constituaient une contravention selon l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991 et étaient réprimés par l’article 26 § 2 de la même loi (paragraphe 44 ci-dessous). Une amende de 5 000 RON (environ 1 100 EUR) fut infligée au second requérant.

29. Le 23 décembre 2010, ce requérant saisit le tribunal de première instance d’une action en contentieux administratif engagée contre l’unité de gendarmes mobiles, en contestation du procès-verbal de contravention du 1er décembre 2010. Dans le cadre de cette action, il invitait le tribunal, à titre principal, à constater la nullité dudit procès-verbal et, subsidiairement, à déclarer que celui-ci n’était pas fondé. Il demandait également à être exonéré du paiement de l’amende.

30. À l’appui de sa contestation, le second requérant exposait que, ayant été interpellé devant l’hôtel-restaurant A, situé dans la rue I. Maniu, et non pas sur la place de l’Union, les mentions contenues dans le procès‑verbal ne correspondaient pas à la réalité. Sur le fond, il indiquait que, d’après l’article 3 de la loi no 60/1991, les réunions commémoratives ne nécessitaient pas l’accord préalable des autorités locales et il signalait que, dans sa lettre du 12 octobre 2010 (paragraphe 10 ci-dessus), il n’avait sollicité des autorités que leur aide pour le bon déroulement de la réunion commémorative, et non pas leur accord pour sa tenue.

31. Il indiquait aussi, entre autres, qu’un seul drapeau se trouvait en possession de l’un des participants et qu’il n’y avait aucune interdiction légale de détenir un drapeau de l’ethnie sicule. Il ajoutait qu’il avait été sanctionné avant l’heure prévue pour le début de la réunion commémorative et que la loi roumaine ne sanctionnait pas l’intention d’organiser une réunion.

32. Ledit requérant élargit son action en formulant une demande en dédommagement pour cause de discrimination fondée sur son appartenance ethnique à raison de l’intervention de l’unité de gendarmes de Cluj‑Napoca. À l’appui de sa demande, il exposait, parmi d’autres, que les autorités locales d’autres villes n’avaient pas requis du mouvement d’extrême droite « La Nouvelle Droite » de déclarer au préalable les réunions commémoratives organisées par elle.

33. Par ailleurs, le second requérant versa au dossier un extrait du jugement rendu par le tribunal de première instance dans l’affaire concernant le dénommé M.G.B. (paragraphe 40 ci-dessous). De son côté, la gendarmerie versa au dossier les images, non contestées quant à leur réalité, ayant été enregistrées au moment de l’interpellation dudit requérant, lesquelles furent visionnées par le tribunal de première instance.

34. Par un jugement du 5 décembre 2012, le tribunal de première instance rejeta la contestation du second requérant et confirma la légalité et le bien-fondé du procès-verbal de contravention.

35. Pour ce faire, le tribunal de première instance nota d’abord que le bataillon Szekely, aussi désigné par référence à la personne de Albert Wass, dont le commandement se trouvait en Hongrie, à Gyor, représentait une fraction de la « Garde hongroise » et avait une idéologie fasciste. Se référant aux moyens de preuve versés au dossier (paragraphe 33 ci-dessus), il constata que le groupe de personnes dont faisait partie le requérant avait été appréhendé vers 16h40, lorsqu’il sortait de l’hôtel-restaurant A. Il nota qu’à ce moment, l’un des membres du groupe arborait un drapeau avec les signes des sicules et qu’une autre personne portait une veste noire avec, sur le dos, l’inscription « Wass Albert szov » et exposait une banderole avec l’inscription « Wass Albert Szovetseg ». Selon le tribunal, le port à l’extérieur de symboles renvoyant à Albert Wass par l’une des personnes accompagnant les requérants avait impliqué, pour les autorités, de procéder à des éclaircissements quant à l’activité du groupe formé par les intéressés et ces personnes.

36. Le tribunal de première instance jugea qu’il était établi que le second requérant avait commis la contravention visée à l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991 (paragraphe 44 ci-dessous), étant donné qu’il avait organisé une réunion publique en méconnaissance de la lettre de la mairie du 19 octobre 2010 (paragraphe 12 ci-dessus) l’informant des dispositions de l’article 5 de la loi no 60/1991. Le tribunal nota que le second requérant avait été interpellé au moment où il avait initié et organisé la mise en place d’une réunion interdite selon l’article 9 a) de la loi no 60/1991. Il nota aussi, parmi d’autres éléments, que l’intéressé était connu comme une personne qui « bravait » les manifestations organisées pour la fête nationale de la Roumanie et que les sanctions qui lui avaient été antérieurement infligées, lors d’autres occasions, n’avaient pas eu un « effet éducatif » sur sa personne.

37. Le second requérant forma un recours contre ce jugement, soutenant que le tribunal de première instance n’avait pas examiné la nature de la réunion en cause, ni tenu compte de la circonstance que la réunion n’avait pas eu lieu, ni expliqué en quoi les faits reprochés présentaient une dangerosité sociale pouvant justifier le montant de l’amende.

38. Par un arrêt définitif du 16 avril 2014, le tribunal départemental rejeta le recours du second requérant et confirma le bien-fondé du jugement rendu en première instance. Il jugea qu’« une simple allégation de [l’intéressé] quant à la réalité des faits consignés dans le procès-verbal ou quant à un doute [sur ces faits] ne [pouvait] pas être reçue sans preuves à l’appui. »

3. Les autres événements pertinents en l’espèce
1. La sanction infligée au dénommé M.G.B. le 1er décembre 2010

39. Un certain M.G.B. fut également interpellé le 1er décembre 2010 à 16 h 30 et condamné au paiement d’une amende contraventionnelle d’un montant de 750 RON (environ 165 EUR) pour avoir participé à une réunion publique qui n’avait pas été autorisée, en méconnaissance de l’article 26 § 1 d) de la loi no 60/1991.

40. Sur contestation de M.G.B., par un jugement du 26 novembre 2012, le tribunal de première instance annula le procès-verbal de contravention dressé contre l’intéressé et l’amende. Il nota que M.G.B. avait été sanctionné pour avoir participé à une réunion commémorative, mais que, d’après les déclarations des témoins – en l’occurrence les requérants – et l’enregistrement vidéo réalisé au moment de l’interpellation, aucune réunion n’avait eu lieu. Il nota en outre qu’il n’avait pas été prouvé que M.G.B. avait refusé d’obtempérer à l’injonction des gendarmes de quitter les lieux.

41. Aucun recours n’ayant été exercé, ce jugement devint définitif.

2. L’enquête pénale menée contre les requérants

42. Saisi par la gendarmerie à la suite de l’interpellation des requérants le 1er décembre 2010, le parquet près le tribunal de première instance ouvrit une enquête contre ceux-ci et les autres personnes qui les accompagnaient, du chef d’utilisation en public de symboles fascistes, racistes et xénophobes (infraction réprimée par l’article 4 § 2 de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 31/2002 – paragraphe 45 ci-dessous) et du chef de promotion du culte des personnes coupables de crimes contre la paix et l’humanité ou d’idéologies fascistes, racistes ou xénophobes, par la propagande, commise par tout moyen, en public (infraction réprimée par l’article 5 § 1 de la même ordonnance).

43. Par une décision (rezoluție) du 25 février 2011, le parquet rendit un non-lieu des deux chefs d’accusation en faveur de tous les individus mis en cause. Il indiquait dans sa décision que l’enquête préalable menée en l’espèce n’avait pas permis de mettre en évidence des indices quant à l’existence de soupçons plausibles à même de justifier l’engagement de la responsabilité pénale des intéressés.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

44. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi no 60/1991 sur l’organisation et le déroulement des réunions publiques (« la loi no 60/1991 »), publiée au Journal officiel du 29 septembre 2004, en vigueur à l’époque des faits, se lisaient ainsi :

Chapitre I

Dispositions générales

Article 1

« 1) La liberté des citoyens d’exprimer leurs opinions politiques, sociales ou d’une autre nature, d’organiser des meetings, des démonstrations, des manifestations, des processions ou tout autre type de réunion et de participer à ceux-ci est garantie par la loi. Ces activités peuvent avoir lieu seulement de manière pacifique et sans armes.

2) Les réunions publiques – meetings, démonstrations, manifestations, compétitions sportives, processions et autres activités [similaires] – qui doivent se dérouler sur des places (piețe), dans des rues publiques ou en plein air peuvent avoir lieu seulement après leur déclaration préalable prévue par la présente loi.

(...). »

Article 3

« Ne doivent pas être déclarées au préalable les réunions publiques qui visent des manifestations artistiques, sportives, religieuses, commémoratives, les visites officielles (...). Lorsque les organisateurs des réunions publiques qui ne doivent pas être déclarées au préalable disposent d’indices ou d’informations montrant que leurs réunions pourraient donner lieu à des actes de désordre ou à des manifestations violentes, [ils] ont l’obligation de demander, à l’avance, un soutien spécifique aux mairies, aux unités de gendarmes compétentes (...) et à la police locale. »

Article 5

« (...)

2) (...) il est interdit d’organiser de manière simultanée deux ou plusieurs réunions publiques distinctes au même endroit ou sur le même trajet, quel qu’en soit le caractère (indiferent de caracterul acestora). »

Chapitre II

La déclaration préalable des rassemblements publics

Article 9

« Sont interdites les réunions publiques qui poursuivent :

a) la propagation des idées totalitaires, de nature fasciste, communiste, raciste, chauvine ou de toute organisation terroriste-divisionniste, la diffamation du pays et de la nation, l’incitation à la haine nationale ou religieuse, l’incitation à la discrimination, à la violence publique et les manifestations obscènes, contrevenant aux mœurs publiques.

(...) »

Article 10

« 1) Le maire, sur proposition de la commission [compétente pour avis], peut interdire l’organisation des réunions publiques lorsque :

a) il détient des informations fournies par des organes spécialisés selon lesquelles le déroulement des réunions pourrait conduire à la méconnaissance des dispositions de l’article 2 ;

b) pendant la période [concernée], à l’endroit et sur les trajets où les réunions sont censées avoir lieu, des travaux publics d’envergure sont exécutés ;

2) Dans un délai de trois jours, le maire est obligé de communiquer aux organisateurs la décision d’interdiction, qui peut être contestée dans les conditions établies par la loi no 544/2004 [sur le contentieux administratif]. »

Article 11

« La décision interdisant le déroulement d’une réunion publique est communiquée par écrit à l’organisateur, avec les motifs de l’interdiction, dans un délai de 48 heures à compter de la réception de la déclaration écrite. (...) »

Chapitre III

Les obligations relatives à l’organisation et au déroulement des réunions publiques

Section I

Les obligations des organisateurs et des participants aux réunions publiques

Article 12

« 1) Les organisateurs des réunions publiques doivent :

a) [faire] enregistrer les déclarations de déroulement des réunions publiques auprès de l’unité de gendarmes compétente (...), au moins 48 heures à l’avance ;

(...)

c) assurer un dispositif d’ordre constitué de personnes portant des signes distinctifs, établi avec le commandant de l’unité de gendarmes qui assure les mesures d’ordre public. »

Chapitre V

Les sanctions

Article 25

« La méconnaissance des dispositions de la présente loi entraîne, selon le cas, la responsabilité disciplinaire, contraventionnelle, civile ou pénale. »

Article 26

« 1) Les faits suivants constituent des contraventions (...) :

a) l’organisation et le déroulement des réunions publiques non déclarées, non enregistrées ou interdites ;

(...)

d) la participation aux assemblées publiques non déclarées ou interdites, suivie par le refus de quitter les lieux de déroulement de telles assemblées après les avertissements et sommations des forces de l’ordre effectués conformément à la loi ;

2) Les contraventions visées à l’alinéa 1) lettres a) à c) sont punies d’une amende de [1 000 à 10 000] lei (...) »

45. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’ordonnance d’urgence du gouvernement no 31/2002 concernant l’interdiction des organisations et des symboles à caractère fasciste, raciste ou xénophobe et de la promotion du culte des personnes coupables de crimes contre la paix et l’humanité sont ainsi libellées :

Article 4

« 1) La distribution, la vente et la création de symboles fascistes, racistes ou xénophobes, ainsi que la détention en vue de la distribution de tels symboles, sont punies d’une peine d’emprisonnement de 6 mois à 5 ans et de l’interdiction de certains droits.

2) L’utilisation en public de symboles fascistes, racistes et xénophobes est punie de la même peine.

(...) »

Article 5

« 1) La promotion du culte des personnes coupables de crimes contre la paix et l’humanité ou d’idéologies fascistes, racistes ou xénophobes, par la propagande, commise par tout moyen, en public, est punie d’une peine d’emprisonnement de 3 mois à 3 ans et de l’interdiction de certains droits.

2) La propagande consiste à diffuser systématiquement ou à louer des idées, concepts ou doctrines, dans le but de persuader et d’attirer de nouveaux adeptes. »

EN DROIT

1. JONCTION DES REQUÊTES

46. Le Gouvernement prie la Cour de joindre les requêtes, étant donné la similitude de leur objet.

47. Le premier requérant invite la Cour à rendre deux décisions distinctes, les deux requêtes n’étant pas identiques mais seulement similaires.

48. Le second requérant n’a pas présenté de commentaires sur ce point.

49. Eu égard à la similitude des requêtes quant à leur objet, la Cour estime approprié d’ordonner leur jonction (article 42 § 1 du règlement de la Cour).

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES L’ARTICLES 10 et 11 DE LA CONVENTION

50. Les requérants allèguent que les sanctions leur ayant été infligées pour l’organisation de la réunion commémorative litigieuse du 1er décembre 2010, qui, selon eux, ne nécessitait pas une déclaration préalable, ont porté atteinte à leur droit à la liberté de réunion. Le premier requérant voit aussi dans la sanction lui ayant été infligée une atteinte à son droit à la liberté d’expression.

Les passages pertinents en l’espèce des articles 10 et 11 de la Convention sont ainsi libellés :

Article 10

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

Article 11

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique (...)

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »

51. À titre liminaire, la Cour note que, pour les mêmes faits, le premier requérant invoque deux dispositions distinctes de la Convention : l’article 10 et l’article 11 de celle-ci. La Cour attache de l’importance au fait qu’en l’espèce, en participant à la réunion du 1er décembre 2010, le premier requérant cherchait non seulement à exprimer une opinion mais aussi à le faire avec d’autres personnes (Primov et autres c. Russie, no 17391/06, § 91, 12 juin 2014). Elle note en outre que l’intéressé se plaint essentiellement d’avoir été sanctionné pour avoir organisé une réunion pacifique.

52. Maîtresse de la qualification juridique des faits (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 114 et 126, 20 mars 2018), la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, l’article 10 s’analyse en une lex generalis par rapport à l’article 11, qui est la lex specialis, de sorte qu’il n’y a pas lieu de considérer la question séparément sous l’angle de l’article 10 (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 85, CEDH 2015). Elle prendra toutefois en compte l’article 10 lorsqu’elle examinera et interprétera l’article 11 de la Convention (Djavit An c. Turquie, no 20652/92, § 39, CEDH 2003‑III, et Kudrevičius et autres, précité, § 86).

1. Sur la recevabilité
1. Sur l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes (requête no 71314/13)

53. Le Gouvernement excipe d’abord de l’irrecevabilité de la requête no 71314/13 pour non-épuisement des voies de recours internes, au motif que le premier requérant n’a pas contesté en justice l’acte pris par la mairie le 19 octobre 2010 (paragraphe 12 ci-dessus) par lequel elle informait le second requérant que la réunion n’était pas permise en raison de l’incidence en l’espèce de l’article 5 § 2 de la loi no 60/1991.

54. Le premier requérant réplique que, dès lors qu’il n’était pas partie à l’échange de correspondance entre le second requérant et la mairie, il n’était pas en droit de contester la lettre de celle-ci. Il rappelle qu’il n’a jamais envoyé de lettre à la mairie et qu’il n’a jamais reçu copie de la lettre du 19 octobre 2010.

55. La Cour renvoie aux principes applicables en matière de non‑épuisement des voies de recours internes tels qu’établis dans les affaires Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014) et Gherghina c. Roumanie ([GC] (déc.), no 42219/07, §§ 83 à 89, 9 juillet 2015).

56. La Cour note que la correspondance entre la mairie et le second requérant portait sur la demande de celui-ci d’obtenir un soutien pour l’organisation de la réunion commémorative du 1er décembre 2010 (paragraphe 10 ci-dessus). Or, le premier requérant n’a pas été partie à cette correspondance et il n’a pas été prouvé devant la Cour que la lettre du 19 octobre 2010 ait été communiquée par l’autorité émettrice au premier requérant.

57. Qui plus est, la Cour note que le premier requérant ne dénonce pas devant elle le refus des autorités nationales d’accorder le support logistique nécessaire pour l’organisation de la réunion commémorative prévue pour le 1er décembre 2010. Ce requérant se plaint de l’atteinte prétendument portée à son droit à la liberté de réunion par l’amende infligée le 1er décembre 2010. Or, la Cour constate que le premier requérant a contesté devant les autorités judiciaires roumaines la légalité et le bien-fondé de l’amende en question (paragraphes 24-27 ci-dessus), de sorte que, compte tenu de la manière dont il a formulé son grief devant la Cour, l’intéressé a épuisé les voies de recours internes dont il disposait.

58. Parant, la Cour rejette cette exception du Gouvernement.

2. Sur l’exception du Gouvernement tirée du non-respect du délai de six mois (requête no 68028/14)

59. Le Gouvernement excipe ensuite de l’irrecevabilité de la requête no 68028/14 pour tardiveté. Selon lui, le second requérant aurait dû saisir la Cour dans un délai de six mois à partir du jugement du 19 mars 2012 portant rejet de sa contestation contre l’acte adopté par la mairie de Cluj‑Napoca (paragraphe 16 ci-dessus).

60. Le second requérant argue que la lettre de la mairie du 19 octobre 2010 (paragraphe 12 ci-dessus) ne constituait pas une décision portant refus d’autoriser l’organisation de la réunion commémorative, au motif que l’article 3 de la loi no 60/1991 n’imposait pas une déclaration préalable pour ce type de rassemblement. Il ajoute que, dans sa lettre adressée au maire (paragraphe 10 ci‑dessus), il sollicitait des autorités un simple encadrement de cet événement, et non pas une autorisation pour son organisation. Il considère que la procédure mentionnée par le Gouvernement ne constituait pas un recours à épuiser et qu’elle ne doit dès lors pas être prise en compte aux fins de la fixation du point de départ du délai de six mois.

61. La Cour renvoie aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en matière de calcul du délai de six mois (voir, par exemple, Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, §§ 39-42, 29 juin 2012). En règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes (Fernie c. Royaume-Uni (déc.), no 14881/04, 5 janvier 2006). La Cour rappelle aussi que l’article 35 § 1 de la Convention ne saurait être interprété d’une manière qui exigerait qu’un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation relative à la question en jeu n’ait fait l’objet d’une décision définitive au niveau interne (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 157, CEDH 2009).

62. La Cour note que le second requérant dénonce devant elle une atteinte à son droit à la liberté de réunion à raison de la sanction qui lui a été infligée le 1er décembre 2010. Son grief ne porte pas sur le refus des autorités nationales de lui accorder le support logistique nécessaire pour l’organisation de la réunion commémorative prévue pour le 1er décembre 2010, aspect qui a fait l’objet de l’échange de correspondance entre lui‑même et la mairie (paragraphes 10-16 ci-dessus). Dans la mesure où le second requérant considère que l’amende infligée constitue une ingérence dans son droit à la liberté de réunion, la Cour observe que l’intéressé a contesté cette amende devant les juridictions nationales, comme il lui était d’ailleurs loisible selon le droit interne (paragraphes 29-38 ci-dessus).

63. Dès lors, la Cour estime que le recours qui visait à assurer une réparation effective du grief porté devant elle et qui doit être pris en considération afin de fixer le point de départ du délai de six mois est en l’occurrence la contestation du procès-verbal de contravention. Cette procédure en contentieux administratif a pris fin par l’arrêt définitif du tribunal départemental du 16 avril 2014 (paragraphe 38 ci-dessus). Le second requérant a saisi la Cour de sa requête le 6 octobre 2014, et a donc respecté le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention.

64. Partant, la Cour rejette cette exception du Gouvernement.

3. Autres motifs d’irrecevabilité

65. La Cour rappelle que l’article 11 de la Convention ne protège que le droit à la liberté de « réunion pacifique ». Cette notion ne couvre pas les manifestations dont les organisateurs et participants ont des intentions violentes (Kudrevičius et autres, précité, § 92, et Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 77, CEDH 2001 IX).

66. En l’espèce, la Cour estime que rien ne prouve que les requérants, qui étaient impliqués dans l’organisation de la réunion commémorative, aient eu d’intentions violentes. Par ailleurs, il n’a pas été contesté dans le cadre de la procédure interne que les requérants avaient l’intention de tenir une réunion pacifique, et à aucun moment les intéressés ne se sont vu reprocher des actes spécifiques de violence ou des intentions violentes. Dès lors, l’article 11 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce.

67. Constatant que ce grief concernant les deux requêtes n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

a) Le Gouvernement

68. Le Gouvernement indique que les sanctions infligées aux requérants étaient légales et qu’elles étaient justifiées par les articles 5 § 2 et 9 de la loi no 60/1991 (paragraphe 44 ci-dessus).

69. Pour le Gouvernement, les mesures prises pour empêcher la réunion commémorative prévue par les requérants poursuivaient plusieurs buts légitimes : la protection de l’ordre public et la prévention de troubles dans le contexte de l’organisation de plusieurs réunions publiques au même moment et au même endroit. Il explique que le but de l’article 5 § 2 de la loi no 60/1991 était de prévenir des éventuelles difficultés découlant de l’organisation, de manière concomitante, de plusieurs manifestations publiques et ne constituait point une interdiction absolue d’organiser un rassemblement. Il précise que cette disposition concernait tout type de rassemblement, y compris ceux à caractère commémoratif, prévus à l’article 3 de la loi no 60/1991, et ceux à caractère commercial.

70. Le Gouvernement argue que les juridictions nationales ont rejeté la contestation du premier requérant contre le procès-verbal de contravention en faisant référence aux articles 5 et 9 de la loi no 60/1991 et en indiquant que, étant donné que ledit requérant considérait comme illégal l’acte adopté par la mairie le 19 octobre 2010, il aurait dû le contester en justice et non pas le méconnaître par ses actions.

71. Le Gouvernement soutient ensuite que les juridictions internes ont examiné le grief du second requérant et ont confirmé la légalité et le bien‑fondé de la sanction infligée. Selon lui, il ressortait des moyens de preuve versés au dossier que le second requérant et les autres participants à la réunion litigieuse avaient été interpellés et sanctionnés par les autorités au moment où ils avaient déjà commencé leur activité, en brandissant des symboles interdits par la loi faisant référence au criminel de guerre Albert Wass. L’amende infligée au second requérant aurait été également justifiée par la réputation de l’intéressé, connu pour des actions de bravade des fêtes nationales et des symboles de la Roumanie, lesquelles actions avaient été relayées par la presse et avaient aussi fait l’objet de dossiers judiciaires distincts.

72. Le Gouvernement indique enfin que les États peuvent imposer des mesures raisonnables et adéquates pour assurer le déroulement paisible des manifestations licites, telle l’obligation de déclarer au préalable les réunions.

b) Les requérants

1. Les arguments du premier requérant

73. Le premier requérant soutient que, lorsqu’elles ont interprété la notion de « commémoration », les juridictions nationales ont rajouté un qualificatif qui ne figure pas dans la définition donnée par le dictionnaire de la langue roumaine – en l’occurrence le terme « triste », pour caractériser l’événement pouvant être commémoré – et qu’elles se sont livrées à une interprétation arbitraire de cette notion afin de justifier la nécessité d’obtenir une autorisation préalable.

74. Il expose également que les faits qui lui étaient reprochés étaient les mêmes que ceux imputés au second requérant, et qu’il s’est pourtant vu sanctionner par une amende d’un montant deux fois supérieur à celui de l’amende infligée à ce requérant, et ce sans aucune justification pour expliquer un tel écart.

2. Les arguments du second requérant

75. Le second requérant indique que son interpellation par les forces de l’ordre, de même que celle de ses compagnons, avait eu lieu bien avant le début de la réunion commémorative, et ce à un autre endroit que celui choisi pour le rassemblement et avant l’heure prévue pour sa tenue. Or, selon lui, la loi ne prévoyait pas de sanction pour l’intention d’organiser une réunion.

76. Ledit requérant mentionne aussi le fait que la mairie avait marqué son désaccord avec l’organisation de la réunion commémorative de manière générale, à tout endroit du centre-ville. Or la loi roumaine n’édicterait pas une interdiction de se réunir à raison de la célébration de la fête nationale le 1er décembre. Ainsi, les citoyens devraient avoir le droit de manifester librement leurs opinions, également autres que celles liées à la fête nationale, dans l’espace public ce jour-là.

77. Le second requérant considère enfin que la sanction infligée n’était aucunement justifiée. Il expose à cet égard que la lettre de la mairie du 19 octobre 2010 (paragraphe 12 ci-dessus) ne mentionnait pas que la réunion commémorative qu’il entendait organiser était contraire à l’article 9 de la loi no 60/1991. Pour ce qui est de son propre comportement, il indique que le prononcé des condamnations mentionnées par le Gouvernement est intervenu après l’infliction de la sanction litigieuse et il estime que celles-ci ne sont pas pertinentes en l’espèce.

3. Les arguments communs aux deux requérants

78. Les requérants arguent que, compte tenu du caractère selon eux pacifique de la réunion commémorative, il n’y avait pas de menace pour l’ordre public ou la sécurité nationale.

79. Ils soutiennent que les juridictions nationales ont procédé de manière incorrecte à un rapprochement entre, d’une part, le « bataillon Szekely », et, d’autre part, une formation fasciste et la personne de Albert Wass, rapprochement qui selon eux ne correspondait aucunement à leurs intentions et à celles des personnes souhaitant prendre part à la réunion commémorative en question.

80. Les requérants plaident que les événements autorisés au préalable par la mairie pour avoir lieu sur la place de l’Union (paragraphe 8 ci-dessus) avaient un caractère commercial, de sorte que, à leurs yeux, ils ne tombaient pas dans le champ d’application de la loi no 60/1991 et ne pouvaient donc empêcher l’organisation d’une réunion commémorative.

81. Enfin, ils mettent en avant le non-lieu rendu en leur faveur par le parquet et signalent que, par un jugement du 26 novembre 2012, le tribunal de première instance a annulé la sanction infligée à M.G.B. dans le même contexte factuel (paragraphes 40 et 43 ci-dessus).

2. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence

82. La Cour note que les requérants entendaient organiser le 1er décembre 2010 une réunion commémorative. Le jour en question, alors qu’ils se trouvaient dans le secteur prévu pour le déroulement de cet événement, les intéressés ont été interpellés par les forces de l’ordre et ainsi empêchés de tenir ladite réunion, et ils se sont vu aussi infliger des amendes contraventionnelles par les gendarmes pour avoir organisé le rassemblement litigieux (paragraphes 21-23 et 28 ci-dessus).

83. Eu égard à l’intervention des autorités, qui ont empêché la tenue de la réunion commémorative en question, et aux sanctions infligées aux requérants, de l’avis de la Cour, il y a eu ingérence dans l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté de réunion au sens de l’article 11 de la Convention.

84. Pareille ingérence emporte violation de cette disposition, à moins qu’il ne soit établi qu’elle était « prévue par la loi », qu’elle poursuivait un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 de l’article 11 et qu’elle était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre ce ou ces buts (voir, par exemple, Kudrevičius et autres, précité, § 102, et Djavit An, précité, § 63).

b) Sur la question de savoir si l’ingérence était « prévue par la loi »

85. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle les mots « prévue par la loi » qui figurent aux articles 8 à 11 de la Convention non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais aussi visent la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible quant à ses effets (voir, parmi d’autres, Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V, et Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 153, CEDH 2013).

86. En particulier, on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (voir, par exemple, Djavit An, précité, § 65).

87. La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir de la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. De plus, le niveau de précision requis de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de l’instrument en question, du domaine qu’il est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il est adressé (Kudrevičius et autres, précité, § 110, et la jurisprudence qui y est citée).

88. La Cour relève qu’en l’espèce il y avait plusieurs raisons fournies par les autorités pour justifier les amendes infligées aux requérants. Ainsi, dans les procès-verbaux de contravention, il était reproché aux requérants d’avoir organisé une réunion commémorative alors qu’ils avaient été informés de la tenue d’une autre réunion au même endroit et en même temps (paragraphes 23 et 28 ci-dessus). Par la suite, les juridictions nationales ont confirmé les procès-verbaux de contravention, tout en mentionnant que la réunion commémorative ne pouvait pas avoir lieu aux motifs qu’elle n’avait pas été autorisée (paragraphe 27 ci-dessus), que deux réunions ne pouvaient pas avoir lieu au même endroit en même temps, et ce indépendamment de leur caractère, et que, compte tenu de l’événement commémoré, la réunion litigieuse était, de par sa nature même, interdite par la loi (paragraphes 27 et 36 ci-dessus).

89. La Cour observe que toutes ces raisons figuraient dans le droit interne, et plus particulièrement dans les articles 5 § 2, 9 § 1 a) et 26 § 1 a) de la loi 60/1991, qui ont été mentionnés dans les décisions rendues par les juridictions nationales (paragraphes 23, 27, 28, 36 et 44 ci-dessus). La loi en question ayant été publiée au Journal officiel (paragraphe 44 ci-dessus), le contenu de ces articles était accessible à toute personne souhaitant organiser une réunion publique.

90. La Cour prend note de l’argument du premier requérant selon lequel la loi interne n’imposait pas une autorisation préalable aux réunions commémoratives, de sorte que l’une des raisons mentionnées par les juridictions nationales pour justifier la sanction qui lui avait été infligée, à savoir l’absence d’autorisation de la réunion (paragraphe 73 ci-dessus), n’était pas prévue par la loi. La Cour observe à cet égard que, d’après le texte de l’article 3 de la loi no 60/1991 (paragraphe 44 ci-dessus), les réunions commémoratives ne devaient pas faire l’objet d’une autorisation préalable auprès des autorités locales. D’ailleurs, cet élément a été noté aussi par le tribunal départemental (paragraphe 27 ci-dessus). De même, dans ses observations, le Gouvernement n’a pas mentionné que les réunions commémoratives nécessitaient une autorisation préalable. Dès lors, la Cour ne saurait considérer que cette raison pouvait constituer une base légale pour l’ingérence dénoncée par le premier requérant. Toutefois, de l’avis de la Cour, les autres raisons prévues aux articles 5 § 2 et 9 § 1 a) de la loi 60/1991 (à savoir, la tenue d’une autre réunion au même endroit et en même temps et le fait que la nature de l’événement commémoré rendait la réunion interdite) fournissent une base légale à ladite ingérence (paragraphes 88 et 89 ci‑dessus).

91. La Cour prend note aussi de l’argument formulé par le second requérant devant elle au sujet de la prévisibilité de la base légale de sa condamnation à l’amende contraventionnelle : l’intéressé allègue en particulier avoir été sanctionné pour « l’intention » d’organiser une réunion et d’y participer, hypothèse qui ne serait pas couverte par la loi (paragraphe 75 ci-dessus).

92. À cet égard, la Cour relève que le second requérant a été sanctionné sur la base de l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991, selon lequel constituent des contraventions « l’organisation et le déroulement des réunions publiques non déclarées, non enregistrées ou interdites », pour avoir organisé une réunion interdite et y avoir participé. Or, d’après le procès-verbal de contravention dressé contre ce requérant (paragraphe 28 ci-dessus), il était reproché à ce dernier d’avoir « organisé » une réunion commémorative. En se fondant sur des éléments de preuve versés au dossier, parmi lesquels un enregistrement vidéo, les tribunaux nationaux ont considéré comme établi que ledit requérant avait été appréhendé à sa sortie de l’hôtel-restaurant A., en compagnie des autres personnes de son groupe (paragraphes 33 et 35 ci‑dessus), au moment où il s’apprêtait à se préparer pour la réunion commémorative, et ils ont jugé que l’intéressé était donc en train d’organiser la mise en place de celle-ci (paragraphe 36 ci‑dessus).

93. La Cour admet que la notion d’« organisation » figurant à l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991 pourrait se prêter à différentes interprétations. Cependant, étant donné que des activités très diverses sont susceptibles d’être englobées dans cette notion, il serait irréaliste d’attendre du législateur national qu’il en dresse une liste exhaustive. En outre, de par leur nature même, les activités d’organisation d’une réunion sont nécessairement antérieures dans le temps au moment effectif du déroulement de la réunion prévue. Dès lors, la Cour estime que le libellé de l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991 répond aux exigences qualitatives qui se dégagent de sa jurisprudence.

94. De plus, la Cour est d’avis que l’interprétation de cette disposition par les juridictions internes en l’espèce n’était ni arbitraire ni imprévisible, et que le second requérant pouvait prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, que ses actes pouvaient relever de la notion d’« organisation », et donc appeler l’application de l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991.

95. Dans ce contexte, la Cour estime qu’il convient de distinguer le cas des requérants du cas de M.G.B, auquel ceux-ci se réfèrent (paragraphe 81 ci-dessus). D’après les documents mis à sa disposition, M.G.B. avait été sanctionné, à l’origine, pour avoir « participé » à une réunion publique non déclarée, non enregistrée ou interdite – hypothèse régie par l’article 26 § 1 d) de la loi no 60/1991 –, et non pas pour avoir organisé une telle réunion (paragraphes 39 et 40 ci-dessus). L’issue différente de l’affaire concernant les requérants est justifiée par les qualités respectives distinctes des intéressés dans les événements du 1er décembre 2010.

96. Compte tenu de ce qui précède, la Cour juge que l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion était « prévue par la loi » au sens du deuxième paragraphe de l’article 11 de la Convention.

97. Pour autant que les requérants contestent la justesse des conclusions des autorités nationales selon lesquelles les articles 5 § 2 et 9 de la loi no 60/1991 étaient applicables aux faits de l’espèce, la Cour estime que ce point doit être abordé dans le cadre de l’examen de la nécessité dans une société démocratique, au sens de l’article 11 § 2 de la Convention, de l’ingérence dans l’exercice par les intéressés de leur droit à la liberté de réunion (voir, mutatis mutandis, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, § 82 ; paragraphes 103 à 117 ci-dessous).

c) Sur le but de l’ingérence

98. La Cour rappelle que la liste des exceptions au droit à la liberté de réunion énumérées dans l’article 11 de la Convention est limitative. La définition de ces exceptions est nécessairement restrictive et appelle une interprétation étroite (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV).

99. Eu égard à l’ensemble des éléments dont elle dispose, la Cour admet que l’ingérence dénoncée par les requérants tendait non seulement à la conciliation du droit à la liberté de réunion et de droits et intérêts juridiquement protégés (dont la liberté d’aller et de venir) d’autrui, mais surtout à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales.

d) Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique

1. Principes généraux

100. Les principes généraux applicables en la matière ont été ainsi résumés par la Cour dans l’arrêt Kudrevičius et autres (précité, §§ 142‑146) :

« 142. La liberté de réunion pacifique, l’un des fondements d’une société démocratique, est assortie d’un certain nombre d’exceptions qui appellent une interprétation étroite et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de façon convaincante. Lorsqu’ils examinent si les restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention peuvent passer pour « nécessaires dans une société démocratique », les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation, mais celle-ci n’est pas illimitée (Barraco [c. France, no 31684/05, § 42, 5 mars 2009]). C’est au demeurant à la Cour de se prononcer de manière définitive sur la compatibilité de la restriction avec la Convention et elle le fait en appréciant les circonstances de la cause (Osmani et autres c. l’ex-République yougoslave de Macédoine (déc.), no 50841/99, CEDH 2001-X, et Galstyan [c. Arménie, no 26986/03, § 114, 15 novembre 2007]).

143. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer, après avoir établi qu’elle poursuivait un « but légitime », si elle répondait à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle était proportionnée au but poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001, Achouguian c. Arménie, no 33268/03, § 89, 17 juillet 2008, S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 101, CEDH 2008, Barraco, précité, § 42, et Kasparov et autres [c. Russie, no 21613/07, § 86, 3 octobre 2013]). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Rai and Evans [c. Royaume-Uni (déc.), nos 26258/07 et 26255/07, 17 novembre 2009.], et Gün et autres [c. Turquie, no 8029/07, § 75, 18 juin 2013] ; voir également Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 47, Recueil 1998‑I, et Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 46, 8 juillet 1999).

144. La proportionnalité appelle à mettre en balance les impératifs des fins énumérées au paragraphe 2 de l’article 11 avec ceux d’une libre expression par la parole, le geste ou même le silence des opinions de personnes réunies dans la rue ou en d’autres lieux publics (Osmani et autres, décision précitée, Skiba [c. Pologne (déc.), no 10659/03, 7 juillet 2009], Fáber [c. Hongrie, no 40721/08, § 41, 24 juillet 2012], et Taranenko [c. Russie, no 19554/05, § 65, 15 mai 2014]).

145. La liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention protège aussi les manifestations susceptibles de heurter ou mécontenter des éléments hostiles aux idées ou revendications qu’elles veulent promouvoir (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, § 86). Les mesures entravant la liberté de réunion et d’expression en dehors des cas d’incitation à la violence ou de rejet des principes démocratiques – aussi choquants et inacceptables que puissent sembler certains points de vue ou termes utilisés aux yeux des autorités – desservent la démocratie, voire, souvent, la mettent en péril (Güneri et autres c. Turquie, nos 42853/98 et 2 autres, § 76, 12 juillet 2005, Sergueï Kouznetsov [c. Russie, no 10877/04, § 45, 23 octobre 2008], Alekseyev [c. Russie, nos 4916/07 et 2 autres, § 80, 21 octobre 2010], Fáber, [précité,] § 37, Gün et autres, [précité,] § 70, et Taranenko, [précité,] § 67).

146. La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but qu’elle poursuit (Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 70, CEDH 1999‑VI, Osmani et autres, décision précitée, et Gün et autres, précité, § 82). Lorsque les sanctions infligées sont de nature pénale, elles appellent une justification particulière (Rai et Evans, décision précitée). (...) »

2. Application de ces principes en l’espèce

101. À titre liminaire, la Cour note que les requérants ont été sanctionnés sur la base de l’article 26 § 1 a) de la loi no 60/1991, selon lequel constituent des contraventions « l’organisation et le déroulement des réunions publiques non déclarées, non enregistrées ou interdites » (paragraphe 44 ci-dessus), pour avoir organisé une réunion interdite. Même si l’article 5 § 2 de la loi no 60/1991, interdisant d’organiser de manière simultanée deux réunions distinctes au même endroit, n’a pas été expressément mentionné dans le libellé des procès-verbaux de contravention, il ressort de ceux-ci que la réunion organisée par les requérants contrevenait à ce texte de loi (paragraphes 23 et 28 ci-dessus). Dans leur examen de la légalité et du bien‑fondé de ces procès-verbaux, outre la raison déjà précisée dans ces derniers, les juridictions nationales ont indiqué dans le cas des deux requérants, que ce rassemblement contrevenait à l’article 9 de la loi no 60/1991, une disposition interdisant les réunions publiques qui poursuivent, entre autres, la propagation des idées de nature fasciste et/ou chauvine, la diffamation du pays et de la nation et l’incitation à la haine nationale (paragraphes 27, 36 et 90 in fine ci‑dessus).

102. Selon la jurisprudence de la Cour, une juridiction supérieure ou suprême peut, dans certains cas, effacer la violation initiale d’une clause de la Convention : c’est précisément la raison de l’existence de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, prévue à l’article 35 § 1 de la Convention (Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, § 80, 18 octobre 2011, et Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 77, CEDH 2006 XII (extraits)). Dès lors, la Cour examinera les raisons particulières invoquées par les autorités nationales pour justifier l’ingérence.

 Les motifs invoqués pour justifier l’ingérence

‒ L’impossibilité d’organiser simultanément et au même endroit des réunions publiques

103. La Cour observe que, pour justifier les sanctions infligées aux requérants, les autorités nationales ont mentionné dans les procès-verbaux de contravention que les intéressés avaient organisé une réunion malgré le fait que celle-ci n’avait pas été approuvée en raison de la tenue, au même endroit, d’un autre rassemblement public. Cette raison, prévue à l’article 5 § 2 de la loi no 60/199, a été ensuite confirmée par les juridictions internes.

104. La Cour note que l’article 5 § 2 de la loi no 60/1991 fait partie des dispositions générales édictées par le législateur roumain pour l’organisation de toute réunion publique, quel qu’en soit le caractère. Ce texte de loi précise clairement que des réunions publiques ne peuvent pas avoir lieu en même temps et au même endroit, sa raison d’être étant de prévenir d’éventuelles difficultés découlant de l’organisation concomitante de plusieurs manifestations (paragraphe 99 ci-dessus). Il est ici question, de l’avis de la Cour, d’une interdiction de contenu neutre.

105. L’adoption d’une législation qui vise à ménager un équilibre entre ces intérêts concurrents relève, pour la Cour, de la marge d’appréciation des États : les réglementations de ce type en matière d’organisation des manifestations publiques ne se heurtent pas en soi aux principes consacrés par l’article 11 dès lors qu’elles ne constituent pas une entrave dissimulée à la liberté de réunion pacifique protégée par la Convention (voir, mutatis mutandis, Éva Molnár c. Hongrie, no 10346/05, § 37, 7 octobre 2008, concernant l’exigence de notification préalable d’un rassemblement sur le sol public).

106. En l’occurrence, étant donné que les requérants ont fondé leurs démarches sur les dispositions de la loi no 60/1991 qui était accessible à tout citoyen (paragraphe 89 ci-dessus), il n’est pas déraisonnable de considérer que les intéressés avaient connaissance du contenu de l’article 5 § 2 de ladite loi et donc de l’exigence imposée par cette norme. La Cour rappelle qu’il est important que les organisateurs de manifestations et les participants à celles-ci se plient aux règles du jeu démocratique, dont ils sont les acteurs, en respectant les réglementations en vigueur (Balçık et autres c. Turquie, no 25/02, § 49, 29 novembre 2007 ; voir également, mutatis mutandis, Éva Molnár, précité, § 41).

107. Il convient de noter ensuite que la mairie, par sa lettre du 19 octobre 2010 (paragraphe 12 ci-dessus), avait attiré l’attention du second requérant sur les dispositions légales applicables, et donc sur le caractère contraire à la loi de la réunion commémorative si elle était organisée par les intéressés aux endroits souhaités. La Cour en déduit que les autorités nationales ont donc bien fourni aux requérants l’occasion de modifier le lieu de la réunion commémorative et de rendre celle-ci conforme à la loi.

108. La Cour réitère que les autorités nationales disposent d’un large pouvoir d’appréciation pour déterminer les mesures appropriées à prendre pour la prévention des troubles lors d’une réunion (Fáber, précité, § 47). Elle rappelle toutefois qu’une situation irrégulière ne justifie pas en soi une atteinte à la liberté de réunion (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 39, CEDH 2006‑XIV, et Malofeyeva c. Russie, no 36673/04, § 136, 30 mai 2013). Cela étant, les limites de tolérance des autorités à l’égard d’un rassemblement irrégulier dépendent des circonstances spécifiques de l’espèce (voir, en ce sens, Frumkin c. Russie, no 74568/12, § 97, 5 janvier 2016).

109. À cet égard, la Cour prend note que les manifestations organisées par la mairie le 1er décembre 2010 étaient d’une grande ampleur et que la participation d’environ dix mille personnes de même que le blocage de la circulation routière étaient prévus (paragraphe 20 ci-dessus). Bien qu’aucun comportement violent ne soit reproché aux requérants, la Cour peut comprendre, dans les circonstances très particulières de l’espèce, que les autorités aient pu craindre une détérioration rapide de la situation (paragraphe 115 ci-dessous). En l’occurrence, et surtout en raison de l’ampleur des manifestations légalement prévues (paragraphes 8, 9 et 20 ci‑dessus), la Cour admet qu’il n’était pas facile pour les autorités nationales d’assurer, en toute sécurité, le déroulement simultané de deux réunions publiques dans le même secteur de la ville.

110. De plus, compte tenu du libellé de l’article 5 § 2 de la loi no 60/1991, qui vise toutes les réunions publiques « quel qu’en soit le caractère », et du but qu’il poursuivait, la Cour accepte l’explication du Gouvernement selon laquelle toutes les activités, y compris celles commerciales, pouvaient tomber dans le champ d’application de cette disposition (paragraphe 69 ci-dessus).

111. Aussi la Cour estime-t-elle que le refus délibéré des requérants de se conformer aux règles applicables en droit interne constituait un comportement qui rendait la réunion projetée contraire à la loi nationale. Dans ce contexte, elle considère que la raison fondée sur l’article 5 § 2 de la loi no 60/1991, invoquée pour justifier l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion, était pertinente et non arbitraire.

‒ Le caractère illégal de la réunion à raison de son interdiction par l’article 9 a) de la loi no 60/1991

112. La Cour note ensuite que, pour qualifier la réunion commémorative litigieuse d’« interdite » et renforcer ainsi la nécessité d’infliger des sanctions aux intéressés, les juridictions nationales se sont référées pour les deux requérants à l’article 9 a) de la loi no 60/1991 eu égard à l’objet de la commémoration (paragraphes 90 in fine et 101 ci-dessus).

113. La Cour souligne que la liberté de réunion vise notamment à donner toute sa place au débat public et à laisser la contestation s’exprimer ouvertement (Kudrevičius et autres, précité, § 86). La protection des opinions et de la liberté de les exprimer constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11 (Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, § 85). Les restrictions à la liberté de réunion fondées sur le contenu du message que les organisateurs d’une manifestation souhaitent transmettre doivent être soumises au contrôle le plus sérieux de la Cour (Primov et autres, précité, § 135).

114. En l’occurrence, la Cour observe que les juridictions nationales ont pris en compte la signification historique du bataillon Szekely ainsi que la qualité des requérants de membres de l’unité des Sicules (paragraphes 27 et 35 ci-dessus). Les tribunaux internes ont porté une attention particulière au fait que l’un des participants à la réunion commémorative qui accompagnaient les requérants arborait des signes qui rappelaient le nom de Albert Wass. Il convient ici de relever que les juridictions nationales se sont accordées sur le fait que le renvoi au nom de Albert Wass et à ce que cette personnalité représentait en Roumanie pouvait faire douter du but de la réunion commémorative (paragraphe 27 ci-dessus), imposait des clarifications quant à l’objet de ce rassemblement (paragraphe 35 ci-dessus), et pouvait même rendre la réunion interdite par la loi pour cause de propagande d’idées fascistes.

115. La Cour souligne avoir précédemment dit que des idées ou des comportements ne sauraient être soustraits à la protection de la Convention simplement parce qu’ils sont susceptibles de créer un sentiment de malaise parmi des groupes de citoyens ou parce que certaines personnes peuvent s’en offusquer (voir, concernant l’article 10, Vajnai c. Hongrie, no 33629/06, § 57, CEDH 2008, et, concernant l’article 11, Vona c. Hongrie, no 35943/10, § 63, CEDH 2013). Toutefois, en l’espèce, la Cour peut comprendre que, dans le contexte de la célébration de la fête nationale de la Roumanie, la tenue de la réunion commémorative litigieuse, que les requérants souhaitaient organiser en utilisant des symboles qui remettaient en cause le but réel de leur commémoration, pouvait générer une certaine tension sociale propice à la violence, étant donné la sensibilité particulière de l’opinion publique aux idées des intéressés, qui pouvaient être perçues comme contraires à celles faisant déjà l’objet d’autres manifestations publiques.

116. La Cour répète qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 50, Recueil 1998‑VII, ainsi que la jurisprudence citée au paragraphe 87 ci-dessus). La Cour a seulement pour tâche de vérifier les décisions rendues par les autorités en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Ce faisant, elle doit se convaincre que celles-ci se sont fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 48, Recueil 1998-IV). Dans les circonstances de la présente espèce, la Cour ne saurait juger déraisonnables ou arbitraires les conclusions auxquelles les juridictions roumaines sont parvenues en renforçant la justification des sanctions infligées aux requérants par la contrariété de la réunion commémorative à l’article 9 a) de la loi no 60/1991.

117. La Cour note enfin que, si les faits litigieux reprochés aux requérants ne revêtent pas tous les éléments nécessaires pour constituer une infraction au sens de la loi pénale (paragraphe 43 ci-dessus), il n’en reste pas moins qu’ils peuvent constituer une contravention, qualification distincte régie par la loi no 60/1991. L’absence de qualification pénale n’enlève pas aux faits en cause leur caractère dangereux pour l’ordre public.

 L’importance de l’ingérence

118. En ce qui concerne l’impact de la mesure incriminée, la Cour constate d’abord que, en l’espèce, les requérants ne se sont pas vu opposer une interdiction absolue de manifester.

119. Elle relève ensuite que, si la date de la réunion était essentielle pour les intéressés (paragraphe 10 ci-dessus), ces derniers n’ont pas expliqué en quoi les lieux qu’ils avaient prévus pour la tenue de la réunion commémorative présentaient une certaine importance ni pour quelle raison un endroit autre que le centre-ville ne convenait pas (voir, pour une situation contraire, Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden, précité, § 109).

120. Elle note enfin que, les États ayant le droit de prévoir des dispositions générales concernant l’organisation des réunions publiques afin de protéger l’ordre public, ils doivent pouvoir appliquer des sanctions à ceux qui organisent des réunions ne satisfaisant pas à cette exigence ou qui participent à pareils rassemblements. L’impossibilité d’imposer de telles sanctions rendrait illusoire le pouvoir de l’État d’exiger le respect de ses lois (voir, mutatis mutandis, Kudrevičius et autres, précité, § 149, et Ziliberberg c. Moldova (déc.), no 61821/00, 4 mai 2004).

121. Il apparaît que, dans la présente espèce, l’unité de gendarmes mobiles a infligé des amendes contraventionnelles aux requérants. Les montants des amendes, bien que différents pour les deux requérants, étaient dans les limites de ceux prévus par l’article 26 § 2 de la loi no 60/1991 (paragraphe 44 ci-dessus). Les requérants n’allèguent pas que ces amendes étaient convertibles en sanctions d’emprisonnement en cas de défaut de paiement. Les intéressés ont par ailleurs eu la possibilité de contester la légalité et le bien-fondé des amendes ainsi que leurs montants devant les juridictions nationales, et ils ont en conséquence bénéficié des garanties procédurales empêchant l’imposition de sanctions abusives.

122. Quant à l’écart existant entre les montants des amendes infligées aux deux requérants (environ 2 200 EUR pour le premier et 1 100 EUR pour le second – paragraphes 23 et 28 ci-dessus), la Cour, sensible à la nature subsidiaire de sa mission, ne saurait pas remettre en cause la mesure des sanctions confirmés par les juridictions nationales. Elle note qu’en l’occurrence les sanctions ont été infligées par des procès-verbaux distincts signés par deux agents différents et qu’elles ont fait l’objet de deux procédures séparées, ce qui peut expliquer l’écart entre les montants des amendes, celui-ci étant l’expression de l’appréciation faite par les autorités nationales impliquées. Elle note en outre que le premier requérant a fait état de cet écart devant le tribunal de première instance, lequel a jugé que la sanction infligée à ce requérant était « nécessaire » et « suffisante » (paragraphes 24 et 25 ci‑dessus).

 Conclusion

123. La Cour note que les autorités nationales ont fourni deux raisons pertinentes et suffisantes à même de justifier l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion (paragraphes 111 et 116 ci-dessus). Compte tenu de tout ce qui précède, et à la lumière de l’ensemble des circonstances de la présente cause, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas outrepassé leur marge d’appréciation et que les sanctions dénoncées par les intéressés peuvent être considérées comme « nécessaires dans une société démocratique » et « proportionnées au but poursuivi ».

124. Partant il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 11 de la Convention.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION combiné avec l’article 11 de la Convention (requête no 68028/14)

125. Le second requérant allègue qu’il a subi une discrimination dans la jouissance de son droit à la liberté de réunion garanti par l’article 11 de la Convention en raison de son appartenance à une minorité ethnique du pays. Il invoque l’article 14 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (...) l’appartenance à une minorité nationale, (...) ou toute autre situation. »

1. Arguments des parties
1. Le Gouvernement

126. Le Gouvernement plaide que le second requérant n’a pas subi de discrimination découlant de son appartenance à une minorité ethnique. Selon lui, les dispositions légales qui fondaient les décisions administratives et judiciaires adoptées en l’espèce avaient une portée générale et étaient applicables à tout type d’assemblée publique. Ainsi, les arguments soulevés par les instances nationales pour confirmer la proportionnalité de la sanction infligée audit requérant n’auraient pas visé l’origine ethnique de ce dernier, mais ses comportements publics.

2. Le second requérant

127. Le second requérant réplique qu’il a fait l’objet d’un traitement différencié fondé sur son appartenance à une minorité ethnique par rapport à des personnes se trouvant dans des situations similaires, compte tenu de la sanction contraventionnelle et de l’empêchement d’organiser la réunion commémorative lui ayant été imposés. Il expose qu’en l’espèce l’organisation de la réunion commémorative a été interrompue par les autorités au motif, entre autres, que l’un des membres du groupe dont il faisait partie portait un drapeau sicule, symbole de son appartenance ethnique. Or, le même jour, des citoyens auraient déployé le drapeau de la Roumanie et n’auraient pas pour autant été interpellés par les forces de l’ordre. De même, dans d’autres circonstances, des réunions commémoratives auraient été organisées par le mouvement d’extrême droite « La Nouvelle Droite », sans exigence, de la part des autorités, d’une autorisation préalable (paragraphe 32 ci-dessus).

128. Enfin, le second requérant mentionne l’existence d’un avis favorable émis par le conseil local de la municipalité de Târgu Secuiesc au bénéfice d’un tiers, l’association « Szent Laszlo Serege » de la même ville, pour l’organisation, le 1er décembre 2014, d’une réunion publique en souvenir du bataillon Szekely.

2. Appréciation de la Cour
1. Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 11 de la Convention

129. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. L’article 14 n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » que ces clauses garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites dispositions. L’interdiction de la discrimination que l’article 14 consacre dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique aussi aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger (Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 123, 19 décembre 2018).

130. En la présente espèce, la Cour a déjà établi que la sanction infligée au second requérant et son impossibilité d’organiser la réunion commémorative tombent sous l’empire de l’article 11 de la Convention (paragraphes 66-83 ci-dessus), ce qui suffit à rendre l’article 14 de la Convention applicable.

2. Sur l’observation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 11 de la Convention

131. La Cour rappelle que, pour qu’un problème se pose au regard de l’article 14 de la Convention, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables (voir, parmi beaucoup d’autres, Molla Sali, précité, § 133, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 125, CEDH 2012).

132. En ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà jugé que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 177, CEDH 2007‑IV).

133. Toute différence de traitement n’emporte toutefois pas automatiquement violation de l’article 14. Seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable, ou « situation », sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire aux fins de l’article 14. Sur ce point, la Cour rappelle que, dans sa jurisprudence, elle entend généralement en un sens large l’expression « autre situation » et que l’interprétation de celle-ci ne se limite pas aux caractéristiques qui présentent un caractère personnel en ce sens qu’elles sont innées ou inhérentes à la personne (Molla Sali, précité, § 134, et la jurisprudence qui y est citée).

134. En l’occurrence, la Cour note qu’il ressort du procès-verbal de contravention du 1er décembre 2010 (paragraphe 28 ci-dessus) que le second requérant a été sanctionné pour avoir organisé une réunion commémorative alors qu’il avait été informé que des réunions ne pouvaient pas avoir lieu en même temps au même endroit. Comme il a déjà été expliqué plus haut (paragraphe 103 ci-dessus), cette hypothèse tombe dans le champ d’application de l’article 5 § 2 de la loi no 60/1991.

135. Or, premièrement, la Cour relève que le second requérant n’a pas démontré devant elle que des personnes se trouvant dans la même situation que lui – à savoir des personnes souhaitant organiser des réunions commémoratives contraires à l’article 5 § 2 de la loi no 60/1991 – n’ont pas été sanctionnées par les autorités.

136. Deuxièmement, elle observe que c’est non pas le port en soi d’un drapeau par l’un des membres du groupe auquel l’intéressé appartenait qui a valu à ce dernier la sanction en cause, mais l’organisation d’une réunion commémorative contraire à l’article 5 § 2 précité. En effet, le port du drapeau n’était qu’un élément factuel, mentionné dans le procès-verbal de contravention (paragraphe 28 ci-dessus) qui a permis aux autorités d’établir qu’il s’agissait bien de l’organisation d’une réunion ; de plus, la disposition susmentionnée est un texte de loi d’application générale, rédigé dans un souci de neutralité, visant à garantir le respect de l’ordre public (paragraphe 104 ci-dessus).

137. Pour ce qui est des raisons avancées par les tribunaux internes pour entériner la sanction infligée, il convient de noter que ceux-ci n’ont pas fondé leurs décisions sur l’appartenance ethnique du second requérant, mais qu’ils ont relevé des éléments factuels à même de permettre d’établir l’organisation d’une réunion commémorative et de remettre en cause le but légal de ce rassemblement.

138. Dès lors, la Cour considère qu’il n’est pas démontré, à supposer même qu’il y ait eu en l’espèce une différence de traitement, que celle-ci était fondée sur l’appartenance ethnique du second requérant. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare le grief concernant l’article 11 de la Convention, commun aux deux requêtes, recevable, et le surplus de la requête no 68028/14 irrecevable ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 mai 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Andrea TamiettiJon Fridrik Kjølbro
GreffierPrésident

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[1] Les Sicules ou Széklers sont un groupe ethnolinguistique de langue hongroise présent essentiellement en Transylvanie et lié historiquement aux Hongrois. Les Sicules habitent originellement le « Pays sicule », située à l'Est de la Transylvanie.

[2] Le 1er décembre 1918, à Cluj-Napoca, les unités militaires hongroises s’étaient organisées en une formation militaire dénommée « le bataillon Szekely » pour lutter contre l’armée roumaine qui était entrée en Transylvanie. Ce bataillon avait cessé son activité en avril 1919, quand il avait déposé les armes devant l’armée roumaine.

[3] Albert Wass est un écrivain hongrois très connu, décédé en 1998 aux Etats-Unis. En Roumanie, il avait été condamné à mort in absentia par un arrêt du tribunal de Cluj de 1946 pour crimes contre l’humanité, à raison de sa responsabilité dans le meurtre de plusieurs personnes de nationalité roumaine pendant la Seconde Guerre mondiale. L’arrêt de condamnation, qui n’a jamais été exécuté, n’a pas été annulé, la demande en révision formée contre cette décision par l’un des fils de Albert Wass ayant été rejetée par un arrêt définitif de la cour d’appel de Cluj du 10 mars 2008.


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-202456
Date de la décision : 05/05/2020
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté de réunion pacifique)

Parties
Demandeurs : CSISZER ET CSIBI
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MENYHART G.; KISS O.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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