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04/07/2017 | CEDH | N°001-175425

CEDH | CEDH, AFFAIRE S.C. SERVICE BENZ COM S.R.L. c. ROUMANIE, 2017, 001-175425


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE S.C. SERVICE BENZ COM S.R.L. c. ROUMANIE

(Requête no 58045/11)

ARRÊT

STRASBOURG

4 juillet 2017

DÉFINITIF

04/10/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire S.C. Service Benz Com S.R.L. c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
András Sajó,
Nona Tsotsoria, r>Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de sect...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE S.C. SERVICE BENZ COM S.R.L. c. ROUMANIE

(Requête no 58045/11)

ARRÊT

STRASBOURG

4 juillet 2017

DÉFINITIF

04/10/2017

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire S.C. Service Benz Com S.R.L. c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Vincent A. De Gaetano, président,
András Sajó,
Nona Tsotsoria,
Paulo Pinto de Albuquerque,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 mai 2016 et 16 mai 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58045/11) dirigée contre la Roumanie et dont une société commerciale de cet État, Service Benz Com S.R.L. (« la requérante »), a saisi la Cour le 15 août 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La société requérante a été représentée par Me M.E. Marzavan, avocate à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. La société requérante se plaint de la confiscation de ses deux camions-citernes par les autorités roumaines, en ce que celle-ci lui a été infligée sans qu’elle ait jamais eu la qualité de contrevenant et sans qu’une faute de sa part soit légalement établie. Elle invoque à cet égard l’article 6 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

4. Le 18 décembre 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. À la suite du déport de Mme Iulia Motoc, juge élue au titre de la Roumanie (article 28 du Règlement de la Cour), M. Krzysztof Wojtyczek a été désigné pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du Règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. La requérante, Service Benz Com S.R.L., est une société commerciale de droit roumain créée en 1993 et ayant son siège à Adunaţii Copăceni.

7. Le 11 mai 2010, la société requérante, dont l’activité principale selon son objet statutaire est le commerce de détail de carburants en magasin spécialisé, conclut avec la société « N. » SARL un contrat ayant pour objet le transport de « lubrifiants [pour] automobiles et autres marchandises ». Le contrat stipulait qu’il incombait à la société N. « de compléter les documents de transport avec les données requises, réelles et correctes ».

8. Le jour même, deux camions-citernes appartenant à la société requérante furent chargés en Bulgarie, en présence d’un représentant de l’administration fiscale. Après leur chargement, le représentant du fisc y apposa des scellés.

9. Avant que les deux camions-citernes n’arrivassent à leur destination, des représentants de la brigade financière roumaine les arrêtèrent et procédèrent à un contrôle. Après des analyses en laboratoire, ils constatèrent que le liquide transporté n’avait pas les mêmes caractéristiques que celles indiquées dans les documents de transport.

10. Par un procès-verbal de contravention du 7 juin 2010, les représentants de la brigade financière décidèrent :

– d’infliger à la société « N. », propriétaire de la marchandise transportée, une amende de 100 000 RON (soit environ 23 000 EUR) pour non-respect du régime des produits soumis au droit d’accise, en application de l’article 220 § 1 k) du code de procédure fiscale (le « CPF ») ;

– de confisquer la marchandise (le liquide transporté), ainsi que les deux camions-citernes appartenant à la société requérante, en application de l’article 220 § 2 a) et b) du CPF.

11. La société requérante fit opposition à ce procès-verbal pour ce qui était de la confiscation de ses deux camions-citernes. Devant le tribunal de première instance de Slobozia, elle soutint :

– qu’elle avait seulement transporté la marchandise de son client et n’avait à ce titre aucune responsabilité quant à sa conformité légale ;

– que l’article 220 § 1 k) du CPF ne lui était pas applicable, étant donné que d’après les documents de transport en sa possession, elle ne transportait pas des produits soumis au droit d’accise.

12. Par un jugement du 15 novembre 2010, le tribunal de première instance de Slobozia accueillit l’opposition de la société requérante et annula ainsi le procès-verbal pour ce qui était de la confiscation des camions-citernes. Le juge du fond considéra :

– que la responsabilité du transporteur ne pouvait pas être engagée, dès lors qu’il n’avait eu aucune possibilité de vérifier la conformité de la marchandise et qu’un représentant de l’autorité fiscale avait apposé des scellés après le chargement des deux camions-citernes ;

– que, par conséquent, la confiscation était en l’espèce abusive et illégale.

13. L’administration fiscale se pourvut en recours contre ce jugement.

14. Le 28 février 2011, le tribunal départemental d’Ialomiţa fit droit au pourvoi de l’autorité fiscale : il cassa le jugement et, statuant lui-même au fond, rejeta l’opposition de la société requérante comme étant mal fondée. Dans ses motifs, le tribunal retint notamment :

– que la contravention prévue à l’article 220 § 2 b) du CPF autorisait la peine accessoire de confiscation des biens, sans distinguer si lesdits biens appartenaient au contrevenant ou à une tierce personne ;

– que, d’ailleurs, les articles 24 et 25 de l’ordonnance gouvernementale no 2/2001 du 12 juillet 2001 sur le régime juridique des contraventions prévoyaient bien l’hypothèse que les biens confisqués puissent appartenir à une autre personne que le contrevenant.

Le tribunal motiva la suite de son arrêt ainsi :

« (...) la propriétaire des biens confisqués, la société Service Benz Com SARL, n’est pas contrevenante, de sorte qu’il n’y a pas lieu d’entrer dans [la discussion] de sa faute ; la confiscation s’opère exclusivement en vertu de la loi, en tant que peine accessoire ; elle ne sera écartée qu’en cas de méconnaissance des dispositions légales.

Le moyen de pourvoi tiré de l’absence de diligence du transporteur, qui est directement responsable de l’intégralité et de la légalité des biens transportés, est également fondé. »

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

15. L’ordonnance gouvernementale no 2/2001 du 12 juillet 2001 sur le régime juridique des contraventions se lit comme suit dans sa partie pertinente :

Article 1

« La loi contraventionnelle défend les valeurs sociales qui ne sont pas protégées par la loi pénale. Une contravention est l’acte commis avec faute, prévu et sanctionné par la loi, par une ordonnance du gouvernement ou, selon le cas, par une décision de la mairie d’une commune [ou d’une] ville (...). »

Article 5

« (1) Les sanctions contraventionnelles sont principales ou complémentaires.

(2) Les sanctions contraventionnelles principales sont :

(...)

(b) l’amende contraventionnelle ;

(...)

(3) Les sanctions contraventionnelles complémentaires sont :

(a) la confiscation des biens provenant de la commission des contraventions, ainsi que des biens utilisés aux fins de celle-ci, ou destinés à l’être. »

Article 24

« (1) L’agent qui applique la sanction ordonne également la confiscation des biens provenant de la commission des contraventions, ainsi que des biens utilisés aux fins de celle-ci, ou destinés à l’être.

(...)

(3) L’agent qui applique la sanction doit établir qui est le propriétaire des biens confisqués et, si ceux-ci appartiennent à une personne autre que le contrevenant, faire mention, si possible, dans le procès-verbal, des données personnelles du propriétaire ou préciser les raisons pour lesquelles il n’a pas pu être identifié. »

Article 25

« (1) Une copie du procès-verbal sera remise ou, selon le cas, notifiée au contrevenant et, le cas échéant, à la partie lésée et au propriétaire des biens confisqués. »

16. Les dispositions pertinentes du code de procédure fiscale, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisent comme suit :

Article 220 – Contraventions et sanctions en matière de produits soumis au droit d’accise

« 1. Constituent des contraventions les actes suivants :

(...)

k) le transport de produits soumis au droit d’accise sans le document d’accompagnement de la marchandise — DAI — prévu au titre VII du code fiscal ou pour lesquels le document n’est que partiellement rempli ou contient des données non conformes quant à la quantité, au code NC ou au document de transport, ainsi que le transport de produits soumis au droit d’accise effectué avec des citernes ou récipients sans scellés ou avec des scellés endommagés.

2. Les contraventions visées au premier alinéa sont punies d’une amende (...) et de :

(...)

b) la confiscation des citernes, récipients et moyens de transport utilisés pour le transport de produits soumis au droit d’accise [dans les conditions décrites] à l’alinéa 1 k). »

17. La Cour constitutionnelle roumaine, dans sa fonction de « garante de la suprématie de la Constitution », est amenée à interpréter les dispositions internes à caractère législatif, dans le cadre du contrôle de constitutionnalité qu’elle exerce.

Elle fut saisie à plusieurs reprises de la question de la constitutionnalité
– sous l’angle de la protection du droit de propriété – des dispositions de l’article 190 § 2 b) du CPF, devenu l’article 220 § 2 b) du CPF, en ce que celles-ci autorisaient la confiscation de biens pouvant appartenir à d’autres personnes que le contrevenant.

Dans ses décisions no 685 du 16 novembre 2006, no 603 du 19 juillet 2011 et no 1521 du 24 janvier 2012, elle a jugé que ces dispositions n’étaient pas inconstitutionnelles, en considérant :

– qu’en confiant au contrevenant le moyen de transport confisqué, son propriétaire avait assumé le risque que celui-ci en fasse dans le cadre de ses activités un usage dangereux pour la société ;

– qu’en tout état de cause, il était loisible au propriétaire des biens confisqués d’obtenir réparation de son préjudice auprès du contrevenant, par le biais d’une action en justice sur la base du contrat conclu avec celui-ci ;

– qu’une interprétation différente permettrait le contournement facile des dispositions légales compte tenu de ce que le contrevenant pourrait invoquer à sa défense sa qualité de détenteur précaire du moyen de transport, de sorte que l’activité de transport illégal pourrait continuer.

18. À l’époque des faits, la responsabilité civile contractuelle était régie par les dispositions des articles 1073-1090 du code civil roumain. La doctrine roumaine considère que l’engagement de la responsabilité civile contractuelle, y compris en matière du droit du transport, requiert la réunion de plusieurs conditions, à savoir un préjudice, un fait illicite, une faute et un rapport de causalité entre ce fait et le préjudice (Gheorghe Piperea, Dreptul transporturilor, éditions All Beck, 2005, p. 50-51).

19. Les dispositions pertinentes du code de commerce, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, étaient ainsi libellées :

Article 416

« L’expéditeur a l’obligation de confier au transporteur les documents douaniers ou tout autre document nécessaire ; il est responsable du contenu et de la régularité de ces documents. »

20. Les dispositions pertinentes du nouveau code civil, qui a été publié au Journal Officiel le 24 juillet 2009, puis republié le 15 juillet 2011, et qui est entré en vigueur le 1er octobre 2011, se lisent comme suit :

Article 1961 § 3

« L’expéditeur est responsable envers le transporteur pour le préjudice causé par un vice propre de la marchandise ou pour toute autre omission, insuffisance ou inexactitude des mentions à inclure dans le document de transport ou, le cas échéant, dans les documents supplémentaires. Le transporteur est [responsable] envers les tiers pour le préjudice ainsi causé, mais il dispose d’une action en réparation contre l’expéditeur. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N o 1 À LA CONVENTION

21. La société requérante considère que la confiscation des deux camions-citernes lui appartenant s’analyse en une violation de son droit au respect de ses biens, garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et qu’elle n’a pas bénéficié d’un procès équitable, au sens de l’article 6 de la Convention.

La Cour note que les doléances principales de la requérante concernent la confiscation des véhicules, et considère dès lors que la requête doit être examinée sous l’angle du seul article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Andonoski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 16225/08, § 19, 17 septembre 2015). Cette disposition se lit ainsi :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

22. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

23. Le Gouvernement admet que la confiscation des camions-citernes appartenant à la société requérante constitue une ingérence dans son droit de propriété. Il estime néanmoins :

– que cette ingérence était prévue par la loi, à savoir par l’article 220 §§ 1 k) et 2 b) du CPF ; que les dispositions de celui-ci étaient accessibles et prévisibles, compte tenu notamment de la qualité de la société requérante, commerçante expérimentée en carburants pour véhicules automobiles (paragraphe 7 ci-dessus) ;

– que l’atteinte au droit de propriété poursuivait un but légitime, à savoir, la prévention de l’évasion fiscale dans le domaine des produits pétroliers et, ainsi, l’amélioration de l’état des finances publiques ;

– qu’un juste équilibre entre l’intérêt général et celui de la société requérante était ménagé.

24. Quant à ce dernier point, le Gouvernement expose :

– que la requérante s’est vue, certes, infliger une sanction conséquente, mais que la propriété privée peut faire l’objet de certaines mesures restrictives, comme, par exemple, celles visant les biens constituant l’instrument ou le produit de la commission d’infractions ou de contraventions ;

– qu’en l’espèce, il ne s’agit pas de la confiscation d’un véhicule quelconque et anodin au regard de l’infraction constatée, mais de deux camions-citernes dont, compte tenu de l’objet social statutaire de la requérante, il était raisonnable de penser qu’ils étaient utilisés au transport de carburants ;

– qu’il y a également lieu de considérer qu’en concluant un contrat avec la société N., la requérante avait assumé le risque de l’illégalité éventuelle des activités de cette dernière, eu égard notamment aux éléments suivants : la nature des biens transportés (à savoir des produits pétroliers, marchandise donnant lieu à une forte évasion fiscale), sa qualité de professionnelle de la vente au détail de carburants, son expérience dans ce domaine (la société requérante ayant été créée en 1993), ainsi que son obligation de connaître les dispositions légales en vigueur ;

– que les autorités fiscales n’avaient aucune marge d’appréciation quant à l’opportunité d’infliger la confiscation, qui était requise par la loi en cas de contravention (voir, a contrario, Waldemar Nowakowski c. Pologne, no 55167/11, § 51 in fine, 24 juillet 2012).

25. Enfin, le Gouvernement met en exergue que la société requérante avait la possibilité de se retourner contre sa cocontractante pour lui demander réparation du préjudice subi à la suite de la confiscation des camions-citernes. Il expose :

– que le contrat de transport conclu avec cette société prévoyait qu’il incombait à la société N. « de compléter les documents de transport avec les données requises, réelles et correctes » (paragraphe 7 ci-dessus) ;

– que, partant, la requérante avait tout le loisir d’engager une action en responsabilité contractuelle devant les juridictions internes en cas de refus de dédommagement de la part de la société N.

26. La société requérante considère, de son côté, que la confiscation de ses biens n’avait pas de base légale en droit interne. Elle soutient :

– que l’interprétation faite par les autorités internes du jeu combiné des dispositions du paragraphe 1 k) et du paragraphe 2 b) de l’article 220 du CPF est erronée en ce qui la concerne, étant donné que, d’après les documents de transport, la cargaison qu’elle était censée transporter n’était pas constituée de produits soumis au droit d’accise ;

– que les camions-citernes avaient été scellés après le chargement, si bien que même les autorités fiscales ont eu besoin d’un certain temps pour contrôler la nature des produits transportés ;

– que dans ces conditions, aucune faute, aucun manque de diligence ni aucune mauvaise foi ne sauraient lui être imputés ;

– que son activité sur le marché roumain depuis une vingtaine d’années démontre l’absence de toute velléité d’évasion fiscale de sa part, à quelque moment que ce soit ;

– qu’il est anormal que le tribunal départemental se soit dispensé de rechercher l’existence d’une quelconque faute de sa part, en se bornant à faire une application formaliste de la loi.

2. Appréciation de la Cour

a) Les principes généraux

27. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la subordonne à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, en mettant en vigueur les lois qu’ils estiment nécessaires à cette fin. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième règles ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi beaucoup d’autres, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98, et récemment, Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 72, CEDH 2016).

28. Pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1 une ingérence dans le droit de propriété doit être opérée « pour cause d’utilité publique », et « dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux de droit international ». L’ingérence doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52, et Granitul S.A. c. Roumanie, no 22022/03, § 46, 22 mars 2011). Lorsqu’elle contrôle le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’État une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (AGOSI c. Royaume-Uni, 24 octobre 1986, § 52, série A no 108).

29. Enfin, la Cour rappelle qu’en matière de confiscation des biens ayant été utilisés illégalement, pareil équilibre dépend de maints facteurs, parmi lesquels, l’attitude du propriétaire. La Cour doit donc rechercher si les autorités ont eu égard au degré de faute ou de prudence de l’intéressé ou, pour le moins, au rapport entre sa conduite et l’infraction commise. De plus, il convient de prendre en compte la procédure qui s’est déroulée dans l’ordre juridique interne pour évaluer si celle-ci offrait au requérant, compte tenu de la gravité de la mesure susceptible d’être imposée, une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes, en alléguant, le cas échéant, une violation de la légalité ou l’existence de comportements arbitraires ou déraisonnables (AGOSI, précité, §§ 54-55 ; voir également, mutatis mutandis, Riela et autres c. Italie (déc.), no 52439/99, 4 septembre 2001). Le juste équilibre sera rompu si la personne concernée a eu à subir « une charge spéciale et exorbitante » (Waldemar Nowakowski, précité, § 47).

b) L’application de ces principes en l’espèce

30. La Cour relève que le Gouvernement ne conteste pas que la saisie et la confiscation des deux camions-citernes de la société requérante s’analysent en une atteinte au droit de celle-ci au respect de ses biens. Elle observe ensuite que la confiscation des deux biens a été une mesure définitive par laquelle leur propriété a été transférée à l’État (Andonoski précité, § 30, et, a contrario, JGK Statyba Ltd et Guselnikovas c. Lituanie, no 3330/12, § 115, 5 novembre 2013, Hábenczius c. Hongrie, no 44473/06, § 28, 21 octobre 2014). Le Gouvernement n’a pas soutenu non plus qu’il était loisible à la société requérante d’en réclamer la restitution des camions‑citernes (Andonoski précité, § 30, et B.K.M. Lojistik Tasimacilik Ticaret Limited Sirketi c. Slovénie, no 42079/12, § 38, 17 janvier 2017 ; voir, a contrario, C.M. c. France (déc.), no 28078/95, CEDH 2001‑VII). Dans ces conditions, la Cour conclut que l’atteinte subie s’analyse en une privation de propriété au sens du premier alinéa de l’article 1er du Protocole no 1 à la Convention.

31. Sur le point de savoir si l’atteinte au droit de propriété de la requérante était conforme aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour relève que la confiscation litigieuse est intervenue en application des dispositions pertinentes du CPF, à savoir l’article 220 §§ 1 k) et 2 b) (paragraphe 16 ci-dessus).

Dans la mesure où la requérante allègue une violation du principe de légalité, la Cour observe qu’elle soulevé cet argument devant les juridictions nationales (paragraphe 11 ci-dessus), lesquelles l’ont écarté. La Cour n’aperçoit en l’espèce aucune trace d’arbitraire dans l’interprétation en question. Compte tenu de ce qui précède et ayant à l’esprit qu’elle jouit d’une compétence limitée pour vérifier le respect du droit interne (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 108, CEDH 2000‑I), la Cour conclut donc que l’atteinte était conforme au droit interne de l’État défendeur.

32. Par ailleurs, force est de constater que l’intéressée ne conteste pas davantage les considérations d’intérêt général qui ont abouti à la mesure de confiscation. Pour la Cour, à l’examen du régime établi par le CPF, on ne saurait douter que la confiscation des camions-citernes de la requérante répondait à l’intérêt général qu’il y a à réprimer les faits de fraude fiscale (voir, mutatis mutandis, Dukmedjian c. France, no 60495/00, § 56, 31 janvier 2006).

33. Il reste à la Cour à examiner s’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés par les autorités en l’espèce pour garantir l’intérêt général que représente la lutte contre la fraude fiscale, d’une part, et la protection du droit fondamental de la requérante au respect de ses biens, d’autre part.

34. La Cour note qu’en l’espèce, la confiscation des camions-citernes de la société requérante a été décidée dans le cadre d’une procédure contraventionnelle dirigée contre la société propriétaire de la marchandise que la société requérante transportait.

Si le premier tribunal a conclu qu’aucune faute ne pouvait être imputée à la requérante et y a vu motif à déclarer la mesure de confiscation abusive et illégale, le tribunal de dernier ressort s’est départi de cette approche.

Il a ainsi jugé, d’une part, qu’aucune recherche d’une faute propre de la requérante ne s’imposait, car la confiscation s’était opérée en vertu de la loi.

Il a également, d’autre part, déclaré bien-fondé – sans plus de précisions – le moyen de recours de l’administration fiscale tiré de l’absence de diligence du transporteur qui est directement responsable de l’intégrité et de la légalité des biens transportés.

De fait, la Cour constate que, en application des paragraphes 1 k) et 2 b) de l’article 220 du CPF, lus de manière combinée, la confiscation du moyen de transport utilisé pour le transport illégal d’une marchandise soumise au droit d’accise était obligatoire (voir, mutatis mutandis, Andonoski, précité, § 37, et Vasilevski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 22653/08, § 57, 28 avril 2016 ; voir aussi, a contrario, Waldemar Nowakowski précité, § 51). En l’espèce, le tribunal ayant tranché la procédure en dernière instance a considéré qu’il s’agissait d’une confiscation automatique ayant vocation à s’appliquer sans qu’il y eût lieu de distinguer selon que le moyen de transport appartenait au contrevenant lui-même ou à un tiers ni, dans ce dernier cas, de tenir compte de l’attitude personnelle de ce dernier, ou de la nature de son lien avec la contravention. Il s’ensuit que, dans le cadre de la procédure engagée par la requérante, le tribunal départemental a opposé à celle-ci une présomption irréfragable, qui rendait inopérante la thèse de l’intéressée fondée sur son éventuelle bonne foi (paragraphe 14 ci-dessus).

35. Eu égard à l’objet de la contravention en cause, à savoir le transport de produits soumis au droit d’accise effectué en l’absence du « document d’accompagnement de la marchandise » requis, il n’apparaît pas que la mesure de confiscation des camions-citernes échappait aux objectifs des dispositions nationales consistant en la lutte contre la fraude fiscale.

36. Toutefois, la Cour note l’argument du Gouvernement, non contesté par la société requérante, selon lequel celle-ci avait la possibilité de se retourner contre sa cocontractante pour lui demander réparation du préjudice découlé pour elle de la confiscation des camions-citernes, en engageant au besoin une action en responsabilité contractuelle devant les juridictions internes en cas de refus de dédommagement opposé par sa cocontractante (paragraphe 25 ci-dessus).

37. La Cour est d’avis qu’une telle forme de contrôle juridictionnel pourrait en principe répondre aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. En effet, elle rappelle que, dans des affaires précédentes, elle n’a pas écarté la possibilité qu’un tel recours puisse l’amener à conclure à l’existence d’un équilibre entre les moyens employés par les autorités pour garantir l’intérêt général et la protection du droit fondamental de l’individu au respect de ses biens. Dans ces affaires, elle a estimé que les recours n’étaient pas effectifs pour des raisons liées aux cas concrets d’espèce, comme, par exemple, la faillite ou la dissolution de la société commerciale responsable (Merot D.O.O. et Storitve Tir D.O.O. c. Croatie (déc.), nos 29426/08 et 29737/08, § 33, 10 décembre 2013, et Vasilevski, précité, § 60), le risque sérieux de faillite compte tenu de la sévérité des amendes infligées aux auteurs de fraudes (Bowler International Unit c. France, no 1946/06, § 44, 23 juillet 2009), le décès de l’auteur du délit ayant conduit à la confiscation (Vasilevski, précité, § 59) ou l’absence de pratique des tribunaux internes en la matière (Andonoski, précité, § 39). En revanche, lorsqu’un recours permettant au propriétaire du bien confisqué d’obtenir une compensation s’est révélé effectif, la Cour s’est montrée prête à conclure à l’existence d’un équilibre entre les moyens employés par les autorités pour garantir l’intérêt général et la protection du droit fondamental de l’individu au respect de ses biens (Sulejmani c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 74681/11, § 41, 28 avril 2016).

38. En conséquence, il convient de vérifier si, dans la présente affaire, la requérante disposait bien d’un recours de la nature de celui mentionné par le Gouvernement, par le biais duquel elle aurait pu faire valoir plus utilement la thèse de sa bonne foi devant une juridiction nationale.

39. La Cour constate que la Cour constitutionnelle roumaine a été saisie à plusieurs reprises de la question de la constitutionnalité des dispositions de l’article 220 § 2 b) du CPF, qui était mise en doute au nom du respect dû au droit de propriété au motif qu’elles autorisaient la confiscation de biens appartenant à d’autres personnes que le contrevenant.

Or, dans sa décision no 685 du 16 novembre 2006 – antérieure, donc, à la genèse de la présente affaire –, la haute juridiction a estimé que ces dispositions étaient bien constitutionnelles, en considérant : premièrement, qu’en confiant le véhicule au contrevenant, son propriétaire avait assumé le risque que celui-ci vienne à l’utiliser d’une manière pouvant engendrer un danger pour la société ; deuxièmement, qu’il restait en tout état de cause loisible au propriétaire des biens confisqués de réclamer réparation de son préjudice auprès du contrevenant, par le biais d’une action en justice sur la base du contrat qui les liait (paragraphe 17 ci-dessus), et troisièmement, qu’une interprétation différente aurais permis le contournement facile des dispositions légales compte tenu de ce que le contrevenant aurait pu invoquer à sa défense sa qualité de détenteur précaire du moyen de transport, de sorte que l’activité de transport illégal ait pu continuer.

40. La Cour constate donc que, bien avant les faits de la présente requête, la Cour constitutionnelle a confirmé l’existence d’un recours que le propriétaire d’un moyen de transport confisqué pouvait engager contre le contrevenant sur la base des règles générales de la responsabilité civile contractuelle (voir également, mutatis mutandis, Sulejmani, précité, § 41). À ses yeux, cette jurisprudence de la Cour constitutionnelle, comportant une interprétation du droit national faisant autorité, suffit pour conclure à l’effectivité du recours susmentionné.

41. Qui plus est, la Cour note que cette approche a reçu une consécration législative explicite en matière de transport à travers les dispositions de l’article 1961 § 3 du nouveau code civil. Or, cette disposition, bien qu’entrée en vigueur quelques mois après le terme de la procédure judiciaire engagée par la société requérante (paragraphe 20 ci-dessus), était déjà publique depuis juillet 2009, date de la première publication du nouveau code civil.

42. Eu égard à ce qui précède, la Cour est prête à admettre que la société requérante avait à sa disposition un recours judiciaire aux fins de la réparation du préjudice subi. Or, celle-ci n’invoque aucun motif de nature à faire naître un doute quant à l’effectivité dudit recours (voir également, mutatis mutandis, Sulejmani, précité, § 41).

43. Dans ces conditions, la Cour estime qu’un juste équilibre était en l’espèce ménagé entre le respect des droits de l’intéressée protégés par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et l’intérêt général de la société. Il n’y a donc pas eu violation de cette disposition.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juillet 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Marialena TsirliVincent A. De Gaetano
GreffièrePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge E. Kūris ;

– opinion dissidente commune des juges A. Sajó, P. Pinto de Albuquerque et K. Wojtyczek.

V.D.G.
M.T.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE KŪRIS

(Traduction)

1. Le présent arrêt est conforme à la tendance qui domine la jurisprudence de la Cour en matière de compatibilité (ou d’incompatibilité) avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention de la confiscation des biens liés à un crime. J’ai déjà dit quelle était ma position sur cette jurisprudence dans l’opinion dissidente que j’ai jointe au récent arrêt B.K.M. Lojistik Tacimacilik Ticaret Limited Sirketi c. Slovénie (no 42079/12, 17 janvier 2017), qui va, lui, à l’encontre de cette tendance. Il n’est donc pas nécessaire que je me répète.

2. Ici, contrairement à ce qui s’est produit dans l’affaire B.K.M. Lojistik Tacimacilik Ticaret Limited Sirketi (arrêt précité), la majorité (dont je fais partie) ne s’est pas cantonnée au dogme découlant d’une lecture trop littérale (et seulement littérale) de l’article 1 du Protocole no 1, elle a tenu compte, même si ce n’était qu’implicite, du contexte plus large de la lutte contre la contrebande et les autres formes de criminalité (en particulier la criminalité transfrontalière).

3. La présente affaire concerne la culpa in eligendo. L’utilisation de cet outil juridique dans les affaires de ce type vise indéniablement l’objectif légitime d’empêcher la poursuite du crime (ibidem, § 37). Il est vrai que l’outil est controversé et que son application en pratique n’est pas toujours exempte d’erreurs. Cependant, il doit y avoir une raison impérieuse pour que les États membres (la Roumanie n’est pas seule à en faire usage) ne l’abandonnent pas mais continuent de l’utiliser à chaque fois qu’il est applicable. Cette raison n’est pas étrangère au fait que les autorités ne disposent malheureusement que de possibilités limitées de lutter contre la contrebande (et certaines autres formes de criminalité) par des moyens « moins controversés ».

4. Adopter en l’espèce la conclusion inverse, c’est-à-dire conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no 1, aurait non seulement affaibli la justification éprouvée de longue date de l’institution de la culpa in eligendo, mais encore signifié que l’on jetait aux orties, avec le plus grand mépris, la sagesse de la Cour constitutionnelle roumaine. Cette cour a encore confirmé en trois occasions (trois !) la conformité de la disposition pertinente du code de procédure fiscale aux dispositions constitutionnelles relatives à l’inviolabilité de la propriété (paragraphe 17 de l’arrêt). De plus, elle est loin d’être la seule juridiction constitutionnelle d’un État membre à être parvenue à cette conclusion (par exemple, la Cour constitutionnelle lituanienne a encore jugé constitutionnelle la confiscation de l’instrumentum sceleris en 1997).

5. Le critère déterminant pour conclure à la violation ou à la non‑violation de l’article 1 du Protocole no 1 dans les affaires de culpa in eligendo réside dans le point de savoir si le droit interne permet au propriétaire du bien confisqué d’être indemnisé pour le dommage subi. Or le droit roumain le permet expressément, et de façon très claire ; la Cour constitutionnelle roumaine l’a confirmé plus d’une fois. Il serait prétentieux, voire vaniteux, de la part de la Cour de réclamer une preuve « plus certaine ».

6. Avant l’arrêt B.K.M. Lojistik Tacimacilik Ticaret Limited Sirketi (précité), la Cour a longtemps eu pour position de principe de trancher les affaires de culpa in eligendo en tenant compte du fait que la réalité (en particulier la réalité de la criminalité !) ne se laisse pas facilement enfermer dans des formules juridiques déconnectées de la vie élaborées au fond d’une bibliothèque. L’affaire B.K.M. (qui ne concernait pas des faits de contrebande « simple » mais du trafic de drogue) fait figure d’exception. La position de principe susmentionnée doit perdurer, tout du moins si, comme j’aime à le croire, la Cour se soucie réellement du bien public et est sincèrement convaincue que les États membres aussi.

OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES SAJÓ, PINTO DE ALBUQUERQUE ET WOJTYCZEK

1. Le noyau dur de la présente affaire touche à une question cruciale du droit pénal et contraventionnel contemporain : la responsabilité objective du fait d’autrui. La solution apportée à cette question par la majorité conduit à une contradiction flagrante avec un arrêt rendu antérieurement par la Cour. Nous ne partageons pas l’avis de la majorité. À notre avis, il y a eu une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et ce pour les raisons suivantes.

2. La Cour constate que la Cour constitutionnelle roumaine a été saisie à plusieurs reprises de la question de la constitutionnalité des dispositions de l’article 220 § 2 b) du code de procédure fiscale, qui était mise en doute au nom du respect dû au droit de propriété au motif que ces dispositions autorisaient la confiscation de biens appartenant à des personnes autres que le contrevenant. Elle note que, dans sa décision no 685 du 16 novembre 2006, la haute juridiction a estimé que ces dispositions n’étaient pas inconstitutionnelles après avoir considéré, notamment, qu’il restait loisible au propriétaire des biens confisqués de réclamer réparation de son préjudice auprès du contrevenant par le biais d’une action en justice, sur la base du contrat qui les liait[1].

3. Or nous observons que le Gouvernement ne fournit aucun exemple de décision interne démontrant que les juridictions nationales ont suivi l’approche de la Cour constitutionnelle et que les conclusions de cette dernière n’étaient pas, à l’époque des faits, valables uniquement en théorie. En d’autres termes, la présente affaire ne se distingue pas de l’affaire Andonoski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine[2], dans laquelle la Cour a estimé que le recours interne n’était pas efficace à cause de l’absence de pratique des tribunaux internes en la matière. Force est de constater que la majorité a procédé à un revirement « caché » de l’arrêt Andonovski, sans respecter la procédure prévue par l’article 30 de la Convention. Ce fait justifierait à lui seul l’intervention de la Grande Chambre dans cette affaire, mais il existe d’autres arguments rendant cette intervention indispensable au cas où la société requérante ferait usage de la possibilité prévue par l’article 43 de la Convention à cette fin.

4. En effet, on ne saurait spéculer sur l’effectivité du recours mentionné par le Gouvernement, d’autant plus que l’objectif principal de la requérante était la récupération de ses camions-citernes. Il nous semble que la majorité se livre précisément à cet exercice de spéculation quand elle arrive à la conclusion que la société requérante aurait pu employer le recours fondé sur la responsabilité contractuelle pour obtenir réparation du préjudice causé par la confiscation. Dans ces conditions, nous considérons qu’il serait excessif de demander à la requérante d’engager une nouvelle procédure contre sa cocontractante aux fins d’obtention d’une réparation pour les actions des autorités publiques. Par ailleurs, la logique de la majorité entraînerait une décision d’irrecevabilité car, de l’avis de celle-ci, la société requérante avait à sa disposition un recours judiciaire qu’elle n’a pas épuisé. On peine à comprendre comment la majorité a pu arriver à une conclusion de non‑violation à partir de cette argumentation.

5. Qui plus est, la responsabilité de la société requérante ne pouvait pas être engagée dans les circonstances de l’espèce, pour trois raisons.

Premièrement, le contrat conclu entre la société requérante et la société N. stipulait qu’il incombait à cette dernière de « compléter les documents de transport avec les données requises, réelles et correctes »[3]. Cette clause correspondait au cadre légal applicable à l’époque. Cela confirme que la société requérante n’avait nulle obligation de vérifier quel était le liquide contenu dans les camions-citernes. Partant, il ne pouvait lui être reproché de ne pas avoir contrôlé la nature du produit transporté.

Deuxièmement, comme la Cour constitutionnelle, le Gouvernement invoque une responsabilité pour risque[4]. Selon lui, la requérante aurait assumé le « risque de l’illégalité éventuelle des activités de la société N. ». Cette argumentation est hautement problématique dans le domaine du droit pénal et contraventionnel car elle suppose une forme de responsabilité du fait d’autrui. Même en droit civil, la responsabilité du fait d’autrui est exceptionnelle et doit être prévue par la loi. Or le Gouvernement ne présente aucune base légale pour établir la responsabilité du transporteur pour un risque découlant de la marchandise de l’expéditeur. Bien au contraire, la disposition pertinente en l’espèce du code de commerce en vigueur à l’époque des faits, l’article 416, prévoyait la responsabilité de l’expéditeur, et non du transporteur, s’agissant du contenu et de la régularité des documents douaniers ou de tout autre document nécessaire[5].

Troisièmement, en tout état de cause, la société requérante n’a eu aucune possibilité de vérifier la conformité de la marchandise, et un représentant de l’administration fiscale a apposé des scellés après le chargement des deux camions-citernes. En d’autres termes, la société requérante n’a à aucun moment manqué de diligence.

6. Nous ne croyons pas que la confiscation des biens de tiers sans aucune preuve de mauvaise foi, de faute ou même de manque de diligence dans le cadre d’une procédure pénale ou contraventionnelle soit compatible avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Eu égard à la nature punitive de cette mesure, qui est reconnue comme telle par le tribunal départemental lui-même[6], la confiscation automatique et obligatoire des biens des tiers soulève un problème grave non seulement de manque de proportionnalité mais aussi de violation grossière de la présomption d’innocence. La confiscation prévue par la lettre k) de l’article 220 du code de procédure fiscale, appliquée aux deux camions-citernes de la société requérante par les juridictions internes dans la procédure contraventionnelle engagée contre la société N., ne laisse aucune possibilité aux autorités administratives et judiciaires de ne pas procéder à la confiscation en fonction des circonstances de fait, ni même de choisir une autre sanction moins intrusive. Il s’agit donc d’une restriction « aveugle » du droit à la propriété, qui n’opère pas de distinction entre la qualité de propriétaire et celle de détenteur précaire du bien utilisé pour le transport illégal d’une marchandise soumise au droit d’accise. De plus, la sanction est appliquée alors que le juge ne peut ni examiner ni tenir compte des circonstances individuelles des cas d’espèce et, en particulier, du dol du propriétaire.

7. À la lumière de ce qui précède, nous concluons que la confiscation obligatoire des camions-citernes, combinée avec l’absence de possibilité réaliste pour la requérante de se défendre et d’obtenir réparation du préjudice ainsi causé, n’a pas pris suffisamment en compte les intérêts de celle-ci. Par conséquent, tout en reconnaissant la nécessité des mesures de lutte contre la fraude fiscale, et ce même s’il faut laisser une ample marge d’appréciation aux États en la matière, nous estimons que l’ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens n’a pas ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’intéressée. Dès lors, il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

* * *

[1] Paragraphe 17 de l’arrêt.

[2] Andonoski c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 16225/08, 17 septembre 2015.

[3] Paragraphe 7 de l’arrêt.

[4] Paragraphe 17 de l’arrêt pour la position de la Cour constitutionnelle et paragraphe 24 de l’arrêt pour la position du Gouvernement.

[5] Paragraphe 14 de l’arrêt.

[6] Le tribunal départemental parle de la confiscation comme d’une « peine accessoire » (paragraphe 14 de l’arrêt).


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-175425
Date de la décision : 04/07/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : S.C. SERVICE BENZ COM S.R.L.
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : MARZAVAN M.E.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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