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08/01/2013 | CEDH | N°001-115844

CEDH | CEDH, AFFAIRE BUCUR ET TOMA c. ROUMANIE, 2013, 001-115844


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE BUCUR ET TOMA c. ROUMANIE

(Requête no 40238/02)

ARRÊT

Cette version a été rectifiée le 19 juin 2013
conformément à l’article 81 du règlement de la Cour

STRASBOURG

8 janvier 2013

DÉFINITIF

08/04/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Bucur et Toma c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de

:

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis, juges...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE BUCUR ET TOMA c. ROUMANIE

(Requête no 40238/02)

ARRÊT

Cette version a été rectifiée le 19 juin 2013
conformément à l’article 81 du règlement de la Cour

STRASBOURG

8 janvier 2013

DÉFINITIF

08/04/2013

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Bucur et Toma c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Alvina Gyulumyan,
Ján Šikuta,
Luis López Guerra,
Nona Tsotsoria,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis, juges
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 décembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 40238/02) dirigée contre la Roumanie et dont trois ressortissants de cet Etat, MM. Constantin Bucur et Mircea Toma et Mme Sorana Toma (« les requérants »), ont saisi la Cour le 11 novembre 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes Monica Macovei et Dan Mihai, avocats à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Le premier requérant alléguait en particulier la méconaissance de sa liberté d’expression, en raison de sa condamnation pénale à la suite de la divulgation d’informations classées « ultrasecrètes » (article 10 de la Convention), et de son droit à un procès équitable (article 6 de la Convention). Les deuxième et troisième requérants estimaient que leur droit au respect de la vie privée avait été violé du fait de l’interception illégale de leurs communications téléphoniques et de la conservation des enregistrements par le service roumain de renseignements (Serviciul Român de Informaţii, « SRI ») (article 8 de la Convention). Les trois requérants se plaignaient de n’avoir disposé d’aucune voie de recours interne effective qui leur eût permis de se plaindre de la méconnaissance des droits garantis par les articles susmentionnés (article 13 de la Convention).

4. Le 4 septembre 2007, le président de la troisième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permettait l’ancien article 29 § 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

5. A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du Règlement de la Cour), le président de la chambre a désigné Mme Kristina Pardalos pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Les requérants Constantin Bucur et Mircea Toma sont nés en 1952, et la requérante Sorana Toma en 1984[1]. La troisième requérante est la fille du deuxième requérant. Ils résident à Bucarest.

A. Genèse de l’affaire

7. En 1996, le premier requérant travaillait au département de surveillance-enregistrement des communications téléphoniques, dans une unité militaire du SRI basée à Bucarest. Ses tâches consistaient à assurer une surveillance et un enregistrement continus des communications téléphoniques des personnes inscrites dans le registre tenu à cet effet par le département, à vérifier la qualité et la continuité des enregistrements, ainsi qu’à veiller au respect des conditions d’interception (date du début et de la fin des écoutes, identité de la personne dont les communications étaient interceptées, poste intercepté etc.).

8. Dans le cadre de son activité, le premier requérant constata plusieurs irrégularités : toutes les rubriques du registre du département, remplies au crayon, n’étaient pas complètes, à savoir le nom réel de la personne mise sur écoute, le numéro de l’autorisation de mise sur écoute donnée par le procureur, l’adresse du poste mis sur écoute ou le motif justifiant cette mesure, et il n’y avait pas de concordance entre la personne indiquée dans le registre comme étant propriétaire du poste et le titulaire réel. Par ailleurs, un nombre considérable de journalistes, d’hommes politiques et d’hommes d’affaires étaient mis sur écoute, surtout après des affaires retentissantes évoquées dans la presse.

9. Le requérant affirme avoir fait part de ces irrégularités à ses collègues et au chef du département de surveillance-enregistrement. Ce dernier, sur instruction du commandant de l’unité, l’aurait réprimandé, lui aurait conseillé de renoncer à ses allégations et dit qu’il avait des problèmes et des enfants à élever, et aurait déclaré « ce n’est pas nous qui changerons l’ordre des choses ».

10. Les personnes en question s’étant désintéressées du problème, le requérant prit contact avec le député T.C., membre de la commission parlementaire de contrôle du SRI. Ce dernier l’aurait informé que le meilleur moyen de dévoiler au public les irrégularités observées dans l’exercice de ses fonctions était de tenir une conférence de presse. De l’avis de T.C., l’évocation de ces irrégularités devant la commission dont il était membre n’aurait eu aucune suite, compte tenu des liens entre le président de la commission et le directeur du SRI. En effet, d’après T.C., le président de la commission aurait retardé une enquête que celle-ci devait mener au sujet du directeur du SRI. De même, une éventuelle intervention devant la chambre des députés n’aurait eu qu’une portée informative du fait que la chambre n’avait pas la possibilité de prendre des mesures à cet égard. Pour étayer ses allégations, et sur recommandation de T.C., le requérant s’empara de onze cassettes audio contenant les communications téléphoniques de plusieurs journalistes et hommes politiques.

11. Le 13 mai 1996 se tint une conférence de presse. En présence de plusieurs membres du parti România Mare et du député T.C., le requérant rendit publiques les cassettes audio et les irrégularités constatées dans l’activité du SRI. Il justifia ses actes par la volonté de faire respecter les lois roumaines, et en premier lieu la Constitution. Il mentionna que les informations rendues publiques ne constituaient pas des secrets d’État mais la preuve des activités de police politique menées par le SRI, sur ordre de son directeur, au cours d’une année d’élections parlementaires et présidentielles. Les écoutes téléphoniques bénéficiaient selon lui au parti au pouvoir et aux différents partis politiques pour leurs affaires internes. Enfin, le requérant déclara que nul ne pouvait être tenu à la préservation d’un secret d’État aux fins de la dissimulation d’infractions, et qu’il avait déjà observé que ni le président de la République, ni le Conseil suprême de la défense, ni la commission parlementaire de contrôle du SRI n’avaient réagi par le passé, lorsque la presse avait dévoilé des irrégularités d’une gravité exceptionnelle commises par le directeur du SRI.

12. La conférence de presse donnée par le requérant eut un écho retentissant dans les médias locaux et internationaux. Les organisations politiques et non gouvernementales firent plusieurs déclarations à ce sujet.

B. L’enquête de la commission parlementaire de contrôle du SRI

13. Le 15 mai 1996, la commission parlementaire de contrôle du SRI chargea une commission spéciale d’enquêter au sujet des allégations du premier requérant. Celle-ci se rendit dans les locaux du SRI pour procéder à une enquête sur place. D’après les conclusions déposées par le requérant devant le tribunal militaire territorial, cette commission interrogea le directeur du SRI, lequel aurait laissé entendre que les interceptions rendues publiques par le requérant avaient été réalisées par ce dernier pour son propre compte. La commission interrogea également le directeur du département chargé des interceptions, qui aurait déclaré qu’il n’y avait pas d’autorisations pour l’interception des communications d’une partie des personnes indiquées par le requérant.

14. La Cour n’a été informée ni des travaux menés par la commission ni de l’issue de cette enquête.

C. La procédure pénale menée contre Constantin Bucur

15. Le 14 mai 1996, le parquet militaire près la Cour suprême de justice se saisit d’office de l’affaire.

16. Le 20 mai 1996, il procéda à une perquisition au domicile du requérant. Le même jour, ce dernier déposa devant le procureur chargé de l’affaire.

17. Le 27 mai 1996, le requérant fut affecté à l’armée de réserve, perdant ainsi la qualité de militaire d’active.

18. Le 19 juillet 1996, le procureur chargé de l’enquête se rendit au siège du SRI et examina plusieurs registres. Ni le requérant ni son avocat n’en furent informés. Le procureur établit un procès-verbal à cette occasion.

19. Le 31 juillet 1996, des poursuites pénales furent ouvertes à l’encontre du requérant, du chef d’infractions visées par la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale. Il lui était reproché d’avoir recueilli et transmis des informations à caractère secret dans l’exercice de ses fonctions (article 19 de la loi) et d’avoir divulgué et utilisé illégalement des informations obtenues dans l’exercice de ses fonctions et touchant à la vie privée, à l’honneur et à la réputation d’autrui (article 21 de la loi).

20. Le 5 août 1996, le requérant fut également inculpé du chef de vol, infraction punie par les articles 208 et 224 du code pénal, pour avoir soustrait plusieurs cassettes audio des locaux du SRI.

21. Au cours de l’enquête, le requérant sollicita les mesures suivantes : interroger le directeur du SRI, qui aurait affirmé dans la presse et devant la commission parlementaire que les postes téléphoniques indiqués par le requérant n’avaient pas été mis sur écoute, et ordonner au SRI de produire une copie des demandes envoyées au procureur pour obtenir les autorisations légales pour les interceptions et enregistrements, ainsi qu’une copie du registre du parquet où les autorisations avaient été consignées. Par ces demandes de preuve, le requérant entendait démontrer que des autorisations de mise sur écoute avaient été délivrées après la conférence de presse du 13 mai 1996. Le procureur militaire chargé de l’enquête rejeta la demande du requérant sans motiver sa décision.

22. A une date non précisée, neuf personnes physiques et morales qui avaient été mises sur écoute (dont la rédaction du journal A.C.) déposèrent des plaintes pénales pour violation de la correspondance, infraction réprimée par l’article 195 du code pénal.

23. Le 23 octobre 1996, le procureur décida que ces plaintes seraient examinées séparément.

24. Par un réquisitoire du 24 octobre 1996, le parquet militaire prononça le renvoi en jugement du requérant. Le tribunal militaire de Bucarest fut saisi de l’affaire. Ce dernier se déclara incompétent et renvoya l’affaire devant le tribunal militaire territorial (ci-après « le tribunal militaire »).

25. Selon les dires du requérant, le président de la formation de jugement du tribunal militaire, C.L., déclara au début du procès : « Je vais éliminer Bucur » (O să-l rad pe Bucur). Ces paroles furent reprises dans le journal România Mare du 24 octobre 1997.

26. Au cours de la procédure devant les tribunaux, le requérant fut représenté par plusieurs avocats, lesquels s’engagèrent par des déclarations écrites à ne pas divulguer les informations classées ultrasecrètes en vertu du droit interne.

27. La première audience fut fixée au 23 décembre 1996, date à laquelle le tribunal entendit le requérant et le député T.C.

28. Lors de l’audience publique du 7 février 1997, le tribunal entendit onze témoins, dont T.N., membre du parti România Mare, qui avait participé à la conférence de presse du 13 mai 1996, et onze officiers, collègues et supérieurs du requérant. Pendant cette audience, le requérant demanda le renvoi de l’affaire devant le procureur militaire aux fins de la poursuite de l’enquête. Il réclamait que l’on vérifiât que les autorisations de mise sur écoute données par le procureur étaient fondées sur des raisons de sûreté nationale. Le 14 février 1997, les conseils du requérant déposèrent un mémoire à l’appui de cette demande, plaidant que l’examen de l’affaire était indissociable, pour ce qui était des éléments intentionnel et matériel de l’infraction, de l’examen des neuf plaintes pénales soumises par les personnes dont les communications avaient été interceptées par le SRI.

29. Lors de l’audience publique du 21 février 1997, le tribunal militaire rejeta la demande du requérant en se fondant sur les articles 317 et 333 du code de procédure pénale (« CPP »), qui ordonnaient le renvoi du dossier au procureur lorsque l’enquête était incomplète. Le tribunal estima que, dans le cas présent, l’enquête était complète pour ce qui était des faits relatifs au requérant.

30. Pendant la même audience, le requérant demanda notamment les mesures suivantes : l’interrogatoire de V.M., le directeur du SRI à l’époque des écoutes téléphoniques, qui aurait déclaré dans la presse et devant la commission parlementaire que les postes téléphoniques indiqués par le requérant n’avaient pas été mis sur écoute, et l’interrogatoire de R.T., le nouveau directeur du SRI, qui avait affirmé dans les médias qu’il était au courant d’écoutes téléphoniques illégales pratiquées au sein du SRI. Il demanda également qu’il fût ordonné au SRI de produire : copie des demandes envoyées au procureur afin d’obtenir les autorisations légales pour les interceptions et enregistrements, avec toute la documentation y afférente, copie du registre du parquet où les autorisations avaient été consignées, ainsi que les pièces des dossiers constitués à la suite des neuf plaintes pénales introduites par les personnes dont les communications avaient été interceptées. Il demanda également qu’il fût ordonné au SRI de préciser si les écoutes téléphoniques avaient abouti à des poursuites pénales contre les personnes concernées. Le requérant entendait utiliser ces preuves pour démontrer que les autorisations du procureur versées au dossier d’instruction étaient postérieures aux écoutes téléphoniques et qu’en tout état de cause elles n’étaient pas fondées sur des raisons touchant à la sûreté de l’État. Le requérant décida de ne pas engager de procédure d’inscription de faux en écriture publique au sujet des autorisations.

31. L’audience fut reportée au 7, puis au 14 mars 1997.

32. Par une décision du 14 mars 1997, le tribunal militaire jugea que toutes les demandes de preuve susmentionnées n’étaient pas pertinentes. Il déclara que les dépositions de V.M. et de R.T. étaient hors de propos dès lors que les déclarations livrées aux médias ne pouvaient pas faire l’objet d’un examen juridictionnel. Pour ce qui était de la documentation afférente aux demandes d’autorisation, le tribunal estima qu’elle comportait des éléments hautement confidentiels qui étaient étrangers à l’affaire, tout comme le point de savoir si les écoutes téléphoniques avaient débouché sur des enquêtes pénales ou la question de l’issue des neuf plaintes pénales. S’agissant du registre du parquet où étaient consignées les autorisations d’interception, le tribunal constata que les demandes du SRI et les autorisations du parquet portaient des dates certifiées par les autorités publiques et que leur authenticité ne pouvait être vérifiée que par le biais d’une procédure d’inscription de faux en écriture publique, que le requérant avait refusé d’engager.

Néanmoins, constatant qu’il s’agissait de la première affaire portée devant les tribunaux au sujet des articles 19 et 21 de la loi no 51/1991, le tribunal accepta l’administration d’autres preuves sollicitées par le requérant : audition de six témoins, production des autorisations de mise sur écoute des postes en cause dans les cassettes rendues publiques lors de la conférence de presse, remise du règlement d’organisation de la commission parlementaire de contrôle du SRI (afin que puissent être établies les modalités de saisine de cette commission par les intéressés), et présentation du procès-verbal de l’audience tenue par cette commission le 15 mai 1996 (en vue de sa comparaison avec les différentes déclarations faites durant l’enquête pénale).

En outre, le tribunal décida d’office l’administration d’autres preuves. Ainsi, il ordonna au parquet général de verser au dossier les demandes d’autorisations de mise sur écoute, les sténogrammes des réunions des chambres réunies du Parlement et de ses commissions juridiques au cours desquelles la loi no 51/1991 avait été débattue et adoptée, ainsi que l’audition de six autres témoins.

33. Le 28 mars 1997, le tribunal nota que le parquet avait produit les autorisations de mise sur écoute des postes en cause dans les cassettes rendues publiques par le requérant lors de la conférence de presse, ainsi que les demandes d’autorisations de mise sur écoute. Compte tenu du caractère ultrasecret de ces documents, le tribunal les versa dans un volume distinct (volume no 9) constitué à cet effet. Il entendit également deux témoins. L’audience fut reportée afin de permettre l’administration des autres preuves.

34. Le 11 avril 1997, le tribunal entendit deux autres témoins, dont le deuxième requérant, Mircea Toma, journaliste au journal A.C.. Celui-ci dénonça le caractère illégal de l’interception de ses communications à partir des postes téléphoniques installés à son domicile et dans la rédaction du journal A.C. où il travaillait, ainsi que le refus du parquet de mener une véritable enquête à la suite de la plainte pénale déposée au nom du journal. Le tribunal ajourna l’audience pour permettre au parquet et au SRI de déposer leurs conclusions sur l’exception d’inconstitutionnalité des dispositions de la loi no 51/1991 soulevée entre-temps par le premier requérant.

35. Le 21 avril 1997, le tribunal suspendit l’examen de l’affaire et saisit la Cour constitutionnelle au sujet de l’exception en question.

36. Par une décision du 12 septembre 1997, la Cour constitutionnelle rejeta l’exception d’inconstitutionnalité.

37. Le 12 janvier 1998, après la reprise de l’examen de l’affaire, le tribunal militaire ajourna l’audience à la demande de l’avocat du premier requérant, qui était dans l’impossibilité de se présenter devant le tribunal.

38. Le 9 février 1998, le tribunal entendit trois témoins. A cette audience, le requérant dénonça plusieurs erreurs dans la réponse du parquet général quant aux autorisations délivrées.

39. Du 9 mars au 4 août 1998, le tribunal ajourna l’audience à six reprises, principalement en raison de l’absence des cinq derniers témoins cités à comparaître ; il entendit finalement deux d’entre eux.

40. Le 22 septembre 1998, le requérant déposa des conclusions écrites. Il plaidait qu’il n’avait méconnu aucune des valeurs protégées par la loi pénale et que la condition de l’existence d’un péril social, à laquelle était subordonnée la répression d’un acte par le droit pénal, n’était pas remplie en l’espèce. Il souligna en particulier que le but de son action avait été de rendre publiques les illégalités commises au sein du SRI au détriment de personnes privées, et de faire ainsi respecter les droits garantis par la Constitution. S’agissant des autres voies qu’il aurait pu emprunter pour dénoncer ces irrégularités, le requérant souligna que tout recours hiérarchique était inutile compte tenu de la position prise par le directeur du SRI postérieurement à la conférence de presse, et du fait qu’il avait pris contact avec le député T.C., membre de la commission parlementaire de contrôle du SRI. En outre, l’infraction prévue à l’article 19 de la loi no51/1991 exigeait qu’il y ait eu intention de participer à des actions menaçant la sûreté nationale, alors qu’il avait pour sa part agi de bonne foi. Le requérant évoqua également la violation de sa liberté d’expression, dans l’éventualité d’une condamnation pénale. Les conclusions étaient fondées, entre autres, sur les pièces classées ultrasecrètes et versées au volume no 9 du dossier.

41. Par un jugement du 20 octobre 1998, le tribunal militaire condamna le requérant à une peine de deux ans d’emprisonnement avec sursis pour vol, collecte et transmission illégales d’informations à caractère secret ainsi que divulgation et utilisation illégales de données touchant à la vie privée, à l’honneur et à la réputation des personnes.

Le tribunal basa son verdict sur le fait que les interceptions téléphoniques avaient été réalisées en vertu d’autorisations délivrées par les procureurs et versées au dossier. Sur le même fondement, il écarta les allégations du requérant relatives à ses doutes quant à la légalité des interceptions. Le tribunal observa aussi que l’intéressé n’avait pas dénoncé ces prétendues irrégularités auprès de la direction du SRI, ni saisi la commission parlementaire de contrôle du SRI. S’agissant de l’élément intentionnel des infractions, le tribunal estima que l’accord donné par le requérant au député T.C. pour dévoiler au public le contenu des cassettes prouvait l’existence de l’intention exigée par la loi pour que l’on puisse qualifier ces faits d’infractions.

Le tribunal releva également que, comme cela ressortait d’une note produite par le SRI, selon la règlementation interne de cet organe, les cassettes contenant les communications téléphoniques étaient transmises au département chargé de la transcription des données ; si aucune demande de transcription n’était formulée dans un délai de dix jours par l’unité qui avait demandé l’interception des communications, les données étaient effacées et les cassettes restituées au département de surveillance-enregistrement aux fins de leur réutilisation.

42. Le requérant interjeta appel devant la cour militaire d’appel.

43. Le 5 avril 1999, la cour d’appel ajourna l’audience en raison de la citation irrégulière du SRI. Le 26 avril et le 12 mai 1999, la cour d’appel ajourna l’audience à la demande des représentants du requérant, qui étaient dans l’impossibilité de se présenter devant le tribunal. Le 2 juin 1999, le tribunal chargea un avocat commis d’office de représenter le requérant et ajourna l’audience pour lui permettre de prendre connaissance du dossier.

44. Lors de l’audience du 7 juin 1999, à laquelle le requérant ne se présenta pas, l’avocat commis d’office demanda que l’on versât au dossier les demandes envoyées au procureur pour obtenir les autorisations légales relatives aux interceptions ainsi qu’une copie du registre du parquet répertoriant ces autorisations. La cour militaire d’appel jugea que ces preuves avaient été déjà administrées et, dès lors, rejeta la demande de l’avocat.

45. Par un arrêt du 14 juin 1999, la cour militaire d’appel confirma le jugement rendu en première instance.

46. Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt devant la Cour suprême de justice.

47. Le 16 décembre 1999, le 30 mars 2000, le 22 juin 2000, le 19 octobre 2000, le 18 janvier 2001, le 28 juin 2001 et le 14 février 2002, la Cour suprême de justice ajourna l’audience à la demande du requérant, qui entendait se faire représenter par un avocat de son choix ou défendre lui‑même sa cause. Le 8 février et le 25 octobre 2001, la juridiction suprême rejeta les demandes du requérant tendant au renvoi de l’affaire au parquet et à la clôture de la procédure, demandes fondées sur le fait que le 26 novembre 2000 il avait été élu député, fonction qui lui garantissait l’immunité parlementaire. Le 22 novembre 2001, la Cour suprême de justice ajourna l’audience afin qu’il puisse être statué sur une demande de récusation formée par le requérant. Le 17 janvier 2002, elle ajourna l’audience pour permettre au requérant de produire ses moyens de pourvoi. Les débats eurent lieu le 11 avril 2002.

48. Par un arrêt du 13 mai 2002, la Cour suprême de justice rejeta l’exception du requérant relative à son immunité parlementaire, après avoir constaté qu’il était devenu député le 26 novembre 2000, soit après son renvoi en jugement. Sur le fond, elle rejeta le pourvoi du requérant, confirmant le raisonnement de la juridiction de première instance.

D. L’interception des communications téléphoniques des deuxième et troisième requérants

49. L’une des cassettes que Constantin Bucur avait prises et rendues publiques contenait l’enregistrement d’une conversation téléphonique qui avait eu lieu le 12 avril 1996 entre la troisième requérante, la fille mineure du deuxième requérant, et sa mère, à partir du poste installé au domicile des deuxième et troisième requérants.

50. Le deuxième requérant, Mircea Toma, et certains de ses collègues de la rédaction du journal A.C. déposèrent une plainte pénale dénonçant les interceptions illégales des communications téléphoniques faites à partir des postes téléphoniques appartenant au journal. Le 28 novembre 1996, la rédaction du journal reçut une note l’informant que les interceptions en question visaient un certain membre de la rédaction et avaient été réalisées avec l’autorisation du procureur.

51. Le 11 avril 1997, à l’occasion de son audition par le tribunal militaire dans le cadre du procès pénal contre le premier requérant, le deuxième requérant dénonça le caractère illégal de l’interception de ces communications à partir des postes téléphoniques installés à son domicile ou dans la rédaction du journal A.C. où il travaillait, ainsi que le fait que le parquet refusait de mener une véritable enquête à la suite de la plainte pénale déposée à ce sujet au nom du journal (paragraphe 34 ci-dessus). Le tribunal ne donna aucune suite aux dénonciations du deuxième requérant.

52. Malgré plusieurs demandes adressées aux autorités, les requérants ne purent obtenir copie des différents documents versés au dossier pénal, notamment des demandes d’autorisation, des autorisations d’interception ou des transcriptions des communications téléphoniques, en raison de leur caractère ultrasecret. Néanmoins, le 29 mai 2003, le deuxième requérant et son avocate, Me Macovei, prirent connaissance d’une partie des pièces du dossier pénal auprès du siège du tribunal militaire. Le deuxième requérant apprit ainsi que les postes téléphoniques de la rédaction du journal A.C. et celui installé à son domicile avaient été mis sur écoute, sur autorisation du procureur délivrée le 16 novembre 1995. La durée de validité de cette autorisation avait couru jusqu’au 15 mai 1996.

53. Pendant le court laps de temps où elle fut autorisée à consulter le dossier, l’avocate du deuxième requérant copia à la main la demande du SRI tendant à l’interception des communications téléphoniques de M. Toma, ainsi que l’autorisation délivrée par le procureur à cette fin. De la lecture de ces copies, qui ont été transmises à la Cour, il ressort que la demande d’autorisation d’interception est basée sur le fait que le SRI détenait des informations et des indices donnant à penser que M. Toma menait des activités qui constituaient une menace pour la sûreté nationale de la Roumanie, sans davantage de précisions quant aux informations et indices en question. L’autorisation du procureur en date du 16 novembre 1995 n’est pas plus motivée.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

54. La disposition pertinente du code pénal est ainsi libellée :

Article 263 § 1
L’omission de saisir les autorités judiciaires

« Le fait, pour un agent public ayant pris connaissance de la commission d’une infraction liée au service dans lequel il exerce ses fonctions, d’omettre de saisir aussitôt le procureur ou l’autorité de poursuite, en application des règles de procédure pénale, est passible d’une peine allant de trois mois à cinq ans d’emprisonnement. »

55. Les dispositions pertinentes de la loi no 51/1991 du 29 juillet 1991 sur la sûreté nationale de la Roumanie énoncent :

Article 3

« Constituent une menace pour la sûreté nationale de la Roumanie :

a) les plans et actions qui visent à atteindre ou anéantir la souveraineté, l’unité, l’indépendance ou l’indivisibilité de l’État roumain ;

b) les actions qui ont pour finalité directe ou indirecte de provoquer une guerre contre l’État ou une guerre civile, qui facilitent l’occupation militaire étrangère (...) ;

c) la trahison par l’aide apportée aux ennemis ;

d) les actions armées ou tous autres actes violents qui visent à affaiblir les pouvoirs de l’État ;

e) l’espionnage, la transmission de secrets d’État à un pouvoir ou à une organisation étrangers ou à leurs agents, la détention illégale de documents ou de secrets d’État en vue de leur transmission à un pouvoir ou à une organisation étrangers (...) ;

f) le sabotage ou toute action qui vise à détruire par la force les institutions démocratiques de l’État ou qui porte gravement atteinte aux droits et aux libertés fondamentales des citoyens roumains ou qui pourrait porter atteinte à la capacité de défense ou à d’autres intérêts similaires du pays, ainsi que les actes de destruction ou de dégradation (...) des infrastructures nécessaires au bon déroulement de la vie socioéconomique ou à la défense nationale ;

g) les actions par lesquelles il est porté atteinte à la vie, à l’intégrité physique ou à la santé des personnes qui remplissent d’importantes fonctions au sein de l’État (...) ;

h) la conception, l’organisation ou la commission d’actions totalitaires ou extrémistes de nature communiste, fasciste, raciste, séparatiste (...) ;

i) les actes terroristes, leur conception ou l’appui donné à de tels actes (...) ;

j) les attentats contre une collectivité (...) ;

k) le vol d’armement, de munitions, de matières explosives, radioactives ou toxiques auprès des unités autorisées à les détenir, la contrebande de telles matières (...), ainsi que le port illégal d’armes ou de munitions si cela met en danger la sûreté nationale ;

l) la création ou la constitution d’une organisation (...) ayant pour finalité l’une des activités énumérées aux points a) à k) ci-dessus, ainsi que le fait, pour des organisations et groupes constitués en conformité avec la loi, de se livrer en secret à de telles activités. »

Article 4

« Les dispositions de l’article 3 ne peuvent être interprétées ou utilisées aux fins de restreindre ou de supprimer le droit de défendre une cause légitime ou le droit de manifester une opposition ou un désaccord idéologique, politique, religieux ou autre, qui sont garantis par la Constitution ou d’autres lois.

Aucune personne ne pourra faire l’objet de poursuites à cause de la libre expression de ses opinions politiques ou d’une immixtion dans sa vie privée ou familiale, sa propriété, sa correspondance ou ses communications, ni d’une atteinte à son honneur ou à sa réputation si elle n’a pas commis un acte constituant, selon la loi, une menace pour la sûreté nationale. »

Article 8

« L’activité de renseignement aux fins de la sauvegarde de la sûreté nationale est mise en œuvre par le service roumain de renseignements, organe spécialisé dans la collecte d’informations à l’intérieur du pays (...) »

Article 10

« L’activité de renseignement aux fins de la sauvegarde de la sûreté nationale est couverte par le secret d’État. »

Article 13

« Les situations prévues à l’article 3 constituent le fondement légal en vertu duquel il est loisible aux organes compétents en matière de sûreté nationale de demander au procureur, dans les cas justifiés et dans le respect des dispositions du code de procédure pénale, l’autorisation d’accomplir les actes suivants en vue de recueillir des informations : l’interception de communications (...)

Les autorisations sont délivrées par des procureurs spécialement désignés par le procureur général de Roumanie. (...) Le procureur émet un mandat qui doit contenir : son accord quant aux catégories de communications pouvant être interceptées ou aux catégories d’informations, de documents ou d’objets pouvant être recueillis ; si elle est connue, l’identité de la personne dont les communications doivent être interceptées ou qui se trouve en possession des informations ou données devant être recueillies ; dans la mesure du possible, la description générale du lieu où seront mises en œuvre les activités autorisées ; la durée de validité du mandat.

La durée de validité du mandat ne peut dépasser six mois. Dans les cas justifiés, le procureur général peut, sur demande, proroger la durée du mandat ; aucune prolongation ne peut toutefois dépasser trois mois.

Toute personne qui s’estime indûment lésée par les activités qui font l’objet du mandat [du procureur] peut déposer une plainte auprès du procureur hiérarchiquement supérieur à celui qui a émis le mandat. »

Article 16

« Les moyens d’obtention des informations nécessaires à la sauvegarde de la sûreté nationale ne doivent en aucune façon léser les droits et libertés des citoyens, leur vie privée, leur honneur ou leur réputation (...) Toute personne qui s’estime lésée (...) peut saisir les commissions permanentes de la défense et de l’ordre public des deux chambres du Parlement. »

Article 19

« Le lancement, l’organisation et la création sur le territoire roumain de structures d’information susceptibles de porter atteinte à la sûreté nationale, tout appui ou adhésion à ces structures, la possession, la construction ou l’utilisation illégales de moyens spécifiques d’interception de communications, ainsi que la collecte et la transmission d’informations à caractère secret ou confidentiel, par tout moyen illégal, constituent une infraction passible d’une peine allant de deux à sept ans d’emprisonnement, si les actes en question ne constituent pas une infraction plus grave.

La tentative est également punissable. »

Article 20

« La mise en œuvre sans autorisation d’activités soumises à autorisation en vertu de l’article 13 (...), ou le fait d’excéder l’autorisation octroyée sont passibles d’une peine allant de un à cinq ans d’emprisonnement, si les actes en question ne constituent pas une infraction plus grave.

Le fait pour un fonctionnaire de divulguer des activités autorisées en vertu de l’article 13 ou de refuser ou d’entraver leur exécution est passible de la même peine.

La tentative est également punissable. »

Article 21

« Les informations touchant à la vie privée, à l’honneur et à la réputation des personnes, recueillies incidemment dans le cadre de la collecte des données nécessaires à la sûreté nationale, ne peuvent pas être rendues publiques.

La divulgation ou l’utilisation illégales, par les agents des services de renseignements, des données visées au premier alinéa constituent une infraction passible d’une peine allant de deux à sept ans d’emprisonnement.

La tentative est également punissable. »

56. Les dispositions pertinentes de la loi no 14 du 24 février 1992 sur l’organisation et le fonctionnement du service roumain de renseignements sont ainsi libellées :

Article 2

« Le service roumain de renseignements organise et déploie toute activité visant à recueillir, vérifier et utiliser les renseignements nécessaires pour connaître, prévenir et contrecarrer les actions qui, au regard de la loi, menacent la sûreté nationale de la Roumanie. »

Article 8

« Le service roumain de renseignements est autorisé à détenir et à utiliser tout moyen adéquat pour obtenir, vérifier, classer et conserver des informations touchant à la sûreté nationale, dans les conditions prévues par la loi. »

Article 10

« Dans les circonstances qui constituent une menace pour la sûreté nationale de la Roumanie, le service roumain de renseignements, par l’intermédiaire de fonctionnaires spécialement désignés, sollicite auprès du procureur l’autorisation de procéder aux mesures autorisées en vertu de l’article 13 de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale de la Roumanie. »

Article 45

« Tous les documents internes du service roumain de renseignements sont couverts par le secret d’État, sont conservés dans les propres archives dudit service et ne peuvent être consultés qu’avec l’approbation du directeur, dans les conditions prévues par la loi.

Les documents, données et renseignements détenus par le service roumain de renseignements ne peuvent tomber dans le domaine public que quarante ans après leur archivage. »

57. Les dispositions relatives au statut des procureurs et des juridictions militaires en vigueur à l’époque des faits, à savoir les articles pertinents de la Constitution, de la loi no 54 du 9 juillet 1993 sur l’organisation des juridictions militaires et des parquets militaires (« la loi no 54/1993 ») et du CPP figurent dans les arrêts Maszni c. Roumanie (no 59892/00, §§ 24-25, 21 septembre 2006) et Begu c. Roumanie (no 20448/02, § 63, 15 mars 2011).

58. La loi no 571/2004 sur la protection des agents des autorités, des institutions et des autres unités publiques qui signalent des violations de la loi a été adoptée le 14 décembre 2004. Les principes généraux établis par cette loi sont notamment les suivants : le principe de responsabilité (selon lequel l’agent qui signale une violation de la loi ou de normes déontologiques ou professionnelles doit étayer sa plainte par des informations ou des faits relatifs à l’acte commis) ; le principe de bonne conduite (selon lequel est protégé et encouragé l’acte de signalement, dans l’intérêt public, lorsqu’il s’agit d’intégrité publique et de bonne gestion, dans le but d’accroître la capacité administrative et le prestige des autorités publiques visées par la loi) ; le principe de bonne foi (selon lequel est protégé par la loi l’agent qui donne l’alerte au sujet de faits qu’il estime réels et contraires à la loi) (article 4). L’alerte peut être donnée auprès d’une ou de plusieurs des entités suivantes, sans ordre de préférence : le supérieur hiérarchique, le directeur de l’autorité concernée, les commissions disciplinaires, les autorités judiciaires, les autorités chargées d’enquêter sur les conflits d’intérêts et les incompatibilités, les commissions parlementaires, les médias, les organisations professionnelles, syndicales ou patronales et les organisations non gouvernementales (article 6). Les donneurs d’alerte bénéficient de la présomption de bonne foi (article 7 a). Dans les litiges relevant du droit du travail, les tribunaux peuvent annuler les sanctions disciplinaires et administratives infligées au donneur d’alerte si la sanction a été appliquée à la suite d’un signalement opéré de bonne foi et dans l’intérêt public (article 9).

59. Le document accompagnant le rapport de la Commission européenne au Parlement européen et au Conseil sur les progrès réalisés par la Roumanie au titre du mécanisme de coopération et de vérification, daté du 22 juillet 2009, renferme le passage suivant (traduction non officielle) :

« En ce qui concerne les fonctionnaires publics, les données collectées par l’Agence nationale des fonctionnaires publics révèlent qu’au cours de l’année 2008 les commissions disciplinaires ont examiné 837 plaintes et infligé 375 sanctions. La majorité de ces sanctions consistent en des avertissements écrits, mais il y a également eu 38 licenciements. Par ailleurs, 48 affaires ont donné lieu à un renvoi en vue de l’ouverture d’une enquête pénale. Chose étonnante, une petite partie seulement de ces plaintes ont été déposées par la société civile (seulement 15 %) et uniquement 9 par des donneurs d’alerte. La plupart des plaintes ont été déposées par des responsables ou directeurs d’institutions (...) La mise en œuvre et la sensibilisation au sujet des politiques de signalement (en particulier leur aspect visant à la confidentialité) dans le cadre des institutions doivent être renforcées ».

III. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS

60. Les passages pertinents de la Recommandation no R(2000)10 du Comité des Ministres sur les codes de conduite pour les agents publics, adoptée le 11 mai 2000, sont ainsi libellés :

Article 11

« En tenant dûment compte du droit d’accès aux informations officielles, l’agent public doit traiter de manière adéquate, avec toute la confidentialité nécessaire, toutes les informations et tous les documents acquis dans l’exercice, ou à l’occasion de l’exercice, de ses fonctions. »

Article 12 §§ 5 et 6 – Faire rapport

« 5. L’agent public doit signaler aux autorités compétentes toute preuve, allégation ou soupçon d’activité illégale ou criminelle concernant la fonction publique dont il ou elle a connaissance dans ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions. L’enquête sur les faits rapportés incombe aux autorités compétentes.

6. L’administration publique doit veiller à ce que l’agent public qui signale un cas prévu ci-dessus sur la base de soupçons raisonnables et de bonne foi ne subisse aucun préjudice. »

61. Le 19 avril 2007, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la Résolution 1551 (2007) sur l’équité des procédures judiciaires dans les affaires d’espionnage ou de divulgation de secrets d’État. Les paragraphes pertinents se lisent ainsi :

« 1. L’Assemblée parlementaire considère que la légitime protection des secrets d’État ne doit pas devenir un prétexte pour restreindre indûment la liberté d’expression ou d’information, la coopération scientifique internationale et le travail des avocats et d’autres défenseurs des droits de l’homme.

2. Elle rappelle l’importance de la liberté d’expression et d’information dans une société démocratique, dans laquelle il doit être possible de dénoncer librement la corruption, les violations des droits de l’homme, la destruction de l’environnement et tout autre abus de pouvoir.

(...)

5. L’Assemblée constate que la législation de nombreux États membres du Conseil de l’Europe relative au secret d’État est plutôt vague ou couvre un champ trop large, ce qui fait qu’elle peut être interprétée de manière à englober toute une série d’activités légitimes des journalistes, des scientifiques, des avocats ou d’autres défenseurs des droits de l’homme.

6. (...) La Cour européenne des Droits de l’Homme, pour sa part, a conclu que l’interdiction faite à la presse par la justice britannique de publier des articles rendant compte d’un livre (Spycatcher) censé contenir des informations secrètes était « disproportionnée », étant donné que l’ouvrage était déjà diffusé à l’étranger.

(...)

9. Elle appelle les autorités judiciaires de tous les pays concernés et la Cour européenne des Droits de l’Homme à trouver un équilibre approprié entre, d’une part, l’intérêt des pouvoirs publics à protéger le secret d’État et, d’autre part, la liberté d’expression et la libre circulation des informations dans le domaine scientifique ainsi que l’intérêt que présente, pour la société, la dénonciation des abus de pouvoir.

10. L’Assemblée constate que les procédures pénales pour violation du secret d’État sont particulièrement sensibles et sujettes à des abus motivés par des raisons politiques. En conséquence, elle considère que les principes suivants revêtent, pour toutes les personnes et les instances concernées, un caractère vital pour garantir l’équité de ces procédures :

10.1. les informations qui sont déjà du domaine public ne peuvent être considérées comme des secrets d’État et leur divulgation ne peut être assimilée à de l’espionnage et réprimée à ce titre, même si la personne concernée collecte, résume, analyse ou commente ces informations. Il en est de même pour la participation à la coopération scientifique internationale et pour la dénonciation de la corruption, de violations des droits de l’homme, de la destruction de l’environnement ou de tout autre abus d’autorité de la part des pouvoirs publics (whistle-blowing) ;

10.2. la législation relative au secret d’État, y compris les listes d’informations secrètes pouvant servir de base aux poursuites pénales, doit être claire et, avant tout, publique. Des arrêtés secrets pouvant justifier des responsabilités pénales ne peuvent pas être considérés comme compatibles avec les normes juridiques du Conseil de l’Europe et devraient être abrogés dans tous les États membres ;

(...)

10.5. les tribunaux devraient veiller à garantir l’équité des procès en prêtant une attention particulière au principe de l’égalité des armes entre le ministère public et la défense (...)

10.7. de plus, les civils ne doivent pas, en règle générale, être jugés par des juridictions militaires ; et il faut souligner que tous les procès doivent être conduits par des cours et des tribunaux compétents, indépendants et impartiaux, selon des procédures conformes aux principes internationaux d’équité ; (...) »

62. Le septième rapport général d’activité du GRECO (Groupe d’États contre la corruption), adopté lors de sa 32e réunion plénière, tenue du 19 au 23 mars 2007, contient un chapitre sur la protection des donneurs d’alerte. Celui-ci relève que seuls la Norvège, la Roumanie, le Royaume-Uni et les États-Unis avaient jusqu’alors choisi d’adopter des législations spécifiques en matière de signalement, et comporte notamment le passage suivant :

« Divulgation d’informations confidentielles

Les donneurs d’alerte peuvent avoir besoin d’être assurés qu’ils ne s’exposent pas à des sanctions disciplinaires en révélant des informations confidentielles. Dans plusieurs États membres, la législation est claire sur l’idée que les fonctionnaires qui font des signalements par les canaux appropriés ne peuvent pas être accusés de violation de leur devoir de confidentialité (exemples : France, Espagne). La loi britannique dispose que toute obligation contractuelle de confidentialité est nulle dans la mesure où elle empêche un travailleur de faire des révélations sous protection. Toutefois, si le donneur d’alerte commet une infraction en faisant des révélations, il n’est pas protégé. L’effet principal de cette disposition est d’exclure les divulgations qui constituent une menace pour la sécurité nationale et sont en infraction avec la loi sur le secret d’État (Official Secrets Act). »

63. Le 29 avril 2010, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté la Résolution 1729(2010) sur la protection des « donneurs d’alerte » (« toute personne soucieuse qui tire la sonnette d’alarme afin de faire cesser des agissements pouvant représenter un risque pour autrui ») afin de renforcer la responsabilisation et de mieux lutter contre la corruption et la mauvaise gestion, dans le secteur tant public que privé. Après avoir constaté que la plupart des États membres du Conseil de l’Europe ne disposent pas de textes législatifs complets pour la protection des donneurs d’alerte, même si bon nombre d’entre eux possèdent dans leurs systèmes juridiques des réglementations couvrant différents aspects de la question et régissant les relations de travail, la procédure pénale, les médias, ainsi que des mesures spécifiques de lutte contre la corruption, l’Assemblée parlementaire a invité tous les États membres à passer en revue leur législation sur la protection des donneurs d’alerte, en gardant à l’esprit les principes directeurs suivants :

« Protection des « donneurs d’alerte »

6.1.1. la définition des révélations protégées doit inclure tous les avertissements de bonne foi à l’encontre de divers types d’actes illicites, y compris toutes les violations graves des droits de l’homme, qui affectent ou menacent la vie, la santé, la liberté et tout autre intérêt légitime des individus en tant que sujets de l’administration publique ou contribuables, ou en tant qu’actionnaires, employés ou clients de sociétés privées ;

6.1.2. la législation devrait donc couvrir les donneurs d’alerte des secteurs à la fois public et privé, y compris les membres des forces armées et des services de renseignements ; et

6.1.3. elle devrait codifier les points pertinents dans les domaines du droit suivants :

6.1.3.1. droit du travail – en particulier protection contre les licenciements abusifs et les autres formes de représailles liées à l’emploi ;

6.1.3.2. droit pénal et procédure pénale – en particulier protection contre des poursuites pénales pour diffamation, ou violation du secret commercial ou du secret d’État, et protection des témoins ;

6.1.3.3. droit des médias – en particulier protection des sources journalistiques (...)

6.2.3. Lorsqu’il n’existe pas de voies internes pour donner l’alerte, ou qu’elles ne fonctionnent pas correctement, voire qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’elles fonctionnent correctement étant donné la nature du problème dénoncé par le donneur d’alerte, il conviendrait de la même manière de protéger celui qui utilise des voies externes, y compris les médias.

6.2.4. Tout donneur d’alerte doit être considéré comme agissant de bonne foi, sous réserve qu’il ait des motifs raisonnables de penser que l’information divulguée était vraie, même s’il s’avère par la suite que tel n’était pas le cas, et à condition qu’il n’ait pas d’objectifs illicites ou contraires à l’éthique.

6.2.5. La législation pertinente devrait assurer aux donneurs d’alerte de bonne foi une protection fiable contre toute forme de représailles par le biais d’un mécanisme d’application qui permettrait de vérifier la réalité des agissements dénoncés par le donneur d’alerte et de demander à l’employeur de remédier à la situation, y compris temporairement, en attendant que toute la lumière soit faite, et par le biais d’un dédommagement financier approprié, si les conséquences des représailles ne peuvent pas être raisonnablement annulées.

(...) »

64. Les extraits pertinents des documents et de la jurisprudence internationaux relatifs aux secrets d’État figurent dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, §§ 39-44, CEDH 2007‑V). Il apparaît que, si probablement tous les États membres du Conseil de l’Europe ont adopté des réglementations destinées à préserver le caractère confidentiel ou secret de certaines données sensibles et à poursuivre les agissements contraires à ce but, ces réglementations font preuve d’une grande diversité non seulement par rapport à la définition du secret et à la manière de gérer les domaines sensibles tombant dans leur compétence, mais aussi quant aux modalités et conditions de poursuite de l’auteur d’une divulgation illicite d’informations (Stoll, précité, § 107).

65. Les extraits pertinents des documents internationaux relatifs à la corruption et à la protection des employés sont présentés dans l’arrêt Guja c. Moldova ([GC], no 14277/04, §§ 43-46, 12 février 2008).

66. Les extraits pertinents de la Résolution intérimaire RésDH(2005)57 relative à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 4 mai 2000 dans l’affaire Rotaru c. Roumanie ([GC], no 28341/95, CEDH 2000-V), adoptée par le Comité des Ministres le 5 juillet 2005, lors de la 933e réunion des Délégués des Ministres, par laquelle les autorités roumaines ont été appelées à adopter rapidement les réformes législatives nécessaires afin de répondre aux critiques formulées par la Cour dans son arrêt sur le système roumain de collecte et d’archivage des informations par les services secrets, figurent dans l’arrêt Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie (nos 33810/07 et 18817/08, § 109, 24 mai 2011).

EN DROIT

I. SUR LE RESPECT DE L’ARTICLE 38 DE LA CONVENTION

67. Afin de pouvoir apprécier le bien-fondé des griefs des requérants, et compte tenu de la nature des accusations formulées, lors de la communication de la présente affaire au gouvernement roumain, le 10 septembre 2007, la Cour a invité celui-ci à fournir une copie de l’intégralité du dossier afférent à la procédure pénale menée dans cette affaire contre le premier requérant.

68. Dans ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête, le Gouvernement a fait savoir qu’il était dans l’impossibilité de produire devant la Cour l’intégralité du dossier de l’enquête pénale menée en l’espèce (les volumes nos 1 et 2, à l’exception des pièces qui sont des articles de journaux ou la transcription des cassettes dont le premier requérant s’était emparé). Il n’a pas pu non plus fournir le volume no 9 du dossier constitué au stade du jugement de l’affaire par les tribunaux et contenant, entre autres, les demandes d’autorisation et les autorisations d’interception des communications téléphoniques litigieuses. Le Gouvernement a produit une note du SRI datée du 28 décembre 2007, par laquelle ce dernier indique que les volumes susmentionnés contiennent des secrets d’État qui ne peuvent être divulgués, leur déclassification relevant, en vertu de la loi no 182/2002 sur la protection des informations classifiées, des attributions du Gouvernement ; dans cette note, le SRI estime également que la classification comme secrets d’État des volumes susmentionnés est en conformité avec le droit interne et international, y compris avec la Convention et la jurisprudence de la Cour.

69. Dans une note datée du 29 mai 2003, les avocats du requérant dans la procédure devant la Cour relèvent que les autorités ont refusé de leur fournir copie des différents documents versés au dossier pénal concernant le premier requérant en arguant de leur caractère ultrasecret (paragraphe 52 ci‑dessus). Ils n’ont pu copier à la main que très peu de documents, compte tenu de la brièveté du temps dont ils ont disposé pour consulter le dossier au greffe du tribunal militaire.

70. Dans ces conditions, une question se pose quant au respect par l’État défendeur des obligations qui lui incombent au titre de l’article 38 § 1 a) de la Convention, qui était ainsi libellé au moment des faits :

« 1. Si la Cour déclare une requête recevable, elle :

a) poursuit l’examen contradictoire de l’affaire avec les représentants des parties et, s’il y a lieu, procède à une enquête pour la conduite efficace de laquelle les États intéressés fourniront toutes facilités nécessaires ;»

71. La Cour rappelle à cet égard qu’il est capital pour le bon fonctionnement du mécanisme de recours individuel instauré par l’article 34 de la Convention que les États fournissent toutes facilités nécessaires pour permettre un examen sérieux et effectif des requêtes (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, § 70, CEDH 1999-IV). Le fait qu’un gouvernement s’abstienne, sans donner d’explication satisfaisante, de fournir les informations en sa possession, peut amener la Cour à tirer des conclusions quant au bien-fondé des allégations des requérants. Il peut aussi donner une impression négative de la mesure dans laquelle l’État défendeur respecte les obligations qui lui incombent au titre de l’article 38 de la Convention (Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, §§ 66 et 70, CEDH 2000-VI).

72. La Cour note que le Gouvernement ne lui a pas transmis la copie intégrale du dossier pénal concernant la condamnation pénale du premier requérant, qu’elle avait demandée. Or, elle attache une importance particulière aux pièces de ce dossier pour l’établissement des faits de la présente requête. Le Gouvernement n’a pas nié être en possession de l’intégralité du dossier, mais en a envoyé une partie seulement à la Cour. Pour les volumes nos 1, 2 et 9, il a invoqué le caractère ultrasecret des pièces qui ne pouvaient pas être dévoilées au public, pas même à une organisation internationale. La Cour rappelle cependant que, par la ratification de la Convention, les États ont accepté, en vertu de l’article 38 de la Convention, de fournir toutes les facilités nécessaires pour permettre un examen sérieux et effectif des requêtes. Cette obligation implique la mise en place de toute procédure nécessaire à la communication sans entraves et à l’échange de documents avec la Cour. Dans ces conditions, le Gouvernement ne peut se contenter d’invoquer le caractère prétendument secret des pièces requises (voir aussi Tirmurtaş, précité, § 67, et Nolan et K. c. Russie, no 2512/04, § 56, 12 février 2009). De plus, la Cour observe que les représentants du premier requérant ont pu prendre connaissance des pièces classées ultrasecrètes au cours de la procédure pénale interne, mais qu’il leur a été impossible de rendre public leur contenu en raison des engagements de confidentialité qu’ils ont dû signer (paragraphe 26 ci-dessus). Cela montre que les informations contenues dans ces pièces ne relèvent pas de celles dont l’accès est interdit à toute personne excepté le service de renseignements ou des fonctionnaires de haut rang (voir, dans le même sens, Nolan et K., précité, § 56). Par ailleurs, il ressort de la note du SRI produite par le Gouvernement que ce dernier était lui-même en droit de décider, le cas échéant, de déclasser les pièces concernées, ce qu’il n’a pas fait et, en tout cas, il n’a pas motivé son refus ou expliqué pourquoi il ne pensait pas à y procéder. Il n’a d’ailleurs pas envisagé de demander, sur le fondement de l’article 33 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour, la confidentialité desdites pièces ou d’en transmettre un résumé indiquant les éléments factuels importants. Le Gouvernement n’a pas non plus soumis d’arguments ou d’éléments soutenant que le contenu de ces documents n’était pas déterminant pour l’examen des griefs des requérants.

73. Se référant à l’importance que revêt la coopération d’un État défendeur dans le cadre de procédures menées au titre de la Convention, et à la difficulté d’établir les faits de la présente espèce, la Cour estime que dans cette affaire l’État défendeur a manqué à son obligation, découlant de l’article 38 de la Convention, de lui fournir toutes facilités nécessaires pour lui permettre d’établir les faits.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

74. Le premier requérant allègue que sa condamnation au pénal par l’arrêt définitif de la Cour suprême de justice du 13 mai 2002 a emporté violation de son droit à la liberté d’expression, tel que prévu par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

75. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

76. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Existence d’une ingérence

77. Le premier requérant estime que sa condamnation pénale a constitué une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. Le Gouvernement ne le conteste pas. La Cour considère que cette mesure prononcée à l’encontre du requérant au motif qu’il avait rendu publiques des informations secrètes et qu’il s’était emparé de onze cassettes afin d’étayer ses allégations s’analyse en une « ingérence d’une autorité publique » dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression garanti par le premier paragraphe de l’article 10 de la Convention.

78. Pareille ingérence enfreint l’article 10, sauf si, « prévue par la loi », elle poursuivait un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.

2. « Prévue par la loi »

79. Le premier requérant soutient que l’ingérence n’avait pas de base légale en droit interne. Il fait observer qu’à la date de l’adoption de l’arrêt de la Cour suprême de justice, était entrée en vigueur la loi no 182/2002 sur la protection des informations classifiées, dont l’article 24 § 5 disposait qu’il était interdit de classer comme secrets d’État des informations, des données ou des documents aux fins de dissimuler des violations de la loi, des erreurs administratives, la limitation à l’accès aux informations d’intérêt public, des restrictions illégales de l’exercice des droits par toute personne ou de toute atteinte à d’autres intérêts légitimes. De même, était alors en vigueur la loi no 544/2001 sur le libre accès aux informations d’intérêt public, qui énonce à l’article 13 que ne peuvent pas rentrer dans la catégorie des informations classifiées et sont des informations d’intérêt public les informations qui favorisent ou couvrent la violation de la loi par une autorité ou une institution publique. Or, la Cour suprême de justice n’aurait pas pris en considération ces dispositions dans la motivation de son arrêt du 13 mai 2002.

80. Le Gouvernement considère que l’ingérence était prévue par la loi dès lors que la condamnation était fondée sur l’article 208 du code pénal et les articles 19 et 21 de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale, qui étaient à la fois accessibles et prévisibles.

81. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’expression « prévue par la loi » non seulement impose que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais vise aussi la qualité de la loi en cause : celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible dans ses effets (voir, par exemple, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III). La condition de prévisibilité se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (Karademirci et autres c. Turquie, nos 37096/97 et 37101/97, § 40, CEDH 2005-I).

82. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a été condamné sur la base des articles mentionnés par le Gouvernement. Elle conclut donc que la mesure avait une base en droit interne. En ce qui concerne la qualité de la loi en cause, son accessibilité n’a pas été mise en doute. En revanche, la Cour n’est pas convaincue que le droit interne réponde à l’exigence de prévisibilité qui découle de sa jurisprudence. Toutefois, elle n’estime pas nécessaire de trancher cette question, dès lors que la mesure litigieuse est, pour d’autres motifs, incompatible avec l’article 10 de la Convention.

3. But légitime

83. Le premier requérant considère que l’ingérence n’avait aucun but légitime. Le Gouvernement, de son côté, est d’avis que la mesure litigieuse visait à prévenir et réprimer des infractions touchant à la sûreté de l’État.

84. La Cour estime légitime le but invoqué par le Gouvernement. Elle doit à présent rechercher si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique.

4. « Nécessaire dans une société démocratique »

a) Les arguments des parties

85. Le premier requérant affirme qu’en divulguant les illégalités réelles commises au sein de l’institution qui l’employait, il n’a fait qu’exercer sa liberté d’expression pour porter à la connaissance du public des questions d’un grand intérêt public, touchant au respect de la vie privée et aux écoutes illégales effectuées par les services secrets, et qui ont eu un impact considérable sur le processus de démocratisation du pays, le pluralisme politique et la liberté de la presse. En outre, sans les cassettes dont il s’est emparé sur son lieu de travail et qu’il a présentées pendant la conférence de presse, ses allégations auraient manqué de crédibilité.

86. Il souligne que c’est de bonne foi qu’il a rendu publiques les informations dont il avait pris connaissance dans l’exercice de ses fonctions, et ce dans le but de mettre un terme aux illégalités et aux abus commis au sein du SRI, qui menait des activités de police politique. Avant la divulgation publique, le requérant avait discuté de ces illégalités avec ses collègues et avait même été réprimandé par son supérieur hiérarchique, sur instruction du commandant de l’unité. Dans ces conditions, il était évident à ses yeux qu’il était inutile de saisir le commandant de l’unité, seule personne qui était compétente pour apprécier les demandes d’autorisation d’interception, ou le directeur du SRI.

87. Le requérant dénonce le fait que sa condamnation pénale repose sur l’existence d’autorisations qui en fait ont été délivrées après l’interception de communications téléphoniques dans le but de couvrir les illégalités rendues publiques par lui. En outre, le parquet et les tribunaux l’auraient empêché de prouver cela en rejetant ses demandes de preuves portant sur la présentation des documents pertinents et sur l’audition des personnes employées par le SRI qui avaient déclaré publiquement, immédiatement après la conférence de presse, que le SRI n’avait pas effectué les interceptions évoquées par le requérant pendant la conférence de presse. A titre subsidiaire, il fait valoir qu’il ne ressort pas des autorisations versées au dossier que les personnes dont les communications avaient été interceptées (des hommes politiques, des journalistes et des membres de la société civile) auraient mené des activités représentant une menace pour la sûreté nationale, aucun motif concret n’y figurant. D’ailleurs, et en dépit de ses demandes répétées en ce sens, l’existence d’une menace réelle pour la sûreté nationale n’aurait jamais été examinée par le parquet ou les tribunaux.

88. Le requérant souligne que, dans la procédure devant la Cour, ces questions n’ont pas non plus reçu de réponse, le Gouvernement ayant refusé de transmettre les autorisations en cause et la documentation y afférente en arguant de leur caractère secret. Il estime que, en vertu de l’article 24 § 5 de la loi no 182/2002 sur la protection des informations classifiées et de l’article 13 de la loi no 544/2001 sur le libre accès aux informations d’intérêt public (paragraphe 79 ci-dessus), les documents susmentionnés constituent « des informations d’intérêt public » et ne peuvent donc être classifiés.

89. Le Gouvernement argue que la condamnation du requérant était nécessaire dans une société démocratique dès lors qu’elle a sanctionné l’intéressé pour avoir communiqué de fausses informations au public, lors d’une conférence de presse ayant eu un écho retentissant dans les médias locaux et internationaux et auprès des organisations politiques et non gouvernementales. Le caractère inexact des informations serait prouvé par les autorisations d’interception des communications téléphoniques versées au dossier pénal interne et qui n’ont pas pu être transmises à la Cour parce qu’elles étaient classées comme secrets d’État.

90. Le Gouvernement estime également que, si le requérant redoutait des poursuites pénales pour interception non autorisée de communications téléphoniques sur le fondement de l’article 20 de la loi no 51/1991 sur la sûreté nationale, il lui était loisible de présenter ses griefs à la direction du SRI ou, en vertu de l’article 16 de la loi susmentionnée, de saisir la commission parlementaire de contrôle du SRI, ce qu’il n’a pas fait, ayant préféré saisir en particulier le député T.C., membre de la commission précitée, auquel il a donné son accord pour l’organisation d’une conférence de presse. Pour les tribunaux nationaux, ces éléments auraient justifié l’existence de l’élément intentionnel de l’infraction dont il était accusé.

91. Enfin, le Gouvernement mentionne que le requérant n’a pas été condamné à une peine sévère et que, de surcroît, il a bénéficié d’un sursis à l’exécution de cette peine. Le moyen employé aurait donc été proportionné au but poursuivi.

b) L’appréciation de la Cour

i. Les principes généraux applicables en l’espèce

92. La principale question à trancher est donc de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ». Les principes fondamentaux à cet égard sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été résumés comme suit (Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 87, CEDH 2005-II) :

« ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...) ».

93. En ce qui concerne la protection par la Convention de donneurs d’alerte qui sont des agents de la fonction publique, la Cour a établi les principes suivants (Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, §§ 70-78, 12 février 2008) :

« (...) [L’]article 10 s’applique également à la sphère professionnelle et (...) les fonctionnaires (...) jouissent du droit à la liberté d’expression (...). Cela étant, elle n’oublie pas que les salariés ont un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion envers leur employeur. Cela vaut en particulier pour les fonctionnaires, dès lors que la nature même de la fonction publique exige de ses membres une obligation de loyauté et de réserve (...)

La mission des fonctionnaires dans une société démocratique étant d’aider le gouvernement à s’acquitter de ses fonctions et le public étant en droit d’attendre que les fonctionnaires apportent cette aide et n’opposent pas d’obstacles au gouvernement démocratiquement élu, l’obligation de loyauté et de réserve revêt une importance particulière les concernant (...). De plus, eu égard à la nature même de leur position, les fonctionnaires ont souvent accès à des renseignements dont le gouvernement, pour diverses raisons légitimes, peut avoir un intérêt à protéger la confidentialité ou le caractère secret. Dès lors, ils sont généralement tenus à une obligation de discrétion très stricte.

(...) En ce qui concerne les agents de la fonction publique, qu’ils soient contractuels ou statutaires, la Cour observe qu’ils peuvent être amenés, dans l’exercice de leur mission, à prendre connaissance d’informations internes, éventuellement de nature secrète, que les citoyens ont un grand intérêt à voir divulguer ou publier. Elle estime dans ces conditions que la dénonciation par de tels agents de conduites ou d’actes illicites constatés sur leur lieu de travail doit être protégée dans certaines circonstances. Pareille protection peut s’imposer lorsque l’agent concerné est seul à savoir – ou fait partie d’un petit groupe dont les membres sont seuls à savoir – ce qui se passe sur son lieu de travail et est donc le mieux placé pour agir dans l’intérêt général en avertissant son employeur ou l’opinion publique. (...)

Eu égard à l’obligation de discrétion susmentionnée, il importe que la personne concernée procède à la divulgation d’abord auprès de son supérieur ou d’une autre autorité ou instance compétente. La divulgation au public ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement (...). Dès lors, pour juger du caractère proportionné ou non de la restriction imposée à la liberté d’expression du requérant en l’espèce, la Cour doit examiner si l’intéressé disposait d’autres moyens effectifs de faire porter remède à la situation qu’il jugeait critiquable.

Pour apprécier la proportionnalité d’une atteinte portée à la liberté d’expression d’un fonctionnaire en pareil cas, la Cour doit également tenir compte d’un certain nombre d’autres facteurs. Premièrement, il lui faut accorder une attention particulière à l’intérêt public que présentait l’information divulguée. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (...). Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi des médias et de l’opinion publique. L’intérêt de l’opinion publique pour une certaine information peut parfois être si grand qu’il peut l’emporter même sur une obligation de confidentialité imposée par la loi (...)

Le deuxième facteur à prendre en compte dans cet exercice de mise en balance est l’authenticité de l’information divulguée. Il est loisible aux autorités compétentes de l’État d’adopter des mesures destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à des imputations diffamatoires dénuées de fondement ou formulées de mauvaise foi (...). En outre, l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et responsabilités, et quiconque choisit de divulguer des informations doit vérifier avec soin, dans la mesure où les circonstances le permettent, qu’elles sont exactes et dignes de crédit (...)

La Cour doit par ailleurs apprécier le poids respectif du dommage que la divulgation litigieuse risquait de causer à l’autorité publique et de l’intérêt que le public pouvait avoir à obtenir cette divulgation (...) A cet égard, elle peut prendre en compte l’objet de la divulgation et la nature de l’autorité administrative concernée (...)

La motivation du salarié qui procède à la divulgation est un autre facteur déterminant pour l’appréciation du point de savoir si la démarche doit ou non bénéficier d’une protection. Par exemple, un acte motivé par un grief ou une animosité personnels ou encore par la perspective d’un avantage personnel, notamment un gain pécuniaire, ne justifie pas un niveau de protection particulièrement élevé (...) Il importe donc d’établir si la personne concernée, en procédant à la divulgation, a agi de bonne foi et avec la conviction que l’information était authentique, si la divulgation servait l’intérêt général et si l’auteur disposait ou non de moyens plus discrets pour dénoncer les agissements en question.

Enfin, l’évaluation de la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but légitime poursuivi passe par une analyse attentive de la peine infligée et de ses conséquences (...) »

94. La Cour va à présent examiner les faits de l’espèce à la lumière des principes susmentionnés.

ii. Application des principes susmentionnés au cas d’espèce

a) Sur le point de savoir si le premier requérant disposait ou non d’autres moyens pour procéder à la divulgation

95. Le premier requérant allègue qu’il ne disposait d’aucun autre moyen efficace pour procéder à la divulgation. Le Gouvernement estime que l’intéressé aurait pu soulever la question d’abord auprès de ses supérieurs puis, le cas échéant, auprès de la commission parlementaire de contrôle du SRI.

96. S’agissant de la première voie indiquée par le Gouvernement, la Cour relève en premier lieu que celui-ci n’a produit aucun élément démontrant l’existence, à l’époque des faits, dans la législation roumaine en général et dans celle concernant le SRI en particulier, de dispositions concernant la divulgation par des employés d’irrégularités commises sur leur lieu de travail. Il apparaît donc qu’aucune procédure n’était prévue en la matière et que le requérant ne pouvait faire part de ses préoccupations qu’à ses supérieurs.

97. La Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas les affirmations du requérant selon lesquelles il avait fait part des irrégularités constatées à ses collègues et au chef du département de surveillance‑enregistrement. Ce dernier, sur instruction du commandant de l’unité, l’aurait réprimandé et lui aurait conseillé de renoncer à ses allégations. La Cour note en outre que l’analyse des données rassemblées et pouvant justifier l’interception des communications téléphoniques relevait de la compétence de ses supérieurs et que les irrégularités observées les concernaient donc directement. Dans ces conditions, la Cour doute de l’efficacité de tout signalement que le requérant aurait pu faire auprès de ses supérieurs. Ce raisonnement semble d’ailleurs confirmé par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe qui, dans sa Résolution 1729(2010) sur la protection des « donneurs d’alerte » (voir la partie « Le droit et la pratique internationaux pertinents » ci-dessus), conclut que s’il n’existe pas de voies internes pour donner l’alerte, ou qu’elles ne fonctionnent pas correctement, voire qu’il ne serait pas raisonnable de s’attendre à ce qu’elles fonctionnent correctement étant donné la nature du problème dénoncé par le donneur d’alerte, il conviendrait de la même manière de protéger celui qui utilise des voies externes. Par conséquent, la Cour n’est pas convaincue que d’éventuelles plaintes internes déposées par le requérant auraient abouti à une enquête et à la cessation des irrégularités dénoncées.

98. En ce qui concerne la deuxième voie indiquée par le Gouvernement, à savoir la saisine de la commission parlementaire de contrôle du SRI, la Cour note que celui-ci n’a pas contesté que le requérant a pris contact avec le député T.C., membre de cette commission. Ce dernier l’aurait informé que le meilleur moyen de dévoiler au public les irrégularités constatées dans l’exercice de ses fonctions était la tenue d’une conférence de presse. Le député estimait que le fait de dévoiler ces irrégularités à la commission dont il était membre n’aurait aucune suite, compte tenu des liens entre le président de ladite commission et le directeur du SRI. En effet, d’après T.C., le président de la commission aurait retardé une enquête que celle-ci devait mener sur le directeur du SRI. A cet égard, la Cour constate les défaillances du système de contrôle institué par l’État à l’égard du SRI. En effet, elle estime que lorsqu’un citoyen informe un représentant du peuple au sujet de prétendues irrégularités au sein d’un organisme de l’État, ce représentant, qui plus est membre de la commission parlementaire de contrôle de cet organisme, doit se saisir des faits et ne pas se remettre à l’action d’un particulier.

Eu égard à ce qui précède, et à supposer que le requérant ait eu qualité pour saisir la commission susmentionnée, la Cour n’est pas convaincue que la saisine formelle de cette commission aurait constitué un moyen efficace pour la dénonciation des irrégularités.

99. La Cour note qu’entre-temps la Roumanie a choisi, en adoptant la loi no 571/2004, de se doter d’une législation spécifique pour la protection des donneurs d’alerte relevant de la fonction publique. Il demeure que ce changement législatif, qu’il convient de saluer d’autant plus que très peu d’États se sont engagés sur cette voie (paragraphe 62 ci-dessus), est largement postérieur aux faits dénoncés par le requérant et ne lui a pas été applicable.

100. A la lumière de ce qui précède, la Cour considère que dans les circonstances de l’espèce la divulgation des faits dénoncés directement à l’opinion publique pouvait se justifier.

b) L’intérêt public présenté par les informations divulguées

101. La Cour estime que les informations divulguées par le requérant présentaient indéniablement un intérêt public. L’interception des communications téléphoniques revêtait une importance particulière dans une société qui avait connu pendant le régime communiste une politique d’étroite surveillance par les services secrets. Cela est d’ailleurs démontré par la circonstance que la conférence de presse du 13 mai 1996 a fait l’objet d’une large couverture médiatique, comme en attestent les documents versés au dossier tant par le requérant que par le Gouvernement. De plus, la société civile était directement touchée par les informations divulguées, toute personne pouvant voir intercepter ses communications téléphoniques.

102. Par ailleurs, la Cour elle-même a été soucieuse de se convaincre à maintes reprises de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus en la matière, car un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale comporte le risque de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 49-50, série A no 28, et Rotaru, précité, §§ 59-60).

103. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les informations divulguées par le requérant avaient un rapport avec des abus commis par des fonctionnaires de haut rang et avec les fondements démocratiques de l’État. Il ne fait désormais aucun doute qu’il s’agit là de questions très importantes relevant du débat politique dans une société démocratique, dont l’opinion publique a un intérêt légitime à être informée.

104. Il convient toutefois de noter que les tribunaux internes n’ont pas tenu compte de l’argument du requérant tenant à l’intérêt public des informations divulguées et de son impact sur l’exercice de sa liberté d’expression, démarche qui aurait été compatible avec les normes de la Convention (voir aussi Wojtas-Kaleta c. Pologne, no 20436/02, § 49, 16 juillet 2009).

c) L’authenticité des informations divulguées

105. La Cour note d’emblée que l’authenticité des informations divulguées par le requérant est sujette à controverse entre les parties.

Le requérant considère qu’il a divulgué de bonne foi des informations dont il a essayé de prouver la véracité devant les autorités judiciaires internes.

A cet égard, il allègue en premier lieu que sa condamnation pénale repose sur des autorisations qui en fait ont été délivrées après l’interception de communications téléphoniques dans le but de dissimuler les illégalités rendues publiques par lui. En outre, le parquet et les tribunaux l’auraient empêché de prouver cela en rejetant ses demandes de preuves portant sur la présentation des documents pertinents et sur l’audition des personnes employées par le SRI qui avaient déclaré publiquement, immédiatement après la conférence de presse, que le SRI n’avait pas effectué les interceptions évoquées par le requérant pendant la conférence de presse.

En second lieu, le requérant estime qu’il ne ressort pas des autorisations versées au dossier que les personnes dont les communications étaient interceptées (des hommes politiques, des journalistes et des membres de la société civile) auraient mené des activités représentant une menace pour la sûreté nationale, aucun motif concret n’y figurant. D’ailleurs l’existence d’une menace réelle pour la sûreté nationale n’aurait jamais été examinée par le parquet ou les tribunaux, en dépit de ses demandes répétées en ce sens.

106. Le Gouvernement considère quant à lui que le requérant a communiqué de fausses informations au public. Le caractère inexact de ces informations serait attesté par les autorisations d’interception de communications téléphoniques délivrées avant le commencement des interceptions et versées au dossier pénal interne par le SRI.

107. Dans son examen, la Cour gardera à l’esprit le principe établi dans la Résolution de l’Assemblée parlementaire 1729(2010) sur la protection des « donneurs d’alerte », selon lequel « tout donneur d’alerte doit être considéré comme agissant de bonne foi, sous réserve qu’il ait des motifs raisonnables de penser que l’information divulguée était vraie, même s’il s’avère par la suite que tel n’était pas le cas, et à condition qu’il n’ait pas d’objectifs illicites ou contraires à l’éthique » (voir point 6.2.4 de la Résolution, paragraphe 63 ci-dessus ; et, mutatis mutandis, Heinisch c. Allemagne, no 28274/08, § 80, 21 juillet 2011). Par ailleurs, « [l]a législation pertinente devrait assurer aux donneurs d’alerte de bonne foi une protection fiable contre toute forme de représailles par le biais d’un mécanisme d’application qui permettrait de vérifier la réalité des agissements dénoncés par le donneur d’alerte » (point 6.2.5 de la même Résolution).

108. En l’espèce, la Cour note que plusieurs éléments étayaient les allégations du requérant selon lesquelles des écoutes illégales étaient menées au sein du SRI. En effet, l’intéressé avait constaté que toutes les rubriques du registre du département, remplies au crayon, n’étaient pas complètes, qu’il n’y avait pas de concordance entre la personne indiquée dans le registre comme étant propriétaire du poste de téléphone et le titulaire réel, et que l’on mettait sur écoute un nombre considérable de journalistes, d’hommes politiques et d’hommes d’affaires, surtout après des affaires retentissantes évoquées par la presse (paragraphe 8 ci-dessus). Tous ces indices ont conforté la conviction du requérant quant à l’inexistence de circonstances qui auraient constitué une menace pour la sûreté nationale et justifié l’interception des communications téléphoniques des personnes en question, voire quant à l’absence de toute autorisation en ce sens donnée par le procureur. D’ailleurs, ces éléments ne semblent pas être contestés par le Gouvernement.

109. Il convient de noter, du reste, que le requérant a contesté devant le parquet et les juridictions internes l’authenticité et le bien-fondé des autorisations d’interception produites par le SRI. Le tribunal militaire, par une décision avant dire droit du 14 mars 1997, a ordonné au SRI de verser au dossier les autorisations de mise sur écoute des postes en cause dans les cassettes rendues publiques par le requérant lors de la conférence de presse. S’agissant en revanche de la documentation afférente aux demandes d’autorisation, ainsi que des répercussions des interceptions sur le plan pénal, le tribunal a estimé qu’elles n’étaient pas au cœur de l’affaire. Concernant le registre du parquet où étaient consignées les autorisations d’interception, le tribunal a constaté que les demandes du SRI et les autorisations du parquet portaient des dates certifiées par les autorités publiques, et que leur authenticité ne pouvait être vérifiée que par le biais d’une procédure d’inscription de faux en écriture publique, que le requérant avait refusé d’engager (paragraphe 32 ci-dessus). Dans son jugement du 20 octobre 1998, confirmé par les tribunaux supérieurs, le tribunal militaire s’est borné à constater que les écoutes téléphoniques avaient été réalisées en vertu d’autorisations délivrées par les procureurs et versées au dossier. Si elle peut admettre que l’authenticité des demandes et des autorisations ne pouvait être vérifiée que par le biais d’une procédure d’inscription de faux en écriture publique, que le requérant n’a pas engagée, la Cour ne comprend pas pourquoi les tribunaux ont refusé d’examiner leur bien-fondé, c’est‑à‑dire l’existence éventuelle de circonstances ayant constitué une menace pour la sûreté nationale et justifié l’interception des communications litigieuses.

110. Certes, il n’appartient pas à la Cour de se substituer aux États parties à la Convention dans la définition de leurs intérêts nationaux, domaine qui relève traditionnellement du noyau dur de la souveraineté étatique (Stoll, précité, § 137). La Cour n’a pas non plus pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (paragraphe 92 ci-dessus). De plus, l’équité de la procédure et les garanties qu’elle offre sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’atteinte portée à la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention (Boldea c. Roumanie, no 19997/02, § 47, 15 février 2007 ; pour l’application dans une affaire concernant un donneur d’alerte, voir Martchenko c. Ukraine, no 4063/04, § 48, 19 février 2009). Il s’ensuit que la Cour est appelée à vérifier si, en l’espèce, l’application des dispositions de la législation relative à la sûreté de l’État liait le juge au point de l’empêcher de procéder à une mise en balance des intérêts en jeu et de retenir un éventuel motif de justification extralégal tiré de la protection d’intérêts légitimes. Pareille impossibilité ferait en effet obstacle au contrôle de la justification d’une ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 10 de la Convention (Stoll, précité, §§ 137-138).

111. En l’espèce, force est de constater que les tribunaux ont refusé de vérifier si le classement « ultrasecret » semblait justifié au regard des éventuelles données recueillies par le SRI, et de répondre à la question de savoir si l’intérêt du maintien de la confidentialité des informations primait l’intérêt du public à prendre connaissance des interceptions illégales alléguées. De l’avis de la Cour, les juridictions internes n’ont pas cherché à examiner l’affaire sous tous ses aspects, se bornant à constater uniquement l’existence des autorisations exigées par la loi. Or, comme indiqué ci‑dessus, la défense du requérant comportait deux volets, à savoir, d’une part, l’inexistence des autorisations et, d’autre part, l’absence de circonstances qui auraient constitué une menace pour la sûreté nationale et justifié l’interception alléguée des communications téléphoniques de nombreux hommes politiques, journalistes et membres de la société civile.

112. Qui plus est, le Gouvernement n’a pas non plus soumis à la Cour de pièces pertinentes et convaincantes qui justifieraient le classement « ultrasecret » des informations divulguées par le requérant ; il a en effet refusé de produire l’intégralité du dossier pénal interne, qui comprend les demandes du SRI et les autorisations du procureur. Dans ces conditions, la Cour ne peut que se fier aux copies de ces documents fournies par les requérants qui ont trait à l’interception des communications téléphoniques du deuxième d’entre eux, M. Toma. Or, il ressort de ces documents qu’aussi bien la demande du SRI que l’autorisation du procureur le concernant ne contenaient aucune motivation.

113. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que le premier requérant avait des motifs raisonnables de penser que les informations divulguées étaient vraies. Le refus des autorités judiciaires de lui permettre de rapporter la preuve du bien-fondé de ces allégations ne saurait conduire à la conclusion que les informations divulguées étaient dénuées de toute base factuelle ou étaient des affirmations formulées à la légère.

d) Le préjudice causé au SRI

114. Il convient à présent de vérifier si la divulgation des illégalités prétendument commises au sein du SRI était de nature à causer « un préjudice considérable » aux intérêts du SRI (voir, mutatis mutandis, Hadjianastassiou c. Grèce, 16 décembre 1992, § 45 in fine, série A no 252, affaire portant sur des intérêts militaires et sur la sécurité nationale stricto sensu, et Stoll, précité, § 130, qui concerne la publication par un journaliste d’un rapport classé « confidentiel »). A cet égard, la Cour constate d’emblée que le Gouvernement n’a pas invoqué l’existence d’un tel préjudice devant la Cour.

115. Certes, la Cour admet qu’il est dans l’intérêt général de maintenir la confiance des citoyens dans le respect du principe de légalité par les services de renseignements de l’État. En même temps, le citoyen a un intérêt à ce que les irrégularités reprochées à une institution publique donnent lieu à une enquête et à des éclaircissements. Cela dit, la Cour considère que l’intérêt général à la divulgation d’informations faisant état d’agissements illicites au sein du SRI est si important dans une société démocratique qu’il l’emporte sur l’intérêt qu’il y a à maintenir la confiance du public dans cette institution. Elle rappelle à cet égard qu’une libre discussion des problèmes d’intérêt public est essentielle dans un État démocratique et qu’il faut se garder de décourager les citoyens de se prononcer sur de tels problèmes (Barfod c. Danemark, 22 février 1989, § 29, série A no 149).

e) La bonne foi du premier requérant

116. Le premier requérant justifie son action par la volonté de faire respecter par une institution publique les lois roumaines, et en premier lieu la Constitution. Le Gouvernement ne conteste pas cette thèse.

117. La Cour note que le requérant a fait part de ses intentions lors de la conférence de presse du 13 mai 1996 et ultérieurement devant les tribunaux. Elle ne voit aucune raison de penser qu’il aurait été motivé par le désir de retirer un avantage personnel de son acte, qu’il aurait nourri un grief personnel à l’égard de son employeur ou qu’il aurait été mû par une quelconque autre intention cachée. Cela est d’ailleurs corroboré par le fait que l’intéressé n’a pas choisi de s’adresser directement à la presse, de manière à atteindre l’audience la plus large, mais s’est tout d’abord tourné vers un membre de la commission parlementaire de contrôle du SRI (voir, mutatis mutandis, Heinisch, précité, § 86).

118. Dès lors, la Cour conclut que le requérant était bien animé par les intentions indiquées par lui et qu’il a agi de bonne foi.

f) La sévérité de la sanction

119. Enfin, la Cour note que le requérant a été condamné au pénal à une peine de deux ans d’emprisonnement avec sursis. Non seulement cette sanction a eu des répercussions très négatives sur sa carrière, mais elle risquait également d’avoir un effet dissuasif sur d’autres agents du SRI et de les décourager de signaler des agissements irréguliers. En outre, compte tenu de l’écho qu’a reçu l’affaire du requérant dans les médias, la sanction pouvait avoir un effet dissuasif non seulement sur les agents du SRI, mais aussi sur d’autres fonctionnaires et employés (Guja, précité, § 95 ; Heinisch, précité, § 91).

iii. Conclusion

120. Consciente de l’importance du droit à la liberté d’expression sur des questions d’intérêt général, du droit des fonctionnaires et des autres employés de signaler les conduites ou actes illicites constatés par eux sur leur lieu de travail, des devoirs et responsabilités des employés envers leurs employeurs et du droit de ceux-ci de gérer leur personnel, la Cour, après avoir pesé les divers autres intérêts ici en jeu, conclut que l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression du premier requérant, en particulier à son droit de communiquer des informations, n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 d) DE LA CONVENTION

121. Le premier requérant dénonce une violation de son droit à un procès équitable et invoque l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)

3. Tout accusé a droit notamment à : (...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge (...) ».

A. Sur le grief tiré de la méconnaissance du droit à un procès équitable et du principe de l’égalité des armes

122. Le premier requérant se plaint du rejet par le procureur militaire durant l’instruction de l’affaire, et ultérieurement par le tribunal militaire et par la cour militaire d’appel, de plusieurs demandes de preuves qui étaient déterminantes pour l’examen des accusations portées contre lui. Il allègue par ailleurs que les tribunaux auraient pris en compte un procès-verbal établi par le procureur chargé de l’enquête le 19 juillet 1996, à l’occasion de son déplacement au siège du SRI, en l’absence du requérant et de son avocat. Enfin, dans ses observations écrites transmises à la Cour le 16 avril 2008, le requérant se plaint, et ce pour la première fois, que les preuves essentielles sur la base desquelles il aurait été condamné ne lui auraient pas été accessibles car déclarées « secrets d’État ».

1. Sur la recevabilité

123. En ce qui concerne la branche du grief par lequel le requérant allègue que les tribunaux auraient pris en compte un procès-verbal établi par le procureur chargé de l’enquête le 19 juillet 1996, à l’occasion de son déplacement au siège du SRI, en l’absence du requérant et de son avocat, la Cour note que le requérant a omis d’invoquer ce moyen devant les juridictions internes. Il s’ensuit que cette branche du grief doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

124. Pour ce qui est de l’allégation du requérant concernant le défaut d’accès aux preuves essentielles déclarées « secrets d’État », la Cour estime qu’elle est peu crédible. En effet, les conclusions présentées par le requérant lors de la procédure pénale contre lui étaient fondées, entre autres, sur les pièces des volumes du dossier classés « secrets » (paragraphe 40 in fine ci‑dessus). Par ailleurs, cet accès est corroboré par le fait que ses avocats ont dû signer des déclarations écrites par lesquelles ils se sont engagés à ne pas divulguer les informations classées « ultrasecrètes » en vertu du droit interne (paragraphe 26 ci-dessus). En tout état de cause, la Cour note que cette branche du grief a été formulée pour la première fois le 16 avril 2008, soit plus de six mois après la fin de la procédure pénale le concernant. Il s’ensuit que cette partie du grief est également tardive et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

125. S’agissant du restant du grief, la Cour constate qu’il n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

2. Sur le fond

126. Le requérant estime que le refus des autorités nationales d’administrer certaines preuves en vue de vérifier l’authenticité des autorisations d’interception et leur justification légale au regard de la législation sur la sûreté nationale, éléments clés dans la procédure pénale qui a abouti à sa condamnation, a méconnu son droit à un procès équitable ainsi que le principe de l’égalité des armes.

127. Le Gouvernement considère que tant le principe du respect de l’égalité des armes que le principe du contradictoire ont été respectés en l’espèce, les tribunaux s’étant prononcés sur la base des preuves proposées par le requérant ou administrées d’office. En rejetant certaines demandes de preuves de la part du requérant, les tribunaux auraient motivé leur décision. Enfin, le Gouvernement fait observer que, comme cela ressort de la partie introductive du jugement de première instance, où sont énumérées les preuves produites dans la procédure, les pièces contenues dans les volumes « ultrasecrets » n’ont pas été prises en compte. Par ailleurs, il estime que le principe du contradictoire ne requiert pas forcément que toutes les preuves soient présentées en séance publique devant le prévenu. En l’espèce, la motivation du SRI tenant à la sûreté nationale et à la protection des méthodes d’investigation sur les infractions aurait constitué une justification sérieuse face à ce principe.

128. La Cour rappelle que la recevabilité des preuves relève au premier chef des règles de droit interne, et qu’il revient en principe aux juridictions nationales d’apprécier les éléments recueillis par elles. La mission confiée à la Cour par la Convention ne consiste pas à se prononcer sur le point de savoir si certaines preuves ont été à bon droit admises, mais à rechercher si la procédure considérée dans son ensemble, y compris le mode de présentation des moyens de preuve, a revêtu un caractère équitable (Van Mechelen et autres c. Pays-Bas, 23 avril 1997, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1997-III).

129. En outre, le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, englobe, entre autres, le droit des parties au procès à présenter les observations qu’elles estiment pertinentes pour leur affaire. La Convention ne visant pas à garantir des droits théoriques ou illusoires mais des droits concrets et effectifs (Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 3), ce droit ne peut passer pour effectif que si ces observations sont vraiment « entendues », c’est-à-dire dûment examinées par le tribunal saisi. Autrement dit, l’article 6 implique notamment, à la charge du « tribunal », l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties, sauf à en apprécier la pertinence (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 80, CEDH 2004-I, et Van de Hurk c. Pays‑Bas, 19 avril 1994, § 59, série A no 288).

130. Pour ce qui concerne la présente espèce, la Cour observe que le requérant avait demandé l’administration de plusieurs éléments de preuve afin de montrer que les autorisations du procureur avaient été délivrées après l’interception des communications téléphoniques et qu’en tout état de cause elles n’étaient pas fondées sur des raisons touchant à la sûreté de l’État (paragraphe 30 ci-dessus). La Cour note que, par une décision du 14 mars 1997, le tribunal militaire a déclaré que les éléments de preuve susmentionnés étaient dénués de pertinence. S’agissant notamment de la documentation afférente aux demandes d’autorisation, des attestations sur l’issue des écoutes téléphoniques et des neuf plaintes pénales, il a estimé qu’elles n’étaient pas utiles pour l’affaire en question. Concernant le registre du parquet où étaient consignées les autorisations d’interception, le tribunal a constaté que les demandes du SRI et les autorisations du parquet portaient des dates certifiées par les autorités publiques et que leur authenticité ne pouvait être vérifiée que par le biais d’une procédure d’inscription de faux en écriture publique. Par une décision du 7 juin 1999, la cour militaire d’appel a aussi rejeté les demandes de preuves susmentionnées, jugeant que les preuves en question avaient déjà été administrées.

131. La Cour rappelle que, sous l’angle de l’article 10 de la Convention (paragraphe 111 ci-dessus), elle a constaté qu’en refusant de vérifier si le classement « ultrasecret » semblait justifié au regard d’éventuelles données recueillies par le SRI, et de répondre à la question de savoir si l’intérêt du maintien de la confidentialité des informations primait l’intérêt du public à prendre connaissance des interceptions illégales alléguées, les juridictions internes n’ont pas cherché à examiner l’affaire sous tous ses aspects, se bornant à constater uniquement l’existence des autorisations exigées par la loi. Or, il s’agissait là d’un argument essentiel dans la défense du requérant, que les tribunaux ont laissé sans réponse.

132. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la cause ayant abouti à la condamnation pénale du requérant n’a pas été entendue de manière équitable. En conclusion, il y a eu de ce fait violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

B. Sur le grief tiré de l’absence d’indépendance et d’impartialité des tribunaux

133. Le premier requérant allègue que le tribunal militaire et la cour d’appel militaire ne peuvent passer pour « des tribunaux indépendants et impartiaux » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, en ce qu’il s’agit de juridictions militaires composées de juges militaires subordonnés au ministère de la Défense, alors que lui-même n’était plus un officier d’active mais avait été affecté à l’armée de réserve et possédait dès lors la qualité de « civil ». Le requérant estime en outre que le tribunal militaire a manqué d’impartialité eu égard aux propos tenus par C.L., le président de la formation de jugement : « Je vais éliminer Bucur » (O să-l rad pe Bucur).

134. La Cour note d’emblée que le grief du requérant comporte deux branches, qu’il convient d’analyser séparément : d’une part, l’absence d’indépendance et d’impartialité objective des tribunaux militaires et, d’autre part, l’absence d’impartialité subjective du tribunal militaire.

1. L’absence alléguée d’indépendance et d’impartialité objective des tribunaux militaires

135. Le premier requérant fait valoir qu’en vertu de la loi no 54 du 9 juillet 1993, les juges des tribunaux militaires sont des officiers actifs et salariés de l’armée qui doivent obéir à la discipline militaire et pour lesquels les questions de promotion et de sanction relèvent du ministère de la Défense. En outre, les tribunaux n’auraient pas fait preuve d’indépendance vis-à-vis de l’accusation, représentée par le parquet militaire près la Cour suprême de justice, composé d’officiers d’active subordonnés au ministère de la Défense.

S’agissant du fait que la Cour suprême de justice s’est prononcée, en section pénale ordinaire, sur le recours introduit par le requérant, ce dernier considère que cela ne saurait constituer un remède au grief tiré de l’article 6, la Cour suprême de justice ayant statué uniquement sur les questions de droit et n’ayant pas procédé à une nouvelle administration des preuves.

136. Le Gouvernement est d’avis que le requérant ne saurait se plaindre d’une crainte quant à un défaut d’impartialité ou d’indépendance des juridictions militaires dans la mesure où, à l’époque des faits, il avait la qualité de militaire. Il estime que les juridictions militaires qui ont connu de l’affaire pénale dirigée contre lui ont pleinement rempli les conditions d’indépendance et d’impartialité et souligne qu’en dernière instance l’affaire a été jugée par une juridiction ordinaire, à savoir la Cour suprême de justice.

137. Étant donné que le grief du requérant porte essentiellement sur l’absence alléguée d’indépendance des juges militaires et que l’intéressé avance les mêmes arguments – à savoir l’appartenance des juges militaires à la hiérarchie de l’armée et le fait que l’accusation était représentée par le parquet militaire composé d’officiers d’active – pour contester l’impartialité des tribunaux militaires, la Cour examinera les deux questions conjointement (voir, mutatis mutandis, Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 65, Recueil 1998-IV, et Maszni c. Roumanie, précité, § 54).

138. La Cour observe d’emblée que dans la présente affaire il s’agit d’une procédure pénale menée devant des juridictions militaires, dans laquelle était jugé un militaire accusé d’avoir commis une infraction pénale dans le cadre de l’exercice de ses fonctions. Concernant l’allégation du requérant selon laquelle il aurait été un « civil » au vu des règlementations en matière militaire dès lors qu’il avait été affecté à l’armée de réserve avant son renvoi en jugement, la Cour note que l’intéressé a été traduit en justice pour des faits commis alors qu’il était militaire d’active, statut impliquant des obligations spécifiques envers le ministère de la Défense. Il ne s’agissait donc pas d’un simple civil jugé pour des faits connexes à ceux commis par un militaire, en vertu de l’article 35 du code de procédure pénale (voir, a contrario, Maszni, précité, § 53).

139. La Cour rappelle que la Convention n’interdit pas que les tribunaux militaires statuent sur des accusations en matière pénale contre des membres du personnel relevant de l’armée, à condition que soient respectées les garanties d’indépendance et d’impartialité prévues à l’article 6 § 1 (Morris c. Royaume-Uni, no 38784/97, § 59, CEDH 2002-I, Cooper c. Royaume-Uni [GC], no 48843/99, § 106, CEDH 2003-XII, et Ergin c. Turquie (no 6), no 47533/99, § 40, CEDH 2006-VI). Pour déterminer si un tribunal peut passer pour « indépendant » – notamment vis-à-vis de l’exécutif et des parties –, la Cour a eu égard au mode de désignation et à la durée du mandat des membres, ainsi qu’à l’existence de garanties contre des pressions extérieures (Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 55, série A no 43, et Campbell et Fell c. Royaume-Uni, 28 juin 1984, § 78, série A no 80).

140. La Cour observe que, comme dans l’affaire Begu précitée, à l’époque des faits le mode de désignation et la durée du mandat des membres des juridictions militaires étaient régis par les dispositions de la loi no 54 du 9 juillet 1993 sur l’organisation des juridictions militaires et des parquets militaires. Ainsi, les juges militaires suivaient la même formation professionnelle que leurs homologues civils et bénéficiaient des mêmes garanties constitutionnelles que ceux-ci, dans la mesure où ils étaient nommés par le président de la République sur proposition du Conseil supérieur de la magistrature, ils étaient inamovibles et jouissaient de la stabilité. Ils ne devaient aucunement répondre de leurs décisions devant l’exécutif (Yavuz c. Turquie (déc.), no 29870/96, 25 mai 2000). En l’espèce, le président de la formation de jugement et le procureur ayant instruit l’affaire devaient avoir au moins le même grade militaire que l’accusé, afin d’éviter les pressions qui pourraient être exercées sur les magistrats. De plus, la procédure suivie par ces juridictions était celle prévue par le code de procédure pénale et prévoyait le droit de l’accusé de récuser tout membre siégeant au sein de la juridiction militaire, ainsi que la confidentialité des délibérations. De même, l’affaire du requérant a été tranchée en dernier recours par la Cour suprême de justice, juridiction de droit commun.

141. A la lumière de ce qui précède, la Cour considère qu’en l’espèce le droit du requérant d’être jugé par un tribunal indépendant et objectivement impartial a été respecté. Il s’ensuit que cette partie du grief est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

2. L’absence alléguée d’impartialité subjective du tribunal militaire

142. Le requérant estime que le tribunal militaire a manqué d’impartialité eu égard à la déclaration de C.L., le président de la formation de jugement, qui aurait dit « Je vais éliminer Bucur » (O să-l rad pe Bucur). Il souligne que le juge C.L. s’était déjà fait remarquer par des propos excessifs dans sa carrière antérieure d’avocat et ajoute qu’il a joué un rôle important dans le déroulement du procès pénal puisqu’il a rejeté la demande du requérant tendant à l’administration des preuves par lesquelles celui-ci entendait démontrer le caractère illégal des interceptions. Enfin, le requérant considère qu’une demande de récusation aurait été illusoire et mentionne en ce sens que sa demande de récusation de la formation de jugement de la Cour suprême de recours avait été rejetée.

143. Le Gouvernement conteste l’authenticité des propos attribués au juge C.L. et souligne qu’aucune pièce du dossier ne corrobore l’allégation du requérant. L’article du journal România Mare, auquel renvoie le requérant, est paru le 24 octobre 1997, date à laquelle le juge C.L. avait déjà cessé ses fonctions. En outre, le Gouvernement argue que le juge C.L. ne faisait plus partie de la formation de jugement au moment de l’adoption du jugement du tribunal militaire et qu’en tout état de cause il aurait été loisible au requérant de demander sa récusation.

144. La Cour rappelle que le fait, pour le président ou le membre d’un tribunal appelé à trancher une affaire, d’employer publiquement des expressions sous-entendant une appréciation négative de la cause de l’une des parties, est incompatible avec les exigences d’impartialité de tout tribunal, consacrées à l’article 6 § 1 de la Convention (Buscemi c. Italie, no 29569/95, §§ 67-68, CEDH 1999-VI, et Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 118, 28 novembre 2002).

145. En l’espèce, eu égard aux éléments en sa possession, la Cour estime que l’allégation du requérant n’est pas suffisamment étayée. En effet, elle constate que l’article paru dans le journal România Mare ne fait que reprendre les propos que le requérant a prêtés au juge C.L. et ne permet pas de déterminer si le juge les a tenus devant la presse ou si le requérant les a relayés à celle-ci. Au demeurant, il n’a pas récusé ce juge.

Il s’ensuit que cette partie du grief est également manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

C. Sur le grief tiré de la durée de la procédure

146. Le requérant estime que la durée de la procédure pénale dont il a fait l’objet a été excessive. Il souligne que, même avec des reports d’audience, les tribunaux doivent veiller à ce que la durée totale d’une procédure soit raisonnable, d’autant qu’en l’espèce la procédure a été tranchée uniquement sur la base des éléments à charge.

147. Le Gouvernement conteste cette thèse.

148. En ce qui concerne la date du début de la procédure, la Cour relève en premier lieu que l’article 6 de la Convention vise en matière pénale une personne accusée d’une infraction. Par ailleurs, dans le contexte de la Convention, les mots « accusé » et « accusation pénale » correspondent à une notion autonome et doivent être interprétés par référence à une situation matérielle et non formelle. A cet égard, la Cour a déjà estimé que constituent une accusation non seulement la notification officielle du reproche d’avoir commis une infraction, mais aussi toute mesure comportant des répercussions importantes sur la situation du suspect (Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 73, série A no 51). En l’espèce, la Cour considère que la date du début de la procédure est le 20 mai 1996, date à laquelle le requérant a fait sa première déclaration devant le procureur militaire. La procédure a pris fin avec l’arrêt de la Cour suprême de justice du 13 mai 2002. Elle a donc duré environ six ans, pour trois degrés de juridiction.

149. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

150. En l’espèce, la Cour observe que l’unique phase qui pourrait poser problème est celle qui s’est déroulée devant la Cour suprême de justice et qui couvre la moitié de la durée totale de la procédure. Néanmoins, elle constate que cette durée est due principalement aux demandes répétées de report d’audience formées par le requérant, qui entendait se faire représenter par un avocat de son choix ou défendre lui-même sa cause. Elle conclut donc que le requérant a largement contribué à l’allongement de la procédure.

151. En conséquence, et après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, la Cour estime que l’on ne saurait considérer qu’il y a eu, du fait des autorités internes, dépassement du délai raisonnable prévu à l’article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne la procédure pénale ayant visé le premier requérant. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

152. Les deuxième et troisième requérants, père et fille, estiment que leur droit au respect de la vie privée a été méconnu du fait de l’interception illégale de leurs communications téléphoniques, du 16 novembre 1995 au 13 mai 1996, et de la conservation des enregistrements par le SRI. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

153. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes en faisant valoir que : a) le deuxième requérant n’a pas contesté devant le procureur supérieur, en vertu des articles 275 à 278 du CPP, la décision du 23 octobre 1996 par laquelle le procureur avait décidé que la plainte pénale déposée par le journal A.C. serait examinée séparément (paragraphe 23 ci-dessus) ; b) les requérants n’ont pas saisi le procureur hiérarchiquement supérieur du procureur ayant délivré l’autorisation d’interception des communications téléphoniques, en vertu de l’article 13 § 4 de la loi no 51/1991, qui décrit la procédure permettant de contester la validité d’une telle autorisation ; et c) les requérants auraient pu engager contre le SRI une action en responsabilité civile délictuelle si l’autorisation avait été invalidée par le procureur hiérarchiquement supérieur selon la procédure précitée.

154. Les requérants estiment que les voies de recours invoquées par le Gouvernement n’étaient pas efficaces et adéquates. A cet égard, ils rappellent que le 11 avril 1997, à l’occasion de son audition par le tribunal militaire, M. Toma avait dénoncé le caractère illégal de l’interception des communications à partir des postes téléphoniques installés à son domicile et dans la rédaction du journal A.C. où il travaillait, ainsi que le refus du parquet de mener une véritable enquête à la suite de la plainte pénale déposée au nom du journal (paragraphe 34 ci-dessus), mais que le tribunal n’avait donné aucune suite aux allégations en question. Par ailleurs, le Gouvernement n’a fourni aucun exemple de jurisprudence interne montrant qu’à l’époque le procureur militaire ou un tribunal militaire auraient sanctionné une atteinte au droit au respect de la vie privée commise par le SRI ou toute autre structure militaire au détriment de personnes civiles.

155. La Cour note qu’elle a déjà examiné les dispositions légales en matière d’interception des communications existant en Roumanie, et qu’elle a conclu à l’absence, à l’époque des faits, de tout contrôle a priori de l’autorisation du procureur, de la part d’un juge ou d’une autre autorité indépendante, ainsi que de tout contrôle a posteriori du bien-fondé de l’autorisation en question (Dumitru Popescu c. Roumanie (no 2), no 71525/01, §§ 72-76, 26 avril 2007). Dès lors, à l’époque des faits, il n’y avait pas de recours effectif qui eût permis de contester au niveau national l’ingérence dans le droit des requérants au respect de leur vie privée en raison de l’interception de leurs communications téléphoniques. En conséquence, M. Toma aurait dû soumettre à la Cour – en son nom et en celui de sa fille mineure – cette branche du grief dans un délai de six mois à partir de la fin de la situation incriminée (Begu, précité, § 147).

156. Or il apparaît que les requérants n’ont saisi la Cour que le 11 novembre 2002, soit plus de six mois après avoir pris connaissance de l’interception de leurs communications, et que la question de la tardivité du grief pourrait se poser. Bien que le Gouvernement n’ait pas soulevé d’exception sur ce point, la Cour examinera proprio motu la question du respect du délai de six mois (Palić c. Bosnie-Herzégovine, no 4704/04, § 48, 15 février 2011, et Gadi c. France (déc.), no 45533/05, 13 janvier 2009).

157. La Cour rappelle que le délai de six mois commence à courir à partir du moment où la personne intéressée a eu connaissance de l’existence des enregistrements en cause, moment qu’il convient de déterminer en fonction des circonstances de chaque affaire (Begu, précité, § 148). En l’espèce, force est de constater que le 11 avril 1997, date de son audition par le tribunal militaire, M. Toma savait que le poste fixe de son domicile et celui installé au journal A.C. avaient été mis sur écoute et que les recours qu’il avait tenté d’exercer n’étaient pas efficaces (paragraphe 34 ci-dessus). Le fait qu’il ait appris le 29 mai 2003 seulement que les interceptions avaient semble-t-il été effectuées en vertu d’une autorisation délivrée par le procureur (paragraphe 52 ci-dessus) ne saurait changer cette conclusion.

158. Il s’ensuit que ce grief est tardif pour autant qu’il vise l’interception des communications téléphoniques des deuxième et troisième requérants, et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

159. S’agissant en revanche de la conservation des enregistrements, la Cour constate que cette branche du grief n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

160. Le Gouvernement souligne que, selon la réglementation interne du SRI, les enregistrements des écoutes téléphoniques sont conservés uniquement pendant dix jours si leur transcription n’est pas requise par l’unité qui les a sollicités. Dès lors, les requérants ne sauraient craindre que les données recueillies sur la base de l’autorisation d’interception délivrée pour la période du 11 novembre 1995 au 13 mai 1996 aient été conservées par le SRI.

161. Les requérants estiment que la loi no 51/1991 ne contient aucune garantie contre l’arbitraire, en ce qu’elle ne prévoit pas, entre autres, les catégories d’informations qui peuvent être enregistrées et conservées. Ils renvoient également à l’affaire Rotaru c. Roumanie, précitée, dans laquelle la Cour a déjà constaté à cet égard les carences de la loi no 14/1992 sur l’organisation et le fonctionnement du SRI.

162. La Cour rappelle que, les communications téléphoniques se trouvant comprises dans les notions de « vie privée » et de « correspondance » au sens de l’article 8 § 1 précité, leur interception, leur mémorisation dans un registre secret et la communication de données relatives à la « vie privée » d’un individu s’analysent en une « ingérence d’une autorité publique » dans l’exercice du droit que lui garantissait l’article 8 (voir, parmi d’autres, Dumitru Popescu (no 2), précité, § 61). Pour ne pas enfreindre l’article 8, pareille ingérence doit avoir été « prévue par la loi », poursuivre un but légitime au regard du paragraphe 2 et, de surcroît, être nécessaire dans une société démocratique pour atteindre ce but.

163. La Cour note que la législation roumaine applicable en matière de mesures de surveillance secrète liée à la sûreté nationale a été examinée pour la première fois dans l’affaire Rotaru précitée. La Cour y a conclu que la loi no 14/1992, visant entre autres la collecte et l’archivage des données, ne contenait pas les garanties nécessaires à la sauvegarde du droit à la vie privée des individus. Elle n’indiquait pas avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine considéré (Rotaru, précité, § 61). Ultérieurement, dans l’affaire Dumitru Popescu, précitée, l’examen minutieux des exigences de la législation autorisant des mesures de surveillance dans des cas d’atteinte présumée à la sûreté nationale, à savoir la loi no 51/1991, et des obstacles de fait potentiellement rencontrés par toute personne s’estimant lésée par une mesure d’interception de ses communications, a révélé des insuffisances incompatibles avec le degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique. Dans cette dernière affaire, la Cour a constaté que la loi précitée ne contenait pas de précisions concernant les circonstances dans lesquelles les informations obtenues par écoutes téléphoniques pouvaient être détruites (voir, mutatis mutandis, Amann c. Suisse [GC], no 27798/95, § 78, CEDH 2000-II et, a contrario, Klass, précité, § 52).

164. La Cour considère qu’eu égard à l’absence, dans la législation nationale, de garanties propres à assurer que les renseignements obtenus grâce à une surveillance secrète sont détruits dès qu’ils ne sont plus nécessaires pour atteindre le but recherché (Klass, précité, § 52), le risque que les enregistrements des communications téléphoniques des requérants soient encore en possession du SRI sans que les requérants y aient accès est fort plausible. S’agissant de l’argument du Gouvernement selon lequel les enregistrements des communications des requérants auraient été détruits après dix jours, la Cour observe que, à supposer que la règlementation interne du SRI remplisse les conditions d’une « loi » accessible et prévisible, il demeure que la destruction des données est subordonnée à la condition qu’il n’y ait eu aucune demande de transcription et transmission de la part de l’unité qui avait demandé l’interception. Or, en l’espèce, le Gouvernement n’a fourni à la Cour aucune pièce attestant l’existence ou l’absence d’une telle demande.

165. Compte tenu de ses conclusions dans les affaires précitées et des circonstances de la présente espèce, la Cour considère que les requérants ne jouissent pas du degré suffisant de protection contre l’arbitraire voulu par l’article 8 de la Convention, en ce qui concerne la conservation par le SRI des données recueillies dans son activité d’interception des communications téléphoniques. Dès lors, la Cour estime qu’en l’espèce il y a eu violation de cet article.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

166. Les requérants allèguent qu’ils n’ont disposé d’aucune voie de recours interne effective qui leur eût permis de se plaindre de la méconnaissance des droits garantis par les articles susmentionnés. Ils invoquent l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

167. Le Gouvernement conteste cette thèse. S’agissant notamment du grief des deuxième et troisième requérants tiré du non-respect de leur droit à la vie privée, il estime que les intéressés disposaient de plusieurs voies de recours, qu’il a détaillées dans le cadre de son exception de non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 153 ci-dessus). Or, les requérants ont omis d’utiliser ces voies. Par ailleurs, les autorités nationales ont sanctionné pénalement la personne qui a rendu publiques des informations concernant leur vie privée.

168. La Cour réaffirme que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant l’instance nationale compétente à connaître du contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition.

169. En l’espèce, la Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation des articles 6 (procès équitable) et 10 de la Convention pour ce qui est du premier requérant. Elle a également conclu à la violation de l’article 8 de la Convention du fait de la conservation des enregistrements des communications téléphoniques des deuxième et troisième requérants. Dans ces conditions, il convient de déclarer le présent grief recevable pour autant qu’il vise les articles précités.

170. Cependant, en ce qui concerne le premier requérant, la Cour constate que ce grief porte sur les mêmes faits que ceux examinés sur le terrain des articles 6 et 10 de la Convention. Ce grief ne soulevant aucune question distincte de celles déjà posées sous l’angle des articles susmentionnés, la Cour n’estime pas nécessaire de l’examiner séparément au fond.

171. Pour ce qui est du grief des deuxième et troisième requérants, la Cour note qu’elle a déjà conclu qu’il n’y a en droit roumain aucune disposition permettant de contester la détention, par les services de renseignements, de données sur la vie privée d’une personne ou de réfuter la véracité de ces informations (Rotaru, précité, § 72).

172. S’agissant des voies de recours auxquelles fait référence le Gouvernement dans la présente affaire, il convient de noter qu’elles visent la légalité et le bien-fondé des interceptions et non la conservation des données sur la vie privée. Par ailleurs, pour ce qui est de la contestation devant le procureur hiérarchiquement supérieur de l’autorisation d’interception, la Cour a déjà conclu qu’il ne s’agissait pas d’un contrôle a priori ou a posteriori indépendant (Dumitru Popescu (no 2), précité, §§ 72-76).

173. Eu égard à ce qui précède, et au fait qu’elle n’a pas été informée de l’adoption depuis lors d’une disposition qui permettrait de contester la conservation des données recueillies à la suite de l’interception de communications téléphoniques, la Cour estime que les deuxième et troisième requérants ont été victimes d’une violation de l’article 13 de la Convention.

VI. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

174. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable ».

A. Dommage

175. Le premier requérant demande à la Cour « sa réintégration dans ses droits, avec toutes les conséquences qui en découlent » et plaide qu’à la suite de la violation de ses droits il a perdu son emploi et les droits salariaux y afférents. Il aurait finalement dû prendre sa retraite en raison d’une maladie chronique grave, diagnostiquée après les événements litigieux. Il réclame également 500 000 euros (EUR) au titre du dommage moral, eu égard à la détresse qu’auraient provoqué la violation grave de ses droits et l’absence de réconnaissance et de réparation sur le plan national de ces violations. Les deuxième et troisième requérants demandent 25 000 EUR chacun au titre du dommage moral. Le deuxième requérant estime que la surveillance prolongée et son inscription injustifiée dans la catégorie des personnes représentant une menace pour la surêté nationale est de nature à causer de graves souffrances psychiques. La surveillance aurait également porté atteinte au principe de protection des sources journalistiques, ce qui l’aurait empêché de mener son activité dans de bonnes conditions. La troisième requérante plaide qu’elle était mineure au moment de l’interception de ses communications et que, dès lors, son inscription injustifiée dans la catégorie des personnes représentant une menace pour la surêté nationale lui a causé un sérieux traumatisme psychique.

176. Le Gouvernement estime que le premier requérant n’a pas prouvé l’existence d’un lien de causalité entre les violations alléguées de la Convention et le dommage matériel qu’il aurait subi. Il souligne en outre que l’intéressé a été affecté à l’armée de réserve mais n’a pas perdu son grade militaire. Enfin, le Gouvernement estime que la Cour ne saurait spéculer sur ce qu’aurait été l’issue d’une procédure conforme à l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention. Il rappelle également que l’article 4081 du CPP prévoit la possibilité de rouvrir une procédure pénale dans les affaires dans lesquelles la Cour a constaté une violation. Enfin, le Gouvernement considère que les demandes des requérants formulées au titre du dommage moral sont excessives eu égard à la jurisprudence de la Cour en la matière.

177. En ce qui concerne la demande du premier requérant au titre du préjudice matériel, la Cour relève que le dommage allégué n’est pas étayé par des justificatifs. Il n’y a donc pas lieu d’accorder une indemnité à ce titre.

178. En revanche, la Cour estime que les requérants ont subi un préjudice moral indéniable. Compte tenu des violations constatées à leur égard et statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle conclut qu’il y a lieu d’octroyer pour préjudice moral 20 000 EUR au premier requérant et 7 800 EUR à chacun des deuxième et troisième requérants.

B. Frais et dépens

179. Les requérants demandent également la somme de 7 955 EUR exonérée d’impôts (soit 7 855 EUR pour les honoraires d’avocat et 100 EUR pour les frais de secrétariat, à verser directement à Me Mihai) au titre des frais et dépens exposés pour les besoins de la procédure devant la Cour. Ils déposent une convention d’honoraires pour un montant de 7 855 EUR.

180. Le Gouvernement estime que la demande concernant les honoraires d’avocat est excessive, et souligne qu’aucun justificatif n’a été produit pour les frais de secrétariat. Il s’oppose par ailleurs à l’exonération d’impôts.

181. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des critères susmentionnés, du relevé détaillé des heures de travail qui lui a été soumis et des questions qui se posaient dans la présente affaire, la Cour octroie aux requérants 7 955 EUR au titre des frais et dépens, à verser directement à Me Mihai.

C. Intérêts moratoires

182. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit qu’il y a eu manquement à se conformer à l’article 38 de la Convention, en ce que le Gouvernement n’a pas soumis tous les documents demandés par la Cour ;

2. Déclare la requête recevable quant aux griefs du premier requérant tirés des articles 10 (liberté d’expression) et 6 (procès équitable) de la Convention, pris seuls et combinés avec l’article 13 de la Convention, et quant au grief des deuxième et troisième requérants tiré de l’article 8 de la Convention en raison du risque de conservation des enregistrements de leurs communications téléphoniques, pris seul et combiné avec l’article 13 de la Convention, et irrecevable pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention dans le chef du premier requérant ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention (procès équitable) dans le chef du premier requérant ;

5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention dans le chef des deuxième et troisième requérants en raison du risque de conservation des enregistrements de leurs communications téléphoniques ;

6. Dit qu’elle n’estime pas nécessaire de se placer de surcroît sur le terrain de l’article 13 combiné avec les articles 10 et 6 de la Convention, en ce qui concerne le premier requérant ;

7. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention dans le chef des deuxième et troisième requérants ;

8. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i) 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral au premier requérant ;

ii) 7 800 EUR (sept mille huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral à chacun des deuxième et troisième requérants ;

iii) 7 955 EUR (sept mille neuf cent cinquante-cinq euros), pour frais et dépens, à verser directement à Me Mihai ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

9. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 janvier 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident

* * *

[1]. Rectifié le 19 juin 2013 : le texte était le suivant : « Les requérants Constantin Bucur et Mircea Toma sont nés en 1952, et la requérante Sorana Toma en 1985. »


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