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10/10/2017 | CEDH | N°001-177865

CEDH | CEDH, AFFAIRE LACHIKHINA c. RUSSIE, 2017, 001-177865


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE LACHIKHINA c. RUSSIE

(Requête no 38783/07)

ARRÊT

STRASBOURG

10 octobre 2017

DÉFINITIF

10/01/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Lachikhina c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Branko Lubarda, président,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,


Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 se...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE LACHIKHINA c. RUSSIE

(Requête no 38783/07)

ARRÊT

STRASBOURG

10 octobre 2017

DÉFINITIF

10/01/2018

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Lachikhina c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Branko Lubarda, président,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Dmitry Dedov,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 septembre 2017,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38783/07) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Natalya Yuryevna Lachikhina (« la requérante »), a saisi la Cour le 21 août 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté initialement par M. G. Matiouchkine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par son représentant actuel, M. M. Galperine.

3. La requérante alléguait une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention en raison de la saisie et la non-restitution de son véhicule par les autorités internes.

4. Le 30 août 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est née en 1971 et réside à Barnaul (région d’Altaï).

A. L’acquisition et l’immatriculation d’un véhicule par la requérante

6. Le 26 juillet 2006, la requérante acheta une voiture de marque Toyota à un particulier, M. Sh., par l’intermédiaire d’un tiers.

7. Le 31 juillet 2006, elle fit immatriculer le véhicule auprès de l’inspection de la sécurité routière de Barnaoul.

8. Par la suite, elle acheta des équipements supplémentaires, qu’elle fit installer sur ce véhicule.

B. L’enquête pénale contre le vendeur

9. Le 10 octobre 2006, une enquête pénale pour fraude bancaire fut ouverte contre M. Sh. Ce dernier était accusé de ne pas avoir remboursé le prêt contracté pour l’achat du véhicule et d’avoir vendu celui-ci en violation des termes du gage garantissant ledit prêt, lui interdisant son aliénation sans l’accord préalable de la banque.

10. À une date indéterminée, M. Sh. fut placé sur la liste des personnes recherchées.

11. Le 6 décembre 2006, par deux décisions, l’enquêteur en charge de l’affaire ordonna la saisie du véhicule en tant que preuve matérielle dans l’affaire pénale (постановление о производстве выемки, постановление о признании и приобщении к уголовному делу вещественных доказательств) et son placement sur un parking spécial. Le jour même, la voiture fut saisie. Le 15 décembre 2006, elle fut remise (передана на ответственное хранение) à un représentant de la banque. Il ressort des documents du dossier que depuis lors, la voiture restait sur le parking.

12. Le 13 février 2007, la banque se constitua partie civile dans la procédure pénale et demanda le remboursement du prêt et des intérêts sur le prix de vente du véhicule gagé (обратить взыскание на заложенное имущество).

13. Le 6 juillet 2007, M. Sh. fut mis en examen par défaut.

14. Le 10 juillet 2007, l’enquête pénale fut suspendue pour cause de fuite de l’inculpé.

15. Le même jour, le tribunal du district Sovetski de Krasnoïarsk, se fondant sur l’article 115 § 3 du code de procédure pénale (CPP), autorisa la saisie du véhicule (наложение ареста), considéré comme produit du délit pénal. Aucune période de validité de la saisie ne fut indiquée. La requérante ne fut pas informée de cette décision.

C. Les tentatives de la requérante pour se voir restituer le véhicule

1. La voie pénale

a) Le premier recours fondé sur l’article 125 du CPP

16. Le 14 décembre 2006, la requérante contesta la saisie ordonnée le 6 décembre 2006 devant le tribunal du district Sovetski de Krasnoïarsk.

17. À l’audience, la requérante demanda à l’enquêteur de lui remettre le véhicule pour conservation pendant l’enquête. L’enquêteur indiqua que, jusqu’à sa saisie, la voiture était sur la liste des véhicules recherchés et qu’il en refusait la remise à la requérante par crainte de son aliénation.

18. Le 21 décembre 2006, le tribunal rejeta le recours formé par la requérante. S’agissant de l’argument tiré de la bonne foi de cette dernière, le tribunal estimait que seules les juridictions civiles étaient compétentes pour cette question relative à la contestation de la propriété du véhicule.

19. Le 22 février 2007, la cour régionale de Krasnoïarsk confirma cette décision en cassation. La cour indiqua au surplus à la requérante la possibilité de demander la résolution de la vente devant les juridictions civiles.

b) Le second recours fondé sur l’article 125 du CPP

20. À une date non précisée, la requérante saisit de nouveau le tribunal du district Sovetski. Contestant la saisie (изъятие) du véhicule, elle demandait la remise de celui-ci pour conservation et la restitution des équipements installés.

21. Le 24 avril 2008, le tribunal rejeta le recours au motif qu’il n’était pas compétent pour se prononcer sur la question de la bonne foi de la requérante et sur la restitution des équipements.

22. Le 22 juillet 2008, la cour régionale confirma cette décision en cassation.

2. La voie civile

a) Le recours non contentieux

23. Le 28 décembre 2006, la requérante forma un recours non contentieux (заявление об установлении факта, имеющего юридическое значение) devant le tribunal du district Leninski de Barnaoul aux fins de se voir déclarer propriétaire du véhicule.

24. Le 15 février 2007, le tribunal du district Leninski rejeta ce recours sans examen et invita la requérante à utiliser la voie contentieuse.

25. Le 4 avril 2007, la cour régionale d’Altaï confirma cette décision en cassation.

b) L’action contentieuse

26. À une date non précisée, la requérante assigna la banque et le département régional de l’Intérieur, demandant qu’il leur fût ordonné de mettre fin à l’atteinte portée à l’usage de son véhicule.

27. Le 2 octobre 2007, le tribunal du district Jeleznodorojny de Krasnoïarsk rejeta cette action sans examen. Il considérait que la demande avait déjà été examinée dans le cadre du premier recours fondé sur l’article 125 du CPP (paragraphes 16–19 ci-dessus).

28. Le 17 décembre 2007, la cour régionale de Krasnoïarsk confirma cette décision en cassation.

D. Les derniers développements

29. Le 26 juillet 2009, la requérante obtint la qualité de victime dans la procédure. Le 25 avril 2017, un enquêteur du département de l’Intérieur de Krasnoïarsk mit fin à l’enquête pénale contre Sh. pour prescription de l’action publique. Par une lettre du même jour, il en informa la requérante et lui proposa de s’adresser au chef du département de l’Intérieur afin de récupérer son véhicule.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Les dispositions pertinentes en l’espèce du CPP en vigueur à l’époque des faits

30. D’après les articles 81 et 82 du CPP, les preuves matérielles doivent être conservées dans le dossier de l’affaire pénale jusqu’à ce que le jugement de condamnation devienne définitif ou jusqu’à l’expiration du délai de recours contre la décision de non-lieu à statuer. Le jugement de condamnation doit se prononcer sur le sort des preuves matérielles. Les biens qualifiés de preuves matérielles sont restitués à leurs possesseurs légitimes (законным владельцам). Les contestations relatives à la propriété des biens doivent être tranchées par les juridictions civiles. Lorsque des biens obtenus par la commission d’un délit pénal, ainsi que les produits de tels biens, constituant des preuves matérielles sont découverts lors de l’enquête pénale, ils doivent être saisis (подлежат аресту) selon les modalités prévues par l’article 115 du CPP.

31. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’article 82 du CPP autres que celles présentées ci-avant, ainsi que celles de l’article 115 du CPP, sont exposées dans l’arrêt Uniya OOO et Belcourt Trading Company c. Russie (nos 4437/03 et 13290/03, §§ 234 et 242 respectivement, 19 juin 2014).

32. Selon l’article 115 § 3 du CPP, la saisie (наложение ареста) des biens possédés par des tiers peut être ordonnée s’il y a des motifs plausibles de croire que ces biens ont été obtenus par les agissements délictuels du suspect ou de l’inculpé, ou qu’ils ont été utilisés ou étaient destinés à être utilisés notamment comme instrument du délit.

33. Les dispositions pertinentes en l’espèce de l’article 125 du CPP relatif au contrôle juridictionnel des décisions et actes ou omissions d’un enquêteur ou d’un procureur sont exposées dans l’arrêt Roman Zakharov c. Russie [GC] (no 47143/06, §§ 89–91, CEDH 2015).

B. Les arrêts de la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie

34. Par son arrêt no 1-P du 31 janvier 2011, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelles certaines dispositions de l’article 115 du CPP au motif qu’elles ne prévoyaient pas de recours effectif pour les propriétaires dépossédés de leurs biens en cas de suspension d’une enquête pénale pour cause de fuite de l’inculpé.

35. Par son arrêt no 25-P du 21 octobre 2014, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelles certaines dispositions de l’article 115 du CPP en ce que cette norme ne prévoyait pas de « mécanisme légal approprié » pour la « protection effective judiciaire » des droits des tiers dont le droit de propriété avait été limité par l’application prolongée d’une mesure de saisie.

C. Les dispositions pertinentes en l’espèce du CPP après le 15 septembre 2015

36. En application des arrêts susmentionnés, la loi fédérale no 190-FZ, entrée en vigueur le 15 septembre 2015, a amendé certaines dispositions du CPP.

37. Désormais, d’après l’article 115 du CPP, le tribunal doit indiquer les faits concrets justifiant la saisie des biens des tiers, déterminer les restrictions à la propriété des biens saisis et établir un délai de validité de la mesure (paragraphe 3). À l’expiration du délai, et si le tribunal n’autorise pas une prolongation de celui-ci, la saisie est levée (paragraphe 9). Lors de la saisie, un procès-verbal doit être dressé avec indication pour la personne dépossédée de la possibilité de former un recours contre la décision de saisie, de demander une modification des restrictions à la propriété ou de solliciter la mainlevée de la mesure (paragraphe 8).

38. Le nouvel article 115.1 du CPP décrit comme suit les modalités de l’autorisation judiciaire de prolongation du délai de saisie des biens : l’enquêteur adresse une demande de prolongation du délai au tribunal compétent, notamment dans le cas de suspension de l’enquête pour cause d’impossibilité de trouver l’inculpé (paragraphe 2) ; le tiers dépossédé a le droit de participer à l’audience (paragraphe 4) ; le nouveau délai de validité de la saisie doit être raisonnable (paragraphe 6) ; la décision de prolongation peut être frappée d’appel et de cassation (paragraphe 7).

39. L’article 4 de la loi fédérale no 190-FZ précitée prévoit que les nouvelles dispositions du CPP s’appliquent aux saisies des biens effectuées avant l’entrée en vigueur de ladite loi. Les questions relatives à l’établissement des délais de validité des saisies et à la prolongation de pareils délais sont tranchées par les tribunaux selon les modalités prévues par l’article 115.1 du CPP, à la demande des tiers dépossédés.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

40. La requérante se plaint d’une ingérence dans son droit de propriété en raison de la saisie de son véhicule, survenue le 6 décembre 2006, et de la rétention continue de celui-ci depuis cette date. Elle se plaint également de ne pas avoir été convoquée à l’audience du 10 juillet 2007 ayant vu la saisie en question être prononcée et ne pas avoir reçu notification de la décision autorisant cette saisie. Elle allègue à cet égard une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

1. Les arguments des parties

41. Dans ses observations du 14 janvier 2014, le Gouvernement semble suggérer que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes ou que la requête est prématurée.

42. Il indique que la requérante a obtenu la qualité de victime dans la procédure, et il soutient que, en tant que telle, elle disposait de toute une panoplie de voies de recours prévues par le CPP : l’intéressée pouvait notamment adresser des requêtes à l’enquêteur, contester la suspension de l’enquête, solliciter l’accélération de celle-ci et demander une réparation pour violation du droit à un procès dans un délai raisonnable. Le Gouvernement considère que, à l’issue de la condamnation pénale du vendeur, la requérante pourrait obtenir une indemnité en tant que victime et qu’elle pourrait saisir les juridictions civiles afin de discuter avec la banque du droit de propriété sur la voiture. Par ailleurs, il indique que la requérante n’a pas formé de recours contre la décision du 10 juillet 2007 autorisant la saisie du véhicule.

43. La requérante réitère ses griefs.

2. L’appréciation de la Cour

44. La Cour rappelle qu’un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Cependant, rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (voir, entre autres, Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 70, avec les références qui y sont citées, CEDH 2010).

45. En l’occurrence, la Cour considère que toutes les voies de recours pénales mentionnées par le Gouvernement n’auraient pas eu pour effet la restitution à l’intéressée de son véhicule. Par ailleurs, la Cour a déjà précédemment constaté l’absence de recours effectif contre la rétention continue de biens saisis dans le cadre d’une enquête pénale (Borjonov c. Russie, no 18274/04, §§ 52-53, 22 janvier 2009). Elle note également que la Cour constitutionnelle russe a indiqué dans ses arrêts de 2011 et 2014 que les tiers dépossédés ne disposaient pas de recours effectif contre la saisie et la rétention continue des biens notamment en cas de suspension de l’enquête pénale pour cause de fuite de l’inculpé (paragraphes 34-35 ci‑dessus).

46. Quant au moyen tiré de l’absence de recours contre la décision du 10 juillet 2007, la Cour constate que la requérante n’a pas été convoquée à l’audience lors de laquelle la saisie a été prononcée et qu’elle ne s’est pas vu notifier la décision autorisant la saisie. De ce fait, l’intéressée n’a pu ni exposer sa cause au tribunal, ni former de recours contre cette décision et donc contester effectivement la mesure litigieuse. La Cour rejette ainsi l’argument du Gouvernement relatif à l’absence de recours contre la décision du 10 juillet 2007.

47. S’agissant des voies civiles, la Cour constate que la requérante en a fait usage mais que les juridictions ont refusé de se prononcer sur ses prétentions (paragraphes 23-28 ci‑dessus). Elle observe que, conformément au droit russe, les voies civiles étaient simplement inaccessibles à la requérante, et ce jusqu’à la décision de non-lieu à statuer pour prescription de l’action publique ou jusqu’à la condamnation pénale du vendeur (paragraphe 30 ci-dessus).

48. Partant, la Cour rejette l’exception de d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement.

49. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

50. Le Gouvernement admet que le véhicule constituait un « bien » de la requérante au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Toutefois, dans ses observations du 14 janvier 2014, il indique que le droit de propriété de la requérante était contesté par la banque, qui selon lui, eu égard au droit et à la pratique judiciaire internes, aurait eu de fortes chances de se faire payer sur le prix de vente de la voiture. Il assimile la présente cause à l’affaire Kosek c. Autriche ((déc.), no 23193/94, 17 mai 1995, CEDH), précisant que dans cette dernière la voiture achetée par le requérant avait été saisie dans le cadre d’une enquête pénale diligentée contre le vendeur et faisait l’objet d’une revendication par d’autres personnes.

51. Le Gouvernement admet que, en l’espèce, la saisie du véhicule constituait une ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens et que cette ingérence relevait de la réglementation de l’usage des biens.

52. Il estime que la mesure litigieuse a été effectuée dans les conditions prévues par la loi, à savoir les articles 82 et 115 du CPP, et qu’elle était nécessaire au bon déroulement de l’enquête et à la protection des droits de la banque.

53. Le Gouvernement considère qu’en l’occurrence la mesure a été proportionnée, et cela pour plusieurs raisons. Premièrement, il indique que, dans l’affaire en examen, la durée de la procédure pénale ne fait pas partie des griefs examinés, ce qui selon lui distingue la présente espèce des affaires JGK Statyba Ltd et Guselnikovas c. Lituanie (no 3330/12, 5 novembre 2013) et Borjonov (précitée), dans lesquelles le constat de violation du droit à un procès dans un délai raisonnable aurait été déterminant pour le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Deuxièmement, il estime que la rétention du véhicule demeurait nécessaire tout au long de l’enquête pénale et que des mesures alternatives n’étaient pas possibles. Enfin, il affirme que, compte tenu d’une absence de publicité du gage automobile, l’inspection de la sécurité routière ignorait l’existence de ce contrat et ne pouvait qu’immatriculer le véhicule acheté par la requérante sans vérifications préalables.

54. La requérante réitère ses griefs.

2. L’appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’un « bien » et d’une ingérence dans le droit de propriété

55. La Cour note que le droit de propriété de la requérante faisait l’objet d’une contestation. Elle considère cependant que la présente affaire diffère de l’affaire Kosek, précitée, dans laquelle les personnes prétendant être les propriétaires des biens saisis avaient la possibilité d’introduire une action contentieuse au cours de l’enquête pénale, et dans laquelle le requérant avait bien obtenu un jugement en sa faveur contre les autres personnes revendiquant le véhicule. En l’espèce, comme la Cour l’a déjà constaté au paragraphe 47 ci-dessus, une discussion devant les juridictions civiles sur la propriété du véhicule n’aurait été possible qu’après la condamnation pénale du vendeur ou après la décision de non-lieu à statuer (voir, a contrario, Sulejmani c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 74681/11, § 41, 28 avril 2016, où le requérant, acheteur d’une voiture avec le numéro du châssis falsifié, disposait d’une action contre son vendeur en garantie des vices cachés et où rien ne lui empêchait d’introduire une telle action et d’obtenir des dommages-intérêts). La Cour note de surcroît qu’après la clôture de l’enquête pénale, la banque n’a pas tenté de demander la restitution du véhicule et que les autorités ont proposé à la requérante de le récupérer.

56. La Cour considère également qu’il n’y a pas de raison de penser que la requérante n’est pas propriétaire du véhicule ou qu’elle a commis une quelconque négligence lors de l’achat. Au moment de l’achat et de l’immatriculation, l’intéressée ne pouvait pas savoir que ce véhicule avait fait l’objet d’un gage – le gage automobile ne bénéficiant d’aucune publicité – ni qu’il était recherché – l’enquête pénale contre le vendeur n’étant pas encore ouverte.

57. La Cour conclut que le véhicule constitue le « bien » de la requérante au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

58. La Cour rappelle que la saisie d’objets pour les besoins d’une procédure pénale s’analyse en une ingérence relevant de la réglementation de l’usage des biens (Georgi Atanassov c. Bulgarie, no 5359/04, § 28, avec les références qui y sont citées, 7 octobre 2010, ainsi que B.K.M. Lojistik Tasimacilik Ticaret Limited Sirketi c. Slovénie, no 42079/12, §§ 37-38, avec les références qui y sont citées, 17 janvier 2017).

b) Sur la justification de l’ingérence dans le droit de propriété

59. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 ne prohibe pas la saisie d’un bien à des fins d’administration de la preuve dans le cadre d’une procédure pénale. Toutefois, pour répondre aux exigences inhérentes à cet article, la saisie doit être prévue par la législation interne, poursuivre un but légitime et être proportionnée au but poursuivi. Pour déterminer la proportionnalité de la mesure en cause, il convient de prendre en compte la durée de celle-ci, indépendamment d’un éventuel constat de violation du droit à un procès dans un délai raisonnable, ainsi que sa nécessité eu égard au déroulement des poursuites pénales, les conséquences de son application pour l’intéressé et les décisions prises par les autorités à ce sujet.

60. En l’espèce, la Cour note que, le 6 décembre 2006, l’enquêteur a ordonné la saisie de la voiture en tant que preuve matérielle dans l’affaire pénale et que, le 10 juillet 2007, le tribunal de district a autorisé la saisie de ce véhicule, considéré comme produit du délit pénal (paragraphes 11 et 15 ci-dessus). Elle constate que les articles 82 et 115 du CPP constituaient la base légale de l’ingérence en cause, que cette ingérence visait le but légitime d’assurer le bon fonctionnement de la justice et qu’elle relevait donc du domaine de l’intérêt général.

61. Il reste à déterminer si les autorités ont ménagé en l’occurrence un juste équilibre entre l’intérêt général et le droit de la requérante d’utiliser son véhicule.

62. La Cour relève que le véhicule litigieux représentait un moyen personnel de locomotion et qu’il n’existe pas d’éléments dans le dossier démontrant que la saisie a eu des conséquences importantes particulières pour la requérante, qui auraient touché par exemple sa vie personnelle ou professionnelle. La Cour constate cependant que le véhicule a été saisi entre le 6 décembre 2006 et le 25 avril 2017, soit pendant plus de dix ans, et que pendant toute cette période aucun acte d’instruction visant le véhicule n’a été accompli (voir également Georgi Atanassov, précité). Elle note aussi à ce sujet que jusqu’au 15 septembre 2015, date d’entrée en vigueur de la nouvelle loi fédérale, aucun délai de validité de saisie n’était imposé par le CPP, de sorte que les saisies étaient illimitées dans le temps (comparer les paragraphes 32 et 37 ci-dessus).

63. La Cour remarque qu’aucun élément du dossier ne laisse penser que la requérante pouvait avoir été impliquée dans une fraude. Cependant, jusqu’à la clôture de l’enquête pénale pour prescription, les autorités internes n’ont jamais envisagé de mesures alternatives à la rétention continue du véhicule, consistant par exemple en une interdiction de l’aliénation de ce bien, et qu’elles ont clairement donné la préférence aux intérêts de la banque. Or aucun élément du dossier n’indique que cette dernière méritait une meilleure protection que la requérante (voir également JGK Statyba Ltd et Guselnikovas, précité, § 120).

64. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la saisie et la rétention continue du véhicule de la requérante n’étaient pas proportionnées au but légitime poursuivi. Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

65. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

1. Les thèses des parties

66. La requérante réclame, au titre du préjudice matériel qu’elle dit avoir subi, 760 000 roubles (RUB) pour le prix d’achat du véhicule et 38 947 RUB pour la valeur des équipements installés. Le Gouvernement indique que la requérante n’a pas été privée de sa propriété et estime par conséquent qu’aucune somme au titre du préjudice matériel ne peut lui être allouée. Il invite la Cour à déclarer que le constat de violation des droits de la requérante constitue une satisfaction équitable suffisante.

67. La requérante sollicite 100 000 RUB au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi. Le Gouvernement dit qu’elle n’a pas étayé cette prétention.

2. L’appréciation de la Cour

68. La Cour rappelle qu’elle jouit d’une certaine latitude dans l’exercice du pouvoir dont l’investit l’article 41 de la Convention ; l’adjectif « équitable » et le membre de phrase « s’il y a lieu » en témoignent. Elle rappelle également que, conformément aux principes dégagés par sa jurisprudence constante, la forme et le montant de la satisfaction équitable tendant à la réparation d’un préjudice matériel diffèrent selon les cas et dépendent directement de la nature de la violation constatée. En outre, là où les divers éléments constituant le préjudice ne se prêtent pas à un calcul exact ou là où la distinction entre dommage matériel et dommage moral se révèle difficile, la Cour peut être amenée à les examiner globalement (Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000‑IV).

69. En l’espèce, le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention découle de la rétention continue du bien de la requérante. Il convient de prendre en compte plusieurs éléments pour le calcul du montant à allouer au titre du préjudice matériel. La voiture n’était pas neuve au moment de son acquisition par l’intéressée, et celle-ci s’en est servie pendant quelques mois, période au cours de laquelle la valeur du véhicule a diminué. Par ailleurs, à présent, la requérante a la possibilité de reprendre possession de ce véhicule qui a subi une certaine dépréciation pendant le temps de sa rétention.

70. La Cour note que les parties n’ont pas proposé de calcul précis du montant à allouer pour le dommage matériel. Elle rappelle en même temps qu’elle n’a pas la capacité, et qu’il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de calculer précisément et minutieusement l’indemnité pécuniaire (voir, mutatis mutandis, Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], précité, § 69, et East West Alliance Limited c. Ukraine, no 19336/04, §§ 260-264, 23 janvier 2014).

71. La Cour considère que la requérante a subi un certain préjudice matériel et moral du fait de la violation constatée. Ainsi, l’octroi d’une certaine somme est justifié.

72. Dans ces circonstances, statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour alloue à la requérante une somme forfaitaire de 11 000 (EUR) tous chefs de préjudice confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

B. Frais et dépens

73. La requérante n’a pas soumis de demande de remboursement de frais et dépens. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

74. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 11 000 EUR (onze mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommages moral et matériel ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 octobre 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Stephen PhillipsBranko Lubarda
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-177865
Date de la décision : 10/10/2017
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Privation de propriété;Biens)

Parties
Demandeurs : LACHIKHINA
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : LACHIKHINA N. Y.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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