CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE HONNER c. FRANCE
(Requête no 19511/16)
ARRÊT
Art 8 • Vie familiale • Obligations positives • Refus d’accorder un droit de visite et d’hébergement à une femme sans lien biologique à l’égard de l’enfant de son ex-compagne conçu par procréation médicalement assistée lorsqu’elles étaient en couple, qu’elle avait élevé pendant les premières années de sa vie avant leur séparation • Lien parent‑enfant de facto entravé par la séparation des deux femmes • Possibilité d’obtenir un examen judiciaire de la question de la préservation du lien • Relations conflictuelles entre les deux femmes • Tension plaçant l’enfant dans une situation traumatisante • Décision basée sur l’intérêt supérieur de l’enfant
STRASBOURG
12 novembre 2020
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Honner c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Latif Hüseynov,
Jovan Ilievski,
Lado Chanturia,
Ivana Jelić,
Mattias Guyomar, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
la requête (no 19511/16) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet État Mme Rachel Honner (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 7 avril 2016,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 octobre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
inTRODUCTION
1. L’affaire concerne le refus d’accorder un droit de visite et d’hébergement à la requérante à l’égard de l’enfant que son ex‑compagne avait eu par procréation médicalement assistée lorsqu’elles étaient en couple, alors que la requérante avait élevé l’enfant pendant les premières années de sa vie. La requérante invoque l’article 8 de la Convention.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1966 et réside à Paris. Elle est représentée devant la Cour par Me B. Irlande-Millette, avocate exerçant à Paris.
3. Le gouvernement français est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. La requérante et Mme C. vécurent ensemble de 2000 à 2012. La requérante est la mère de S., né en 1995, qui fut élevé par les deux femmes durant leur vie commune. Le couple, souhaitant avoir un enfant ensemble, eut recours à l’assistance à la procréation médicale en Belgique. Le 15 octobre 2007, C. donna naissance à G. L’enfant, de père inconnu, fut déclaré à l’état civil par la requérante. Le 11 février 2008, elle se mit en disponibilité, afin d’élever les deux enfants, C. poursuivant sa progression professionnelle. Le 18 juillet 2008, un « parrainage républicain » (engagement symbolique et moral devant le maire) fut organisé à la mairie, la requérante et S. étant la marraine et le parrain laïques de G. Le 4 janvier 2009, C. rédigea un testament olographe désignant la requérante en tant que tutrice testamentaire de son fils. Le 8 avril 2009, les deux femmes conclurent un pacte civil de solidarité (PACS), qui fut rompu au mois de mai 2012. Quelques semaines plus tard, C. s’opposa à la poursuite des relations entre G. et la requérante. Cette dernière saisit le juge aux affaires familiales, sur le fondement de l’article 371-4 du code civil (paragraphe 14 ci-dessous), d’une demande de droit de visite et d’hébergement.
1. Le jugement du tribunal de grande instance de Créteil
5. Par un jugement du 24 décembre 2013, le tribunal de grande instance de Créteil accorda à la requérante un droit de visite et d’hébergement, lui donna acte de sa proposition au titre d’une contribution à l’entretien de l’enfant et invita les parties à se prêter à une médiation familiale. Le juge considéra, en effet, qu’il résultait des attestations versées aux débats que la naissance de l’enfant correspondait à un projet familial commun du couple et que la requérante s’était investie auprès de lui dès sa naissance. Il releva qu’il ne pouvait être sérieusement contesté qu’elle avait résidé de manière stable avec l’enfant et sa mère, qu’elle avait pourvu à son éducation et à son entretien, et qu’elle avait noué avec lui des liens affectifs durables, relevant notamment qu’il la surnommait « Maman Rachel » (prénom de la requérante). Le juge conclut que le refus complet opposé par C. à l’organisation de toute rencontre entre la requérante et G., alors âgé de 6 ans, ne paraissait nullement justifié et semblait contraire à l’intérêt de l’enfant qui avait le droit au respect de ses liens affectifs.
2. L’arrêt de la cour d’appel de Paris
6. Le 16 janvier 2014, Mme C. interjeta appel de ce jugement. Elle demanda à la cour d’appel de l’infirmer en toutes ses dispositions et, à titre subsidiaire, d’ordonner une enquête sociale ou une enquête médico‑psychologique comme l’avait proposé le procureur de la République devant le tribunal. La requérante, dans ses conclusions en réplique, sollicita un droit de visite et d’hébergement élargi, la mise en place d’une astreinte en cas de non-respect des droits de visite par C. et, à titre subsidiaire, elle sollicita une expertise médico-psychologique avec, dans l’attente du rapport d’expertise, un droit de visite organisé dans un lieu médiatisé.
7. Par un arrêt du 5 juin 2014, la cour d’appel de Paris infirma le jugement de première instance et dit qu’il n’y avait pas lieu d’instituer des relations entre la requérante et l’enfant G. L’arrêt est ainsi motivé :
« (...) Considérant qu’en application de l’article 371-4 alinéa 2 du code civil, s’il est de l’intérêt de l’enfant, le juge aux affaires familiales fixe les modalités des relations entre l’enfant et le tiers, parent ou non, en particulier lorsque ce tiers a résidé de manière stable avec lui et l’un de ses parents, a pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation, et a noué avec lui des liens affectifs durables ;
Considérant qu’il n’est pas contestable que [la requérante], qui vivait avec Mme [C.] au moment de sa grossesse, a arrêté son activité professionnelle après le congé de maternité de celle-ci, notamment pour élever l’enfant et s’en occuper au quotidien alors que sa mère travaillait ; que dans ce cadre [la requérante] a élevé l’enfant durant plus de quatre années ; que celle-ci se faisait appeler « maman Rachel » par l’enfant ; que toutefois [la requérante] n’était pas bénéficiaire d’une délégation de l’autorité parentale ;
Considérant que les relations entre les femmes étaient déjà dégradées depuis plus d’une année avant leur séparation en mai 2012 ; que l’implication de [la requérante] dans l’éducation de l’enfant était telle qu’elle reprochait à Mme [C.] de parler à son fils de difficultés en lien avec son énurésie hors sa présence ;
Considérant que suite à la rupture sentimentale soit jusqu’en août 2012, [la requérante] a continué à prendre en charge l’enfant après le jardin d’enfant et le mercredi nonobstant ses difficultés personnelles et son hospitalisation suite à l’annonce de la rupture par Mme [C.] ; que suite à l’aggravation des difficultés relationnelles entre les deux ex-compagnes, Mme C. s’est opposée aux relations de [la requérante] avec son fils ; que les tentatives de médiation ont échoué ;
Considérant que l’enfant [G.] est décrit comme un enfant fragile ; qu’il est suivi médicalement depuis février 2011 pour une maladie du sang « la thrombopénie » dont les manifestations visibles consistent en la présence d’hématomes importants sur les membres ; que l’enfant est en outre suivi pour des difficultés de langage et par un psychothérapeute suite à une reprise de son énurésie et encoprésie ;
Considérant que les relations entre les deux femmes sont devenues paroxystiques suite à la décision exécutoire du juge aux affaires familiales imposant un droit de visite et d’hébergement régulier durant les fins de semaines impaires et durant la moitié des vacances scolaires ; que [la requérante], qui [sic] a déposé six plaintes pour non représentation d’enfant ; qu’il résulte de l’ensemble des témoignages et messages entre les deux femmes que la tension qui règne entre elles, leur impossibilité de dialoguer sans agressivité, met l’enfant [G.] dans une situation traumatisante et culpabilisante pour lui sachant que les scènes de changement de bras se déroulent devant l’école en présence de tiers et de membres du corps enseignant, la mère pleurant notamment devant l’enfant et [la requérante] lui enlevant ses vêtements achetés par elle à l’issue du droit de visite et d’hébergement ;
Considérant qu’il résulte tant des procès-verbaux de police que du témoignage de la psychothérapeute qui a reçu l’enfant suite à la communication par sa mère de la décision judiciaire fixant un droit de visite et d’hébergement que l’enfant [G.] refuse de se rendre chez [la requérante] et que de nombreuses personnes, y compris [la requérante] et Mme [C.] ont constaté l’énurésie de l’enfant au moment de la rencontre ou de l’évocation du sujet ; que la psychothérapeute mentionne qu’elle a fait le constat de l’énurésie alors que l’enfant évoquait son refus de se rendre chez [la requérante] ;
Considérant qu’il résulte de l’attestation en date du 11 janvier 2014 de Mme [Ca.], psychologue clinicienne qui suit l’enfant depuis décembre 2012, que « [G.] lui demande de l’aide, qu’il ne veut pas aller chez Rachel, qu’il commence à avoir des angoisses et refait pipi au lit juste avant la sortie des classes, demande si c’est le jour où elle doit venir et imagine comment il pourrait se cacher » ; qu’elle témoigne du stress et de son inquiétude concernant l’équilibre de l’enfant ;
Considérant que le médecin traitant de l’enfant, le Dr [F.], atteste le 16 janvier 2014 que « [G.] qui se présente très angoissé, me dit ne pas vouloir aller à l’école et vouloir rester avec sa maman car il a peur que Rachel vienne le chercher à la sortie de l’école. Cet enfant me semble perturbé par les éléments nouveaux survenus dans son quotidien jusqu’à présent serein » ;
Considérant que le weekend du 31 janvier 2014, [la requérante] a pu accueillir l’enfant à son foyer après un changement de bras particulièrement difficile devant l’école, l’enfant se réfugiant dans les bras de sa mère, urinant sur lui et pleurant ; que toutefois le weekend s’est bien passé selon les témoins présents ; que le fils [S.] de [la requérante] désormais majeur et vivant de manière indépendante, atteste du bienêtre et de la joie de l’enfant en leur présence ; que toutefois le Dr [F.] a constaté le 5 février 2014 la présence d’un hématome sur le front et sur la jambe gauche et a mentionné que l’enfant lui a dit qu’il ne veut pas retourner voir Rachel parce qu’elle lui demande de l’appeler maman ;
Considérant qu’il convient de relever que [S.] n’est pas parti à l’instance et ne sollicite pas de l’organisation de rencontres avec l’enfant [G.] ;
Considérant qu’il résulte de l’ensemble de ces événements que ce jeune garçon de six ans, impliqué bien malgré lui dans un conflit de loyauté à l’égard de sa mère et de son ex-compagne, manifeste une hostilité franche au fait de devoir se rendre chez [la requérante] dans le cadre d’un droit de visite et d’hébergement ; qu’il présente depuis la mise en place de ces rencontres des manifestations somatiques sévères ;
Qu’en conséquence, il n’est pas de l’intérêt premier de l’enfant de poursuivre ces rencontres trop traumatiques pour lui quels que soient les liens d’affection légitime que peut nourrir [la requérante] à son égard ; que dès lors, la cour estime devoir infirmer le jugement déféré et dit n’y avoir lieu à relations entre l’enfant [G.] et [la requérante] avant même tout examen médico-psychologique ou psychiatrique complémentaire, la cour disposant des éléments suffisants pour évaluer la dangerosité pour cet enfant au maintien de telles rencontres dans le climat passionnel et déraisonnable qui existe entre les deux ex-compagnes (...) »
3. La décision de la chambre disciplinaire de première instance de l’ordre des médecins d’Ile-de-France
8. Entre‑temps, le 22 mai 2015, saisie par la requérante, la chambre disciplinaire de première instance de l’ordre des médecins d’Ile-de-France, avait prononcé un blâme contre le docteur F., pour avoir rédigé les certificats produits par C. devant la cour d’appel. Elle avait considéré que la rédaction de ces certificats était biaisée et qu’elle se référait à des faits dont le médecin n’avait pu lui-même constater la réalité.
4. La décision de la Cour de cassation
9. La requérante se pourvut en cassation le 26 décembre 2014 contre l’arrêt de la cour d’appel de Paris 5 juin 2014. Elle soutenait que la cour d’appel avait violé l’article 455 du code de procédure civile (paragraphe 15 ci-dessous) à deux égards. Elle lui reprochait tout d’abord de ne pas avoir répondu à son moyen selon lequel seule C. s’opposait à la poursuite des relations avec l’enfant, qu’à cet effet elle instrumentalisait et qu’elle angoissait, quand en revanche il était de l’intérêt de l’enfant de continuer à la voir parce qu’elle l’avait élevé durant les premières années de sa vie, parce qu’au cours de ces années il s’était psychologiquement structuré avec elle, parce qu’il lui était très attaché et parce qu’en sa présence il était naturellement épanoui. Elle lui reprochait ensuite de ne pas s’être exprimée sur cinq attestations qu’elle avait produites et analysées, qui témoignaient de ce que l’enfant était parfaitement épanoui en sa compagnie.
10. Dans son mémoire ampliatif, la requérante faisait en particulier valoir ce qui suit :
« (...) Dans son rapport pour l’année 2010 (p. 223), la Cour de cassation rappelle toute l’importance qu’elle attache au respect du devoir de motiver les décisions de justice.
(...) La Cour européenne des droits de l’homme ne l’entend pas autrement.
Car elle juge qu’une « réponse spécifique et explicite doit être donnée aux moyens déterminants des parties (Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, no 76240/01, § 97, 28 juin 2007 ; Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, § 30, série A no 303‑A ; Hiro Balani c. Espagne, 9 décembre 1994, § 28, série A no 303‑B).
Elle décide aussi que le juge a « l’obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties sauf à en apprécier la pertinence » (Dulaurans c. France, no 34553/97, § 33, 21 mars 2000).
En marge de ce qui précède, il convient de souligner que la Cour de Strasbourg considère que la « vie familiale », garantie par l’article 8 de la Convention, englobe les liens familiaux de facto (Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 44, série A no 290 ; Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 112, série A no 112).
De tels liens familiaux de facto peuvent parfaitement exister entre un adulte et un enfant n’ayant aucun rapport de filiation, comme pour un couple ayant accueilli un enfant de l’âge d’un mois à dix-neuf mois, parce qu’ils « ont vécu avec l’enfant les premières étapes importantes de sa jeune vie » Moretti et Benedetti c. Italie, no 16318/07, § 49, 27 avril 2010).
Ces règles ont manifestement été perdues de vue par l’arrêt attaqué.
(...)
Manifestement, l’arrêt attaqué ne satisfait pas aux exigences de la motivation.
La censure s’impose d’autant plus que [la requérante] avait précisé [dans ses observation en appel], à bon droit, que le maintien des relations entre [l’enfant] et elle‑même correspondait à leur droit de mener une vie familiale normale garanti par l’article 8 de la Convention (...) »
11. Dans son « rapport en vue d’un rejet non spécialement motivé du pourvoi », la rapporteure considéra que « le moyen à l’appui du pourvoi n’[était] manifestement pas de nature à entraîner la cassation ». Elle observa qu’au vu des motifs de l’arrêt du 5 juin 2014, la cour d’appel de Paris avait répondu aux arguments développés par la requérante et avait retenu, dans son raisonnement, les témoignages que cette dernière avait produits.
12. La requérante déposa un mémoire complémentaire devant la Cour de cassation et produisit la décision de la chambre disciplinaire de première instance de l’ordre des médecins d’Ile‑de-France du 22 mai 2015 (paragraphe 8 ci-dessus). Elle faisait valoir que l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 5 juin 2014 était en partie fondée sur des certificats tendancieux et de complaisance établis par le docteur F.
13. Le 7 octobre 2015, la Cour de cassation rejeta le pourvoi par une décision ainsi rédigée :
« (...) Attendu que le moyen de cassation (...) n’est manifestement pas de nature à entraîner la cassation ;
Qu’il n’y a donc pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée (...) »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
14. L’article 371-4 du code civil se lit comme suit :
« L’enfant a le droit d’entretenir des relations personnelles avec ses ascendants. Seul l’intérêt de l’enfant peut faire obstacle à l’exercice de ce droit.
Si tel est l’intérêt de l’enfant, le juge aux affaires familiales fixe les modalités des relations entre l’enfant et un tiers, parent ou non, en particulier lorsque ce tiers a résidé de manière stable avec lui et l’un de ses parents, a pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation, et a noué avec lui des liens affectifs durables. »
15. Les articles 455 et 604 du code de procédure civile sont ainsi rédigés :
Article 455
« Le jugement doit exposer succinctement les prétentions respectives des parties et leurs moyens. Cet exposé peut revêtir la forme d’un visa des conclusions des parties avec l’indication de leur date. Le jugement doit être motivé.
Il énonce la décision sous forme de dispositif. »
Article 604
« Le pourvoi en cassation tend à faire censurer par la Cour de cassation la non‑conformité du jugement qu’il attaque aux règles de droit. »
16. La Cour de cassation a en particulier jugé que l’article 371-4 du code civil permettait l’octroi d’un droit de visite, évoluant progressivement en droit d’hébergement, à l’ancienne compagne de la mère d’un enfant, après vérification que les conditions de résidence stable et de liens affectifs durables étaient réunies, et que la décision était conforme à l’intérêt de l’enfant (Civ. 1ère, 13 juillet 2017, no 16-24084, publié au Bulletin).
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
17. La requérante se plaint de ce que le refus de lui accorder un droit de visite et d’hébergement à l’égard de l’enfant de son ex-compagne, qu’elle a élevé pendant les premières années de sa vie, a violé son droit au respect de sa vie familiale. Elle invoque l’article 8 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
18. Le Gouvernement soutient que la requête est irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours internes.
19. Il observe tout d’abord que, si la requérante a formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de Paris 5 juin 2014, son pourvoi était voué à l’échec dès lors notamment qu’il ne permettait pas de contester les certificats médicaux établis par le docteur F. et ne constituait donc pas un recours à épuiser avant de saisir la Cour. En effet, souligne-t-il, l’appréciation des juges du fond est souveraine en la matière, et le contrôle de la Cour de cassation, qui est un contrôle de pur droit, se limite dans ce cas à la vérification de ce que l’arrêt attaqué est suffisamment motivé. Il ajoute qu’en l’espèce, les deux branches du moyen en cassation de la requérante portaient uniquement sur la motivation de l’arrêt attaqué. Il ajoute aussi que la requérante n’aurait pas été recevable à se prévaloir devant la Cour de cassation de la décision de la chambre disciplinaire de l’ordre des médecins sanctionnant le docteur F. pour l’établissement des certificats médicaux litigieux (paragraphe 8 ci-dessus) ; en effet, d’une part, cette décision a été rendue publique le 22 mai 2015, et est donc postérieure à la date à laquelle la requérante a formé son pourvoi, ce qui rendait irrecevable un moyen de cassation fondé sur cette décision ; d’autre part, ce même moyen était en toute hypothèse irrecevable en tant que moyen nouveau.
20. Le Gouvernement ajoute que la requérante aurait pu saisir à nouveau le juge aux affaires familiales, dès lors que la décision de la chambre disciplinaire de l’ordre des médecins constituait un élément nouveau permettant de remettre en cause l’autorité de la chose jugée du premier jugement.
21. Il estime en outre qu’elle aurait également pu former un recours en révision de l’arrêt du 5 juin 2014 sur le fondement des articles 593, 595 et 603 du code de procédure civile, en faisant valoir qu’il y avait eu fraude de l’autre partie ou que la cour d’appel avait jugé sur des pièces reconnues fausses ou judiciairement déclarées fausses.
b) La requérante
22. La requérante rappelle que lorsque plusieurs voies de recours sont possibles, il suffit que le requérant utilise l’une d’elles.
23. Elle souligne que son pourvoi en cassation n’était pas voué à l’échec dans la mesure où il démontrait notamment que l’arrêt attaqué manquait de base légale et faisait défaut dans sa motivation. Elle ajoute qu’elle a informé la Cour de cassation dans un mémoire complémentaire de la décision de la chambre disciplinaire de première instance de l’ordre des médecins d’Île‑de‑France du 22 mai 2015. Elle précise que, s’il est exact que la Cour de cassation, qui n’exerce qu’un contrôle de pur droit, ne pouvait pas procéder à un examen au fond de l’affaire, la haute juridiction pouvait considérer que l’arrêt attaqué avait été rendu sur la base de certificats médicaux du docteur F. manifestement contraires à la déontologie médicale.
24. La requérante estime de plus que saisir le juge aux affaires familiales d’une nouvelle requête n’aurait mené à rien, rappelant qu’elle avait obtenu en première instance une décision lui accordant des droits de visite et d’hébergement et que les six plaintes, compléments de plaintes et mains courantes qu’elle avait déposés contre C. pour non‑représentation d’enfant n’avaient donné lieu à aucune poursuite. Elle en déduit que la France ne lui a pas garanti le droit de mener une vie familiale normale, alors même qu’elle disposait d’une décision de justice en ce sens, et qu’une nouvelle décision favorable du juge aux affaires familiales n’aurait été exécutée ni par la mère de l’enfant, ni par les autorités.
25. Enfin, elle souligne que l’article 35 § 1 de la Convention n’exige pas que les requérants usent des recours extraordinaires tels que le recours en révision.
2. Appréciation de la Cour
26. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. La finalité de cette disposition est de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises. Ainsi, les griefs dont on entend la saisir doivent d’abord être soulevés, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées (voir, parmi de nombreux autres arrêts et décisions, Civet c. France [GC], no 29340/95, § 41, CEDH 1999‑VI).
27. La Cour relève ensuite que la requérante s’est dûment pourvue en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 5 juin 2014. Elle rappelle à cet égard que le pourvoi en cassation figure parmi les procédures dont il doit ordinairement être fait usage pour se conformer à l’article 35 de la Convention. Pour pleinement épuiser les voies de recours internes, il faut donc en principe mener la procédure interne jusqu’au juge de cassation et le saisir des griefs tirés de la Convention susceptibles d’être ensuite soumis à la Cour (voir, par exemple, Graner c. France (déc.), no 84536/17, § 44, 5 mai 2020, ainsi que les références qui y sont indiquées).
28. Il en va notamment ainsi des griefs tirés d’une violation du droit au respect de la vie familiale tels que celui que la requérante soumet à la Cour. S’il est vrai que les faits ne peuvent plus être discutés devant la Cour de cassation française, le pourvoi en cassation visant à faire censurer la non‑conformité de la décision attaquée aux règles de droit (paragraphe 15 ci‑dessus), il revient du moins à la Cour de cassation, saisie d’un tel grief, de vérifier si la décision visée par le pourvoi est conforme aux exigences de la Convention relatives au droit au respect de la vie familiale.
29. Ceci étant, la Cour constate que, si le moyen de cassation de la requérante tendait essentiellement à dénoncer l’insuffisance de la motivation de l’arrêt de la cour d’appel de Paris au regard des exigences de l’article 455 du code de procédure civile (paragraphes 9 et 15 ci-dessus), la requérante a néanmoins soulevé en substance devant la Cour de cassation le grief tiré de la méconnaissance de son droit au respect de sa vie familiale qu’elle soumet à la Cour.
30. La requérante a en effet évoqué dans son mémoire ampliatif la jurisprudence de la Cour selon laquelle la vie familiale, telle que garantie par l’article 8 de la Convention, englobe les liens familiaux de facto, et selon laquelle de tels liens peuvent exister entre un adulte et un enfant qui n’ont pas de rapport de filiation. Ce faisant, elle a expressément renvoyé aux arrêts Keegan, Johnston et autres et Moretti et Benedetti (précités) dans lesquels la Cour a conclu à la violation de cette disposition. La requérante a ajouté que la censure de l’arrêt du 5 juin 2014 s’imposait d’autant plus qu’elle avait précisé dans ses observations en appel que le maintien des relations entre G. et elle « correspondait à leur droit de mener une vie familiale normale garanti par l’article 8 de la Convention » (paragraphe 10 ci-dessus). Le moyen de la requérante visait ainsi l’insuffisance de la motivation de l’arrêt de la cour d’appel de Paris au regard de son droit au respect de sa vie familiale.
31. La Cour déduit de ce qui précède que la requérante a mis la Cour de cassation en mesure de vérifier si l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 5 juin 2014 était conforme aux exigences de la Convention relatives à ce droit.
32. S’agissant des autres recours évoqués par le Gouvernement, la Cour rappelle qu’en tout état de cause, un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (voir, par exemple, Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999‑III).
33. Il convient donc de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.
34. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondées ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèse des parties
a) La requérante
35. La requérante constate que le Gouvernement ne conteste ni sa qualité de « parent social » de G., avec qui elle a créé des liens familiaux entrant dans le champ de l’article 8, ni le fait que la suppression de son droit de visite et d’hébergement constitue une ingérence dans sa vie familiale, ni que l’article 371-4 du code civil poursuit un double objectif : l’intérêt de l’enfant et la protection de la vie familiale du « parent social ». Il appartenait donc aux juridictions françaises saisies de sa demande de droit de visite et d’hébergement d’apprécier si les conditions posées par ces dispositions étaient réunies, ajoutant que c’est en procédant à cette appréciation in concreto que le juge de première instance a fait droit à ses demandes.
36. La requérante estime qu’il ne peut lui être reproché de ne pas avoir eu recours à une délégation d’autorité parentale durant la vie commune. Elle indique que le couple avait pris ses dispositions en cas de décès de la mère biologique et que, dans la vie courante, elle accomplissait seule les actes usuels et courants de l’autorité parentale, malgré l’absence de délégation, sans que son ex‑compagne ne formule la moindre opposition, et ce de la naissance de G. à la séparation.
37. La requérante fait de plus valoir que la cour d’appel de Paris l’a privée de tout droit de visite et d’hébergement, lui refusant ainsi une vie familiale normale, sans examiner les nombreuses pièces qu’elle avait produites, qui comprenaient notamment des photographies du week-end du 31 janvier 2014, le seul week‑end durant lequel elle a pu exercer son droit de visite à l’égard de G.
38. Elle déclare ne contester ni la légalité ni la nécessité du critère de l’intérêt de l’enfant tel que visé par l’article 371-4 du code civil, mais estimer que la cour d’appel en a fait une application défaillante et a procédé à une appréciation erronée et contraire à l’article 8 de la mise en balance de l’intérêt de l’enfant et de l’intérêt du maintien de leur vie familiale.
39. Renvoyant aux arrêts Tanda-Muzinga c. France (no 2260/10, 10 juillet 2014), Buckley c. Royaume-Uni (25 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV) et McMichael c. Royaume-Uni (24 février 1995, série A no 307‑B), la requérante rappelle qu’il faut que le processus décisionnel débouchant sur des mesure d’ingérence soit équitable et respecte les droits garantis par l’article 8, particulièrement lorsqu’il s’agit de la prise en charge d’enfants. Or, souligne-t-elle, pour supprimer ses droits de visite et d’hébergement, la cour d’appel de Paris s’est fondée sur les relations particulièrement conflictuelles entre les ex‑compagnes et sur des pièces non objectives produites par la mère biologique. Selon elle, le premier de ces motifs était insuffisant pour lui refuser une vie familiale normale, les droits du « parent social » ne pouvant être écartés que pour des raisons objectivement établies relatives à la mise en danger de l’enfant. Tel ne serait pas le cas en l’espèce, la cour d’appel de Paris s’étant exclusivement fondée sur des attestations de proches de la mère biologique et des certificats médicaux que la jurisprudence qualifie habituellement de complaisance et écarte des débats dès qu’ils sont établis à la demande du parent qui s’oppose au maintien des relations avec son enfant biologique et par des personnes et professionnels qui reprennent ses dires à leur compte sans avoir été témoins directs. Elle vise en particulier les certificats « non objectivement établis » par Mme Ca., psychologue et les « certificats tendancieux » établis par le docteur F., faisant valoir qu’elle a saisi la chambre disciplinaire de l’ordre des médecins d’une plainte contre ce dernier, laquelle lui a donné raison (paragraphe 8 ci-dessus).
40. La requérante considère que la cour d’appel ne pouvait porter atteinte à son droit au respect de sa vie familiale sans prendre au préalable toutes les précautions utiles eu égard aux intérêts en jeu, notamment en s’entourant d’avis professionnels qualifiés, comme le permet le droit interne au titre des mesures d’instruction. Elle précise qu’une demande d’expertise médico-psychologique et d’enquête sociale avait été formulée tant par elle que par son ex‑compagne et le parquet, et que la cour d’appel l’a rejetée, se considérant suffisamment informée par les pièces produites par la mère biologique. Cela aurait pourtant permis à la cour d’appel de vérifier ces pièces avant de se fonder sur elles pour lui refuser le maintien des liens avec G. en violation de l’article 8. Elle ajoute que ni la réalité de l’attachement de ce dernier à elle, ni les conditions d’accueil qu’elle offrait, ni l’influence de l’attitude de la mère biologique sur le bien-être de l’enfant n’ont été vérifiés. D’après elle, si la cour d’appel estimait que les modalités de son droit de visite et d’hébergement retenues par la juridiction de première instance n’étaient pas adaptées, elle aurait pu prévoir d’autres dispositions, telles que des rencontres dans un lieu médiatisé, afin de maintenir ses relations avec l’enfant.
41. En somme, la requérante considère que la cour d’appel de Paris l’a privée du droit de mener une vie familiale normale.
b) Le Gouvernement
42. Le Gouvernement déclare ne contester ni que la requérante et l’enfant ont créé des liens familiaux entrant dans le champ d’application de l’article 8, eu égard à la durée de leur vie commune et à la nature de leurs relations, ni que le refus de droit de visite et d’hébergement opposé à la requérante constitue une ingérence dans sa vie familiale. Il estime cependant que cette ingérence était prévue par la loi – l’article 371-4, alinéa 2, du code civil –, poursuivait un but légitime – l’intérêt de l’enfant – et était nécessaire dans une société démocratique.
43. Sur ce dernier point, le Gouvernement rappelle que l’intérêt supérieur de l’enfant peut, selon sa nature et sa gravité, l’emporter sur celui des parents (il renvoie à l’arrêt Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, §§ 134-135, CEDH 2010), que les autorités jouissent d’une grande latitude en matière de droit de garde (il revoie à l’arrêt Endrizzi c. Italie, no 71660/14, §§ 49-50, 23 mars 2017) et disposent d’une marge d’appréciation s’agissant des liens unissant des grands-parents à leurs petits enfants (il renvoie à la décision de la Commission européenne des droits de l’homme Price c. Royaume-Uni ; no 12402/86, 3 mars 1988), ce qui vaut selon lui a fortiori pour le lien unissant un enfant à un tiers qui n’est pas titulaire de l’autorité parentale.
44. Le Gouvernement rappelle ensuite que l’article 371-4, alinéa 2, du code civil poursuit une intention double : la protection de l’intérêt de l’enfant et la protection de la vie familiale du « parent social ». La faculté offerte au juge d’accorder ainsi un droit de visite et d’hébergement à un tiers, dans l’intérêt de l’enfant, s’accompagne d’indications en vue de sa prise de décision, cette disposition soulignant que ce droit peut en particulier être accordé à un tiers ayant résidé de manière stable avec l’enfant et l’un de ses parents, ayant pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation, et ayant noué avec lui des liens affectifs durables. Le juge procéderait en conséquence, in concreto, à « la mise en balance entre l’intérêt de l’enfant et celui du maintien de sa vie familiale avec le tiers demandeur ».
45. En l’espèce, il résulterait des termes de l’arrêt du 5 juin 2014 que la cour d’appel de Paris, qui disposait de pièces qui n’avaient pas été soumises au premier juge et étaient postérieures à la première instance, a recherché le juste équilibre entre les droits de la requérante au maintien de liens avec G. et l’intérêt de ce dernier.
46. Le Gouvernement relève à cet égard que la cour d’appel a reconnu la réalité du lien unissant la requérante à l’enfant, tout en relevant qu’elle n’était pas bénéficiaire d’une délégation d’autorité parentale. Il constate que, pour juger qu’il n’était pas dans l’intérêt de l’enfant que soient maintenues ses relations avec la requérante, la cour d’appel a relevé les relations particulièrement conflictuelles entre les deux femmes, devenues paroxystiques à la suite du jugement de première instance, et a souligné que cette tension plaçait l’enfant, alors âgé de six ans, dans une situation traumatisante et culpabilisante. Il observe que la cour d’appel s’est fondée sur des témoignages de proches, les procès-verbaux de police résultant des plaintes de la requérante pour non‑représentation d’enfant, le témoignage d’une psychothérapeute, une attestation d’une psychologue clinicienne qui suivait l’enfant depuis décembre 2012 et deux certificats du docteur F., médecin traitant de l’enfant, et a constaté le climat passionné et déraisonnable qui existait entre les deux femmes, l’enfant étant placé dans un conflit de loyauté. La cour d’appel a de plus relevé que le mal-être de l’enfant à l’idée de se rendre chez la requérante était attesté par deux professionnelles de santé, la psychothérapeute et la psychologue clinicienne. Observant que l’enfant manifestait une hostilité franche au fait de devoir se rendre chez la requérante et qu’il présentait des manifestations somatiques sévères depuis la mise en place de ces rencontres, la cour d’appel a jugé qu’il n’était pas dans l’intérêt premier de l’enfant de poursuivre ces rencontres trop traumatisantes pour lui, quels que soient les liens d’affection légitimes que pouvait nourrir la requérante à son égard.
47. Selon le Gouvernement, il résulte de la motivation détaillée de l’arrêt de la cour d’appel que le droit de la requérante à entretenir des liens avec l’enfant a été reconnu, mais que, dans le cadre de la mise en balance de ce droit avec l’intérêt de l’enfant, la cour d’appel a tenu compte de ce que les rencontres entre l’une et l’autre avaient eu des conséquences graves sur son bien-être tant moral que physique, et a conclu que le maintien du lien était contraire à son intérêt, qu’elle a fait prévaloir sur le droit de la requérante au respect de sa vie familiale. Il estime qu’il ne saurait être considéré que cette ingérence, nécessaire pour protéger l’intérêt de l’enfant, excédait la large marge d’appréciation dont disposaient les autorités.
48. Enfin, le Gouvernement indique qu’il ressort clairement de l’arrêt du 5 juin 2014 que la cour d’appel de Paris ne s’est pas fondée de manière déterminante sur les certificats du docteur F. La motivation particulièrement détaillée de cet arrêt se fonderait également sur d’autres certificats établis par des professionnels de santé et sur des attestations et témoignages de proches et tiers, ainsi que sur les procès-verbaux de police. Il ajoute que lorsque la cour d’appel a statué, elle ne disposait d’aucun élément qui aurait pu lui permettre de douter de la véracité du contenu des certificats du docteur F., la requérante n’ayant pas invoqué un tel moyen devant elle, et la procédure disciplinaire visant ce dernier n’étant alors pas même engagée.
2. Appréciation de la Cour
49. Les parties s’accordent à considérer que les liens entre la requérante et G. relèvent de la vie familiale, au sens de l’article 8 de la Convention.
50. Tel est également le constat que fait la Cour. Elle rappelle que la question de l’existence ou de l’absence d’une vie familiale est d’abord une question de fait, qui dépend de l’existence de liens personnels étroits. La notion de « famille » visée par l’article 8 concerne non seulement les relations fondées sur le mariage, mais aussi d’autres liens « familiaux » de facto, lorsque les parties cohabitent en dehors de tout lien marital ou lorsque d’autres facteurs démontrent qu’une relation a suffisamment de constance. La Cour accepte ainsi, dans certaines situations, l’existence d’une vie familiale de facto entre un adulte ou des adultes et un enfant en l’absence de liens biologiques ou d’un lien juridiquement reconnu, sous réserve qu’il y ait des liens personnels effectifs (voir notamment Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, §§ 140 et 148, 24 janvier 2017, ainsi que les références qui y figurent). Elle a notamment déclaré que la relation entre deux femmes vivant ensemble sous le régime du pacte civil de solidarité et l’enfant que la seconde d’entre elles avait conçu par procréation médicalement assistée et qu’elle élevait conjointement avec sa compagne s’analysait en une « vie familiale » au regard de l’article 8 de la Convention (voir X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 95, CEDH 2013, et Gas et Dubois c. France (déc.), no 25951/07, 31 août 2010).
51. En l’espèce, né le 15 octobre 2007, G. est le fruit d’un projet parental élaboré entre la requérante et C., qui vivaient en couple depuis l’année 2000 et qui ont conclu un pacte civil de solidarité en avril 2009. G. a été élevé par les deux femmes avec S., fils de la requérante, jusqu’à la séparation du couple en mai 2012. Les liens qui se sont développés entre la requérante, C., S. et G durant les quatre ans et demi de leur vie commune relèvent sans aucun doute de la vie familiale au sens de l’article 8. Il en va spécialement ainsi du lien entre la requérante et G. Il ressort en effet du dossier qu’elle s’est investie dans son éducation, qu’elle s’est mise en disponibilité lorsqu’il avait quatre mois pour s’occuper au quotidien de lui et de son fils biologique, S., et qu’il l’appelait maman (paragraphes 4-5 et 7 ci-dessus). Le lien qui s’est construit entre elle et G. tient donc, de facto, du lien parent‑enfant.
52. La Cour note ensuite que les parties retiennent toutes deux qu’il y a eu en l’espèce ingérence d’une autorité publique dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa vie familiale, procédant ainsi à un examen du grief sous l’angle des obligations négatives que l’article 8 met à la charge des États parties.
53. La Cour ne partage pas cette approche. Elle rappelle que, si l’article 8 de la Convention tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre d’éventuelles ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il engendre de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie familiale (voir, par exemple, Moretti et Benedetti, précité, § 60). Elle constate ensuite que le fait que le lien entre G. et la requérante est entravé ne résulte pas d’une décision ou d’un acte d’une autorité publique mais est la conséquence de la séparation de cette dernière et de C. Il apparaît en outre que le juge interne n’a pas supprimé un droit de visite et d’hébergement dont la requérante pouvait se prévaloir à l’égard de G., mais a rejeté la demande qu’elle avait formulée sur le fondement du second alinéa de l’article 371-4 du code civil, qui donne au juge aux affaires familiales la possibilité de fixer les modalités des relations entre un enfant et d’autres personnes que ses ascendants si tel est l’intérêt de l’enfant (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour renvoie de plus aux affaires Moretti et Benedetti (arrêt précité, §§ 60-71) et V.D. et autres c. Russie (no 72931/10, §§ 125‑131, 9 avril 2019), qui concernaient la question du maintien d’un lien familial de facto entre des adultes et des enfants, et qu’elle a examinées sous l’angle de l’obligation positive des États parties de garantir aux personnes relevant de leur juridiction le respect effectif de leur vie familiale, plutôt que sous l’angle de leur obligation de ne pas s’ingérer dans l’exercice de ce droit.
54. La Cour procédera pareillement en l’espèce.
55. Elle rappelle qu’en matière d’obligations positives comme en matière d’obligations négatives, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble. De même, dans les deux hypothèses, les États parties jouissent d’une certaine marge d’appréciation, laquelle est de façon générale ample lorsque les autorités publiques doivent ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention (voir, parmi d’autres, Moretti et Benedetti, précités, §§ 60 et 63). Or tel était le cas en l’espèce dès lors notamment qu’étaient en jeu, non seulement le droit au respect de la vie familiale de la requérante mais aussi le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant et les droits de G. au regard de l’article 8 de la Convention ainsi que les droits de C. au regard de cette disposition.
56. La Cour rappelle également qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes, mais d’examiner sous l’angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire (ibidem, § 64).
57. La question qui se pose en l’espèce est donc celle de savoir si, compte tenu de l’ample marge d’appréciation dont il disposait, l’État défendeur a ménagé un juste équilibre entre ces intérêts, étant entendu que l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer.
58. La Cour observe tout d’abord que le droit français prévoit la possibilité pour une personne ayant développé un lien familial de facto avec un enfant d’obtenir des mesures visant à la préservation de ce lien. L’article 371-4 du code civil permet en effet au juge aux affaires familiales de fixer les modalités des relations entre un tiers et un enfant si tel est l’intérêt de ce dernier, en particulier lorsque le tiers a résidé de manière stable avec lui et l’un de ses parents, a pourvu à son éducation ou à son entretien, et a noué avec lui des liens affectifs durables (paragraphe 14 ci‑dessus). Cette disposition s’applique notamment lorsque, comme en l’espèce, un couple se sépare alors que l’un des conjoints avait développé un lien familial avec l’enfant de l’autre.
59. Le cadre légal français a ainsi donné à la requérante la possibilité d’obtenir un examen judiciaire de la question de la préservation du lien qu’elle avait développé avec G., possibilité dont elle a usé.
60. La Cour constate ensuite que, procédant à cet examen, la cour d’appel de Paris a retenu que les rencontres entre la requérante et l’enfant étaient trop traumatisantes pour ce dernier, et qu’il n’était donc pas dans son intérêt de les poursuivre. Sa décision est donc fondée sur l’intérêt supérieur de l’enfant. Or, comme la Cour l’a souligné ci-dessus (paragraphe 57), l’intérêt supérieur de l’enfant doit primer.
61. Elle relève aussi que l’arrêt de la cour d’appel de Paris est attentivement motivé, notamment en ce qui concerne la caractérisation de l’intérêt supérieur de l’enfant. La cour d’appel a en effet relevé que G., enfant fragile, se trouvait dans une situation traumatisante et culpabilisante, au centre d’un conflit entre la requérante et sa mère biologique, lesquelles ne parvenaient pas à échanger sans agressivité. Elle a également relevé que les changements de mains de l’une à l’autre se passaient mal et que G. s’était montré réticent à se rendre chez la requérante. La Cour, qui rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes pour règlementer les questions de visite et d’hébergement, ne saurait mettre en cause la conclusion que la cour d’appel a tirée de ces constats, selon laquelle il n’était pas dans l’intérêt de l’enfant de poursuivre ses rencontres avec la requérante.
62. La présente affaire se distingue donc des affaires V.D. et autres c. Russie et Moretti et Benedetti précitées, dans lesquelles la Cour a conclu à la violation de l’article 8. La première de ces affaires concernait notamment le cas d’une personne qui s’était trouvée privée de la possibilité de maintenir le lien familial de facto qui s’était développé entre elle et un enfant dont elle avait été tutrice pendant plusieurs années, après le retour de ce dernier chez ses parents. La conclusion de la Cour se fonde en particulier sur le fait que, le droit russe n’ouvrant pas cette possibilité aux personnes dépourvues de lien biologiques avec l’enfant, les juridictions internes avaient rejeté la demande de la requérante tendant à l’organisation de contacts, sans même examiner les circonstances de la cause ni caractériser l’intérêt supérieur de l’enfant. Dans l’affaire Moretti et Benedetti, il s’agissait de parents d’accueil qui avaient vainement engagé une procédure visant à l’adoption d’un enfant qui leur avait été confié. Le constat de violation de la Cour repose notamment sur le fait que le juge interne n’avait pas motivé sa décision de rejeter la demande d’adoption.
63. Ceci étant, la Cour note que la requérante reproche à la cour d’appel de ne pas avoir pris en compte les pièces qu’elle a produites et de s’être exclusivement fondée sur des attestations émanant de proches de C. et sur des certificats de complaisance, dont ceux établis par le docteur F., qui ont valu à ce dernier un blâme de la chambre disciplinaire de l’ordre des médecins parce qu’ils se référaient à des faits dont il n’avait pas pu lui‑même constater la réalité. Elle lui reproche également de ne pas avoir ordonné une expertise médico-psychologique et une enquête sociale et de ne pas avoir, à défaut de lui reconnaître un droit de visite et d’hébergement, pris d’autres mesures permettant le maintien de ses relations avec l’enfant telles que des rencontres médiatisées.
64. Rien ne permet toutefois de considérer que la cour d’appel de Paris aurait omis de prendre en compte les éléments produits par la requérante. Son arrêt du 5 juin 2014 montre au contraire qu’elle a notamment fondé ses conclusions sur des témoignages relatifs au déroulement du week‑end du 31 janvier 2014, durant lequel la requérante avait accueilli G. dans son foyer, et sur une attestation de son fils S. Par ailleurs, s’agissant des certificats du docteur F., dont la fiabilité est en cause, le Gouvernement souligne pertinemment qu’il ressort de cet arrêt que la cour d’appel ne s’est pas fondée de manière déterminante sur ces documents. La Cour rappelle en outre qu’elle reconnaît aux États parties une très large marge de manœuvre en matière d’administration de la preuve, sous réserve qu’ils ne se livrent pas à l’arbitraire, et qu’il revient aux juridictions internes d’apprécier la valeur probante des éléments qui leur sont soumis (voir, dans un contexte très différent de celui de l’espèce, A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, §§ 150-151, 6 avril 2017). On ne saurait donc tirer de conclusion de ce que la cour d’appel de Paris a décidé qu’elle disposait de suffisamment d’éléments pour évaluer les risques que le maintien de rencontres avec la requérante représentait pour G. et n’a donc pas jugé nécessaire d’ordonner une expertise médico-psychologique ou une enquête sociale.
65. Quant au point de vue de la requérante selon lequel la cour d’appel de Paris aurait pu alternativement organiser des rencontres médiatisées entre G. et elle, ce qui aurait permis de maintenir leur lien, il se heurte au fait que cette juridiction a retenu que, compte tenu des relations particulièrement conflictuelles entre les deux femmes et de ce que cette tension plaçait l’enfant dans une situation traumatisante, il n’était pas dans l’intérêt de ce dernier d’organiser des relations entre lui et la requérante.
66. La Cour comprend la souffrance que la situation litigieuse et la réponse que lui a donnée la cour d’appel de Paris ont pu causer à la requérante. Elle estime cependant que ses droits ne sauraient primer sur l’intérêt supérieur de l’enfant.
67. Partant, eu égard aussi à l’ample marge d’appréciation dont il disposait, l’État défendeur n’a pas méconnu son obligation positive de garantir le respect effectif du droit de la requérante à sa vie familiale.
68. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 novembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor SoloveytchikSíofra O’Leary
GreffierPrésidente