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10/05/2012 | CEDH | N°001-110815

CEDH | CEDH, AFFAIRE R.I.P. ET D.L.P. c. ROUMANIE, 2012, 001-110815


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE R.I.P. ET D.L.P. c. ROUMANIE

(Requête no 27782/10)

ARRÊT

STRASBOURG

10 mai 2012

DÉFINITIF

10/08/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire R.I.P. et D.L.P. c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Egbert Myjer,
Ján Šikuta,
Ineta Ziemele,
Nona Tsotsori

a,
Mihai Poalelungi,
Kristina Pardalos, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 avr...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE R.I.P. ET D.L.P. c. ROUMANIE

(Requête no 27782/10)

ARRÊT

STRASBOURG

10 mai 2012

DÉFINITIF

10/08/2012

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire R.I.P. et D.L.P. c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Egbert Myjer,
Ján Šikuta,
Ineta Ziemele,
Nona Tsotsoria,
Mihai Poalelungi,
Kristina Pardalos, juges,
et de Santiago Quesada, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 avril 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 27782/10) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissants de cet État, deux enfants mineurs, Mlle R.I.P. et M. D.L.P. (« les requérants »), ont saisi la Cour par l’intermédiaire de leur mère, Mme G.R., le 13 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la chambre a décidé d’office la non-divulgation de l’identité des requérants (article 47 § 3 du règlement).

2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, sont représentés par Me Roxana-Maria Ionescu, avocate à Slatina. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme Irina Cambrea, du ministère des Affaires étrangères.

3. Les requérants se plaignent en particulier de la durée excessive et des lacunes de l’enquête au sujet de la plainte pénale pour viol déposée par leur mère, en leur nom.

4. Le 14 mars 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

5. A la suite du déport de M. Corneliu Bîrsan, juge élu au titre de la Roumanie (article 28 du Règlement de la Cour), le président de la chambre a désigné M. Mihai Poalelungi pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Les requérants, sœur et frère, sont nés respectivement et 1997 et 2000. Ils résident à Slatina.

7. En 1996, la mère des requérants épousa C.L.P. De ce mariage sont nés les requérants. A une date non précisée, leur mère quitta le domicile conjugal qu’elle partageait également avec les parents de son époux, en emmenant avec elle ses deux enfants, les deux requérants.

8. Par un jugement du 19 décembre 2003, le tribunal de première instance de Calafat accueillit l’action en divorce formée par le père des requérants. La garde des deux requérants fut confiée à ce dernier. Sur appel de leur mère, par arrêt définitif du 14 septembre 2004, la cour d’appel de Craiova cassa le jugement rendu en première instance s’agissant de la garde des enfants, qui fut ainsi confiée à la mère. La cour d’appel constata que celle-ci n’avait pas été régulièrement citée en première instance et qu’elle n’avait pas pu participer à la procédure. En outre, la cour d’appel estima qu’il était dans l’intérêt des deux enfants que leur garde soit octroyée à leur mère, au motif que, chez leur père, ils avaient connus une ambiance dominée par la violence et l’agressivité verbale de ce dernier, problèmes accentués par l’abus d’alcool.

A. La plainte pénale et l’enquête initiale

9. Le 1er avril 2004, la mère des requérants, alors en instance de divorce, forma, au nom des requérants, une plainte pénale pour viol contre P., leur grand-père paternel. La mère indiqua que son fils cadet, le deuxième requérant, lui avait confié avoir été agressé sexuellement par son grand‑père, pendant que les parents étaient partis au travail.

10. Des investigations furent entamées à cet égard.

11. Le 6 avril 2004, un examen médical fut pratiqué sur les deux enfants.

12. Le rapport médico-légal du 7 avril 2004 indiqua que R.I.P., alors âgée de 7 ans, présentait des traces locales révélant des « contacts sexuels anaux répétés ». Ces traces étaient brièvement décrites.

13. Un rapport médico-légal du même jour indiqua que D.L.P., alors âgé de trois ans, présentait les mêmes signes physiologiques, sans d’autres traces de violence.

14. La mère des requérants fut entendue le 9 avril 2004.

15. Le 19 avril 2004, le père des deux requérants mineurs fut entendu par la police. Il déclara que son attention avait été attirée par sa femme sur le fait que les enfants alléguaient avoir subi des agressions sexuelles de la part de leur grand-père, mais il indiqua qu’il ne voulait pas croire à ces allégations honteuses et qu’elles étaient à l’origine de disputes entre lui et sa femme.

16. Un supplément de rapport médico-légal du 18 mai 2004 confirma la nature violente et répétée des lésions anales présentes chez R.I.P., ainsi que le fait qu’elles ne pouvaient pas être causées par auto-grattage et précisa que, du fait de leur caractère répété, il n’était pas possible d’établir la date de la dernière agression.

17. Du 26 mai au 22 juin 2004, les deux requérants furent hospitalisés à l’hôpital départemental d’Olt pour troubles psychologiques suivant un prétendu abus sexuel. Les documents médicaux relatifs à leur hospitalisation furent versés au dossier de l’enquête pénale, de même que les documents concernant leurs évaluations psychologiques confirmant l’hypothèse d’agression sexuelle sur les deux requérants.

18. Entendu par la police, P. nia avoir perpétré des agressions contre ses petits-enfants.

19. Le 22 juillet 2004 un rapport d’expertise utilisant la technique du polygraphe (détecteur de mensonge) fut rendu par le laboratoire indiquant un comportement simulé de P., alors qu’il avait répondu en niant l’agression sexuelle sur sa petite-fille.

20. Le 18 avril 2005, le médecin et le psychologue ayant examiné les enfants ainsi qu’une assistante sociale furent entendus par la police judiciaire. Ils firent état de leurs constats quant aux traces d’agressions chez les enfants et quant aux récits de leur mère.

21. Par décision du 14 décembre 2006, le procureur F. du parquet près le tribunal départemental de Dolj ordonna l’ouverture de poursuites pénales contre P., du chef de viol. Le procureur ordonna que des voisins et proches de la famille soient entendus, ainsi que l’accusé et les parties lésées.

22. Par lettre du 29 janvier 2007, le parquet renvoya l’affaire devant la police judiciaire de Dolj en précisant qu’en raison de l’ancienneté de la plainte, l’enquête devrait être finalisée pour le 28 février 2007.

23. Le 30 mars 2007, le médecin et le psychologue ayant examiné les enfants ainsi que l’assistante sociale furent à nouveau entendus par la police judiciaire. Le 2 avril 2007, le père des deux enfants fut entendu par la police judiciaire. Ils maintinrent leurs déclarations initiales.

24. Par un rapport de fin des poursuites pénales (referat de terminare a urmăririi penale) du 2 avril 2007, la police judiciaire renvoya au parquet sa proposition de renvoi en jugement de P. se fondant sur plusieurs preuves, dont les rapports médico-légaux des 7 avril et 18 mai 2004 et les rapports psychologiques mentionnant des affections propres aux séquelles suivant les abus sexuels chez les enfants.

25. La mère des requérants fut informée des progrès de l’enquête, pour la première fois, le 17 mai 2007, date à laquelle elle se vit notifier la décision d’arrêter les poursuites (scoaterea de sub urmărire penală) rendue par le parquet près le tribunal départemental de Dolj.

B. Le premier arrêt des poursuites et le complément d’enquête ordonné par décision du tribunal départemental du 5 février 2009

26. La décision du 17 mai 2007 indiquait que la culpabilité de P., le grand-père paternel des deux enfants, ne pouvait pas être retenue en l’absence de preuves suffisantes. Cette décision mentionnait que P. avait nié avoir commis ces faits et que la déclaration du deuxième requérant ne pouvait pas être considérée comme crédible, vu son âge et le contexte conflictuel violent existant dans la famille. Le procureur nota également que, selon un rapport d’expertise médicolégale psychiatrique du 18 mai 2004, R.I.P. présentait des « troubles de communication avec mutisme électif » et des difficultés relationnelles majeures, depuis qu’elle était âgée de trois ans. Enfin, le procureur conclut que « les lésions présentées par la mineure [R.I.P.], au niveau anal, se sont produites dans des circonstances qui excluent la responsabilité pénale ». Il n’apporta aucune autre précision à l’égard de ces circonstances.

27. Sur contestation de la mère des requérants, le 29 juin 2007, le non‑lieu fut maintenu par le procureur en chef du parquet de Dolj.

28. La mère des requérants se pourvut devant le tribunal départemental de Dolj contre le non-lieu.

29. Par jugement du 5 février 2009, le tribunal départemental accueillit cette contestation et ordonna un complément d’enquête afin de combler ses lacunes initiales.

30. Le parquet forma un pourvoi contre ce jugement.

31. Le 17 mars 2009, la cour d’appel de Craiova rejeta le pourvoi du parquet et maintint le jugement du tribunal départemental.

C. Le second complément d’enquête ordonné par décision du tribunal départemental du 3 juin 2010

32. Après réouverture de l’enquête, le 12 février 2010, le même procureur du parquet près le tribunal départemental de Dolj, qui avait rendu la décision d’arrêter les poursuites, rendit une nouvelle décision d’arrêt des poursuites (scoatere de sub urmărire penală), pour les mêmes raisons que le 17 mai 2007. Cette décision fit, en outre, référence à un rapport médico-légal du 3 décembre 2009 qui indiqua qu’il ne pouvait pas être établi avec certitude si l’accusé était ou non impuissant et s’il avait été capable ou non d’avoir des rapports sexuels au cours de l’année 2004. La décision ne faisait pas référence à la présence des lésions d’agression sexuelle répétée chez R.I.P.

33. Le 25 mars 2010, le procureur-en-chef du parquet de Dolj confirma ce non-lieu.

34. La mère des requérants se pourvut contre ce non-lieu.

35. Par décision du 3 juin 2010, le tribunal départemental de Dolj accueillit la contestation et renvoya l’affaire au parquet pour un complément d’enquête en raison des lacunes ayant persisté après les décisions de justice des 5 février et 17 mars 2009. Le pourvoi du parquet fut rejeté par un arrêt du 22 décembre 2010 de la cour d’appel de Craiova.

36. D’après le Gouvernement, le 11 juillet 2011, l’enquête était toujours pendante. D’après les requérants, ils n’ont été ni cités, ni informés de son évolution depuis.

37. Les requérants ne se sont pas encore constitués parties civiles dans le cadre de cette procédure pénale.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Dispositions du code pénal

38. L’article 197 du code pénal, tel qu’il était rédigé à l’époque des faits, se lit comme suit :

« L’acte sexuel, de quelque nature qu’il soit, avec une personne de sexe différent ou du même sexe, commis par contrainte ou en profitant de son impossibilité de se défendre ou alors qu’elle se trouve dans l’impossibilité d’exprimer son consentement est puni de trois à dix ans de prison ferme (...) »

B. Dispositions du code de procédure pénale et la pratique judiciaire

39. Les dispositions législatives pertinentes en matière de plainte préalable et de recours contre les décisions du parquet sont décrites dans les arrêts Macovei et autres c. Roumanie (no 5048/02, §§ 34-35, 21 juin 2007) et Iorga et autres c. Roumanie (no 26246/05, §§ 39-40, 25 janvier 2011).

40. L’article 49 § 4 du code de procédure pénale traite des incompatibilités visant le procureur.

Dans un premier temps, tel qu’il était rédigé avant le changement législatif intervenu par la loi no 356/2006 du 6 septembre 2006, l’article 49 § 4 prévoyait que la personne qui a réalisé les poursuites pénales était incompétente pour les compléter ou les refaire, lorsqu’il était ordonné par le tribunal qu’elles soient complétées ou refaites.

41. Depuis le changement législatif intervenu par la loi no 356/2006, l’article 49 § 4 prévoit que :

« La personne qui a réalisé les poursuites pénales est incompétente pour les refaire, lorsqu’il est ordonné par le tribunal qu’elles soient refaites. » (Persoana care a efectuat urmărirea penală este incompatibilă să procedeze la refacerea acesteia, când refacerea este dispusă de instanţă).

42. Par l’arrêt no 11 du 9 février 2009, la Haute Cour de Cassation et de Justice fit droit à un pourvoi dans l’intérêt de la loi (recurs în interesul legii) du procureur général et indiqua que l’article 49 § 4 devrait être interprété au sens qu’il n’y avait pas d’incompatibilité pour le procureur qui avait effectué des poursuites pénales de connaître à nouveau de l’affaire après le renvoi de celle-ci par le tribunal pour réouverture et complément d’enquête, fondé sur l’article 2781 § 8 b) rapporté à 273 § 11 du code de procédure pénale.

C. Autres dispositions législatives

43. Par la loi no 18/1990 du 27 septembre 1990, la Roumanie a ratifié la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant. Ce traité, adopté par l’Assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989, a force obligatoire en droit international pour les États contractants, dont tous les États membres du Conseil de l’Europe.

Cette Convention demande aux États de prendre toutes les mesures nécessaires afin de protéger les enfants contre toute forme de violence, y compris la violence sexuelle et pour faciliter la réadaptation et la réinsertion sociale des victimes.

44. L’article 3 § 1 de la Convention des Nations unies se lit ainsi :

« Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. »

45. D’autres dispositions pertinentes de cette Convention des Nations unis se lisent ainsi :

Article 19

« 1. Les États parties prennent toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation, y compris la violence sexuelle, pendant qu’il est sous la garde de ses parents ou de l’un d’eux, de son ou ses représentants légaux ou de toute autre personne à qui il est confié.

2. Ces mesures de protection comprendront, selon qu’il conviendra, des procédures efficaces pour l’établissement de programmes sociaux visant à fournir l’appui nécessaire à l’enfant et à ceux à qui il est confié, ainsi que pour d’autres formes de prévention, et aux fins d’identification, de rapport, de renvoi, d’enquête, de traitement et de suivi pour les cas de mauvais traitements de l’enfant décrits ci-dessus, et comprendre également, selon qu’il conviendra, des procédures d’intervention judiciaire. »

Article 34

« Les États parties s’engagent à protéger l’enfant contre toutes les formes d’exploitation sexuelle et de violence sexuelle. A cette fin, les États prennent en particulier toutes les mesures appropriées sur les plans national, bilatéral et multilatéral pour empêcher :

a) que des enfants ne soient incités ou contraints à se livrer à une activité sexuelle illégale ;

(...) »

46. Le Comité des droits de l’enfant a interprété la Convention dans ses Observations générales. Dans sa dernière Observation générale no 13 (2011) sur le droit de l’enfant d’être protégé contre toutes les formes de violence le Comité prend note des mesures prises par les gouvernements en vue de prévenir et de réprimer la violence contre les enfants. Il constate toutefois des défaillances notamment dans l’application des lois :

« 12. (...) Malgré ces efforts, les mesures existantes sont généralement insuffisantes. Dans la majorité des États parties, les cadres juridiques en place n’interdisent toujours pas toutes les formes de violence contre les enfants et, quand les lois existent, elles sont souvent mal appliquées. »

Le Comité estime qu’en vertu de l’article 19 de la Convention États parties sont strictement tenus de prendre « toutes les mesures [...] appropriées » pour mettre pleinement en œuvre ce droit pour tous les enfants (paragraphe 37 de l’Observation générale).

47. Par la loi no 252/2010 du 14 décembre 2010, la Roumanie a ratifié la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

48. Les requérants se plaignent de l’absence d’enquête effective au sujet de leur plainte pour viol. Ils invoquent expressément l’article 6 de la Convention et, en substance, les articles 3 et 8 de la Convention et se plaignent en particulier de la durée déraisonnable de l’enquête qui a commencé en 2004 et qui n’était pas encore achevée en juillet 2011 en dépit des preuves scientifiques existant au dossier et confirmant les allégations d’agression sexuelle. Ils dénoncent également la non-communication d’office, comme cela est prévu par la loi, des non-lieux, qui auraient été communiqués seulement sur demande de la mère des victimes et du fait qu’ils n’ont pas été régulièrement informés des progrès de l’enquête.

49. La Cour estime que les questions soulevées doivent être examinées sous le volet procédural de l’article 3 de la Convention qui consacre l’obligation pour les autorités compétentes de conduire une enquête effective en cas d’atteinte à l’intégrité physique ou mentale des personnes relevant de leur juridiction et, en particulier, des enfants et d’autres personnes vulnérables (voir A. c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI, M.C. c. Bulgarie, no 39272/98, § 151, CEDH 2003‑XII, Denis Vassiliev c. Russie, no 32704/04, § 99, 17 décembre 2009, et M.B. c. Roumanie, no 43982/06, § 57, 3 novembre 2011).

La Cour note que les requérants ne critiquent pas les dispositions législatives qui sanctionnent le viol, mais qu’ils se plaignent de l’absence d’une enquête effective propre à permettre l’identification et la punition de la personne responsable du viol. La Cour n’estime dès lors pas nécessaire de se placer, de surcroît, sur le terrain de l’article 8 de la Convention (M.B., précité, § 45, et a contrario M.C., précité, § 151).

50. L’article 3 de la Convention se lit ainsi :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

51. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 (a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

52. Les requérants soutiennent que de nombreuses omissions et des retards injustifiés ont compromis l’effectivité de l’enquête et craignent le classement du dossier pour cause de prescription.

53. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse. Il affirme qu’une enquête a été rapidement ouverte, dès que les faits ont été portés à la connaissance des autorités. Il estime que l’enquête a été effective et adéquate et que les contestations formées par les requérants ont effectivement conduit à la réouverture de l’enquête, en 2011.

54. Le Gouvernement indique, en outre qu’en vertu de l’article 49 § 4 du code de procédure pénale, tel qu’interprété par l’arrêt no 11 du 9 février 2009 de la Haute Cour de Cassation et de Justice, il n’y a pas d’incompatibilité pour le procureur qui a effectué des poursuites pénales pour connaître à nouveau de l’affaire après le renvoi par le tribunal pour réouverture et complément d’enquête.

55. La Cour rappelle que, lorsqu’une personne formule une allégation défendable d’atteinte à son intégrité physique ou mentale, les autorités doivent promptement ouvrir une enquête capable d’identifier et de punir les personnes responsables. Une telle obligation ne saurait être limitée aux seuls cas de mauvais traitements infligés par les agents de l’État (voir M.C., précité, § 151).

56. Certes, il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris la déclaration de la victime, les dépositions des témoins, les expertises et les certificats médicaux propres à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations médicales. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les responsabilités risque de ne pas répondre aux exigences de l’article 3 de la Convention (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 134, CEDH 2004‑IV (extraits), et Šečić c. Croatie, no 40116/02, § 54, 31 mai 2007).

57. En outre, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il est nécessaire qu’elle soit menée avec une célérité et une diligence raisonnables. Une réponse rapide des autorités est essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance des actes illégaux (Membres (97) de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani c. Géorgie, no 71156/01, § 97, 3 mai 2007).

58. La Cour rappelle en particulier que, dans le cas des personnes vulnérables, dont font partie les enfants, les autorités doivent faire preuve d’une attention particulière et doivent assurer aux victimes une protection accrue en raison de leur capacité ou de leur volonté de se plaindre qui se trouvent souvent affaiblies (voir, mutatis mutandis, Batı et autres, précité, § 133, M.C., précité, § 150, et M. et C. c. Roumanie, no 29032/04, § 111, 27 septembre 2011).

59. La Cour observe, à cet égard, que la Roumanie a ratifié la Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant, qui prévoit l’obligation pour les États de prévenir et de réprimer la violence contre les enfants, ainsi que la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels.

60. Elle note que dans la présente affaire portant sur des allégations de viol sur deux enfants en bas âge, une enquête a été ouverte à la suite de la plainte déposée par leur mère, le 1er avril 2004. D’après les informations soumises par le Gouvernement en juillet 2011, cette enquête était encore pendante, alors que plus de sept ans se sont écoulés à partir des faits incriminés.

61. Compte tenu de l’obligation positive, inhérente à l’article 3 de la Convention, les autorités internes auraient dû user, dans les meilleurs délais, de toutes les possibilités qui s’offraient à elles pour établir les circonstances du viol allégué. Or, l’enquête se poursuit en l’espèce depuis plus de sept ans.

Cette durée s’avère excessivement longue, compte tenu du fait qu’il s’agit d’une affaire de viol allégué impliquant des mineurs et dans laquelle des preuves scientifiques claires, concluantes et non-contredites par d’autres preuves que les seules déclarations de l’accusé ont été établies dès les premières étapes de l’enquête (M. et C., précité, § 120).

62. La Cour constate sur la base du dossier d’enquête soumis par le Gouvernement qu’aucun acte d’enquête ne semble avoir été effectué pendant une période d’un an et demi, entre le 22 juillet 2004 et le 14 décembre 2006, à part des déclarations de témoins prises le 18 avril 2005. Par ailleurs, une demande expresse du procureur que l’enquête soit finalisée avant le 28 février 2007 ne fut pas respectée.

63. De surcroît, des lacunes de l’enquête ont été révélées par deux décisions de justice définitives des 5 février 2009 et 3 juin 2010, ordonnant des compléments d’enquête. A cet égard, la Cour note que la décision du procureur d’arrêter les poursuites le 12 février 2010 n’apportait pas d’explications plausibles sur la présence de lésions d’agressions sexuelles répétées chez R.I.P. (voir, mutatis mutandis, Stoica c. Roumanie, no 42722/02, § 77, 4 mars 2008). Aux yeux de la Cour, la survenance d’une deuxième décision de justice statuant que les lacunes de l’enquête déjà constatées auparavant par un tribunal n’avaient pas été comblées jette de forts doutes sur le sérieux de la démarche des enquêteurs.

64. Enfin, la Cour note que, malgré l’obligation d’associer à la procédure la représentante légale des victimes mineures, à savoir leur mère qui a obtenu leur garde par décision de justice définitive du 14 septembre 2004, aucune explication n’a été avancée quant à l’absence totale d’informations concernant l’enquête avant le 17 mai 2007.

65. La Cour conclut par conséquent qu’il y a eu, en l’espèce, violation des obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

66. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

67. Les requérants réclament chacun 10 000 euros (EUR), au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi.

68. Le Gouvernement estime que cette somme est excessive.

69. La Cour estime que les requérants ont dû éprouver une forte détresse liée aux défaillances constatées dans la démarche des autorités compétentes (voir, mutatis mutandis, M.C., précité, § 194, et M. et C., précité, § 154). Statuant en équité, elle alloue aux intéressés la somme demandée.

B. Frais et dépens

70. Outre la somme versée par le Conseil de l’Europe à leur avocate, au titre de l’assistance judiciaire, les requérants demandent également 65 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, des factures pour des services de traduction et de photocopies à l’appui.

71. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas de lien de causalité entre la violation alléguée et les frais demandés.

72. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

73. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime que les frais réclamés ont été réellement engagés, qu’ils correspondaient à une nécessité et qu’ils sont raisonnables quant à leur montant. Par conséquent, elle alloue aux intéressés la somme demandée.

C. Intérêts moratoires

74. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs tirés des articles 6 et 8 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à chacun des deux requérants 10 000 EUR (dix mille euros) dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, à convertir en la monnaie nationale de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants 65 EUR (soixante-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens, à convertir en la monnaie nationale de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

c) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 mai 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Santiago QuesadaJosep Casadevall
GreffierPrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-110815
Date de la décision : 10/05/2012
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 3 - Interdiction de la torture (Article 3 - Enquête efficace) (Volet procédural)

Parties
Demandeurs : R.I.P. ET D.L.P.
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : IONESCU R. M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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