TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SOKOLOVSKIY c. RUSSIE
(Requête no 618/18)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale du requérant à deux ans et trois mois d’emprisonnement à raison de neuf vidéos diffusées sur sa chaîne YouTube constituant des actes extrémistes • Absence de mise en balance adéquate des intérêts en jeu conformément aux critères établis par la Cour européenne • Absence de motifs pertinents et suffisants
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
4 June 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sokolovskiy c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Pere Pastor Vilanova, président,
Jolien Schukking,
Darian Pavli,
Peeter Roosma,
Ioannis Ktistakis,
Andreas Zünd,
Oddný Mjöll Arnardóttir, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 618/18) dirigée contre la Fédération de Russie et dont un ressortissant de cet État, M. Ruslan Gennadyevich Sokolovskiy (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 21 décembre 2017,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») le grief formulé sous l’angle de l’article 10 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant, les commentaires reçus des organisations non gouvernementales l’European Centre for Law and Justice, Article 19 et le Centre des droits de l’homme de l’université de Gand, que le président de la section avait autorisées à se porter tierces intervenantes,
la décision du président de la section de désigner l’un des juges élus de la Cour pour siéger en tant que juge ad hoc, en appliquant par analogie la règle 29 § 2 du Règlement de la Cour (Kutayev c. Russie, no 17912/15, §§ 5-8, 24 janvier 2023),
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mai 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne une atteinte alléguée au droit à la liberté d’expression du requérant à raison de sa condamnation pénale pour une série de vidéos publiées sur Internet dans lesquelles il aurait incité à la haine, en utilisant notamment un langage obscène et aurait ainsi heurté la sensibilité des croyants. L’article 10 de la Convention est en jeu.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1994 et réside à Shadrinsk. Il a été représenté par Me D. Gaynutdinov, avocat.
3. Le Gouvernement a été initialement représenté par M. M. Galperine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Vinogradov, son successeur dans cette fonction.
1. La publication de vidéos et les poursuites engagées contre le requérant à raison de leur publication
4. Le requérant est un créateur de contenu et un bloggeur. À l’époque, sa chaîne YouTube avait 470 000 d’abonnés et plus de 4 200 000 de vues. Au total, le requérant créa 180 vidéos, dont aucune ne fut censurée ni par YouTube ni par le régulateur national des télécoms.
1. Les vidéos litigieuses
5. Le requérant publia notamment les neufs vidéos suivants sur sa chaîne YouTube :
1) le 14 juillet 2015, une vidéo « [Je suis] allé dans l’espace et [je n’y ai] pas vu de Tchétchènes » d’une durée de 5 minutes et 17 secondes (il s’agit d’une paraphrase d’une citation de Nikita Khrouchtchev dans le cadre de la campagne anti-religieuse « Gagarine est allé dans l’espace mais il n’y a vu aucun Dieu ») ; selon le requérant, la vidéo fut créée en réaction à une décision rendue par les juridictions de la République tchétchène interdisant la page Internet de la communauté « Dieu n’existe pas » tandis que celle de la communauté « Dieu existe » n’avait pas été interdite, même si, de l’avis du requérant, leur blog présentait plus de contenu extrémiste que le premier ;
2) le 1er décembre 2015, une vidéo « Lettres de haine. Les croyants » d’une durée de 13 minutes et une seconde, dans laquelle il aurait lu et commenté les lettres d’insultes et de menaces qu’il avait reçu après l’une de ses premières vidéos qu’il avait faite pour soutenir les journalistes de Charlie Hebdo ;
3) le 1er février 2016, une vidéo « Lettres de haine. Les féministes » d’une durée de 8 minutes et 42 secondes, dans laquelle il aurait lu et commenté les lettres de haine et de menaces qu’il avait reçu après ses vidéos précédentes ;
4) le 3 mars 2016, une vidéo « [J’ai] rejoint une secte » d’une durée de 10 minutes et 42 secondes, dans laquelle il aurait donné son point de vue sur le phénomène d’engouement des Russes pour les différents mouvements sectaires ;
5) le 24 mai 2016, une vidéo « Suicide des musulmans au bac » d’une durée de 5 minutes et 50 secondes, dans laquelle il aurait abordé de nombreux sujets, dont les suicides des adolescents, l’abattage rituel d’agneaux par les musulmans à Ekaterinbourg et la panne d’Internet lors des examens d’État en Iraq ;
6) le 31 mai 2016, une vidéo « Patriarche Cyrille, tu es une p... ! » d’une durée de 5 minutes et 14 secondes, dans laquelle il aurait commenté les dernières déclarations du Patriarche Cyrille ;
7) le 11 août 2016, une vidéo « Chasse aux Pokémons au Temple » d’une durée de 2 minutes et 32 secondes, celle-ci l’aurait montré déambuler dans l’église de Tous les Saints à Ekaterinbourg et jouer au jeu de « Pokémon Go » sur son smartphone ; le jeu utilisait la position du smartphone et la caméra pour localiser et capturer les créatures virtuelles appelées les Pokémons, qui apparaissaient sur l’écran superposées à l’environnement réel du joueur ; la vidéo comportait un court extrait d’un thème musical dans lequel des obscénités étaient superposées aux chants religieux ainsi qu’ un commentaire suivant du requérant :
« Comme vous le savez, ils ont introduit la responsabilité [pénale] pour la chasse des Pokémons dans une église. C’est ce que vous [ne] devriez surtout pas faire (...) La sanction est rude : une amende allant jusqu’à un million de Roubles ou une peine de prison allant jusqu’à trois ans. Selon moi, cela n’a aucun sens car qui va s’offenser si tu te promènes tout simplement dans l’église avec ton smartphone à la main ? (...) C’est pourquoi j’ai décidé d’aller et d’attraper un Pokémon dans une église (...) Je pense que c’est sans risque et [ce n’est] pas puni par la loi (...) Mais vous savez quoi, je n’ai pas attrapé le plus rare de tous les Pokémons qui aurait pu se trouver ici, Jésus. Que faire ? Certaines personnes disent qu’il n’existe pas, alors je ne suis pas surpris. » ;
8) le 18 août 2016, une vidéo « Mariage orthodoxe idéal » d’une durée de 6 minutes et 8 secondes, dans laquelle il aurait commenté la publication par l’église orthodoxe russe d’un guide pour des futurs époux, en concluant ainsi :
« En bref, ils nous disent de vivre comme des pauvres dans la promiscuité avec une flopée d’enfants... Foutaises, qui peut grandir ainsi ?! (...) En résumé, je préfère ne pas laisser l’église orthodoxe russe s’immiscer dans les questions qui ne les regardent pas. J’aimerais qu’ils n’existent pas ou, en tous cas, qu’ils ne se mêlent pas des librairies, des écoles ou de l’institution du mariage. » ;
9) le 19 août 2016, une vidéo « Sokolovskiy est en prison pour avoir chassé les Pokémons » d’une durée de 6 minutes et 12 secondes, dans laquelle il aurait imaginé les conséquences de sa précédente vidéo en indiquant notamment :
« Je l’ai fait, bien sûr, en signe de protestation. J’ai vu à la télévision que le fait de se promener avec son smartphone dans un lieu public pouvait vous valoir une peine de prison ou une amende pouvant aller jusqu’à un demi-million de roubles. Pour moi, c’est une absurdité totale, et j’ai donc décidé de protester contre cela (...) pour montrer par mon exemple que c’est normal. Nous ne devrions pas vivre dans un pays où nous avons les mains et les pieds liés à cause de quelques fanatiques ».
2. Les poursuites engagées
6. Le 2 septembre 2016, une perquisition fut effectuée au domicile du requérant. Le même jour, il fut arrêté et interrogé par la police en tant que personne soupçonnée d’avoir commis des infractions prévues par l’article 282 § 1 « Incitation à la haine et à l’hostilité » et par l’article 148 § 1 « Atteinte aux sentiments des croyants » du code pénal en raison du contenu des vidéos précitées.
7. Le 3 septembre 2016, le requérant fut placé en détention provisoire remplacée le 8 septembre 2016 par une assignation à domicile.
8. Le 17 janvier 2017, l’enquêteur nomma un groupe d’experts de l’Université pédagogique d’État de l’Oural, à savoir l’expert linguiste V., l’expert psychologue Z., l’expert en religion St. et l’expert en sociologie P., à qui il demanda de rechercher si les vidéos en question contenaient des informations visant à inciter à la haine, à porter atteinte à la dignité ethnique ou religieuse, à insulter les sentiments des croyants et si les actes de l’intéressé avaient un caractère ciblé.
9. Le 25 janvier 2017, les experts rendirent leur rapport dont les parties pertinentes, reproduites par la suite par le tribunal dans son jugement de condamnation et portant la description des éléments de nature à inciter à la haine ou à l’hostilité ethnique ou religieuse, présentant un trouble pour l’ordre public, furent rédigées comme suit :
« - façonne une image négative d’un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse (les croyants, le clergé, les musulmans), ethnique ou sociale (le clergé, les féministes).
Dans la vidéo « Suicide des musulmans au bac », [les experts] ont également relevé des caractéristiques d’incitation à l’hostilité ethnique ou religieuse et présentant un trouble à l’ordre public :
- attribution aux représentants d’un groupe ethnique ou religieux (les musulmans) de volonté de suivre des traditions, des croyances et des traditions anciennes perçues de manière négative par la culture contemporaine.
- encouragement, justification des déportations des musulmans.
Les vidéos présentées pour l’expertise contiennent des éléments d’incitation à la haine envers les personnes pratiquant le christianisme (« Mariage orthodoxe idéal »), l’islam (« Lettres de haine. Les croyants »), envers le clergé (« Patriarche Cyrille, tu es une p... !»), « Sokolovskiy est en prison pour avoir chassé les Pokémons ») et envers les croyants (« [Je] suis allé dans l’espace et [je n’y ai] pas vu de Tchétchènes », « [J’] ai rejoint une secte », « Sokolovskiy est en prison pour avoir chassé les Pokémons (Pokémon Go) », « Lettres de haine. Les croyants. », « Mariage orthodoxe idéal »).
La vidéo « Chasse aux Pokémons au Temple » comporte des caractéristiques d’humiliation de la dignité religieuse, résultant notamment de l’utilisation démonstrative du langage obscène dans la phrase prononcée à la manière d’un chant religieux ainsi qu’au moyen de la démonstration du non-respect du Temple, de ses serviteurs et de Jésus désigné en tant que « Pokémon rare ».
La vidéo « [Je] suis allé dans l’espace et [je n’y ai] pas vu de Tchétchènes » contient des caractéristiques linguistiques d’humiliation d’un groupe de personnes identifiées selon leur appartenance religieuse (les croyants). À l’aide de métaphores avec notamment des mots-clés, tels que « maladie », « niveau intellectuel bas », les croyants sont représentés métaphoriquement comme des malades, des idiots, qui n’ont pas toute leur tête, etc., [contribuant ainsi] à façonner avec insistance une image négative des croyants, ce qui constitue une caractéristique contribuant à l’incitation à l’hostilité.
La vidéo « Suicide des musulmans au bac » contient des caractéristiques linguistiques d’humiliation visant un groupe [de personnes] en raison de leur appartenance religieuse (les musulmans), résultant notamment de l’approbation des arrestations des musulmans lors d’une fête religieuse et leur déportation subséquente (sans indication des raisons précises de leurs arrestations lors de la fête religieuse et [sans] clarification du bien‑fondé de leur déportation subséquente.
La vidéo « Lettres de haine. Les féministes. » contient une appréciation humiliante des groupes de personnes en raison de leur appartenance ethnique ou socio-culturel (« les féministes »).
La vidéo « Patriarche Cyrille, tu es une p... ! » s’attaque de manière humiliante au Patriarche Cyrille, qui n’est pas seulement critiqué en tant que personne physique mais aussi en tant que représentant de l’église orthodoxe russe et en tant que figure centrale du clergé. Tout cela constitue une atteinte à la dignité en raison de l’appartenance religieuse, de telles informations contribuent à l’incitation à l’hostilité envers l’église orthodoxe russe.
La vidéo « Lettres de haine. Les croyants » contient des caractéristiques linguistiques d’humiliation d’un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse (les musulmans) et d’incitation à l’hostilité envers un groupe [de personnes] en raison de leur appartenance religieuse.
La vidéo « [J’] ai rejoint une secte » contient une appréciation négative des groupes de personnes en raison de leur appartenance religieuse. Cette information (déficience intellectuelle des croyants) a été réitérée à plusieurs reprises dans les vidéos examinées ci-dessus, ce qui témoigne du caractère ciblé et durable [de la démarche] et contribue à façonner un stéréotype négatif s’agissant d’un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse.
Les vidéos examinées contiennent des éléments d’humiliation [de personnes] en raison de [leur] appartenance religieuse consistant en [un emploi d’] adjectifs comportant un jugement de valeur tels que « bêta », « misérable », « agressif », etc. ainsi qu’en [une utilisation des] techniques de manipulation telles que « moqueries » et « distribution d’étiquettes » (« Mariage orthodoxe idéal », « Lettres de haine. Les croyants », « Suicide des musulmans au bac », « [J’] ai rejoint une secte », « Sokolovskiy en prison pour avoir chassé les Pokémons (Pokémon Go) », « Chasse aux Pokémons au Temple »).
La vidéo « Chasse aux Pokémons au Temple » contient des éléments portant atteinte aux sentiments des croyants, qui sont offensés par la transformation faite par l’auteur de l’image de la prière à l’aide de mots obscènes.
La vidéo « Mariage orthodoxe idéal » renferme l’atteinte aux sentiments des croyants résultant de l’utilisation de moyens linguistiques spécifiques, à savoir le langage injurieux envers Dieu et l’évaluation négative des conceptions chrétiennes de la famille résultant de l’utilisation de métaphores dégradantes liées au fait de se soulager ainsi que de la réinterprétation moqueuse de l’immaculée conception.
La vidéo « [Je] suis allé dans l’espace et [je n’y ai] pas vu de Tchétchènes » contient des éléments linguistiques d’atteinte aux sentiments des croyants résultant de l’emploi déplacé de la métaphore « zombi » qui désigne dans ce cas précis le Jésus.
Les vidéos « Suicide des musulmans au bac », « Lettres de haine. Les croyants » contiennent les éléments linguistiques suivants portant atteinte aux sentiments des musulmans : l’utilisation du langage courant, grossier, trop expressif : « débarquer », « se sont fait chopés par les c... » ; (...) au lieu des termes officiels, tels qu’« arrêter », « escorter ».
La vidéo « Patriarche Cyrille, tu es une p... ! » présente des éléments d’atteinte aux sentiments des croyants orthodoxes. La superposition des chants religieux et des insultes obscènes constitue un avilissement des fondements de la tradition orthodoxe, de ce qui représente dans la perception des orthodoxes le sacré et l’objet de vénération.
La vidéo « Sokolovskiy est en prison pour avoir chassé les Pokémons (Pokémon Go) » renferme également des éléments portant atteinte aux sentiments des croyants sous une forme de langage, compte tenu de sa réalisation audio et des composantes discursives.
Les [vidéos] soumises à l’expertise contiennent des informations contenant des éléments portant atteinte aux sentiments des pratiquants chrétiens et musulmans se traduisant par :
- la négation de l’existence de Dieu (pour membres de certaines confessions en tant que force suprême – les thèmes sous-jacents dans « Mariage orthodoxe idéal », « Lettres de haine. Les croyants. » ;
- la négation de l’existence des fondateurs du christianisme et de l’islam – de Jésus Christ et du prophète Mahomet (« Lettres de haine. Les croyants ») ;
- la moquerie des préceptes et rites religieux importants des musulmans (« Suicide des musulmans au bac ») ;
- la représentation et l’attribution au Jésus Christ des caractéristiques des Pokémons, personnages non seulement issus d’un jeu vidéo et d’un dessin animé mais aussi des représentants du bestiaire de la mythologie japonaise (« Chasse aux Pokémons au Temple ») ainsi que des traits d’un mort vivant, à savoir « zombi » (« Sokolovskiy est en prison pour avoir chassé les Pokémons », « [Je] suis allé dans l’espace et [je n’y ai] pas vu de Tchétchènes ») ;
. l’attribution au chef de l’église orthodoxe, Patriarche Cyrille, des caractéristiques humiliantes et péjoratives (« Patriarche Cyrille, tu es une p... ! »).
(...)
Les actes de l’intéressé dans toutes les vidéos soumises à l’expertise sont délibérés. Cela se traduit par les déclarations ciblées ainsi que la cohérence et la logique du discours de l’intéressé.
(...)
[La description] des différentes convictions religieuses des chrétiens et des musulmans est accompagnée par des remarques négatives. Les personnes manifestant un comportement religieux sont décrites à l’aide d’un vocabulaire obscène, elles sont représentées à travers des caractéristiques et des comparaisons négatives comme étant socialement incompétentes, incapables de contrôler leur comportement, comme ayant un statut social inférieur. Les personnes qui ne se réclament d’aucune religion, donc athées, sont présentées comme des gens compétents, capables d’une démarche rationnelle et efficace.
[La description du] comportement sexuel des personnes est accompagnée par les descriptions négatives et d’une évaluation négative des femmes, des déclarations concernant leur inefficacité sociale, leur infériorité cognitive dans la vidéo « Lettres de haine. Les féministes ». »
2. Le procès
L’examen de l’affaire en première instance
10. Le procès se déroula devant le tribunal du district de Verkh-Issetski de Ekaterinbourg du 13 mars au 11 mai 2017. Le requérant plaida non coupable pour tous les chefs d’accusation.
11. Lors des audiences successives, le tribunal entendit de nombreux témoins, auditionna le requérant lui-même, interrogea les experts, auteurs de l’expertise pluridisciplinaire commanditée par l’enquêteur, et les spécialistes engagés par la défense pour préparer une opinion alternative et visionna les vidéos litigieuses.
12. Le tribunal commença par interroger les témoins V. et M., tous deux amis du requérant. Chacun d’eux donna une caractéristique positive de la personnalité de celui-ci tout en indiquant qu’ils n’adhéraient pas forcément à sa démarche qui avait pour but, selon eux, de promouvoir sa chaîne YouTube et de gagner de l’argent. Le témoin M. indiqua qu’il connaissait l’attitude négative du requérant envers la religion en général mais qu’ils n’avaient pas abordé le sujet concernant d’autres groupes ethniques ou sociaux.
13. L’audience se poursuivit avec l’audition des autres témoins de l’accusation et de la défense, dont la grande majorité a déclaré n’avoir découvert le requérant et sa chaîne YouTube qu’après en avoir entendu parler dans les médias officiels à l’occasion des poursuites engagées contre lui. Peu de témoins déclarèrent avoir visionné toutes ses vidéos tandis que la plupart admirent avoir vu seulement une ou deux vidéos (surtout celle sur la « Chasse aux Pokémons au Temple ») mais pas toujours dans leur intégralité.
1. Audition des témoins de l’accusation
14. Au cours des audiences, le tribunal entendit près d’une vingtaine de témoins de l’accusation, parmi lesquels figuraient des croyants de confession chrétienne, aussi bien orthodoxe que protestante, et des musulmans. La plupart des témoins découvrirent les vidéos après en avoir entendu parler dans les médias. La majorité des témoins de confession chrétienne orthodoxe furent les paroissiens de l’église « Bolshoy Zlatooust » dont l’un des responsables organisa une projection des vidéos. Ils commentèrent surtout les vidéos concernant la chasse aux Pokémons à l’église, beaucoup indiquèrent qu’il leur était insupportable de les regarder en intégralité et d’en voir d’autres. Ils se déclarèrent tous essentiellement offensés et humiliés par la profanation du lieu, des dogmes et des objets sacrés, par l’assimilation du Jésus au Pokémon, par le détournement des chants religieux et l’utilisation d’un langage obscène. En particulier, les deux témoins de confession musulmane affirmèrent avoir été profondément offensés d’avoir été traités de « déficients mentaux » ainsi que par les termes blessants employés à l’égard du prophète Mahomet. Certains témoins, qui virent également la vidéo sur le Patriarche ou sur le mariage orthodoxe, se sentirent humiliés et offensés par les insultes et les propos dévalorisants employés à l’égard des croyants.
15. Les représentants de l’accusation interrogèrent les témoins sur le contenu des commentaires sous les vidéos et les réactions à celles-ci dans leur entourage dans le but de savoir si les propos tenus par le requérant avaient suscité de la haine ou de l’hostilité à l’égard des groupes sociaux visés. La majorité des témoins déclarèrent ne pas avoir lu les commentaires, ceux qui l’avaient fait constatèrent la présence des menaces et de l’animosité à l’égard du requérant lui-même à cause des propos qu’il avait tenus.
16. En réponse aux questions posées par la défense et par le requérant insistant sur le caractère humoristique et critique des vidéos, certains témoins répondirent qu’ils ont perçu sa démarche, à savoir le montage des vidéos sur la chasse des Pokémons à l’église, comme étant du ricanement, de l’outrage et de l’insolence.
17. Le tribunal interrogea également le témoin Kl., jurisconsulte au diocèse local. En réponse à la demande de la défense tendant à ce qu’il définît le terme « les sentiments religieux des croyants », Kl. précisa qu’il s’agissait d’un comportement respectueux envers les sanctuaires et les dogmes religieux et à l’égard de ce que ressentait une autre personne. Le témoin Sa., responsable du département juridique du diocèse local, fut également invité à donner une définition des sentiments d’un croyant. Il éprouva des difficultés à donner une définition précise, faisant observer que chaque croyant avait ses propres sentiments, et il répondit ainsi par un exemple, citant l’amour envers le Christ.
18. À la fin de chaque audition, le requérant présenta ses excuses à chacun des témoins.
19. Le témoin S. déposa par visioconférence dans des conditions qui excluaient pour la défense la possibilité de la voir.
« Question du représentant de l’accusation Kh. : Vous connaissez le prévenu Sokolovskiy ? »
Témoin S. : Pas personnellement.
Question du représentant de l’accusation Kh. : Vous avez entendu parler de lui ?
Témoin S. : Je connaissais son existence par mon copain.
Question du représentant de l’accusation Kh. : Vous savez quelles étaient ses occupations ?
Témoin S. : D’après ce que mon copain m’a dit, il était bloggeur et publiait des journaux. Dans ses vidéos, il abordait le plus souvent des sujets politiques ou religieux.
Question du représentant de l’accusation Kh. : Votre copain vous a expliqué quelle était la position de Sokolovskiy sur la religion et sur les autres groupes ethniques ?
Témoin S. : Oui. Dans ses vidéos, Sokolovskiy disait qu’il avait une attitude négative envers les différents groupes religieux et ethniques. Il disait qu’il valait mieux vivre à l’étranger.
Question du représentant de l’accusation Kh. : Est-ce qu’il montrait une attitude négative envers des groupes religieux ou ethniques concrets ?
Témoin S. : Concrets, non. Mais le plus souvent il s’agissait des ressortissants du Caucase pratiquants l’islam.
Question du représentant de l’accusation Kh. : Est-ce que votre connaissance vous expliquait les raisons d’une telle attitude envers les groupes religieux et ethniques ?
Témoin S. : Non.
Question du représentant de l’accusation Kh. : Vous avez dit que Sokolovskiy déclarait que vivre à l’étranger était mieux. Est-ce qu’il disait quelque chose sur le régime politique en Russie ?
Témoin S. : Tout ce que je sais d’après les dires de mon copain c’est que Sokolovskiy pensait que le présent régime politique ne laisse pas vivre en paix et qu’il pensait partir d’ici.
Question du représentant de l’accusation Kh. : Sur quels réseaux sociaux les vidéos de Sokolovskiy étaient publiées ?
Témoin S. : Sur Instagram, sur YouTube et sur « VKontakte ».
Question du représentant de l’accusation Kh. : Savez-vous où ces vidéos étaient préparées et en utilisant quel matériel ?
Témoin S. : Très vraisemblablement, les vidéos étaient faites dans l’appartement où il vivait.
[Lecture du témoignage de S. fait au stade de l’enquête préliminaire]
Question du représentant de l’accusation Kh. : Pouvez-vous préciser [si] Vladimir dans son récit [qu’il vous a fait] de ce que Sokolovskiy lui a dit, [est-ce qu’il] a mis l’accent sur les représentants du Caucase, [à savoir] les Tchétchènes, les Daghestanais ou les ressortissants de l’Asie centrale ? Et aussi, est-ce qu’il a traité ces gens de stupides et de bornés ?
Témoin S. : Il les a traités ainsi. Il est également notoire que dans les vidéos, il les désignait souvent ainsi en utilisant ces mots-là.
Question du représentant de l’accusation Kh. : Vous confirmez vos déclarations dont il a été donné lecture à l’audience ?
Témoin S. : Oui.
Question du représentant de la défense I. : Pourriez-vous préciser les données de Vladimir dont vous relatez les dires ?
Témoin S. : Non, [je] ne peux pas.
Question du représentant de la défense I. : Comment vous avez compris, vous avez dit que tout cela vous a été dit par Vladimir que Sokolovskiy parlait négativement des représentants des différents groupes sociaux. Comment Vladimir est parvenu à cette conclusion ?
Témoin S. : Il est parvenu à cette conclusion à partir des vidéos et de ses échanges personnels [avec le prévenu].
Question du représentant de la défense B. : Quelque chose menaçait votre sécurité ?
Témoin S. : Non, [rien] ne menaçait.
Question du représentant de la défense B. : Dans ce cas-là, pourquoi vous êtes cachée ainsi que vos données personnelles ?
Témoin S. : C’était mon choix personnel.
Question du représentant de la défense I. : Pourriez-vous décrire Vladimir ?
Témoin S. : Taille moyenne, cheveux bruns.
Question du prévenu Sokolovskiy : Je n’avais qu’un seul ami qui s’appelait Vladimir. Est-ce que j’ai bien compris qu’il s’agit de Vladimir M. ?
Témoin S. : Oui. »
20. En posant les questions au témoin, le requérant identifia qu’il s’agissait de son ami M. La défense demanda alors à ce qu’il soit réinterrogé. Cette demande fut rejetée au motif que M. était présent dans la salle lors de la déposition du témoin S.
21. Ensuite, l’accusation demanda que le témoignage de Ser. soit lu à l’audience au motif qu’il était introuvable et que tous les moyens visant à sa localisation avaient été épuisés. La défense objecta au motif que son témoignage était faux et qu’elle serait ainsi privée de la possibilité de le contester. Le tribunal rejeta l’objection de la défense et autorisa la lecture de son témoignage fait au stade préliminaire de l’enquête.
2. Audition du prévenu
22. Le requérant fut interrogé à l’audience du 28 mars 2017. Il exposa les principaux faits de sa biographie, décrivit sa situation familiale et ses occupations professionnelles. S’agissant de la création de sa chaîne YouTube, il expliqua ce qui suit :
« (...) j’ai simplement décidé de faire des vidéos sur les sujets d’actualité, c’est-à-dire les sujets dont on parle dans l’actualité, j’ai parlé des choses qui étaient à l’ordre du jour. Parfois, les sujets relatifs à la religion étaient à l’ordre du jour. Ma première vidéo sur la religion, je l’ai faite après que les terroristes, qui se positionnaient en tant que musulmans, avaient attaqué « Charlie Hebdo » et pour soutenir les victimes décédées j’ai fait cette vidéo. Je racontais qu’il ne fallait pas faire ça et que tuer quelqu’un à cause d’un personnage inventé, c[e n]’est pas cool. Après cette vidéo, j’ai reçu un retour « copieux » ; les musulmans, au lieu de reconnaître que ces autres musulmans étaient des terroristes, me sont tombés dessus et menaçaient de me couper la tête. J’ai été frappé par cette réaction et j’ai fait la vidéo « Lettres de haine. Les croyants » ; c’est la réaction des croyants à ce que j’ai dit que certains croyants se comportent mal. Quand on m’insulte, j’insulte en retour. Peut-être, je suis allé trop loin. »
23. En réponse à la question posée par la défense, le requérant expliqua ce qui suit concernant les circonstances de la création des vidéos litigieuses :
« La première vidéo a été créée le 14 juillet 2015 « [Je] suis allé dans l’espace, [je n’y ai] pas vu de Tchétchènes ». Il n’y a rien à propos des Tchétchènes dans la vidéo, simplement à cette époque-là, j’ai utilisé le piège à clic, c’est quand on utilise un titre criard pour qu’on te remarque ; dans cette vidéo, je me suis tout simplement indigné au sujet de l’interdiction d’une page Internet « Dieu n’existe pas » considérée extrémiste tandis que la page « Dieu existe » ne l’a pas été, même si elle avait bien plus de contenu extrémiste. À cause de cette vidéo, j’ai maintenant les articles 148 et 282 [du code pénal], bien que j’aie dénoncé l’extrémisme de la part des croyants. Toutes mes vidéos ont été postées sur la chaîne YouTube « Sokolovskiy ! » Ces vidéos étaient aussi automatiquement postées dans le groupe « VKontakte ». Dans la vidéo « Lettres de haine. Les croyants », il y a des croyants qui sont très agressifs et qui ont des comportements déplacés, ils me menacent de mort simplement parce que je dis que Dieu n’existe pas. Ce sont les commentaires de ces gens-là que je lisais face à la caméra. Si j’ai insulté quelqu’un, il ne s’agissait que des personnes qui m’ont insulté, moi. J’ai commis une erreur en généralisant ; or, il aurait fallu s’en tenir à ceux qui m’ont menacé et se sont mal comportés [à mon égard]. La vidéo suivante « Lettres de haine. Les féministes », j’y ai lu les commentaires mal placés des féministes qui promettaient de m’envoyer dans les pays du tiers monde et me couper. J’ai simplement réagi à leurs lettres négatives qui m’avaient été adressées.
(...)
La vidéo « [J’ai] rejoint une secte » est née d’un récit de mon collègue qui expliquait que sa mère a rejoint une secte, j’ai trouvé un reportage sur cette secte ; on y racontait qu’ils soutiraient de l’argent à des gens et qu’ils se désignaient comme des demi-dieux. Finalement, on en est là, je suis accusé d’extrémisme bien que je dénonçasse les agissements des sectes ; il semblerait, c’est dû au fait que j’ai utilisé des formules grossières, même si je pense que c’était justifié en parlant des sectes. Cette vidéo a été faite pour sûr le 3 mars 2016, et certainement à Ekaterinbourg. (...) La vidéo « Suicide des musulmans au bac » a été faite le 24 mai 2016. La vidéo concerne trois sujets sans liens entre eux, le suicide des adolescents, les musulmans et les épreuves du bac. Tous ces sujets ne me paraissaient pas provocatoires. La vidéo « Patriarche Cyrille, tu es p... ! » a été publiée le 31 mai 2016 et elle était liée à une série de déclarations du Patriarche, qui selon moi, restreignent les droits des individus. Il affirmait que tous les gens devaient vivre selon les canons orthodoxes, mais la Constitution dit que notre État est laïque. J’ai trouvé que c’était un point de vue déplacé et ai critiqué ses déclarations, c’était juste une critique. Je l’ai insulté dans la vidéo mais cela relève d’une infraction administrative. La vidéo « chasse aux Pokémons au Temple. Pokémon go farce », la dernière phrase, je l’ai rajouté pour avoir plus de visionnages. Farce c’est quand tu crées une situation qui peut provoquer une réaction marrante. J’ai fait la vidéo parce que j’ai vu un reportage sur la chaîne « Russie-24 » où il était dit que chasser les Pokémons à l’église relève d’une responsabilité pénale. J’ai fait cette vidéo pour protester parce qu’ils ont honteusement menti. Au final, je suis poursuivi sur la base des articles 148 et 282 à cause d’une blague et une seule interjection ordurière, ce qui est, à mon sens, trop sévère. La vidéo a été faite le 11 août 2016, je l’ai faite seul mais quand je l’ai tournée j’ai demandé à ma copine de tenir le trépied pour qu’il ne tombe pas. Cette vidéo a eu un million et demi de vues, le retour était plutôt positif et je ne vois rien de méchant dans cette vidéo. La vidéo « Mariage orthodoxe idéal » a trait à un article où il était question que la position des femmes devait être humiliante au maximum et que notre société est une société patriarchale, la femme doit se contenter de faire la marmite. Je n’ai pas aimé tout cela et, le 18 août 2016, je me suis permis de critiquer cet article. Le journal « T Journal » a également critiqué cet article et après qu’on les a critiqués, l’article a été supprimé de leur site web. J’ai simplement critiqué certains passages de l’article en utilisant le langage ordurier. La vidéo « Sokolovskiy est en prison pour avoir chassé les Pokémons », je l’ai faite le 19 août 2016 ; je craignais qu’on m’arrête. À ce moment-là, mes abonnés m’ont envoyé une grosse somme d’argent pour que je puisse payer les avocats et pour que je puisse, pendant un certain temps, subvenir à mes besoins et à ceux de ma mère. À cause de cette vidéo, j’ai été interpellé par [les forces spéciales de] l’OMON. Dans cette vidéo, j’ai critiqué la réaction de certains médias, et en particulier celle de la « Russie-24 », ils disaient que j’étais pratiquement millionnaire et que tout a été planifié, mais c’est faux. En résumé, [je] veux dire que mes objectifs étaient de critiquer et de provoquer une polémique ; oui, j’entrais parfois dans la polémique de manière grossière mais c’est à cause de mon maximalisme de jeunesse. Je n’avais pas d’objectif d’inciter à la haine ou à l’hostilité, et je n’en ai pas. Et je n’ai aucun disciple agressif ; j’ai 300 000 abonnés mais ils sont tous pacifiques et se comportent paisiblement.
Question du représentant de la défense I. : Êtes-vous d’accord avec les accusations [formulées dans] les articles 148 et 282 ?
Prévenu Sokolovskiy : S’agissant des articles 282 et 148, je pense que les définitions sont mal formulées. Il n’est pas défini ce qu’il faut entendre par « insulte », par « sentiments », qui sont les « croyants », cela concerne l’article 148. Quant à l’article 282, elle ne définit pas comment précisément [on peut] susciter l’hostilité et la haine, mais les sanctions prévues sont lourdes. Je pense que les peines prévues pour les infractions dont je suis accusé ne sont pas opportunes. J’ai utilisé un langage obscène et je me suis parfois exprimé de manière catégorique et cynique. Je ne suis pas un extrémiste et je n’ai pas incité à l’hostilité et à la haine. Je n’ai pas été nationaliste, je n’ai pas de religion au nom de laquelle je vais appeler à tuer. Je pense que les religions ne sont pas nécessaires, c’est une institution désuète ; je parle de la même manière des nationalités qui ne sont pas nécessaires non plus, je suis cosmopolite depuis que j’ai quinze ans. Je critiquais la discrimination ainsi que la discrimination positive.
Question du représentant de la défense I. : Quel était votre but premier lors de la création de votre chaîne et de votre communauté ?
Prévenu Sokolovskiy : Le but initial était d’exprimer mon opinion, d’entrer dans la polémique et d’échanger. Le deuxième but était l’argent, gagner de l’argent grâce aux publicités. Un troisième but, c’est agréable quand on te reconnait et te prend en photo.
Question du représentant de la défense I. : Quel sujet vous avez traité et pensé [pouvoir] encore traiter ?
Prévenu Sokolovskiy : Les sujets d’actualité. Je devais juste faire une veille de quoi on parle dans les médias et traiter ces sujets. Aussi, [il y a] des vidéos de vulgarisation scientifique, j’en créais par dizaine. »
24. En réponse à d’autres questions de la défense, le requérant indiqua qu’il n’avait que sa mère, qui a eu un cancer en 2001, et qu’il l’aidait tous les mois financièrement, que son père et son frère étaient décédés. S’agissant des témoins interrogés qui ont fait état de leurs sentiments négatifs en réponse à ses vidéos, le requérant indiqua ce qui suit :
« Quand j’ai vu le témoin qui a fondu en larmes à l’audience, j’ai compris que probablement je me suis exprimé un peu trop brutalement et quelqu’un aurait pu se sentir insulté. Je me suis déjà excusé et je m’excuse encore une fois. [Je] ne comprends pas le prêtre de Zlatooust qui a organisé une projection [de mes vidéos], [je] ne comprends pas le but qu’il poursuivait.
(...)
Question du représentant de la défense B. : Pourquoi avoir utilisé une telle forme pour exprimer vos opinions ?
Prévenu Sokolovskiy : Parce qu’une telle présentation marche sur Internet. Ils ont besoin d’une présentation expressive, il faut agiter les mains et montrer ses émotions. [Il faut] utiliser l’Internet argot et le vocabulaire obscène parce que sur Internet tout le monde parle comme ça.
Question du représentant de la défense B. : Serait-il exact de dire que la forme choisie de [votre] expression est dictée par l’environnement dans lequel vous travaillez ?
Prévenu Sokolovskiy : La plupart des blogueurs parlent comme moi.
Question du représentant de la défense B. : Comment développiez-vous l’idée de vos vidéos ?
Prévenu Sokolovskiy : Il y a une idée générale, j’exprimais mon opinion ou réagissais aux commentaires des autres personnes. Chaque vidéo était créée en un ou deux jours.
Question du représentant de la défense B. : Quelle est la structure interne d’une vidéo ?
Prévenu Sokolovskiy : C’est la même structure que dans les débats parlementaires. D’abord, l’ordre du jour, ensuite la définition, après on prend des arguments et on fait une conclusion. Mais moi, j’y mettais en plus des blagues.
Question du représentant de la défense B. : dans le but d’attirer l’attention d’un groupe déterminé de personnes ?
Prévenu Sokolovskiy : Oui. Mes abonnés sont des jeunes gens d’à peu près 18 ans comme moi. Il y a moins de filles. Je sélectionnais mon public à mon image.
Question du représentant de la défense B. : Vous pouvez citer les sujets « brûlants » ?
Prévenu Sokolovskiy : Les actes terroristes des extrémistes religieux qui venaient et se faisaient exploser au nom de Dieu. Quand les retours ont commencé, et les croyants ont commencé à me menacer simplement parce que j’ai dit que Dieu n’existait pas, je me suis permis quelques généralisations. Je parlais rarement de politique parce que je suis apolitique. [Je parlais de] quelques événements culturels, des fêtes. Toutes les vidéos ont trait à l’actualité. Il pouvait s’agir de catastrophes ou des attentats terroristes, des incidents lors de l’émission « Qu’ils parlent » ou des combats des blogueurs. Si je me querellais tout simplement avec les blogueurs, j’aurais eu plus d’abonnés.
Question du représentant de la défense B. : Vous avez dit que vous ne pouviez pas ne pas en rire. C’était un thème « brûlant » pour vous ?
Prévenu Sokolovskiy : La religion est un sujet « brûlant » pour tout le monde sur Internet. Pratiquement sous chaque post sur la religion, il y a des blagues.
Question du représentant de la défense B. : Et vous, vous entendez quoi par « croyants » ?
Prévenu Sokolovskiy : Ce sont des gens qui ont un ami imaginaire qu’ils ont inventé pour ne pas se sentir seul.
Question du représentant de la défense B. : La vidéo sur les Pokémons était une réaction aux médias ?
Prévenu Sokolovskiy : Oui, c’était une réaction de protestation contre la chaîne « Russie-24 ». Je voulais montrer qu’ils avaient tort.
Question du représentant de la défense B. : Est-ce qu’il est acceptable de chasser les Pokémons dans une église ?
Sokolovskiy : En soi, oui. Mais cela a servi de catalyseur ; on me l’a d’abord reproché et ensuite on m’a accusé d’extrémisme. Il y a aujourd’hui beaucoup de comiques de stand up qui font des blagues à la télé sur la religion. On a juste fait de moi un bouc émissaire.
Question du représentant de la défense I. : Comment vous êtes-vous comporté quand vous étiez à l’église avec votre téléphone ?
Prévenu Sokolovskiy : Je me comportais silencieusement et tranquillement. J’ai coupé le son et ai trouvé un endroit discret, suis resté là-bas avec mon téléphone et ai quitté l’église. Je n’ai rien dit quand j’étais à l’intérieur ; j’ai fait la vidéo à la maison et rajouté le son quand j’étais déjà à la maison. Je ne pense pas être concerné par l’article 148 § 2. »
25. Le requérant fut ensuite interrogé par le représentant de l’accusation, qui posa des questions sur les circonstances matérielles de la création des vidéos, notamment sur l’endroit où celles-ci avaient été fabriquées, sur l’implication éventuelle d’autres personnes dans leur création, sur l’existence d’un avertissement concernant l’usage d’un langage vulgaire. À cette dernière question, le requérant répondit qu’il n’était pas un média et qu’un tel avertissement n’était donc pas nécessaire. Enfin, le requérant expliqua en réponse aux questions posées par le tribunal, qu’il avait réalisé lors de sa détention provisoire, que la forme de ses vidéos avait probablement été trop agressive et que maintenant, surtout après avoir écouté les représentants des différentes confessions religieuses à l’audience, il aurait fait les choses différemment.
« Question du tribunal : Vous dites en réponse aux charges que ce n’était qu’une critique ? Toutes vos informations ne sont qu’une critique ?
Prévenu Sokolovskiy : Oui.
Question du tribunal : C’est pour cette raison que vous n’êtes pas d’accord avec les charges ?
Prévenu Sokolovskiy : Oui.
Question du tribunal : Mais alors pourquoi vous vous êtes excusé si vous ne reconnaissez pas les charges ?
Prévenu Sokolovskiy : Simplement parce que maintenant je sais que les gens auraient pu mal prendre ma critique.
Question du représentant de la défense B. : Vous parlez des bénéfices. Après cette affaire, la possibilité de gagner de l’argent restera ?
Prévenu Sokolovskiy : Oui, je peux reprendre mon travail sur Internet, actuellement j’ai beaucoup de propositions venant de différentes sociétés. Je veux faire une pause et réfléchir à tout cela.
Question du représentant de la défense B. : Serait-il exact de dire que la religion constitue un sujet sensible parce que l’église se discrédite elle-même, surtout sur le plan patrimonial ?
Prévenu Sokolovskiy : Oui, c’est exact. L’expert souligne que j’ai parlé positivement de la synagogue. Ils proposaient du vin à la synagogue pour qu’on chasse des Pokémons là-bas, c’est, selon moi, une réaction saine. Je peux dire des choses positives au sujet de la religion.
Question du tribunal : Pourquoi la religion justement ?
Prévenu Sokolovskiy : Les raisons en sont nombreuses. Parce qu’on en parle beaucoup car ces derniers temps, l’église orthodoxe russe n’agit pas correctement, il en résulte une réaction de rejet. Tandis que la synagogue agit bien, j’approuve ce qu’ils font. Et aussi, c’est une source éternelle de blagues.
Question du représentant de la défense B. : Est-ce qu’on peut déterminer l’actualité du sujet selon le nombre de vues et de likes ?
Prévenu Sokolovskiy : Bien sûr, plus il y a de likes, plus on a l’approbation des lecteurs.
Question du représentant de la défense B. : Vous avez dit que les vidéos étaient une réponse, et vous-même, est-ce que vous avez créé une problématique ?
Prévenu Sokolovskiy : Non, je n’ai fait que réagir et je n’ai pas appelé à faire quelque chose. La seule fois où j’ai créé la problématique moi-même c’était quand j’ai tourné la vidéo « Chasse aux Pokémons au Temple ».
Question du représentant de la défense B. : Vous connaissez le sentiment d’amour ?
Prévenu Sokolovskiy : Oui.
Question du représentant de la défense B. : C’est quoi, l’amour ?
Prévenu Sokolovskiy : C’est un complexe comportemental persistant résultant d’une série d’hormones. Mais c’est un sentiment formidable.
Question du représentant de la défense B. : Est-ce que ce sentiment inclut la spiritualité ?
Prévenu Sokolovskiy : Non, c’est que de la biologie.
Question du représentant de la défense B. : Montrer sous un jour négatif, c’est un procédé de la critique ou un but ?
Prévenu Sokolovskiy : C’est un procédé de la critique.
Question du représentant de la défense B. : Quels autres procédés similaires vous connaissez ?
Prévenu Sokolovskiy : L’argumentaire. Idéalement, l’argument doit être tiré des données scientifiques, un argument moins solide est tiré de sa propre expérience. Un argument encore plus faible renvoie aux autorités. Après, c’est l’émotion. Et le pire argument c’est quand cela devient personnel et ce sont les insultes.
Question du représentant de la défense B. : Pouvez-vous les classer selon leur efficacité ?
Prévenu Sokolovskiy : Cela dépend du public.
Question du tribunal : Pourquoi avez-vous abordé le thème de la religion ?
Prévenu Sokolovskiy : Ce thème est largement débattu sur Internet. Je n’ai fait que m’y joindre. Parfois, les représentants de certaines confessions agissent mal et cela provoque chez moi un sentiment d’injustice. Et aussi, ce thème génère des vues et apporte de l’argent et de la gloire.
Question du tribunal : Vous avez dit que l’une des raisons était le sentiment d’injustice, pourriez-vous donner une formule physique ou chimique de ce sentiment ?
Prévenu Sokolovskiy : Quand quelque chose ne correspond pas à ta vision du monde, cela te fait réagir et tu veux convaincre la personne [en face].
Question du tribunal : Une personne illettrée peut-elle avoir des sentiments ?
Prévenu Sokolovskiy : Oui.
Question du tribunal : Pourriez-vous donner une définition des sentiments des croyants ?
Prévenu Sokolovskiy : Nous avons une zone dans notre cerveau, si on la stimule avec les électrodes on commence à voir des images religieuses.
Question du tribunal : Et ils sont comment, les sentiments religieux ?
Prévenu Sokolovskiy : Vénération de quelque chose de supérieur.
Question du tribunal : Vous reconnaissez l’existence de ce sentiment ?
Prévenu Sokolovskiy : Non, parce qu’il est difficile à définir.
Question du tribunal : C’est quoi un lien spirituel ?
Prévenu Sokolovskiy : J’estime que cela n’existe pas ainsi que quelque chose de supérieur. Un lien spirituel n’existe pas, c’est une question de magnétisme.
Question du tribunal : Comment savez-vous cela ?
Prévenu Sokolovskiy : Cela résulte des données scientifiques actuelles.
Question du tribunal : Pourquoi êtes-vous aussi catégorique ?
Prévenu Sokolovskiy : Probablement à cause de mon maximalisme de jeunesse et une partie de scepticisme et d’agnosticisme.
Question du tribunal : Avez-vous étudié la philosophie ?
Prévenu Sokolovskiy : Un peu mais cela ne m’a pas passionné.
Question du représentant de la défense B. : Les croyants qui ont déposé devant le tribunal avaient dit qu’ils avaient pris offense à cause du mot « bêta ». Serez-vous prêt à dire ce que vous entendiez par l’emploi de ce mot, était-ce l’absence d’esprit critique ?
Prévenu Sokolovskiy : J’entendais par ce mot l’insensibilité aux arguments. Une personne croyante n’accepte qu’un seul point de vue qui lui est imposé et rejette les autres hypothèses.
Question du représentant de la défense B. : Pourquoi ce serait mal ?
Prévenu Sokolovskiy : C’est une représentation fausse du monde, les athées ne font pas exploser les grattes ciel, c’est fait par les croyants. La religion est un catalyseur et, par conséquent, la critique de la religion est possible, même si on doit penser en premier lieu à l’aspect financier.
Question du représentant de la défense B. : En d’autres termes, les athées sont moins agressifs que les croyants ?
Prévenu Sokolovskiy : Oui, et les études scientifiques le disent aussi.
Question du tribunal : Comment se manifeste l’agressivité des croyants ?
Prévenu Sokolovskiy : Un des croyants a indiqué que si j’étais venu chasser les Pokémons dans une mosquée, on m’aurait coupé la tête. Les athées ne coupent de tête à personne.
Question du tribunal : Et que dites-vous des croyants qui vous ont pardonné ?
Prévenu Sokolovskiy : C’est formidable. Je leur suis très reconnaissant pour cela.
Question du tribunal : Et pourquoi dans ce cas vous généralisez ?
Prévenu Sokolovskiy : À cause de mon maximalisme de jeunesse, il m’arrive souvent d’avoir tort là-dessus.
Question du tribunal : C’est quoi le « maximalisme de jeunesse » ?
Prévenu Sokolovskiy : Quand tu te jettes d’une extrême à l’autre, c’est propre aux jeunes gens sous l’emprise d’hormones. »
3. Audition des témoins de la défense
26. L’audience se poursuivit avec l’audition des témoins de la défense. Le témoin N., diplômé du séminaire d’Ekaterinbourg, déclara avoir visionné une dizaine de vidéos sur la chaîne du requérant. Il déclara ne pas avoir ressenti d’émotions négatives ni d’humiliation, il se référa aux saintes écritures et aux enseignements des saints de l’église qui préconisaient d’affronter toutes les persécutions avec humilité. Il expliqua que les vidéos ne contenaient rien de nouveau par rapport à ce qui existait ailleurs sur Internet. Il considéra que le requérant avait soulevé les problèmes dont il était question au sein même de l’église et qui méritaient d’être débattus publiquement. À la question portant sur les sentiments des croyants, il répondit que c’était très subjectif et que certains croyants pouvaient se sentir offensés même en voyant une fille en mini-jupe.
27. Le témoin G., diplômé du séminaire, déclara qu’après avoir visionné les vidéos « Chasse aux Pokémons au Temple », « Patriarche Cyrille, tu es une p... ! » et « Lettres de haine. Les croyants. », il n’éprouvât ni haine ni violence à l’égard des groupes visés par celles-ci, il ne se sentit pas non plus humilié ou insulté par les propos tenus, notamment ceux qui concernaient Jésus ou le Patriarche Cyrille. Il considéra que tenir des propos pareils serait inacceptable pour un croyant mais que ceux qui avaient un autre point de vue devaient bénéficier de la liberté d’expression.
28. Le témoin R., luthérien, déclara avoir visionné les vidéos sur les Pokémons, sur le Patriarche et sur les lettres de haine. Il indiqua qu’il éprouvait de la pitié pour le requérant, qu’il n’avait pas regardé les vidéos jusqu’à la fin les ayant trouvé ennuyeuses mais ne contenant aucun appel à la haine ou à l’hostilité. Il déclara que condamner le requérant serait contre‑productif car susceptible de le faire camper sur ses positions et d’en faire une icône pour tous les athées.
29. Le prochain témoin Gol., député régional, indiqua qu’il avait perçu les vidéos du requérant comme étant humoristiques et qu’il n’avait pas éprouvé de sentiments de haine ou d’hostilité en les regardant. Il regretta qu’en son temps, il n’avait pas fait suffisamment pour défendre la laïcité et qu’il incombait à présent à la nouvelle génération incarnée par le requérant de s’en charger. À la question de l’accusation s’il considérait comme acceptable de dire que « Dieu était d’une orientation sexuelle non traditionnelle », il déclara que cette question ne faisait que montrer l’attitude négative de l’accusation envers de telles personnes et s’enquit en retour s’il était plus acceptable de comparer Dieu à Elton John.
30. Le témoin Ya., présentateur radio, regarda toutes les vidéos du requérant et évalua son travail, et, en particulier dans la vidéo « Chasse aux Pokémons au Temple », comme relevant du travail journalistique. Il considéra qu’on ne pouvait pas offenser mais s’offenser et cita l’exemple de l’Iran où la présence dans la rue d’une femme non voilée était considérée comme une offense contrairement aux lois russes. Il ne ressentit aucune haine ou hostilité en regardant ces vidéos.
31. Le témoin San., retraitée et diplômée en philologie et en droit, déclara qu’elle ne s’était pas sentie offensée puisque Dieu ne prenait pas d’offense. En tant que croyante, elle n’éprouva que de la compassion pour le requérant en regardant ses vidéos. Elle considéra qu’abstraction faite de l’emploi du langage obscène, les questions soulevées dans les vidéos étaient très pertinentes et méritaient un débat public. En réponse de l’accusation qui lui demanda s’il était acceptable de traiter les croyants de « retardés mentaux », elle indiqua que ces mots étaient tirés du contexte et donc difficile à évaluer. A la question du requérant sur son attitude envers les poèmes de Pouchkine, d’Essenine ou de Maïakovski contenant des mots obscènes, elle répondit qu’elle les appréciait pour leurs autres œuvres.
32. Le témoin I., physicien, expliqua qu’il suivait le requérant par intermittence depuis 2015, qu’il appréciait ses autres vidéos de vulgarisation scientifique. S’agissant des vidéos litigieuses que le témoin a toutes visionnées, il déclara qu’il n’avait éprouvé aucune haine ni hostilité. Le témoin se dit opposé à la présence accrue de l’État sur Internet et qu’il fallait laisser les choses se faire naturellement en permettant aux utilisateurs de développer progressivement la sérénité et le calme face aux différents contenus qu’ils pouvaient y trouver.
33. Le témoin F., journaliste de profession et ancien séminariste, déclara ne pas s’être senti humilié ou offensé après avoir visionné six vidéos tout en étant une personne croyante.
34. Le témoin Sen., journaliste, déclara :
« Question du représentant de la défense B. : Quelles émotions ont provoqué chez vous ces vidéos ?
Témoin Sen. : L’intérêt, [s’agissant de] mon attitude envers ce produit et son auteur, j’ai pensé qu’une personne essaye d’attirer l’attention sur les graves problèmes sociaux en utilisant une forme provocative. [Il] essaye de donner une évaluation personnelle et ne critique pas gratuitement mais essaye de comprendre le fond du problème, cite les statistiques et les faits, donne une évaluation morale de son point de vue. J’ai vu un jeune homme moderne et érudit qui, à la différence d’autres blogueurs, ne s’intéresse pas aux divertissements mais est passionné par les problématiques socio-politiques. Selon moi, c’est une bonne chose parce que je suis politologue de formation et j’apprécie quand les gens ne fuient pas ces problèmes. Je n’ai pas été gêné par la forme provocative, notre législation limite l’utilisation du langage obscène mais à mon avis, un blog est une sorte de cuisine et chez nous dans la cuisine on jure aussi. C’est un blog personnel à la différence d’un média licencié, ce sont ses abonnés qui ont accepté librement de l’écouter. Il a utilisé ce vocabulaire comme une interjection, même en offensant le Patriarche, il essayait de contourner les obstacles et de respecter la loi. Et après tout, selon moi, il y a une chose quand tu commences à jurer dans la rue au milieu des mères avec des enfants et c’est toute autre chose quand tu le fais pour attirer l’attention. On connait le groupe « Leningrad » dont le public est encore plus large que celui de Sokolovskiy, ce groupe attire aussi l’attention sur les vices de la société. Selon moi, c’était des vidéos modernes et intéressantes, c’est ce que les blogueurs doivent faire.
Question du représentant de la défense B. : Dites, selon vous, quand Sokolovskiy emploie ce mauvais mot à propos du Patriarche pour parler de son orientation sexuelle, ce mot peut-il avoir un autre sens ? Pour vous, quel autre sens ce mot peut-il avoir ?
Témoin Sen. : Dans notre société, le vocabulaire obscène a perdu son sens premier depuis longtemps. On a employé ce mot à mon égard aussi, je ne suis pas devenu comme ça pour autant et n’ai pas acquis cette qualité juste parce qu’on m’a traité ainsi. Je considère qu’il ne faut pas réagir à une insulte, c’est un signe que la personne n’a rien à dire [sur le fond]. Sokolovskiy a employé ce mot non pas parce qu’il n’a rien à dire mais parce que c’est un style des blogueurs ainsi que des autres utilisateurs des réseaux sociaux. Ces mots ont perdu depuis longtemps leur sens premier ; en plus, ce mot vient du mot grec « p... » qui signifie l’amour pour les enfants mais dans notre perception, c’est un synonyme du mot « gay » qui vient du folklore pénitentiaire. Chez nous, c’est comme l’utilisation d’un mot « idiot » mais en plus fort et plus âcre, sans connotation sociale.
Question du représentant de la défense B. : Êtes-vous globalement d’accord avec ce qu’il dit dans ses vidéos ?
Témoin Sen. : J’observe moi-même depuis longtemps le processus de cléricalisation dans le pays, en tant que citoyen, je ne suis pas à l’aise avec cela, j’aime écouter heavy metal et les activistes orthodoxes ont terrorisé pendant plusieurs années les musiciens, ont perturbé les concerts en collaboration avec les autres organes de l’État. Cela m’a indigné et rappelé l’URSS au temps de la censure et de la pression. Aujourd’hui, l’orthodoxie sert à resusciter le département idéologique, remplace le parti communiste. La criminalisation dans l’article 148 c’est inacceptable, c’est une attaque frontale à la liberté d’expression, de la pensée et de la liberté de créer, à mon avis. Personne ne peut mesurer les sentiments et les prouver ; et même si quelqu’un le pouvait, montrez-moi l’outil qui peut le faire. Nous ne pouvons pas mesurer comment ils s’offensent, c’est tiré par les cheveux et intempestif et contraire aux tendances actuelles.
Question du représentant de la défense B. : Avez-vous décelé dans ses vidéos les éléments du non-respect de la société ?
Témoin Sen. : J’ai toujours été étonné qu’on puisse assimiler un groupe social à [toute] la société. La société représente un patchwork composé de toute sorte de bouts de tissus. Si les croyants s’assimilent à la société [toute entière], c’est une sorte de monopolisation, une usurpation. Du point de vue juridique, [cela voudrait dire que] les croyants ont plus de droits que les autres, c’est une sorte de discrimination. Assimiler un seul groupe est très flou car j’ai été moi-même croyant par le passé, je peux par exemple vous lire un symbole de foi et quelqu’un va croire que je suis un croyant, or je ne le suis plus. Je ne peux pas accepter que ses déclarations aient offensé la société. C’est une forme de satyre, on peut citer plein de penseurs français. Formuler la question en ces termes qu’un petit groupe de personnes puissent être toute la société est déficient.
(...)
Témoin Sen. : Ma position sur ces questions est arrêtée depuis longtemps et une personne de 22 ans à la recherche d’un battage médiatique ne peut pas l’influencer. Pour moi c’est une sorte d’indicateur que ce problème existe et que la société y est attentive. Est-ce que de telles vidéos peuvent susciter le sentiment de haine ? Ce sentiment se forme dans la durée, je ne pense pas qu’une vidéo de cinq minutes puisse provoquer un sentiment de haine ; d’autant plus, qu’elle n’y est pas dirigée, elle vise à former une attitude ironique envers les problèmes de société. Si on lit les discours de Hitler ou de Rosenberg, on voit effectivement qu’ils contiennent des appels aux assassinats et à la destruction. Je n’ai rien vu de tels dans le vocabulaire ou les formulations de Sokolovskiy. Pour moi, Sokolovskiy ressemble à la revue « Crocodile ». Chacun a dans son entourage des croyants, ma mère est croyante ; est-ce que vous pensez vraiment que moi, après avoir vu une vidéo de Sokolovskiy, j’irai détester ma mère ? Je n’ai vu aucune personne qui aurait eu ce sentiment après avoir vu les vidéos, y compris les croyants eux-mêmes, ils ne peuvent pas se détester eux-mêmes. Montrez-moi au moins une personne qui, après avoir vu ses vidéos, aurait accouru fracasser les églises. Et même si cela a eu lieu malgré tout, [cela signifie] que la personne était malade à la base. »
35. Le témoin Roy., ancien maire de Ekaterinbourg, indiqua qu’il était croyant et qu’il avait visionné les vidéos litigieuses. Il considéra que les propos du requérant ne révélaient que son manque de connaissances et le nihilisme propre aux personnes de son âge mais que l’église devait en tout état de cause régler ses problèmes elle-même, sans impliquer l’État et son appareil répressif. Il cita à cet égard l’exemple de Lev Tolstoï qui, à son époque, avait fait des déclarations encore plus graves contre l’église ainsi que l’exemple de Pouchkine qui avait écrit à vingt-deux ans un texte à charge contre celle-ci mais qui l’avait regretté dix ans après. Il considéra ensuite qu’une condamnation du requérant pourrait constituer un précédent dangereux pour l’avenir et rappela des exemples historiques à cet égard. Il déclara également ne pas avoir été offensé ni n’avoir ressenti de la haine ou de l’hostilité en les regardant.
36. Le témoin T. s’identifia en tant que croyant et déclara avoir visionné la plupart des vidéos. Il indiqua ne pas avoir été offensé en précisant :
« Je n’ai rien vu d’insultant pour moi. L’insulte suppose une certaine agressivité mais Rousslan n’était pas agressif. Il y a de l’ironie, du badinage mais ce n’est pas de l’agressivité. Dans toutes les vidéos, il explique ce qui lui déplaît et pourquoi il est contre cela ; il n’y a pas [de déclarations] qu’ils sont tous des imbéciles, point. Il y en a une critique de certains phénomènes [de société], peut-être elle est un peu acerbe mais il a le droit d’objecter et de débattre ; j’ai eu l’impression que Sokolovskiy était ouvert à un autre point de vue. Il n’y a pas de fondements pour la responsabilité pénale, un croyant ne doit pas éprouver d’émotions négatives. »
37. Le témoin déclara ensuite qu’il n’avait pas décelé de haine dans les vidéos, juste de la critique ou de l’incompréhension. À la question de la défense s’agissant de ses activités visant à réhabiliter les victimes des repressions politiques, le témoin indiqua :
« À la fin des années quatre-vingt-dix, j’étais à la tête des archives d’État où sont conservés les dossiers des répressions politiques. J’envoyais deux fois par semaine des documents au bureau du procureur aux fins de réhabilitation. Le bureau du procureur a réhabilité quasiment tout le monde, j’en étais même étonné, j’ai vu des parallèles. On fabriquait une grosse affaire à partir des choses insignifiantes, y compris à cause de la foi en Dieu. Il en ressort qu’à cette époque, les gens étaient jugés à cause de leur foi en Dieu et qu’aujourd’hui, ils sont jugés parce qu’ils sont athées. Pour moi, c’est inacceptable (...)
Question du représentant de la défense B. : Quand vous travailliez aux archives, avez‑vous vu des poursuites engagées à cause des chansonnettes sur Staline et sur Lénine ?
Témoin T. : Oui, il y en avait plein, entre 10 et 15 par semaine.
Question du représentant de la défense B. : Vous comparez ces affaires avec l’affaire de Sokolovskiy ?
Témoin T. : Oui.
Question du représentant de la défense B. : Y-avait-il des affaires contre le clergé ?
Témoin T. : Il y en avait beaucoup, vraiment beaucoup, les prêtres étaient poursuivis dans les années trente et d’après-guerre pour la propagande de la religion.
(...)
Question du représentant de l’accusation K. : Selon vous, traiter les gens croyants de « retardés mentaux » est une insulte ?
Témoin T. : Je suis croyant mais je ne suis pas un retardé mental. On ne peut pas tirer [les mots] du contexte, il faut lire l’original en intégralité et analyser [les mots] dans [leur] contexte. Dans ce contexte, il n’y a pas d’insulte, c’est une façon d’appuyer [ses propos]. Ici on peut parler de généralisation, c’est une façon de généraliser pour accentuer [le propos]. »
38. Le témoin Mo., professeur à l’institut missionnaire et directeur de la chaire d’histoire à l’Université fédérale de l’Oural, déclara avoir visionné les vidéos du requérant sur les Pokémons et sur le Patriarche et ne pas avoir été offensé par ses propos. Il se dit avoir été gêné par le langage employé mais ne décela aucun élément de nature à donner lieu à des poursuites pénales.
39. Le témoin Ma., avocate et croyante, déclara avoir visionné la vidéo sur la chasse aux Pokémons et de ne pas avoir été offensée. Elle compara la vidéo au rock opéra « Jésus, super star », les deux, selon elle, furent créés par des gens dans l’erreur. S’agissant de la notion des « croyants », elle expliqua qu’elle s’identifiait elle-même comme étant croyante et qu’il s’agissait d’une catégorie subjective propre à chacun et que chacun avait sa conception de foi.
40. Le témoin Sm. déclara avoir visionné les vidéos « Lettres de haine. Les croyants. », « Suicide des musulmans au bac », « Patriarche Cyrille, tu es p... ! », « Sokolovskiy est en prison pour avoir chassé les Pokémons », « Lettres de haine. Les féministes. ». Il n’éprouva ni haine ni hostilité et ne se sentit pas insulté en tant que croyant.
4. Jugement de condamnation
41. Le tribunal rappela les charges retenues contre le requérant au visa de l’article 282 § 1 du code pénal concernant les neufs vidéos et de l’article 148 § 1 du même code concernant les sept vidéos. Il indiqua ensuite :
« Le concours idéal des infractions concerne les situations dans lesquelles un acte commis par la personne comporte des éléments constitutifs de plusieurs infractions prévues par deux ou plusieurs dispositions de la loi pénale. La particularité est due au fait qu’une personne par un seul acte commet en même temps deux ou plusieurs infractions prévues par les différents articles du code pénal, de tels actes constituent un concours [des infractions] puisqu’aucune disposition prise séparément ne couvre l’acte commis dans son ensemble.
En l’espèce, il existe un concours idéal des infractions puisque Sokolovskiy en publiant les informations contenues dans les vidéos sur Internet a commis des actes visant à inciter la haine ou l’hostilité ainsi qu’à porter atteinte à la dignité humaine tout en portant atteinte par ces mêmes actes à la liberté de conscience, ceci concerne la publication sur Internet des vidéos « [Je] suis allé dans l’espace et [je n’y ai] pas vu de Tchétchènes », « Lettres de haine. Les croyants », « Suicide des musulmans au bac », « Patriarche Cyrille, tu es une p... ! », « Chasse aux Pokémons au Temple », « Mariage orthodoxe idéal », « Sokolovskiy en prison pour avoir chassé les Pokémons. »
42. Le tribunal résuma ensuite la position du requérant comme suit :
« À l’audience, l’accusé Sokolovskiy R.G. tout en niant toute implication dans les infractions commises, a indiqué que la création et la mise sur Internet des neufs vidéos susmentionnées n’avaient pas pour objectif et n’étaient pas motivées par son intention d’inciter la haine ou l’hostilité ou porter atteinte à la dignité humaine, à la dignité d’un groupe des personnes en raison de leur appartenance ethnique ou religieuse, offenser les sentiments des croyants ; ses actes avaient pour but de gagner de l’argent, à savoir c’était son gagne-pain, [il] voulait se rendre célèbre pour qu’on le reconnaisse ; les informations étaient présentées dans le style de « maximalisme de jeunesse » sous forme de critique ou de blague ; ainsi, [il] niait l’existence d’une intention directe visant à commettre les infractions précitées. »
43. Le tribunal estima que les explications de l’intéressé ne constituaient qu’une stratégie de défense et étaient contredites par les éléments de preuves recueillis et, en particulier, par le rapport d’expertise pluridisciplinaire commandité par l’enquêteur (paragraphe 9 ci-dessus). Après avoir reproduit les passages pertinents de l’expertise, le tribunal en tira les conclusions suivantes :
« Le contenu des informations diffusées sur Internet sous forme de neuf vidéos était présenté aux lecteurs d’une manière explicite et accessible, sans dissimulation, en conséquence de quoi les lecteurs, après en avoir pris connaissance, ont manifesté leur attitude négative envers le contenu des informations, leur désaccord, notamment sous forme négative ou sous forme de menaces directement adressés à Sokolovskiy ; ainsi, ce dernier ne pouvait pas ignorer que ses actes suscitent la haine, l’hostilité, portent atteinte à la dignité des groupes de personnes en raison de leur appartenance religieuse ou sociale ; pourtant, il continuait à se livrer à ses activités illicites, notamment en réponse au retour négatif des lecteurs, Sokolovskiy a commis les mêmes actions, il a continué à créer les vidéos.
La continuité et le caractère ciblé de la démarche de l’intéressé témoigne de l’existence d’une intention directe d’incitation à la haine et à l’hostilité, d’atteinte à la dignité humaine, [à la dignité] d’un groupe de personnes en raison de leur appartenance ethnique, religieuse ou sociale. Il est évident que Sokolovskiy choisissait les thèmes les plus importants pour la société, préparait et exposait les informations dans le but de froisser les sentiments des gens, publiait les vidéos sur Internet pour un public large, c’est-à-dire commettait ses actes publiquement ; ce n’est qu’après avoir accompli les premiers actes illicites que Sokolovskiy pouvait effectivement compter sur l’augmentation du nombre des lecteurs et des abonnés ainsi que sur l’augmentation de ses revenues résultant de cette activité illégale, [mais] ce facteur est sans incidence sur la qualification juridique de ses actes. »
44. Le tribunal ajouta que les conclusions de l’expertise pluridisciplinaire sont bien-fondés et ne prêtent pas au doute quant à leur objectivité puisqu’elles avaient été effectuées conformément aux prescriptions du code de procédure pénale, selon les règles de l’art et par des personnes compétentes n’ayant aucun conflit d’intérêts et dans les limites de leur expertise professionnelle. Le tribunal considéra que cette preuve était donc recevable et confirmait, en combinaison avec d’autres preuves, la culpabilité du prévenu. Le tribunal rejeta comme étant mal fondée la thèse de la défense selon laquelle l’expertise était déficiente. Il se référa ensuite à l’audition des experts, qui avaient décliné leur qualification, expliqué la méthodologie utilisée et le déroulé de l’expertise. En particulier, l’expert en religion St. indiqua qu’en l’absence de méthodologie communément acceptée dans son domaine, il s’est essentiellement inspiré des recommandations concernant l’incitation à la haine et à l’hostilité religieuse approuvées par le Vice‑Procureur général, P. ainsi que d’autres sources. Ce même expert précisa en outre ce qui suit :
« Toutes les vidéos contiennent des procédés d’influence informationnelle et psychologique utilisés par la propagande, à savoir le fait de « mettre des étiquettes », « la moquerie » ; en outre, toutes les vidéos renferment d’autres procédés de manipulation psychologique tels que le « trucage des cartes » dont le but est de ne sélectionner à escient et de ne présenter que les faits et les arguments négatifs (positifs) tout en passant sous silence le point de vue contraire. Parfois, [l’utilisation de] ce procédé est accompagné d’un autre procédé [qui s’appelle] un « choc expressif » se traduisant par la diffusion délibérée des horreurs dont le but est de créer dans l’esprit du public un « choc psychologique » et de susciter des réactions de protestation dans la société à cause d’une injustice ; par ailleurs, toutes les vidéos sont construites selon la méthodologie d’impact au moyen d’une technique manipulative, à savoir « couverture médiatique biaisée des événements » qui consiste dans le fait de donner un seul point de vue, de n’interroger qu’une seule partie au procès, ce qui permet une fausse interprétation des événements relatés, excluant de fait toute version alternative. Toutes les vidéos ne contiennent que la vision de la situation de Sokolovskiy lui-même, que son commentaire à lui, et s’il existe une citation de l’autre partie, celle-ci est présentée de manière biaisée, tirée de son contexte original, ce qui permet au manipulateur de lui attribuer un « message » qu’il recherche. Ces faits témoignent d’une désinformation intentionnelle du public dans le but de lui imposer une vision négative en lui laissant croire que la Russie est dominée par l’obscurantisme et l’arbitraire, que [la société y est] privée de repères moraux, que seule une société « en déchéance » peut y exister. »
45. Le tribunal rejeta donc la thèse du requérant selon laquelle lesdites vidéos relevaient de la polémique, comportaient de la critique et avaient un caractère humoristique au motif que le contenu présent dans ces vidéos ne comportait ni raisonnement, ni réflexions sur les relations interconfessionnelles, interethniques ou sociales, ni références à des débats scientifiques ou politiques.
46. Enfin, le tribunal refusa de tenir compte des études réalisées à la demande de la défense par la spécialiste linguiste, Mme P., et par la spécialiste en religion, Mme Tch., qui a travaillé en collaboration avec une autre collègue, Mme Iv., en raison de leur manquement à identifier correctement chaque vidéo analysée. Il releva un manque de liens logiquement établis entre la partie du rapport relative à la recherche et les conclusions avancées par les experts, exprima des doutes quant à l’objectivité, l’exhaustivité et la fiabilité de leurs analyses concernant notamment l’étendue et la nature du matériel examiné. Le tribunal en conclut que pour toutes ces raisons, seul le rapport d’expertise pluridisciplinaire commandité par l’enquêteur était crédible.
47. Le tribunal considéra jugea établi ce qui suit :
« les agissements de Sokolovskiy ont été commis avec une intention directe ainsi que cela résulte de l’analyse des neufs vidéos lesquelles contiennent toutes les informations ciblées visant à inciter à la haine, à l’hostilité, à porter atteinte à la dignité humaine ; la manière de relater [les informations], de présenter les vidéos était faite à l’aide des techniques d’influence informationnelle et psychologique similaires à celles de la propagande, ce que confirme l’expertise pluridisciplinaire, résulte des témoignages de M. Ser., de Mme S., et ce que Sokolovskiy lui-même ne pouvait pas ne pas comprendre.
(...)
(...) Sokolovskiy a rendu accessible à un large public sur Internet des informations dont le contenu était manifestement insultant pour les croyants puisque [ces informations] étaient compréhensibles pour un large public de lecteurs, des croyants qui éprouvent des sentiments religieux ; [il] a ignoré des normes et des règles généralement acceptées de comportement en société, qui se sont formées dans la société d’aujourd’hui, compte tenu de son évolution historique et culturelle à travers les siècles ; [il] s’est opposé à la société de manière délibérée et brutale en montrant ainsi son mépris manifeste envers la société ; [il] a porté atteinte aux sentiments des croyants puisqu’il a violé les règles de comportement historiquement établies, les règles internes et les préceptes des organisations religieuses chrétiennes et musulmanes dont les activités ne sont pas contraire à la législation de la Fédération de Russie et qui réunissent un grand nombre de fidèles et de croyants. »
48. Selon le tribunal, les conclusions énoncées ci-dessus furent confirmées par les témoignages de M. Ser. et Mme S. ainsi que par les constats de l’expertise pluridisciplinaire.
« (...) les notions (le sens) des mots – religion, croyants, sentiments religieux sont données par l’expert en religion St. dans la section relative à l’analyse de l’expertise pluridisciplinaire (vol. 3, p. 205-252). Ainsi, une personne croyante est une personne qui reconnait l’existence de Dieu, qui s’identifie comme appartenant à une confession déterminée, qui suit les exigences et les règles de la vie de l’église et vit selon les commandements de Dieu, possède une vision du monde et une conception religieuse de celui-ci. Les sentiments religieux représentent un rapport émotionnel des croyants envers des créatures hypostasiées, des attributs et des propriétés attribuées aux objets, animaux et plantes sacrés, [des rapports] entre eux, [le rapport] à soi-même ; les sentiments représentent le niveau supérieur des processus émotionnels. Les sentiments représentent les inquiétudes ayant une importance subjective pour la personne, ils ont toujours un objet, ils sont liés aux besoins et motivations, sont directement liés à la foi religieuse, ils sont soudés aux conceptions, aux narratifs religieux à force de quoi ils ont acquis une certaine direction, un certain sens et une certaine importance. Les différentes émotions de la personne (la peur, l’amour, l’admiration, la dévotion, la joie, l’espoir, l’attente, etc.) se soudent aux conceptions religieuses et une personne croyante éprouve l’amour pour Dieu, la peur du Seigneur, la joie de la communion avec Dieu, la vénération de l’icône de la Vierge Marie, le sentiment de pêché, d’humilité, de soumission, de compassion envers son prochain, l’admiration devant la beauté et l’harmonie de la création, l’attente de mystère, l’espoir d’être récompensé dans l’au‑delà, la peur, l’aversion, le rejet de Satan, etc. Ainsi, la notion de « sentiment religieux » est clairement définie par l’expert en religion St.
(...)
En déclarant Sokolovskiy coupable des infractions susmentionnées, il convient de noter que la Constitution de la Fédération de Russie (article 28) garantit à chacun la liberté de conscience, la liberté de pratiquer ou non une religion, de choisir librement ses convictions religieuses ainsi que de les avoir et de les diffuser et d’agir en conséquence. En garantissant la liberté de pensées et d’expression, la Constitution interdit la propagande incitant à la haine ou à l’hostilité selon l’appartenance sociale, raciale, ethnique, religieuse, la propagande de la supériorité selon l’appartenance sociale, raciale, ethnique ou religieuse (article 29) et prévoit que les droits et libertés de l’homme et du citoyen peuvent être limités par une loi fédérale proportionnellement aux objectifs constitutionnels (article 55), la défense des droits et des libertés de l’homme et du citoyen relève de la responsabilité de l’État (article 2).
Les standards internationaux en matière des droits de l’homme tout en proclamant le droit de chacun à la liberté d’expression de son opinion prévoient en même temps que chaque intervention [publique] en faveur de la haine ethnique, raciale ou religieuse constituant une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence, toute discrimination sur la base d’une religion ou des convictions doivent être interdites par la loi. (...)
À l’audience, il a été dit à plusieurs reprises que Sokolovskiy en tant que militant pour les droits civiques est victime de poursuites injustes, est traduit devant la justice pénale illégalement, qu’il est jugé pour un jeu vidéo, pour avoir chassé des Pokémons à l’église, pour avoir utilisé un téléphone portable à l’église, ces assertions sont fausses.
Sokolovskiy est poursuivi pour avoir commis neuf infractions prévues par l’article 282 § 1 du Code pénal, pour avoir commis des actes délibérés et publics visant à inciter à la haine ou à l’hostilité ou portant atteinte à la dignité d’une personne qui sont interdits par la loi fédérale ; les actes précités constituent des infractions à caractère extrémiste puisque motivés par la haine ou l’hostilité ethnique ou religieuse à l’égard de groupes sociaux et individus, ce qui porte une atteinte grave à l’ordre public ; il est également poursuivi pour avoir commis sept infractions prévues par l’article 148 § 1 du Code pénal pour une atteinte à la liberté de conscience, c’est-à-dire pour avoir commis des actes délibérés et publics démontrant un manque de respect manifeste envers la société, perpétrés dans le but d’offenser les sentiments religieux des croyants. Dans ce cas précis, le prévenu a porté atteinte aux rapports sociaux protégés par la loi.
Ainsi, la thèse selon laquelle Sokolovskiy serait jugé pour un jeu vidéo, à savoir « la chasse aux Pokémons au Temple » ne saurait être retenue car elle dénature l’état du dossier et induit les gens et la société en erreur parce qu’elle omet les autres informations, importantes et exhaustives. »
49. Le tribunal refusa enfin de tenir compte des auditions des témoins de la défense, qui ont fait part de leur avis personnel envers les vidéos du requérant, au motif que les deux articles précités constituaient des infractions formelles et que, par conséquent, leurs témoignages étaient sans incidence sur la qualification des faits.
50. En conséquence, le tribunal constata la culpabilité du requérant et le condamna, après avoir procédé au cumul des peines, à trois ans et six mois d’emprisonnement avec sursis, assortie d’une mise à l’épreuve pendant trois ans. En prononçant le cumul des peines, le tribunal indiqua que six des neufs vidéos ayant donné lieu à sa responsabilité sous l’article 282 du code pénal était punies d’un an et six mois d’emprisonnement chacune (« [Je suis] allé dans l’espace et [je n’y ai] pas vu de Tchétchènes », « Lettres de haine. Les croyants. », « Lettres de haine. Les féministes », « [J’ai] rejoint une secte », « Suicide des musulmans au bac » et « Patriarche Cyrille, tu es une p... ! ») et les trois autres vidéos (« Chasse aux Pokémons au Temple », « Mariage orthodoxe idéal » et « Sokolovskiy est en prison pour avoir chassé les Pokémons ») était punies de deux ans d’emprisonnement chacune et que les sept vidéos relevant de l’article 148 du code pénal étaient punies de cent soixante heures de travaux obligatoires chacune (« [Je suis] allé dans l’espace et [je n’y ai] pas vu de Tchétchènes », « Lettres de haine. Les croyants. », « Suicide des musulmans au bac », « Patriarche Cyrille, tu es une p... ! », « Chasse aux Pokémons au Temple », « Mariage orthodoxe idéal » et « Sokolovskiy est en prison pour avoir chassé les Pokémons »). Il y inclut également la condamnation du requérant à un an d’emprisonnement au visa de l’article 138 du code pénal en raison de l’acquisition illégale de moyens techniques spéciaux destinés à la collecte secrète d’informations. Le tribunal prit en compte les circonstances atténuantes, telles que notamment les excuses présentées par le requérant aux témoins de l’accusation à l’audience.
3. L’appel de la condamnation
1. Appel du requérant
51. Le requérant, par l’intermédiaire de son avocat, interjeta appel du jugement. Il estima, dans un premier temps, que sa condamnation était essentiellement fondée sur des preuves irrecevables, à savoir le rapport d’expertise pluridisciplinaire, la lecture des déclarations faites au stade de l’enquête par le témoin Ser. absent à l’audience et le témoignage de Mme S. dont l’identité a été rendue secrète. S’agissant du rapport d’expertise pluridisciplinaire, il indiqua que la défense n’avait pas eu l’occasion de formuler des questions aux experts et que celles formulées par l’enquêteur portaient sur des éléments juridiques relevant de la seule compétence de la juridiction du jugement, notamment en ce qui concerne ses motivations et son intention. S’agissant des témoignages litigieux, il pointa l’absence de motifs légitimes aussi bien pour donner lecture des déclarations du témoin Ser. faites par celui-ci au stade de l’enquête préliminaire que pour rendre secrète l’identité du témoin S. Le requérant considéra que ces mesures avaient privé la défense de la possibilité effective de contester les preuves à charge.
52. Le requérant argua ensuite que sa condamnation constituait une sanction à raison de ses convictions religieuses, à savoir son athéisme. Tout en rappelant que l’article 28 de la Constitution russe garantissait à chacun le droit à la liberté de conscience, y compris le droit de n’avoir aucune croyance religieuse, le requérant soutenait que la protection des droits des croyants ne devait pas restreindre ceux d’un athée. Il estimait que le critère de distinction entre une violation des droits des croyants et la négation de l’existence de Dieu résidait dans la forme d’expression de l’opinion en cause, et que la perception personnelle d’une information spécifique par un croyant ne pouvait être utilisée à cet effet car, dans le cas contraire, selon lui, la négation de l’existence de Dieu aurait pu être perçue comme une offense envers les croyants. Ajoutant que la nuance entre les deux notions demeurait extrêmement subtile et que le recours au droit pénal en pareil contexte devait être restreint, il affirmait que la critique formulée par un athée ou un adepte d’une religion à l’encontre des croyances religieuses d’autrui ne pouvait faire l’objet de poursuites pénales. Il expliquait en outre que les formulations retenues contre lui par le tribunal portaient sur la négation de l’existence de Dieu, ce qui correspondait à ses convictions athées, étant d’avis que la présence d’expressions obscènes dans les vidéos ne suffisait pas à elle seule pour justifier une condamnation pénale. Il considérait en conséquence que les éléments constitutifs de l’infraction visée à l’article 148 n’étaient pas réunis en l’espèce.
53. S’agissant de l’article 282 du code pénal, le requérant se référa à la jurisprudence de la Cour suprême relative aux actes pouvant être qualifiés d’incitation à la haine, à savoir, entre autres, les expressions légitimant la commission d’un génocide, de répressions, de déportations ou d’autres actions illégales, parmi lesquelles le recours à la violence contre les représentants d’une nation ou les adeptes d’une religion. Il allégua que ses déclarations ne contenaient pas de tels appels et estima par conséquent qu’elles ne correspondaient pas au délit d’incitation à la haine prévu par ladite disposition, plaidant son innocence également à l’égard de ce chef de poursuite. Enfin, le requérant indiqua qu’il n’avait jamais eu l’intention d’inciter à la haine ou à l’hostilité ou porter atteinte à la dignité d’autrui.
2. Arrêt d’appel
54. Le 7 juillet 2017, la cour régionale de Sverdlovsk, statuant en appel, fit siennes les constatations factuelles énoncées par le tribunal de première instance, estimant qu’elles lui permettaient de conclure que le verdict de culpabilité reposait sur des éléments de preuve tangibles.
55. La cour d’appel rejeta comme infondée la thèse du requérant tirée de l’absence de son intention à l’incitation à la haine ou à l’hostilité ainsi que son argument selon lequel l’emploi d’un langage obscène à lui seul ne constitue pas une infraction pénale. Elle indiqua ensuite que c’est à bon droit que le tribunal de première instance avait conclu que Sokolovskiy avait commis une série d’infractions portant atteinte aux fondements constitutionnels et à la sécurité de l’État ainsi qu’aux droits et libertés constitutionnels de l’homme. Elle cita à l’appui de cette conclusion les témoignages des agents du Service fédéral de sécurité (« FSB ») local qui avaient découvert des vidéos du requérant à caractère extrémiste sur Internet.
56. La cour d’appel rajouta, s’agissant de l’article 282 du code pénal, en réponse aux arguments soulevés par la défense :
« Même si Sokolovskiy n’appelait pas au génocide, aux répressions massives ou à d’autres actes violents illégaux, ses agissements étaient constitutifs d’incitation à l’hostilité ou à la haine. Contrairement à ce que soutient la défense, cette infraction consiste en la commission de tout acte visant à inciter l’hostilité ethnique ou religieuse en violation de l’interdiction prévue par l’article 28 de la Constitution de la Fédération de Russie. L’infraction est constituée par des actes qui suscitent un état prolongé d’hostilité entre des groupes importants de personnes en raison de leur appartenance ethnique ou religieuse. De surcroît, l’élément objectif de l’infraction se manifeste également par la propagande de l’exclusivité ou de la supériorité ou, au contraire, par la propagande de l’infériorité des individus selon leur appartenance religieuse, ethnique ou raciale. Ce qui est caractérisé en l’espèce. »
57. Répondant au moyen selon lequel l’infraction prévue par l’article 148 du code pénal n’était pas constituée en l’espèce, la cour d’appel considéra que les propos tenus par le requérant dans la vidéo sur le Patriarche Cyrille exprimaient un jugement dégradant envers le Patriarche non seulement en tant que personne physique, mais aussi en tant que représentant du clergé, et qu’ils constituaient par conséquent une insulte aux sentiments des chrétiens orthodoxes.
58. Examinant ensuite le moyen tiré d’une violation des droits constitutionnels du requérant, la cour d’appel considéra que le jugement attaqué ne pouvait être interprété comme emportant pareille violation. Elle releva, à cet égard, que la liberté de pensée, d’expression et de conscience revêtait différentes manifestations et que les juridictions se référaient aux principaux schémas culturels de comportement adoptés par la majorité des individus pour apprécier le respect de la norme dans ses diverses manifestations. Considérant que la Constitution russe, dans ses articles 28 et 29, garantissait à chacun la liberté de conscience, elle rappela que la mise en œuvre des garanties constitutionnelles était soumise à plusieurs restrictions, notamment celle découlant de l’interdiction de la propagande ou de l’agitation incitant à la haine et à l’hostilité sociale, raciale ou religieuse. La cour d’appel en conclu que :
« La thèse de la défense selon laquelle Sokolovskiy n’est poursuivi que pour son attitude envers la religion ne supporte aucune critique. Cette thèse n’est fondée ni sur des circonstances de l’espèce ayant une importance juridique ni sur le contenu des vidéos diffusées par le condamné sur les réseaux sociaux, [elle] se limite aux extraits des déclarations séparées ne permettant pas de juger d’une connotation psychologique et du caractère ciblé des informations diffusées. La défense induit ainsi les individus et la société en erreur.
Il ressort de l’analyse des neufs vidéos que les informations présentes ont un caractère ciblé, visent à inciter à la haine, à l’hostilité, portent atteinte à la dignité humaine. Les moyens, la présentation et la diffusion des vidéos étaient réalisés à l’aide de méthodes d’influence psychologique utilisées par la propagande ainsi qu’il résulte des conclusions de l’expertise pluridisciplinaire, [et] ce que Sokolovskiy lui-même ne pouvait pas ne pas comprendre en raison de son niveau d’étude.
Par son exemple négatif, par son comportement provocateur, par ses déclarations insultantes et extrémistes, Sokolovskiy a provoqué une vague de haine et d’animosité réciproques.
En l’espèce, Sokolovskiy a porté atteinte aux intérêts publics protégés par la loi.
Compte tenu de ce qui précède, les arguments de la défense selon lesquels les informations exposées dans les neufs vidéos ont un caractère polémique, critique, sont artificiels et ne reflètent que la position de la défense. »
59. Enfin, la cour d’appel rejeta les moyens tirés par la défense de l’irrecevabilité des preuves retenues contre lui.
60. En conséquence, elle confirma le jugement de première instance tout en ramenant la peine cumulée à deux ans et trois mois d’emprisonnement assortis de deux ans de mise à l’épreuve.
4. Développements ultérieurs
61. Le 7 mai 2019, le tribunal du district Kouïbyshevki de Saint‑Pétersbourg mit fin à l’exécution de la peine du requérant à la suite d’une dépénalisation partielle des agissements prévus par l’article 282 du code pénal.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNEs PERTINENTS
1. Constitution
62. La Constitution russe, en sa partie pertinente en l’espèce, dispose ce qui suit :
« Article 14
1. La Fédération de Russie est un État laïque où aucune religion étatique ou obligatoire ne peut être établie.
2. Les organisations religieuses sont séparées de l’État et sont égales devant la loi.
Article 28
Chacun a droit à la liberté de conscience et de religion, y compris le droit de professer sa religion individuellement ou collectivement, ou de ne pas en professer, de choisir librement sa religion ou ses convictions, de les exprimer, et d’agir conformément à celles-ci.
Article 29
1. Le droit à la liberté de pensée et d’expression est reconnu à chacun.
2. La propagande ou l’incitation à la haine sociale, raciale, nationale ou religieuse sont interdites. La propagande en faveur de la suprématie sociale, raciale, nationale, religieuse ou linguistique est également interdite.
(...) »
2. Code pénal
63. A la date de la condamnation du requérant, le paragraphe 1er de l’article 282 du code pénal, intitulé « Incitation à la haine ou à l’hostilité, ainsi qu’atteinte à la dignité humaine » était libellé comme suit :
« les actions visant à inciter à la haine ou à l’hostilité, ou à porter atteinte à la dignité d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur sexe, de leur race, de leur nationalité, de leur langue, de leur origine, de leurs croyances religieuses, ou de leur appartenance à un groupe social quelconque, commises publiquement ou par le biais des médias ou des réseaux d’information et de télécommunication, y compris Internet, sont passibles d’une amende d’un montant allant de trois cent mille à cinq cent mille roubles, ou équivalent au salaire ou à tout autre revenu perçu par la personne condamnée pour une période de deux à trois ans, ou d’une peine de travaux forcés pour une période de un à quatre ans, avec l’interdiction d’occuper certaines fonctions ou de se livrer à certaines activités pendant une période de trois ans au maximum, ou d’une peine emprisonnement pour une période de deux à cinq ans. »
64. Le 27 décembre 2018, une loi fédérale a dépénalisé ces comportements. Désormais, en vertu de l’article en question, de tels agissements peuvent donner lieu à une sanction pénale s’ils sont commis par une personne après que celle-ci a été tenue administrativement responsable d’un acte similaire au cours de l’année précédente.
65. En 2013 un autre article fut introduit dans le code pénal dans le chapitre consacré aux atteintes aux droits et libertés constitutionnels de l’homme et du citoyen. Cet article est rédigé comme suit :
« Article 148. Violation du droit à la liberté de conscience et de religion
1. Les actes publics exprimant un manque de respect manifeste pour la société et commis dans le but d’offenser les sentiments religieux des croyants
sont passibles d’une amende d’un montant maximal de trois cent mille roubles ou du montant du salaire ou autre revenu de la personne condamnée pour une période maximale de deux ans, ou d’une peine de travail obligatoire d’une durée maximale de deux cent quarante heures, ou d’une peine de travail obligatoire d’une durée maximale d’un an, ou d’une peine d’emprisonnement d’une durée équivalente.
2. Les actes prévus dans la première partie du présent article, commis dans des lieux spécialement destinés à la célébration de services divins, d’autres rites et cérémonies religieux, -
sont punis d’une amende d’un montant maximal de cinq cent mille roubles ou du montant du salaire ou autre revenu de la personne condamnée pour une période maximale de trois ans, ou d’une peine de travail obligatoire d’une durée maximale de quatre cent quatre-vingts heures, ou d’une peine de travail obligatoire d’une durée maximale de trois ans, ou d’une peine privative de liberté pour la même durée, avec ou sans restriction de liberté pour une durée maximale d’un an. »
66. S’agissant du cumul des peines, le Code pénal prévoit les règles suivantes :
« Article 69. Fixation de la peine dans le cas de cumul d’infractions
2. Si toutes les infractions, commises cumulativement, sont des infractions de gravité faible ou moyenne, ou la préparation d’un crime grave ou particulièrement grave, ou la tentative d’un crime grave ou particulièrement grave, la peine finale est fixée par l’absorption d’une peine moins sévère par une peine plus sévère ou par l’addition partielle ou totale des peines fixées. Ce faisant, la peine finale ne peut excéder plus de la moitié de la durée maximale ou de la longueur de la peine prévue pour la plus grave des infractions commises.
Article 71. Modalités de fixation de la durée des peines lors de leur addition
1. En cas d’addition partielle ou totale des peines sur l’ensemble des crimes et sur l’ensemble des peines, un jour d’emprisonnement correspond à :
a) un jour de travail forcé, d’arrestation ou de détention dans une unité militaire disciplinaire ;
b) deux jours de restriction de liberté ;
c) trois jours de travail correctionnel ou de restriction du service militaire ;
d) huit heures de travail obligatoire. »
3. Lignes directives de la Cour Suprême fédérale
67. La Cour suprême de Russie a publié le 28 juin 2011 une résolution relative aux infractions pénales à caractère extrémiste, dont les passages pertinents ont été résumés aux paragraphes 32 et 33 de l’arrêt Savva Terentyev c. Russie, (no 10692/09, 28 août 2018).
68. Concernant l’expertise dans les affaires à caractère extrémiste, la Cour suprême a rappelé aux tribunaux que les rapports d’expertise n’avaient pas de valeur prédéfinie, qu’ils n’avaient donc pas un poids plus important que d’autres éléments de preuve et qu’ils devaient être soumis à une évaluation au même titre que toutes les autres preuves. Dans ce contexte, la Cour suprême a souligné que la question de savoir si certains actes constituaient une incitation à la haine, à l’hostilité ou à l’atteinte à la dignité humaine relevait de la compétence du tribunal.
69. Le 20 septembre 2018, la Cour suprême a complété ladite résolution. Dans le nouveau paragraphe 2.1, elle a attiré l’attention des tribunaux sur le fait que le libellé de l’article 282 du code pénal impliquait que les éléments constitutifs de l’infraction ne se limitaient pas au simple fait de publier sur Internet ou sur tout autre réseau de communication une image ou un fichier audio ou vidéo incitant à la haine ou à l’hostilité ou portant atteinte à la dignité d’un individu ou d’un groupe de personnes en fonction des critères énoncés dans ledit article, et qu’il importait de vérifier que les conditions relatives au caractère socialement dangereux de l’acte et au mobile de sa commission étaient réunies.
70. Par ailleurs, le paragraphe 8 de la résolution a été complété par un alinéa 3, qui se lit comme suit :
« Afin d’établir si une personne avait l’intention manifeste de susciter la haine ou l’hostilité ou de porter atteinte à la dignité humaine en publiant des informations sur Internet, le tribunal doit considérer toutes les circonstances de l’affaire. Cela comprend notamment la nature et le contenu des informations publiées, leur contexte, les commentaires de la personne en question ou toute autre manifestation de son attitude à l’égard de ces informations, [ou encore le fait] qu’elle ait créé elle-même ou emprunté des fichiers audio, vidéo, texte ou images correspondants. Le tribunal doit également examiner le contenu global de la page de cette personne, son activité avant et après la publication des informations, y compris les mesures visant à accroître le nombre de vues, ainsi que d’autres informations [pertinentes la] concernant, telles que son adhésion à une idéologie radicale, sa participation à des groupes extrémistes, ses condamnations antérieures pour des infractions administratives ou pénales à caractère extrémiste [ainsi que] le volume des informations [publiées], leur fréquence de publication, leur durée de publication et la périodicité des mises à jour. »
4. Code des infractions administratives
71. En 2011, l’article 130 du code pénal a été abrogé, l’acte d’insulter, c’est-à-dire de porter atteinte à l’honneur et à la dignité d’une personne de manière indécente, étant ainsi dépénalisé. Ce comportement, incriminé désormais par l’article 5.61 du code des infractions administratives, est passible d’une peine d’amende administrative pouvant aller jusqu’à cinq milles roubles.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
72. Le requérant estime que les poursuites pénales et la condamnation dont il a fait l’objet pour avoir exprimé ses opinions constituent une atteinte disproportionnée à son droit à la liberté d’expression. Il se plaint en particulier de l’imprévisibilité des articles 148 et 282 du code pénal, au visa desquels il a été condamné, arguant que les juridictions nationales ont interprété ses propos, qui étaient selon lui des déclarations critiques portant sur de nombreux sujets d’actualité, comme extrémistes et insultants envers les croyants. Il soutient que ces déclarations, même si elles étaient en partie formulées sous une forme fortement polémique, avaient un indéniable intérêt public. Il invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
1. Compétence de la Cour
73. La Cour observe que les faits à l’origine des violations présumées de la Convention se sont produits avant le 16 septembre 2022, date à laquelle la Fédération de Russie a cessé d’être partie à la Convention. La Cour décide donc qu’elle a compétence pour examiner la présente requête (Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10 et 2 autres, §§ 68‑73, 17 janvier 2023).
2. Compatibilité ratione materiae
74. Le Gouvernement estime que la présente requête doit être rejetée comme étant incompatible ratione materiae avec la Convention, en application des articles 35 § 3 a) et § 4 de cet instrument. Il se réfère à cet égard aux arrêts Garaudy c. France ((déc.), no 65831/01, CEDH 2003-IX (extraits)), et Hizb Ut-Tahrir et autres c. Allemagne ((déc.), no 31098/08, 12 juin 2012), et soutient que les agissements imputés au requérant visaient à la destruction des droits et libertés d’autrui reconnus par la Convention.
75. Le requérant exprime son désaccord en indiquant que ces vidéos ne contenaient aucun appel à la haine ou à la violence et que le caractère soi‑disant extrémiste de ses opinions n’a pas été démontré. Il considère ensuite que sa culpabilité n’a été fondée que sur la négation de l’existence de Jésus et du prophète Mahomet, sur la comparaison de Jésus avec le « zombi » ainsi qu’avec les personnages d’un dessin animé, et enfin sur son non-respect des règles d’une organisation religieuse. Il estime qu’en réalité, il a été condamné pour avoir promu ses vues athées et pour le blasphème.
76. La Cour a déjà dit qu’en vertu de l’article 17 de la Convention, un discours incompatible avec les valeurs proclamées et garanties par la Convention n’est pas protégé par l’article 10. Les exemples de pareil discours dont elle a eu à connaître comprennent des propos niant l’Holocauste, justifiant une politique pronazie, associant tous les musulmans à un acte grave de terrorisme, ou encore qualifiant les Juifs de « source du mal en Russie » (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 136, CEDH 2015, et les références qui y sont citées). L’article 17 ne s’applique qu’à titre exceptionnel et dans des hypothèses extrêmes. Il a pour effet de faire échec à l’exercice d’un droit conventionnel que le requérant cherche à faire valoir en saisissant la Cour. Pour déterminer si des déclarations sont soustraites à la protection de l’article 10 par l’article 17, les points décisifs sont de savoir si les déclarations sont dirigées contre les valeurs sous-jacentes de la Convention, par exemple en attisant la haine ou la violence, et si, en faisant la déclaration, son auteur a tenté de se fonder sur la Convention pour s’engager dans une activité ou accomplir des actes visant à la destruction des droits et libertés qu’elle énonce (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 115, CEDH 2015 (extraits), et Lenis c. Grèce, (déc.), no 47833/20, § 39, 27 juin 2023).
77. En l’espèce, les propos du requérant, bien qu’ils puissent être considérés par une partie du public comme grossiers, n’ont pas atteint un degré de virulence comparable à ceux en jeu dans les exemples mentionnés précédemment. Partant, la Cour constate que la requête est compatible ratione materiae avec la Convention.
3. Conclusion
78. La Cour note que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention. Elle la déclare donc recevable.
2. Sur le fond
1. Les thèses des parties
a) Le requérant
79. Le requérant soutient que ses vidéos abordaient des sujets d’actualité présentant un indéniable intérêt public, tels que l’intolérance en ligne, l’ingérence de l’Église dans les affaires de l’État laïque, le féminisme, les relations et oppositions interethniques ainsi que la critique de la religion et des organisations religieuses. Il considère qu’il a été condamné pour avoir nié l’existence de Jésus-Christ et du prophète Mahomet et pour avoir comparé Jésus à un zombi, et estime par conséquent qu’il a été sanctionné à raison de ses convictions athées.
80. Le requérant expose en outre que la jurisprudence citée par le Gouvernement n’est pas pertinente en l’espèce, étant d’avis qu’il n’a ni encouragé la violence ou la discrimination, ni légitimé de tels actes, et qu’il n’a pas davantage incité à la haine envers différents groupes sociaux. D’après lui, son cas est similaire à celui en cause dans l’arrêt Tagiyev et Huseynov c. Azerbaïdjan (no 13274/08, 5 décembre 2019), dans lequel la Cour a conclu à la non-violation de la Convention, considérant que les croyants devaient tolérer le rejet de leurs convictions par autrui, y compris la diffusion d’idées hostiles à leurs croyances.
81. Se référant à l’arrêt Karademirci et autres c. Turquie, (nos 37096/97 et 37101/97, § 40, CEDH 2005-I), le requérant souligne que la loi sur laquelle se fonde une ingérence dans le droit garanti par l’article 10 doit être suffisamment précise et prévisible. À cet égard, il soutient que le libellé des articles 148 et 282 du code pénal était peu clair et que les dispositions en question n’étaient, par conséquent, pas prévisibles. Citant l’arrêt Mariya Alekhina et autres c. Russie (no 38004/12, 17 juillet 2018), il fait observer, sur ce point, que l’article 282 du code pénal a déjà fait l’objet d’une analyse critique de la part de la Cour. Il ajoute que l’article 148 du code pénal contient des termes tels qu’« insulte » et « sentiments religieux » qui, selon lui, en l’absence de toute méthode permettant de les définir, étaient trop vagues et qu’ils étaient ainsi susceptibles de donner lieu à des interprétations arbitraires. Il estime par suite que cette disposition prête le flanc aux mêmes critiques que celles retenues par la Cour à l’égard de l’article 282 du code pénal.
82. En ce qui concerne l’expertise à laquelle les juridictions nationales se réfèrent dans les jugements de condamnation, le requérant conteste, au regard de la jurisprudence de la Cour (Ibragim Ibragimov et autres c. Russie, nos 1413/08 et 28621/11, 28 août 2018, et Mariya Alekhina et autres, précité), l’approche suivie par celles-ci, leur reprochant de s’être bornées à reproduire, sans analyse critique, les conclusions du rapport d’expertise.
83. Le requérant argue, enfin, que l’ingérence était disproportionnée, les juridictions nationales n’étant pas parvenue, d’après lui, à établir un équilibre entre son droit à l’expression de ses convictions athées et l’impératif de protection des croyants. A l’appui de cette thèse, il indique que les juridictions internes ont refusé tout analyse de sa position, qu’il a maintenue tout au long de l’enquête et du procès, selon laquelle ses actes ont été motivés par son désir d’exprimer ses opinions sur des questions de la vie publique qu’il considérait comme importantes, d’attirer plus d’abonnés sur sa chaîne YouTube et non pas par une volonté d’offenser ou d’insulter quiconque. Il constate que ses arguments ont été rejetés d’une manière sommaire avec une simple indication que sa position était contredite par les éléments du dossier et ne constituait qu’une stratégie de la défense.
84. Le requérant fait ensuite une distinction avec l’affaire E.S. c. Autriche, no 38450/12, 25 octobre 2018 au motif qu’à la différence de la requérante dans l’affaire précitée, il n’était ni une personne de pouvoir ni une personne connue, en tous cas avant que les médias officiels n’eussent fait état des poursuites contre lui. Aussi, il souligne que dans l’affaire précitée la requérante a été condamné à une peine minimale, à savoir à une amende de 480 euros (EUR) tandis que lui, il a été condamné à une peine de prison. Même si celle-ci a été prononcée avec sursis, il a tout de même passé cinq mois en détention et assigné à résidence, ce qui selon la Cour constitue une sanction disproportionnée (Stomakhin c. Russie, no 52273/07, 9 mai 2018).
85. Par ailleurs, il indique que les décisions de justice internes ne contiennent aucune analyse quant à la nécessité de protéger l’Église orthodoxe russe contre les critiques, étant donné que ses déclarations étaient dirigées contre la plus grande organisation religieuse de Russie. À ce titre, il fait un rapprochement de son cas avec l’affaire Savva Terentyev, précité, dans laquelle la Cour a refusé de reconnaître que la police constituait un groupe vulnérable nécessitant une protection contre un discours dur. Il pointe que l’Église orthodoxe russe représente, sinon une majorité absolue, du moins une majorité relative de croyants dans le pays et ne peut pas être considérée comme un groupe vulnérable. Il en conclut que sa situation est similaire à celle examinée par la Cour dans l’affaire Tagiyev et Huseynov, précité, et se distingue de celle décrite dans l’affaire E.S. c. Autriche, précité.
86. Enfin, le requérant distingue son cas de celui examiné dans l’affaire Sekmadienis Ltd. c. Lituanie (no 69317/14, § 81, 30 janvier 2018) puisqu’il n’y a pas eu de victimes dans son affaire, initiée à la demande des journalistes qui ont diffusé ses vidéos litigieuses, à la différence de l’affaire précitée où l’autorité de protection des consommateurs a été saisie des dizaines de plaintes venant des croyants s’estimant offensés.
b) Le Gouvernement
87. Le Gouvernement observe que tant la Convention que la Constitution russe prévoient la possibilité et la nécessité d’établir des limitations législatives aux droits dans l’intérêt de la sécurité nationale, de l’ordre public et de la protection des droits et libertés d’autrui. Rappelant que la Constitution interdit à cet effet la propagande et l’incitation à la haine ethnique ou religieuse, il constate que les agissements imputés au requérant, à savoir les propos tenus par lui dans les neuf vidéos litigieuses, visaient à attiser semblable haine et présentaient donc un danger social accru.
88. Le Gouvernement argue que le jugement est fondé sur des preuves solides, dont notamment le rapport d’expertise pluridisciplinaire établi dans le cadre de la procédure, précisant à cet égard qu’en répondant sous l’angle de la psychologie, de la sociologie et de la philologie aux questions soumises à leur examen, les experts n’ont pas outrepassé leurs compétences. Il expose en outre que les juridictions nationales ont estimé que, compte tenu des réactions négatives des internautes, le requérant ne pouvait ignorer que ses vidéos avaient incité à la haine et à l’animosité, et qu’elles portaient atteinte à la dignité humaine de différents groupes sociaux, notamment les adeptes de religions variées, mais qu’il avait cependant continué ses agissements, faisant fi de leurs sentiments. Le Gouvernement fait également valoir les conclusions des juridictions selon lesquelles les vidéos ont été diffusées sur Internet d’une manière qui les rendaient accessibles à un large public, et il avance qu’elles ont également considéré, d’une part, que les vidéos incriminées avaient suscité une hostilité religieuse ou nationale, et qu’elles constituaient dès lors un appel indirect à la haine et, d’autre part, que la vidéo intitulée « Suicide des musulmans au bac » légitimait la violence envers ceux-ci ainsi que leur déportation. De l’avis du Gouvernement, les juridictions russes ont conclu en s’appuyant sur une analyse des preuves versées au dossier que les vidéos publiées avaient pour finalité de restreindre les droits et libertés des citoyens russes, enfreignant ainsi la législation pénale.
89. Le Gouvernement se réfère par ailleurs aux arrêts Balsytė-Lideikienė c. Lituanie, (no 72596/01, 4 novembre 2008) et Soulas et autres c. France, (no 15948/03, 10 juillet 2008), relevant des similitudes entre les affaires en question et la présente espèce, et arguant que la Cour a conclu à la non‑violation de l’article 10 de la Convention dans les deux arrêts, validant ainsi les condamnations dont les requérants avaient fait l’objet pour avoir suscité, chacun à leur manière, une hostilité, qu’elle soit nationale ou religieuse, entre différentes factions de la société.
90. Dans ses observations complémentaires, le Gouvernement indique que la jurisprudence relative à l’article 282 du code pénal s’est considérablement développée aux cours des récentes années. En particulier, il a informé la Cour que la Cour suprême de Russie avait amendé, le 20 septembre 2018, sa résolution relative aux infractions pénales à caractère extrémiste (paragraphes 69-70 ci-dessus), soutenant qu’elle avait ainsi remédié aux imprécisions de cet article en fournissant des directives aux juridictions nationales quant à son interprétation.
c) Les tierces parties
1. L’organisation non gouvernementale l’European Centre For Law and Justice
91. La tierce intervenante considère que la jurisprudence de la Cour, en particulier les arrêts rendus dans les affaires Sekmadienis Ltd., Mariya Alekhina et autres, E.S. c. Autriche, et Tagiyev et Huseynov, tous précités, apparaît comme instable et manquant de cohérence. Elle s’efforce par conséquent d’établir des critères propres à assurer un équilibre entre les deux libertés garanties par la Convention qui sont en jeu dans la présente espèce, à savoir la liberté d’expression et la liberté de pensée, de conscience et de religion. Elle propose, à cet égard, de faire une distinction entre les discours exprimant une critique constructive, qu’elle estime ne pas pouvoir faire l’objet d’une sanction, les insultes gratuites, qui selon elle peuvent être sanctionnées, et enfin les discours incitant à la haine et à l’intolérance, lesquels devraient à son avis nécessairement être sanctionnés.
92. La tierce intervenante soutient que les propos du requérant sont des jugements de valeur, qui relèvent de sa liberté d’opinion. Elle ajoute que certaines insultes proférées dans les vidéos litigieuses sont purement gratuites et ne sont étayées par aucun fait. La tierce intervenante met l’accent sur la forme sous laquelle se présentent les déclarations du requérant, arguant que dans un même contenu, des expressions peuvent respecter les règles de décence et de courtoisie alors qu’au contraire d’autres sont obscènes. La tierce intervenante expose que dans ce dernier cas, la Cour accepte que la sanction soit renforcée, se référant à la décision Perrin c. Royaume-Uni ((déc.) no 5446/03, 18 octobre 2005), dans laquelle la Cour a conclu à la non‑violation en ce qui concerne une condamnation à une peine de trente mois d’emprisonnement pour publication d’un article obscène sur un site Internet et a considéré qu’une sanction purement financière aurait été une peine trop légère et insuffisamment dissuasive. En ce qui concerne le cas d’espèce, la tierce intervenante observe que la sanction du requérant était de nature pénale et qu’elle a fait l’objet d’un aménagement en mai 2019.
93. En ce qui concerne l’étendue de la marge d’appréciation dont jouit l’État russe dans la présente affaire, la tierce intervenante relève que sont en cause des expressions offensantes pour les convictions religieuses des croyants et elle souligne que la marge est, par conséquent, large. Elle invite la Cour à prendre en considération les mœurs et les coutumes du pays concerné, estimant que la culture russe ne doit pas être jugée avec les yeux de l’Occident. À cet égard, elle explique que pour une partie des Européens de l’Ouest ou du Nord, les propos tenus par le requérant et ses mises en scène seraient anodins, mais que ses vidéos sont en revanche très choquantes du point de vue tant des croyants de toute l’Europe que d’une large majorité des populations d’Europe centrale et orientale, en particulier de la population russe.
2. L’organisation non gouvernementale Article 19 et le Centre des droits de l’homme de l’université de Gand
94. Les tiers intervenants soutiennent que toute expression liée au discours religieux, même si elle peut être profondément offensante, est couverte par la protection de l’article 10 de la Convention, sous réserve des limitations autorisées énoncées au paragraphe 2 dudit article. Ils estiment que cette affaire donne l’opportunité à la Cour de clarifier la distinction entre le blasphème, pour lequel les poursuites pénales ne sont pas conformes au droit international des droits de l’homme, et l’incitation à la discrimination, à l’hostilité et à la violence, que les États sont tenus d’interdire en vertu de celui-ci. Les tiers intervenants ajoutent qu’au regard dudit droit international, la diffamation à l’égard des religions doit être tolérée, contrairement à l’injure aux croyants. Selon les tiers intervenants, le concept de diffamation envers les religions ne correspond pas aux normes internationales en matière de diffamation, qui font référence à la protection de la réputation des seuls individus, les religions, comme toutes les croyances, ne pouvant être considérées comme ayant une réputation. Les tiers intervenants sont d’avis que les restrictions à la liberté d’expression devraient être limitées à la protection des droits individuels prépondérants et des intérêts sociaux, et ne devraient jamais être utilisées pour protéger des institutions particulières, ou des notions, concepts ou croyances abstraites, y compris d’ordre religieux.
95. Se référant à l’exemple de nombreux États européens, les tiers intervenants soutiennent que les lois réprimant le blasphème devraient être abrogées, mais qu’en revanche il incombe aux États de lutter contre l’intolérance, les stéréotypes négatifs et la stigmatisation, ainsi que la discrimination, l’incitation à la violence et la violence employée contre des personnes à raison de leur religion ou de leurs croyances. Ils indiquent que, d’après leur expérience, les lois sur « l’insulte religieuse » sont rarement appliquées pour protéger des attaques les personnes appartenant à des religions ou croyances minoritaires. À leur avis, pareilles interdictions portent atteinte au droit à la liberté d’expression ainsi qu’aux garanties contre la discrimination. Les tiers intervenants exposent qu’il est impératif de faire une distinction entre les expressions susceptibles d’inciter à la commission d’actes nuisibles, lesquelles peuvent faire l’objet de limitations, et les expressions insultantes à l’égard des religions, qui ne peuvent pas en faire l’objet. Ils considèrent que cette distinction est conforme aux normes internationales établies en matière de liberté d’expression. Ils invitent la Cour à déclarer qu’en principe, la criminalisation de « l’insulte religieuse » dans le but de protéger les « sentiments » des croyants, en l’absence d’incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence, est contraire à l’article 10 de la Convention.
2. L’appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence « prévue par la loi » et visant un « but légitime »
96. Les parties ne contestent pas que la condamnation pénale du requérant à raison des neufs vidéos décrites ci-dessus s’analyse en une « sanction » touchant son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention et qu’elle constitue donc une ingérence dans l’exercice de ce droit au sens de la Convention.
97. En revanche, les parties sont en désaccord sur la question de savoir si l’ingérence en question, à savoir la condamnation du requérant prononcée sur le fondement des articles 282 § 1, intitulé « Incitation à la haine ou à l’hostilité et atteinte à la dignité humaine », et 148 § 1, intitulé « Violation du droit à la liberté de conscience et de religion », était « prévue par la loi », au sens de l’article 10 de la Convention.
98. Si la question de la « qualité de la loi » des dispositions légales en cause peut se poser, la Cour considère, comme elle l’avait fait dans des affaires similaires contre la Russie précédemment jugées, que les griefs du requérants doivent être examinés sous l’angle de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique (voir, par exemple, Yefimov et Groupe de la jeunesse pour la défense des droits de l’homme c. Russie, nos 12385/15 et 51619/15, § 41, 7 décembre 2021, avec d’autres références). Elle est également prête à accepter que la protection de l’ordre public, de la morale et des droits d’autrui peuvent constituer un but légitime que poursuivait l’ingérence en question (Mariya Alekhina et autres, précité, § 210).
b) Sur la nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »
1. Principes généraux
99. Les principes généraux à suivre pour déterminer si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression est « nécessaire dans une société démocratique », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention ont notamment été rappelés dans les arrêts Perinçek, précité, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC] (no 17224/11, § 75, 27 juin 2017) :
i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui sont toutefois d’interprétation restrictive, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante.
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un besoin social impérieux. Les Hautes Parties contractantes jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression.
iii. La Cour n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais il lui incombe de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir d’appréciation de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants. Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
100. Pour évaluer la pertinence et la suffisance des conclusions retenues par les juridictions nationales, la Cour, conformément au principe de subsidiarité, prend en considération la manière dont ces dernières ont effectué la mise en balance des intérêts contradictoires en jeu à la lumière de sa jurisprudence bien établie en la matière (Erla Hlynsdottir c. Islande (no 2), no 54125/10, § 54, 21 octobre 2014, et Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 24, 17 avril 2018). La Cour rappelle que la qualité de l’examen judiciaire de la nécessité de la mesure revêt une importance particulière dans le contexte de l’évaluation de proportionnalité sous l’angle de l’article 10 de la Convention (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits)). Ainsi, l’absence d’un contrôle juridictionnel effectif de la mesure litigieuse peut justifier un constat de violation de l’article 10 (Matúz c. Hongrie, no 73571/10, § 35, 21 octobre 2014, et Ergündoğan, précité, § 24).
101. La Cour rappelle par ailleurs que le simple fait qu’une remarque puisse être perçue comme offensante ou insultante par certains individus ou groupes d’individus ne signifie pas qu’elle constitue un "discours de haine". Si de tels sentiments sont compréhensibles, ils ne sauraient à eux seuls fixer les limites de la liberté d’expression (Ibragim Ibragimov et autres, précité, § 115). Ce n’est qu’en examinant attentivement le contexte dans lequel les mots offensants, insultants ou agressifs apparaissent que l’on peut établir une distinction significative entre le langage choquant et offensant qui est protégé par l’article 10 de la Convention et celui qui perd son droit à la tolérance dans une société démocratique (voir, pour une approche similaire, Vajnai c. Hongrie, no 33629/06, §§ 23-57, CEDH 2008). Le langage offensant peut échapper à la protection de la liberté d’expression s’il équivaut à un dénigrement gratuit, mais l’utilisation d’expressions vulgaires en soi n’est pas décisive dans l’appréciation d’une expression offensante, car elle peut très bien servir à des fins purement stylistiques. Le style fait partie de la communication en tant que forme d’expression et il est protégé en tant que tel au même titre que la substance des idées et informations exprimées (Gül et autres c. Turquie, no 4870/02, § 41, 8 juin 2010, et Grebneva et Alisimchik c. Russie, no 8918/05, § 52, 22 novembre 2016, avec d’autres références).
102. Enfin, la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. À cet égard, la Cour a maintes fois eu l’occasion de souligner, dans le contexte des affaires relatives à l’article 10 de la Convention, que le prononcé d’une condamnation pénale constituait l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (voir, entre autres, Reichman c. France, no 50147/11, § 73, 12 juillet 2016, Lacroix c. France, no 41519/12, § 50, 7 septembre 2017, et Tête c. France, no 59636/16, § 68, 26 mars 2020). Les instances nationales doivent faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, tout spécialement s’agissant du prononcé d’une peine d’emprisonnement, qui a un effet particulièrement dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 116, CEDH 2004-XI, Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 127 et 176, CEDH 2015, et Mariya Alekhina et autres c. Russie, précité, § 227).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
103. En l’espèce, le requérant s’est vu condamné à une peine de deux ans et trois mois d’emprisonnement avec sursis à raison des neufs vidéos diffusés sur sa chaîne YouTube. Les juridictions internes ont estimé que celles-ci constituaient des actes extrémistes visant à inciter à la haine ou à l’hostilité envers des personnes visées en raison de leur appartenance à des groupes ethniques, religieux ou sociaux et que sept de celles-ci ont porté atteinte à la liberté de conscience. Bien qu’il fût par la suite mis fin à l’exécution de la peine (paragraphe 61 ci-dessus), la Cour estime que celle-ci ne peut être considérée comme modérée quand est en jeu la liberté d’expression de la personne sanctionnée, compte tenu de l’important effet dissuasif qu’une telle sanction peut provoquer (paragraphe 102 ci-dessus).
104. Dans ces conditions, il convient d’examiner si les juridictions internes ont fondé leurs décisions sur une appréciation acceptable de tous les faits pertinents et ont avancé des motifs « pertinents et suffisants » pour justifier la lourdeur de la peine infligée au requérant dans les circonstances particulières de l’espèce (paragraphes 99-100 ci-dessus).
105. La Cour note qu’il ressort des décisions de justice internes que les juridictions nationales se sont essentiellement fondées, pour justifier la condamnation du requérant, sur les déclarations des deux témoins de l’accusation, dont l’un était absent à l’audience et dont l’autre avait l’identité tenue secrète ainsi que sur les conclusions de l’expertise pluridisciplinaire commanditée par l’enquêteur (paragraphe 48 ci-dessus). S’agissant de cette dernière, les juridictions internes n’ont pas procédé à son évaluation et se sont contentées d’entériner ses conclusions qu’elles estimaient fiables compte tenu des compétences des experts, de leurs aptitudes professionnelles et de leur expérience passée (paragraphe 44 ci-dessus), un défaut déjà relevé à plusieurs reprises par la Cour dans les affaires similaires contre la Russie (Taganrog LRO et autres c. Russie, nos 32401/10 et 19 autres, §§ 203-204, 7 juin 2022, avec d’autres références, et Yefimov et Groupe de la jeunesse pour la défense des droits de l’homme, précité, § 42). Il ne ressort pas des décisions de justice rendues dans l’affaire du requérant que les juges internes ont cherché à analyser ses déclarations à la lumière du contenu des vidéos dans leur ensemble ni ont examiné le contexte dans lequel les vidéos litigieuses avaient été créées. Elles se sont bornées à reproduire dans leurs décisions, à partir des conclusions d’experts précitées, des courtes phrases ou expressions tirées hors de leur contexte immédiat des vidéos d’une durée entre deux et treize minutes (paragraphes 5 et 9 ci-dessus), rendant ainsi leur évaluation difficile, voire impossible, ce qu’au moins deux des témoins n’ont pas manqué de relever (paragraphes 31 et 37 ci-dessus).
106. Aucune tentative n’a non plus été faite pour établir si les déclarations du requérant, même celles formulées en des termes durs et vulgaires, s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général sur d’importants phénomènes sociétaux ou pouvaient se justifier par un style inhérent à son activité de blogueur orientée vers un public jeune et à son image (à rapprocher avec Rabczewska c. Pologne, no 8257/13, § 59, 15 septembre 2022).
107. Pourtant, tous ces éléments étaient présents dans les débats qui se sont déroulés devant le tribunal de première instance. En effet, lors des audiences, le requérant a fourni des explications détaillées sur les circonstances de la création des vidéos litigieuses ainsi que sur ses motivations, autres que vénales, seules retenues par les juridictions internes. C’est ainsi qu’il a expliqué que les vidéos en question ont été toutes inspirées par les sujets d’actualité (paragraphes 22-25 ci-dessus) dont l’intérêt pour la société et la nécessité d’un débat public ont été évoqués par plusieurs témoins interrogés (paragraphes 26, 29, 31, 34 et 36 ci-dessus). Le requérant a ensuite fait valoir que les vidéos intitulées « Lettres de haine. Les croyants. » et « Lettres de haine. Les féministes. » constituaient, selon lui, une réponse aux courriers qu’il avait reçus des personnes s’identifiant comme appartenant aux groupes religieux et sociaux visés en réponse à ses précédentes vidéos et que les vidéos en question exprimaient sa désapprobation émotionnelle et l’expression de son point de vue sarcastique sur le respect des normes morales et éthiques par les personnes s’étant présentées comme membres de ces groupes (paragraphes 22-23 et à rapprocher avec Savva Terentyev, précité, § 84). Les vidéos intitulées « [Je suis] allé dans l’espace et [je n’y ai] pas vu de Tchétchènes », « Mariage orthodoxe idéal » et « Patriarche Cyrille, tu es une p... ! » auraient exprimé sa réaction face à la cléricalisation croissante de la société et aux propos tenus par le Patriarche (paragraphe 23 ci-dessus et à rapprocher avec Yefimov et Groupe de la jeunesse pour la défense des droits de l’homme, précité, § 44). La vidéo « [J’ai] rejoint une secte » lui aurait été inspirée par l’histoire d’un ami dont la mère avait rejoint une secte sur laquelle le requérant s’était documenté et dont il aurait voulu dénoncer les agissements (ibidem). Dans la vidéo intitulée « Suicide des musulmans au bac » il aurait cherché à aborder d’autres sujets importants pour son public, notamment le suicide des adolescents. Enfin, le requérant a souligné que les vidéos « Chasse aux Pokémons au Temple » et « Sokolovskiy est en prison pour avoir chassé les Pokémons » constituaient sa réaction de protestation face à la criminalisation de ce type de comportement (ibidem). Les explications du requérant ont été corroborées par plusieurs témoins qui ont également indiqué qu’ils auraient perçu ses déclarations faites dans les vidéos litigieuses comme une critique cinglante de l’état actuel de l’église et que les métaphores provocatrices utilisées constituaient un appel fort à promouvoir le débat dans la société sur ces questions (paragraphes 26-28, 34 et 36 ci‑dessus).
108. Tout en regrettant certains débordements et généralisations, le requérant s’est également expliqué sur le choix de la forme provocante utilisée pour ses vidéos en indiquant qu’elle était dictée par la nature de son activité et avait pour but d’attirer son public cible (paragraphes 24-25 ci‑dessus). À ce titre, la Cour relève que plusieurs témoins, ne relevant pas a priori du public visé par le requérant, ont admis qu’ils n’avaient découvert son existence ainsi que les vidéos litigieuses qu’après en avoir entendu parler dans les médias officiels ou après avoir assisté à une projection organisée par leur paroisse (paragraphe 14 ci-dessus).
109. Ainsi, toutes les considérations pertinentes pour une analyse conforme à l’article 10 de la Convention et aux critères développés par la jurisprudence de la Cour (paragraphes 99-101 ci-dessus) étaient présentes dans les débats devant les juridictions internes mais ont été rejetées de manière sommaire par ces dernières. S’agissant des explications du requérant, les juges internes ont considéré que celles-ci ne méritaient pas l’attention car elles ne relevaient que de la stratégie de la défense (paragraphe 43 ci-dessus). Quant aux dépositions des témoins de la défense, ils les ont tout simplement trouvées sans pertinence, compte tenu du caractère formel des infractions pour lesquelles le requérant était poursuivi (paragraphe 49 ci-dessus). Sur ce dernier point, la Cour ne décèle aucune explication de l’approche différenciée adoptée par les juridictions internes s’agissant des dépositions des témoins de la défense et de celles des témoins de l’accusation, dont en particulier celle de Mme S. qui ne faisait que rapporter les propos d’une autre personne et était, au moins en partie, en contradiction avec le témoignage de cette dernière (paragraphes 19-20 et 12).
110. La Cour rappelle qu’elle a déjà constaté des violation de l’article 10 de la Convention à raison du non-respect du principe d’égalité des armes dans des affaires de liberté d’expression, notamment dans les situations dans lesquelles les requérants avaient été empêchés de produire des preuves à l’appui de leur position ou lorsque les juridictions internes avaient rejeté de manière sommaire tous les arguments de la défense du requérant, le privant ainsi de la protection procédurale dont il devait bénéficier en vertu des droits que lui confère l’article 10 de la Convention (Ibragim Ibragimov et autres, précité, § 108, avec d’autres références). Elle ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.
111. Enfin, la Cour ne décèle aucun élément dans les décisions des juridictions internes de nature à montrer qu’elles avaient recherché si les déclarations litigieuses étaient effectivement susceptibles de porter atteinte à l’ordre public, comme le soutient le gouvernement. En effet, ni les juridictions internes ni le gouvernement n’ont fait état de circonstances indiquant l’existence d’un contexte sensible à l’époque des faits - telles que l’existence de tensions interreligieuses ou d’un climat d’hostilité et de haine entre les communautés religieuses ou ethniques en Russie - dans lequel les déclarations incriminées auraient été à même de déclencher de la violence, de donner lieu à de graves frictions interreligieuses ou interethniques ou d’entraîner des conséquences préjudiciables similaires (Ibragim Ibragimov et autres, précité, § 118). La cour d’appel a d’ailleurs expressément indiqué dans son arrêt que les vidéos du requérant ne contenaient aucun appel à des actes illégaux ou violents (paragraphe 56 ci-dessus). La Cour rappelle que l’endiguement d’un simple danger spéculatif, en tant que mesure préventive de protection de la démocratie, ne saurait être considéré comme répondant à un « besoin social impérieux » (Vajnai, précité, § 55).
112. De la même manière, la Cour relève que les juridictions internes, alors qu’elles avaient choisi de se situer sur le terrain de la liberté de religion, n’ont pas recherché si les propos du requérant avaient un caractère « gratuitement offensant » pour les croyances religieuses, s’ils étaient injurieux ou s’ils incitaient à l’irrespect ou à la haine envers l’Église orthodoxe (Bouton c. France, no 22636/19, § 61, 13 octobre 2022, avec d’autres références). À cet égard, la Cour note qu’en l’espèce, les juges internes se sont uniquement attachés, à l’instar des experts mandatés par l’enquêteur, à la nature des termes utilisés par le requérant, limitant leurs conclusions à la forme et à la teneur du discours. À aucun moment, elles n’ont cherché à replacer les déclarations litigieuses dans le contexte de la discussion pertinente ni de découvrir les idées qu’elles tendaient à promouvoir, en rejetant en bloc l’ensemble des explications fournies par le requérant à ce sujet (ibidem, § 64). La Cour en conclut que les motifs adoptés par les juridictions internes ne sont pas de nature à lui permettre de considérer qu’en l’espèce, elles ont procédé à la mise en balance entre les intérêts en présence de manière adéquate et conformément aux critères dégagés par sa jurisprudence.
113. Au vu des considérations qui précèdent, la Cour estime que les juridictions internes n’ont pas appliqué les normes conformes aux principes énoncés à l’article 10 de la Convention et n’ont donc pas fait état de motifs « pertinents et suffisants » pour justifier l’ingérence en question.
114. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
115. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
116. Le requérant demande 50 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
117. Le Gouvernement juge ces demandes excessives, estimant qu’elles doivent être rejetées en arguant l’absence de violation.
118. La Cour estime que le requérant a subi un dommage moral qui ne peut pas être réparé par le seul constat de violation et qu’il y a donc lieu de lui accorder une indemnité. Procédant à une évaluation équitable et en tenant compte des circonstances particulières de l’espèce (paragraphes 18, 25 et 61 ci-dessus), comme l’exige l’article 41 de la Convention, la Cour alloue au requérant EUR 2 000 au titre du dommage moral, plus tout impôt éventuel.
2. Frais et dépens
119. Le requérant ne formule aucune demande à ce titre. Partant, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’accorder à l’intéressé le remboursement de ses frais et dépens.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention à raison de la condamnation du requérant ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 juin 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Pere Pastor Vilanova
Greffier Président