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21/07/2015 | CEDH | N°001-156258

CEDH | CEDH, AFFAIRE SCHIPANI ET AUTRES c. ITALIE, 2015, 001-156258


QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE SCHIPANI ET AUTRES c. ITALIE

(Requête no 38369/09)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juillet 2015

DÉFINITIF

21/10/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Schipani et autres c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Päivi Hirvelä, présidente,
Guido Raimondi,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Paul M

ahoney,
Krzysztof Wojtyczek,
Yonko Grozev, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil...

QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE SCHIPANI ET AUTRES c. ITALIE

(Requête no 38369/09)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juillet 2015

DÉFINITIF

21/10/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Schipani et autres c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Päivi Hirvelä, présidente,
Guido Raimondi,
George Nicolaou,
Ledi Bianku,
Paul Mahoney,
Krzysztof Wojtyczek,
Yonko Grozev, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 juin 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38369/09) dirigée contre la République italienne et dont quinze ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour le 6 juillet 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me M. Giungato, avocate à Cosenza. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et par son coagent, M. G.M. Pellegrini.

3. Les requérants allèguent que la procédure civile qu’ils ont menée n’a pas été équitable, et qu’ils ont été victimes d’un traitement discriminatoire et d’une atteinte à leur droit au respect de leurs biens.

4. Le 16 avril 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La liste des requérants figure en annexe.

6. Les requérants sont des médecins qui s’étaient inscrits à des cours de spécialisation avant l’année universitaire 1991/1992.

7. Le 20 juillet 1996, ils assignèrent le président du Conseil des ministres à comparaître devant le tribunal de Rome afin d’obtenir la réparation des dommages qu’ils estimaient avoir subis en raison d’une inertie de l’État italien dans la transposition en droit interne des directives communautaires no 363 du 16 juin 1975 et no 82 du 26 janvier 1976.

8. Ils soutenaient que, aux termes de ces directives, les médecins avaient droit, pendant la période de formation professionnelle, à une rémunération adéquate et que les États membres devaient incorporer dans leur système juridique les principes énoncés dans les directives en question dans un délai expirant le 31 décembre 1982. Ils indiquaient que l’Italie n’avait satisfait à cette obligation que par le décret législatif no 257 du 8 août 1991. D’après eux, celui-ci prévoyait que, à partir de l’année universitaire 1991/1992, tout médecin admis à suivre des cours de spécialisation avait droit à une bourse dont le montant aurait été, pour l’année 1991, de 21 500 000 lires italiennes (ITL – environ 11 103 euros (EUR)), et que le diplôme obtenu à l’issue de ce cursus donnait droit à des points dans le cadre des concours réservés aux médecins.

9. Selon les requérants, la transposition tardive en droit interne des principes énoncés dans les directives susmentionnées les avait privés, avant 1991, des droits reconnus par les dispositions communautaires. Ils demandaient dès lors 21 500 000 ITL chacun pour chaque année de spécialisation suivie avant 1991, plus une somme à fixer en équité pour le préjudice qui aurait découlé de la non-attribution des points dans le cadre des concours réservés aux médecins.

10. Par un jugement du 21 février 2000, dont le texte fut déposé au greffe le 1er mars 2000, le tribunal de Rome rejeta la demande des requérants.

11. Le tribunal observait que la Cour de justice des Communautés européennes[1] (CJCE) avait estimé que l’État était tenu de dédommager les particuliers qui auraient subi un préjudice découlant du non-respect des obligations communautaires, parmi lesquelles figurait le devoir de transposer en droit interne les directives de l’Union européenne (UE).

12. Toujours selon le tribunal, la CJCE (arrêt du 25 février 1999, affaire C-131/97, Carbonari) avait indiqué que la directive no 363 du 16 juin 1975 était suffisamment claire dans la mesure où elle aurait établi le droit du médecin inscrit dans un établissement dispensant des cours de spécialisation de percevoir une rémunération. L’État aurait cependant eu toute latitude dans la fixation du montant de celle-ci, dans la détermination de l’organe compétent pour la verser et dans l’établissement des conditions pour en bénéficier (notamment s’agissant des modalités de la formation). Dès lors, les requérants n’auraient pas été titulaires d’un droit plein et absolu (diritto soggettivo), mais d’un simple intérêt légitime (interesse legittimo), c’est-à-dire d’une position individuelle protégée de façon indirecte et subordonnée au respect de l’intérêt général (voir, par exemple, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 25, CEDH 2012). Pour le tribunal, cette constatation ne suffisait pourtant pas pour écarter la demande des requérants, car la Cour de cassation aurait désormais admis que les intérêts légitimes pouvaient donner lieu à un dédommagement (voir, notamment, l’arrêt des sections réunies no 500 de 1999).

13. Toujours selon le tribunal, le retard dans la transposition des directives s’analysait en une violation « manifeste et grave » des obligations étatiques ; de plus, d’après lui, aucune disposition transitoire ne réglementait la situation des médecins ayant commencé un cursus de spécialisation avant le 31 décembre 1983, le décret législatif no 257 de 1991 ne s’appliquant qu’à partir de l’année universitaire 1991/1992. Le tribunal estimait que le préjudice dénoncé par les requérants résultait donc de la conduite de l’État et qu’il méritait protection.

14. Cependant, il indiquait que, pour obtenir un dédommagement, les requérants devaient prouver que les cours de spécialisation qu’ils avaient suivis satisfaisaient aux conditions prévues par le droit communautaire et que les diplômes obtenus n’avaient pas été évalués de manière conforme à ce dernier dans le cadre des concours pour médecins. Il concluait que, une telle preuve n’ayant pas été apportée en l’espèce, la demande des intéressés devait être rejetée.

15. Les requérants interjetèrent appel de cette décision, soutenant, pour l’essentiel, qu’il ne leur incombait pas de prouver l’existence d’un préjudice, au motif que celui-ci aurait été une conséquence automatique et nécessaire de la conduite, à leurs yeux négligente, de l’État (damnum in re ipsa).

16. Par un arrêt du 18 septembre 2003, dont le texte fut déposé au greffe le 6 octobre 2003, la cour d’appel de Rome rejeta l’appel des requérants.

17. Elle observait que l’applicabilité immédiate des directives communautaires dans le système juridique national faisait l’objet d’un débat jurisprudentiel. Elle indiquait que, par des arrêts rendus à quelques jours d’intervalle (no 4915 du 1er avril 2003 et no 7630 du 16 mai 2003), la troisième section de la Cour de cassation était parvenue à des conclusions opposées sur ce point. Selon la cour d’appel, les directives invoquées par les requérants ne pouvaient pas avoir d’application immédiate, au motif qu’elles énonçaient le principe de la « rémunération adéquate » sans en fixer le montant. Toujours selon elle, on ne pouvait pas présumer que ce montant était le même que celui indiqué dans le décret législatif no 257 de 1991, lequel ne s’appliquerait pas de manière rétroactive. La cour d’appel estimait que cette interprétation était cohérente avec la jurisprudence développée par la Cour de cassation dans une affaire analogue (voir l’arrêt no 9842 de 2002). Elle concluait que, à défaut d’une plus grande précision du droit communautaire, aucune responsabilité étatique ne pouvait être retenue pour le retard dans la transposition des directives en cause.

18. À titre surabondant, la cour d’appel précisait que les requérants n’avaient pas produit les documents susceptibles de prouver la durée et l’intensité des cours de spécialisation qu’ils auraient suivis.

19. Les requérants se pourvurent en cassation. Ils indiquaient qu’ils n’avaient pas demandé le paiement de la rémunération prévue par les directives communautaires, mais qu’ils avaient excipé de l’omission de transposer ces directives en droit interne. Dans ces circonstances, il n’était pas pertinent à leurs yeux de savoir si la directive no 363 du 16 juin 1975 était ou non d’application immédiate en Italie. Selon les requérants, dans une affaire analogue concernant un médecin qui n’aurait pas eu la possibilité de fréquenter un cours de spécialisation et de recevoir la rémunération y relative, la Cour de cassation avait reconnu l’existence d’une responsabilité de l’État (arrêt de la troisième section, no 7630 du 16 mai 2003, précité).

20. Les requérants soutenaient également que, selon la CJCE, l’État était tenu de dédommager les particuliers : a) lorsqu’une directive, même non directement applicable en droit interne, conférait des droits aux particuliers ; b) lorsque ces droits pouvaient être identifiés sur la base des dispositions de la directive ; et c) lorsqu’il y avait un lien de causalité entre la violation des obligations de l’État et le préjudice subi par les particuliers. Or, selon eux, la cour d’appel n’aurait pas motivé sa décision relativement à la présence ou à l’absence de ces éléments.

21. À l’argument de la cour d’appel selon lequel ils n’avaient pas produit les documents susceptibles de prouver la durée et l’intensité des cours de spécialisation suivis, les intéressés répondaient que, selon l’arrêt no 7630 de 2003 (précité), l’inertie de l’État avait empêché les médecins d’apporter cette preuve.

22. Par ailleurs, ils alléguaient que, dans son arrêt Carbonari (précité), la CJCE avait affirmé que les particuliers lésés par la non-transposition des directives en question avaient droit à la réparation des dommages, c’est-à-dire à des mesures les plaçant, autant que possible, dans la situation dans laquelle ils se seraient trouvés si le droit communautaire n’avait pas été méconnu. Ils indiquaient que, dès lors, la seule preuve qu’ils pouvaient fournir était celle d’avoir suivi des cours de spécialisation entre 1982 et 1991. Le préjudice en découlant pour eux aurait été in re ipsa. La CJCE elle-même (arrêt du 3 octobre 2000, affaire C-371/97, Gozza) aurait précisé que les médecins inscrits dans des établissements de spécialisation avant l’année universitaire 1991/1992 avaient suivi une formation conforme aux dispositions communautaires.

23. À la lumière de ces arguments, les requérants demandaient à la Cour de cassation d’accueillir leur pourvoi. À titre subsidiaire, ils lui demandaient également de poser à la CJCE une question préjudicielle afin de savoir : a) si la non-transposition, par l’État italien, des directives nos 363 du 16 juin 1975 et 82 du 26 janvier 1976 dans le délai fixé à cet effet s’analysait en une violation grave et manifeste du droit communautaire, entraînant l’obligation de l’État de réparer le préjudice subi par les personnes lésées ; et b) si les conditions prévues par le décret législatif no 257 de 1991 rendaient l’obtention de ce dédommagement impossible ou excessivement difficile.

24. Par un arrêt du 14 novembre 2008, dont le texte fut déposé au greffe le 9 janvier 2009, la Cour de cassation, estimant que la cour d’appel avait motivé de manière logique et correcte tous les points controversés, débouta les requérants de leur pourvoi.

25. Elle réitérait l’affirmation de la cour d’appel selon laquelle les directives nos 363 du 16 juin 1975 et 82 du 26 janvier 1976 n’avaient pas d’application directe en Italie au motif qu’elles ne fixaient pas le montant de la « rémunération adéquate ». Elle indiquait ensuite que le retard dans la transposition de ces directives faisait naître, selon la jurisprudence de la CJCE, le droit à la réparation des dommages subis par les particuliers. Ces dommages auraient consisté en la perte de chances d’obtenir les bénéfices prévus par les directives en question (voir, notamment, Cour de cassation, arrêts no 3283 du 12 février 2008 et no 6427 du 11 mars 2008).

26. La Cour de cassation notait que les requérants n’avaient pas demandé au juge d’appel la réparation de ce dommage spécifique, mais qu’ils avaient soutenu que le préjudice découlant du retard incriminé était in re ipsa et que le décret législatif no 257 de 1991 avait créé une discrimination entre les médecins qui avaient suivi des cours de spécialisation avant son entrée en vigueur et ceux qui les avaient suivis après celle-ci. Elle estimait que la cour d’appel avait motivé sa décision relativement à ces questions. Elle admettait que sa motivation aurait été insuffisante s’il s’était agi d’un grief tiré de la perte de chances d’obtenir les bénéfices en question, mais que ce n’était pas le cas du grief des requérants devant la cour d’appel.

27. L’arrêt de la Cour de cassation ne contenait aucune référence à la question préjudicielle que les requérants avaient soulevée à titre subsidiaire.

28. Le 19 janvier 2009, le greffe de la Cour de cassation informa le représentant des requérants que la motivation de l’arrêt du 14 novembre 2008 avait été déposée et qu’elle pouvait être consultée.

II. LE DROIT INTERNE ET LE DROIT EUROPÉEN PERTINENTS

A. Les dispositions en matière de réparation des dommages causés dans l’exercice des fonctions juridictionnelles

29. L’article 2 de la loi no 117 du 13 avril 1988 relatif à la réparation des dommages causés dans l’exercice des fonctions juridictionnelles et à la responsabilité civile des magistrats, dans sa version en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit :

«1. Toute personne ayant subi un préjudice injustifié en raison d’un comportement, d’un acte ou d’une mesure judiciaire prise par un magistrat s’étant rendu coupable de dol ou de faute grave dans l’exercice de ses fonctions, ou en raison d’un déni de justice, peut agir contre l’État pour obtenir la réparation des dommages patrimoniaux qu’elle a subis ainsi que des dommages non patrimoniaux qui découlent de la privation de liberté personnelle.

2. Dans l’exercice des fonctions juridictionnelles, l’interprétation des règles de droit et l’appréciation des faits et des preuves ne peuvent pas donner lieu à responsabilité.

3. Sont constitutifs d’une faute grave :

a) une violation grave de la loi résultant d’une négligence inexcusable ;

b) l’affirmation, due à une négligence inexcusable, d’un fait dont l’existence est incontestablement réfutée par les pièces du dossier ;

c) le déni, dû à une négligence inexcusable, d’un fait dont l’existence est incontestablement établie par les pièces du dossier ;

d) l’adoption, en dehors des cas prévus par la loi ou sans motivation, d’une mesure concernant la liberté personnelle. »

30. Aux termes de l’article 3 § 1 de la loi no 117 de 1988 constituaient un déni de justice :

« le refus, l’omission ou le retard du magistrat dans l’accomplissement d’actes relevant de sa compétence lorsque, après l’expiration du délai légal pour l’accomplissement de l’acte en cause, la partie a présenté une demande en vue de l’obtention d’un tel acte et que, sans raison valable, aucune mesure n’a été prise dans les trente jours qui ont suivi la date du dépôt de ladite demande au greffe. »

31. Les articles suivants de la loi précisaient les conditions et les modalités de l’engagement d’une action en réparation au titre des articles 2 ou 3 de cette loi, ainsi que les actions qui pouvaient être entreprises, a posteriori, à l’égard du magistrat qui s’était rendu coupable d’un dol ou d’une faute grave dans l’exercice de ses fonctions, voire d’un déni de justice. En particulier, aux termes de l’article 4 § 2 de la loi, l’action contre l’État devait être entamée, sous peine d’irrecevabilité, dans un délai de deux ans à partir, entre autres, de la date à laquelle la décision litigieuse était devenue définitive.

32. La loi no 117 de 1988 a été modifiée par la loi no 18 du 27 février 2015, qui est entrée en vigueur le 19 mars 2015. Cette réforme a pris en compte, entre autres, les principes énoncés par la CJCE dans son arrêt Traghetti del Mediterraneo (paragraphes 33-35 ci-dessous). Elle précise, notamment, qu’une « faute grave » est constituée dès lors qu’il y a violation manifeste de la loi italienne ou du droit de l’UE, et que pareille violation s’apprécie en tenant compte notamment de la non-observance de l’obligation de poser une question préjudicielle aux termes de l’article 267 § 3 du Traité sur le fonctionnement de l’UE ainsi que de l’éventuelle incompatibilité de la décision de justice interne avec l’interprétation du droit de l’UE par la CJCE. La loi no 18 de 2015 a en outre porté de deux à trois ans le délai prévu à l’article 4 § 2 de la loi no 117 de 1988 (paragraphe 31 ci-dessus).

B. La jurisprudence de la CJCE

33. Dans son arrêt Traghetti del Mediterraneo c. Italie (13 juin 2006, affaire C-173/03), la CJCE a été appelée à se prononcer sur une question préjudicielle portant « sur le principe et les conditions d’engagement de la responsabilité contractuelle des États membres pour les dommages causés aux particuliers par une violation du droit communautaire, lorsque cette violation est imputable à une juridiction nationale ». La CJCE a rappelé que, dans son arrêt Köbler c. Autriche (30 septembre 2003, affaire C-224/01), elle avait réaffirmé que le principe selon lequel un État membre était obligé de réparer les dommages causés aux particuliers par des violations du droit communautaire qui lui étaient imputables était valable pour tout type de violation du droit communautaire, et ce quel que fût l’organe de cet État dont l’action ou l’omission était à l’origine du manquement. Dès lors, selon la CJCE, les particuliers devaient, sous certaines conditions, obtenir la réparation des préjudices qui leur avaient été causés par une violation du droit communautaire imputable à une décision d’une juridiction nationale statuant en dernier ressort. La CJCE a admis que la responsabilité de l’État dans ce secteur n’était pas illimitée et qu’elle n’était engagée que dans le cas exceptionnel où la juridiction nationale en question avait « méconnu de manière manifeste le droit applicable ». Elle a ajouté qu’une telle « violation manifeste » pouvait être commise dans l’exercice, par le juge national, de son activité interprétative, en particulier dans les deux hypothèses suivantes :

– si le juge donnait à une règle de droit matériel ou procédural communautaire une portée manifestement erronée, notamment au regard de la jurisprudence pertinente de la CJCE en cette matière ;

– si son interprétation du droit national était telle qu’elle aboutissait, en pratique, à la violation du droit communautaire applicable.

Pour la CJCE, cette méconnaissance manifeste s’appréciait notamment au regard d’un certain nombre de critères tels que le degré de clarté et de précision de la règle violée, le caractère excusable ou inexcusable de l’erreur de droit commise ou l’inexécution, par la juridiction en cause, de son obligation de renvoi préjudiciel, et elle était présumée, en tout état de cause, lorsque la décision concernée intervenait en méconnaissance manifeste de la jurisprudence de la CJCE en la matière.

34. Développant les principes énoncés dans l’arrêt Köbler, la CJCE a ensuite affirmé la contrariété au droit communautaire d’une législation qui exclurait, de manière générale, tout engagement de la responsabilité de l’État lorsque la violation imputable à une juridiction de cet État résultait d’une appréciation des faits et des preuves. En effet, selon la CJCE, une telle appréciation pouvait également conduire, dans certains cas, à une violation manifeste du droit applicable. Toujours d’après elle, si le droit national pouvait préciser les critères devant être remplis pour que la responsabilité de l’État pût être engagée, ces critères ne pouvaient cependant imposer des exigences plus strictes que celles découlant de la condition d’une méconnaissance manifeste du droit applicable. La CJCE a précisé que le particulier avait droit à réparation dès lors qu’il était établi que la règle de droit communautaire manifestement violée avait pour objet de lui conférer des droits et qu’il existait un lien de causalité direct entre la violation dénoncée et le dommage subi par l’intéressé. Elle a ajouté que le droit communautaire s’opposait également à une législation nationale qui – comme celle de l’Italie à cette époque (paragraphes 29-31 ci-dessus) – limitait l’engagement de la responsabilité étatique aux seuls cas du dol ou de la faute grave du juge, si une telle limitation conduisait à exclure l’engagement de la responsabilité de l’État membre concerné dans d’autres cas où une méconnaissance manifeste du droit applicable avait été commise.

35. À la lumière des considérations qui précèdent, la CJCE a énoncé, dans son arrêt Traghetti del Mediterraneo, les principes de droit suivants :

« 46. (...) Le droit communautaire s’oppose à une législation nationale qui exclut, de manière générale, la responsabilité de l’État membre pour les dommages causés aux particuliers du fait d’une violation du droit communautaire imputable à une juridiction statuant en dernier ressort au motif que la violation en cause résulte d’une interprétation des règles de droit ou d’une appréciation des faits et des preuves effectuées par cette juridiction. »

« Le droit communautaire s’oppose également à une législation nationale qui limite l’engagement de cette responsabilité aux seuls cas du dol ou de la faute grave du juge, si une telle limitation conduisait à exclure l’engagement de la responsabilité de l’État membre concerné dans d’autres cas où une méconnaissance manifeste du droit applicable, telle que précisée aux points 53 à 56 de l’arrêt Köbler du 30 septembre 2003 (C-224/01), a été commise. »

EN DROIT

I. QUESTION PRÉLIMINAIRE

36. En annexe à ses observations en réponse du 10 décembre 2014, la représentante des requérants a produit deux déclarations par lesquelles MM. Pasquale Marra et Piersandro Tresca (qui figurent aux numéros 7 et 10 de la liste des requérants annexée au présent arrêt) déclarent renoncer à leur requête.

37. La Cour a pris note de leur renonciation. Elle considère dès lors que les septième et dixième requérants n’entendent plus maintenir leur requête aux termes de l’article 37 § 1 a) de la Convention. Par ailleurs, elle estime que le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles n’exige pas qu’elle poursuive l’examen de la requête en ce qui concerne les deux requérants en question.

38. Il s’ensuit qu’il y a lieu de rayer la requête du rôle en ce qui concerne MM. Pasquale Marra et Piersandro Tresca.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

39. Les requérants soutiennent que la procédure entamée devant le tribunal de Rome n’a pas été équitable.

Ils invoquent à cet égard l’article 6 § 1 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes en l’espèce, est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »

40. Le Gouvernement combat cette thèse.

A. Sur la recevabilité

1. L’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes

a) L’exception du Gouvernement

41. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique que, si la Cour de cassation a mal appliqué la théorie de l’acte clair et manqué à son obligation de poser une question préjudicielle à la CJCE, les requérants peuvent introduire une action en dédommagement contre l’État devant le juge civil, comme y inviteraient les arrêts de la CJCE Köbler et Traghetti del Mediterraneo (précités).

42. Le Gouvernement estime qu’une action en dédommagement pour manquement à l’obligation de poser une question préjudicielle est un recours autonome bien distinct de l’action en dédommagement pour retard dans la transposition d’une directive. Or les requérants n’auraient introduit que cette dernière action et n’auraient par conséquent pas épuisé les voies de recours qui, selon le Gouvernement, leur étaient ouvertes en droit italien.

b) La réplique des requérants

43. Les requérants indiquent qu’ils ont soulevé leurs doléances, à savoir la responsabilité de l’État pour une transposition tardive des directives européennes, devant trois degrés de juridiction (tribunal, cour d’appel et Cour de cassation) et ils estiment avoir ainsi fait un usage normal des voies ordinaires de recours interne. Ils objectent au Gouvernement qu’il n’a indiqué ni quel type de procédure judiciaire ultérieure ils auraient dû suivre ni quel juge national était compétent pour examiner la question. Ils ajoutent que les particuliers n’ont pas un accès direct à la CJCE.

c) Appréciation de la Cour

44. La Cour rappelle que, aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, la finalité de cette règle étant de ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n’en soit saisie (voir, parmi d’autres, Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, § 15, CEDH 2002-VIII).

45. Les principes généraux relatifs à la règle de l’épuisement des voies de recours internes se trouvent exposés dans l’arrêt Vučković et autres c. Serbie ([GC], nos 17153/11 et autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). La Cour rappelle que l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Un recours est effectif lorsqu’il est disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire lorsqu’il est accessible, susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et qu’il présente des perspectives raisonnables de succès (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, et Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 70, CEDH 2010 ; voir également Saba c. Italie, no 36629/10, § 43, 1er juillet 2014).

46. En l’espèce, la Cour note que, selon le Gouvernement qui dit se fonder sur les arrêts de la CJCE Köbler et Traghetti del Mediterraneo, les requérants auraient pu introduire une action en dédommagement contre l’État devant le juge civil. Elle relève que, dans les arrêts précités, la CJCE a affirmé que les particuliers devaient pouvoir obtenir la réparation des préjudices découlant d’une méconnaissance manifeste, par une juridiction de dernière instance, du droit communautaire applicable (paragraphe 33 ci-dessus). La CJCE a également estimé incompatible avec le droit communautaire une législation nationale qui, comme le faisait celle de l’Italie à l’époque, excluait la responsabilité étatique au motif que la violation en cause résultait d’une interprétation des règles de droit ou la limitait aux seuls cas du dol ou de la faute grave. De plus, selon la CJCE, une telle limitation méconnaissait le droit communautaire si elle conduisait à exclure la responsabilité de l’État dans d’autres cas où une méconnaissance manifeste du droit applicable avait été commise (paragraphes 34 et 35 ci-dessus).

47. La Cour en déduit que la CJCE n’a pas affirmé que la législation italienne de l’époque garantissait, à un degré suffisant de certitude, le droit à dédommagement en cas de « méconnaissance manifeste », par la juridiction de dernière instance, du droit communautaire applicable. Aux termes de la loi no 117 de 1988, telle qu’en vigueur à l’époque des faits (paragraphes 29 et 30 ci-dessus), le particulier ne pouvait obtenir la réparation des dommages subis que si la méconnaissance du droit communautaire qu’il alléguait relevait du dol ou de la faute grave du juge ou si elle s’analysait en un déni de justice. En tout état de cause, aux termes de l’article 2 § 2 de la loi no 117 de 1988, « l’interprétation des règles de droit (...) ne [pouvait] pas donner lieu à responsabilité ».

48. Eu égard à ce qui précède, la Cour a des doutes quant aux perspectives raisonnables de succès qu’aurait rencontrées une éventuelle action en dédommagement des requérants fondée sur la méconnaissance manifeste du droit communautaire par la Cour de cassation. En particulier, les intéressés auraient pu se voir opposer que l’omission par la Cour de cassation de poser une question préjudicielle à la CJCE découlait de « l’interprétation des règles de droit » ou bien qu’elle ne relevait pas du dol ou de la faute grave du juge. En outre, le Gouvernement n’a produit aucun exemple d’affaire où une telle action aurait été intentée avec un résultat positif dans des circonstances analogues à celles de l’espèce.

49. Enfin, il convient d’observer que la réforme de la loi no 117 de 1988 n’est entrée en vigueur que le 19 mars 2015 (paragraphe 32 ci-dessus), soit plus de six ans après le prononcé de l’arrêt par la Cour de cassation dans l’affaire des requérants. À cette date, le délai prévu par l’article 4 § 2 de la loi no 117 de 1988 pour introduire une demande en dédommagement à l’encontre de l’État (paragraphes 31 et 32 ci-dessus) était expiré. Par ailleurs, le Gouvernement n’a pas soutenu que les requérants pouvaient se prévaloir des nouvelles dispositions introduites par la loi no 18 de 2015.

50. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes doit être rejetée.

2. Autres motifs d’irrecevabilité

a) Arguments des parties

i. Les requérants

51. Les requérants allèguent en premier lieu que la Cour de cassation a motivé le rejet de leur pourvoi de manière approximative et contradictoire, en se basant selon eux sur une description erronée et une mauvaise compréhension de leur grief devant le tribunal de Rome.

52. Les requérants rappellent en outre que, dans leur pourvoi, ils avaient cité un arrêt (no 7630 du 16 mai 2003), dans lequel la troisième section de la Cour de cassation aurait accueilli une demande identique à la leur, présentée par un autre médecin. Ils estiment que, en ne mentionnant pas cet arrêt et en n’expliquant pas pourquoi elle ne le considérait pas comme pertinent, la Cour de cassation s’est écartée de sa jurisprudence. De plus, selon les intéressés, la haute juridiction italienne a cité l’un de ses précédents (l’arrêt no 3283 du 12 février 2008), qui serait allé dans le sens préconisé par les requérants. En dépit de cela, elle a décidé de les débouter de leur pourvoi.

53. Les requérants soutiennent ensuite que le rejet de leur pourvoi par la Cour de cassation n’était pas motivé de manière adéquate, et que, de plus, cette juridiction a régulièrement donné gain de cause à des personnes se trouvant dans des situations identiques à la leur. Ils renvoient aux arrêts no7630 du 16 mai 2003, no 3283 de 2008, nos 24088 et 24092 du 17 novembre 2011, no 24816 du 24 novembre 2011, no 4785 de 2012 et no 7961 de 2012 où, faisant application de la jurisprudence de la CJCE en la matière, la haute juridiction italienne aurait accordé un dédommagement à des médecins n’ayant pas pu participer à des cours de spécialisation en raison de l’inertie de l’État italien dans la transposition en droit interne des directives communautaires nos 363 du 16 juin 1975 et 82 du 26 janvier 1976. Les requérants indiquent également que, dans ses conclusions, le procureur général près la Cour de cassation, qui aurait exprimé la nécessité de garantir l’uniformité dans l’application du droit, avait demandé d’accueillir leur pourvoi. Il y aurait donc eu violation du principe de la sécurité juridique, sans que, aux yeux des requérants, le revirement de jurisprudence litigieux fût justifié par un besoin social impérieux, si bien que le rejet du pourvoi aurait été imprévisible et arbitraire.

54. En outre, les requérants reprochent à la Cour de cassation d’avoir aussi violé le droit de l’UE, au motif qu’elle aurait dit que les directives nos 363 du 16 juin 1975 et 82 du 26 janvier 1976 n’avaient pas d’application immédiate dans les États membres, alors que le principe inverse aurait été affirmé par la CJCE (voir, notamment, les arrêts Carbonari et Gozza, précités).

55. Les requérants indiquent de surcroît que le tribunal de Rome avait reconnu l’existence théorique de leur droit à dédommagement. Ils estiment que, l’administration n’ayant pas attaqué le jugement de première instance, la Cour de cassation n’aurait pas dû pouvoir remettre en cause cette appréciation, qui, selon les intéressés, avait acquis force de chose jugée.

56. Enfin, les requérants reprochent à la Cour de cassation d’avoir ignoré leur demande de renvoi préjudiciel, et ce d’après eux en violation des principes du procès équitable.

ii. Le Gouvernement

57. Le Gouvernement estime que, dans la mesure où, pour les requérants, l’arrêt de la Cour de cassation du 14 novembre 2008 se fonde sur des erreurs de fait et de droit, leur requête relève de la quatrième instance. En tout état de cause, il est convaincu que de telles erreurs n’ont pas été commises en l’espèce. En effet, en indiquant que les intéressés pouvaient revendiquer un droit à dédommagement pour la transposition tardive de la directive, la Cour de cassation aurait appliqué de manière correcte le droit interne et européen. Cependant, d’après le Gouvernement, la haute juridiction a indiqué qu’en l’espèce les requérants n’auraient pas demandé une compensation pour manque de chances réelles, mais qu’ils se seraient bornés à contester la non-rétroactivité du décret législatif no 257 de 1991. Toujours selon le Gouvernement, il n’y a en l’espèce aucune méconnaissance d’une décision définitive, dès lors que le jugement de première instance aurait rejeté toutes les demandes des requérants (paragraphe 10 ci-dessus).

58. Quant à la décision de la Cour de cassation de ne pas poser à la CJCE la question préjudicielle sollicitée par les requérants, le Gouvernement estime qu’il s’agit d’une doléance mineure et secondaire. En outre, la Cour de cassation n’aurait eu aucune obligation de motiver son refus sur ce point.

b) Appréciation de la Cour

59. La Cour rappelle d’emblée que, aux termes de l’article 19 de la Convention, elle a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Parties contractantes. En particulier, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I, Khan c. Royaume-Uni, no 35394/97, § 34, CEDH 2000-V, et Rizos et Daskas c. Grèce, no 65545/01, § 26, 27 mai 2004), et il revient en principe aux juridictions nationales d’apprécier les faits et d’interpréter et appliquer le droit interne (Pacifico c. Italie (déc.), no 17995/08, § 62, 20 novembre 2012, et Plesic c. Italie (déc.), no 16065/09, § 33, 2 juillet 2013).

60. En l’espèce, la Cour a examiné les griefs des requérants mettant en cause le caractère suffisant et pertinent en droit interne et en droit de l’UE des arguments avancés par la Cour de cassation pour rejeter leur pourvoi (paragraphes 51-55 ci-dessus), et elle n’a relevé aucune apparence de violation des principes du procès équitable et de la sécurité juridique, tels que garantis par l’article 6 § 1 de la Convention. À cet égard, elle note en particulier que la haute juridiction italienne ne s’est pas explicitement écartée de sa jurisprudence bien établie, mais qu’elle a motivé le rejet litigieux en s’appuyant sur la nature de la demande introduite par les requérants (voir également les considérations contenues aux paragraphes 79 et 80 ci-après).

61. Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

62. La Cour estime en revanche que le grief tiré de l’absence de réponse de la Cour de cassation à leur demande de renvoi préjudiciel n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Relevant par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérants

63. Les requérants reprochent à la Cour de cassation d’avoir complètement ignoré leur demande de renvoi préjudiciel. Notamment, la CJCE aurait affirmé que l’obligation de rémunérer de manière adéquate les périodes de formation des médecins spécialistes était inconditionnelle et suffisamment précise et que seule une application rétroactive et complète des directives était suffisante pour réparer le préjudice causé par une transposition tardive des directives en question. Par ailleurs, celle-ci engagerait la responsabilité de l’État. Le juge national aurait été tenu de suivre cette jurisprudence, qui s’imposerait erga omnes. Aux yeux des requérants, la Cour de cassation n’avait donc que deux options : confirmer l’interprétation de la CJCE et accueillir leur pourvoi ou poser une question préjudicielle à la CJCE. Elle aurait cependant choisi une troisième voie, selon eux contraire à la Convention : rejeter leur pourvoi sans poser de question préjudicielle et sans motiver sa décision sur ce point. Les intéressés disent se référer aux principes énoncés par la Cour dans les affaires Vergauwen et autres c. Belgique ((déc.), no 4832/04, §§ 89-90, 10 avril 2012) et Dhahbi c. Italie (no 17120/09, 8 avril 2014).

b) Le Gouvernement

64. Selon le Gouvernement, en l’espèce la Cour de cassation n’avait aucune obligation de motiver son refus de poser une question préjudicielle à la CJCE. En effet, selon lui, la demande des requérants, telle que décrite au paragraphe 23 ci-dessus, sortait du champ d’application de l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne (soit l’actuel article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union (TFUE)) et était irrecevable aux motifs que : a) une question préjudicielle n’aurait pas pour but d’établir la responsabilité d’un État pour le retard dans la transposition d’une directive (il appartiendrait dans ce cas à la Commission de l’UE d’entamer une procédure en manquement aux termes de l’article 258 du TFUE) ; et b) la CJCE n’aurait pas compétence pour se prononcer sur le niveau de preuve exigé par une juridiction nationale, même lorsque cette juridiction – comme la cour d’appel en l’espèce – est appelée à appliquer le droit de l’UE. Sur ce dernier point, le Gouvernement précise par ailleurs que ce n’est pas pour manque de preuve que la cour d’appel avait rejeté l’appel des requérants.

65. De l’avis du Gouvernement, l’interprétation donnée par la CJCE aux directives communautaires nos 363 du 16 juin 1975 et 82 du 26 janvier 1976 ne prêtait pas à controverse et l’arrêt de la Cour de cassation ne se basait pas sur une interprétation différente de ces directives.

66. En tout état de cause, il estime qu’en l’espèce il était particulièrement difficile pour la Cour de cassation de motiver son refus dès lors que la demande des requérants aurait été formulée à titre subsidiaire et n’aurait été supportée par aucun argument juridique pertinent. Dès lors, aux yeux du Gouvernement, la Cour de cassation pouvait interpréter la demande en question comme devant être examinée seulement si l’affaire ne pouvait être tranchée sans qu’une question préjudicielle fût posée à la CJCE, ce qui n’aurait pas été le cas en l’espèce.

67. Le Gouvernement ajoute que la CJCE s’était déjà prononcée sur le point de savoir si les directives litigieuses étaient d’application immédiate (voir les arrêts Carbonari et Gozza, précités), ce dont la Cour de cassation aurait pris acte en indiquant que la non-transposition de ces directives faisait naître, selon la jurisprudence de la CJCE, le droit à la réparation des dommages subis par les particuliers (paragraphe 25 ci-dessus).

68. Le Gouvernement considère enfin que la présente affaire se distingue de l’affaire Dhahbi (précitée) dans laquelle la Cour aurait conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la non-motivation par la Cour de cassation de son refus de poser une question préjudicielle formulée par le requérant. Il indique que, en l’espèce, dans son arrêt du 14 novembre 2008, la Cour de cassation s’est explicitement référée à la jurisprudence de la CJCE sur l’interprétation des directives en cause. Par conséquent, il est d’avis qu’il était possible de comprendre les raisons pour lesquelles elle aurait décidé qu’il n’était pas nécessaire de poser une question préjudicielle à la CJCE.

2. Appréciation de la Cour

69. La Cour rappelle que, dans la décision Vergauwen et autres (précitée, §§ 89-90), elle a exprimé les principes suivants (voir également Dhahbi, précité, § 31) :

– l’article 6 § 1 de la Convention met à la charge des juridictions internes une obligation de motiver au regard du droit applicable les décisions par lesquelles elles refusent de poser une question préjudicielle ;

– lorsqu’elle est saisie sur ce terrain d’une allégation de violation de l’article 6 § 1, la tâche de la Cour consiste à s’assurer que la décision de refus critiquée devant elle est dûment assortie des motifs requis ;

– s’il lui revient de procéder rigoureusement à cette vérification, il ne lui appartient pas de connaître d’éventuelles erreurs qu’auraient commises les juridictions internes dans l’interprétation ou l’application du droit pertinent ;

– dans le cadre spécifique du troisième alinéa de l’article 234 du Traité instituant la Communauté européenne (soit l’actuel article 267 du TFUE), cela signifie que les juridictions nationales dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne sont tenues, lorsqu’elles refusent de saisir la CJCE à titre préjudiciel d’une question relative à l’interprétation du droit de l’UE soulevée devant elles, de motiver leur refus au regard des exceptions prévues par la jurisprudence de la CJCE. Il leur faut donc indiquer les raisons pour lesquelles elles considèrent que la question n’est pas pertinente, ou que la disposition de droit de l’UE en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la CJCE, ou encore que l’application correcte du droit de l’UE s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable.

70. En l’espèce, pour le cas où leur pourvoi ne serait pas accueilli, les requérants ont demandé à la Cour de cassation de poser à la CJCE la question préjudicielle de savoir : a) si la non-transposition, par l’État italien, des directives nos 363 du 16 juin 1975 et 82 du 26 janvier 1976 dans le délai fixé à cet effet s’analysait en une violation grave et manifeste du droit communautaire, entraînant l’obligation de l’État de réparer le préjudice subi par les personnes lésées ; et b) si les conditions prévues par le décret législatif no 257 de 1991 rendaient impossible ou excessivement difficile l’obtention de ce dédommagement (paragraphe 23 ci-dessus). Ses décisions n’étant susceptibles d’aucun recours juridictionnel en droit interne, la Cour de cassation avait l’obligation de motiver son refus de poser la question préjudicielle au regard des exceptions prévues par la jurisprudence de la CJCE (Dhahbi, précité, § 32).

71. La Cour a examiné l’arrêt de la Cour de cassation du 14 novembre 2008 sans y trouver aucune référence à la demande de renvoi préjudiciel formulée par les requérants et aux raisons pour lesquelles il a été considéré que la question soulevée ne méritait pas d’être transmise à la CJCE (paragraphe 27 ci-dessus). Il est vrai que, dans la motivation de l’arrêt, la Cour de cassation a indiqué que le retard dans la transposition des directives litigieuses faisait naître, selon la jurisprudence de la CJCE, le droit à la réparation des dommages subis par les particuliers (paragraphe 25 ci-dessus). Le Gouvernement soutient, en substance, que cette affirmation peut s’analyser en une motivation implicite du rejet de la première branche de la question préjudicielle sollicitée par les requérants (paragraphe 67 ci-dessus). Cependant, à supposer même que cela soit le cas, l’affirmation dont il s’agit n’explique pas les raisons pour lesquelles la deuxième branche de la question préjudicielle – la question de savoir si les conditions prévues par le décret législatif no 257 de 1991 rendaient l’obtention du dédommagement impossible ou excessivement difficile – était irrecevable.

72. La motivation de l’arrêt litigieux ne permet donc pas d’établir si cette dernière branche de la question a été considérée comme non pertinente ou comme relative à une disposition claire ou comme déjà interprétée par la CJCE, ou bien si elle a été simplement ignorée (voir, mutatis mutandis, Dhahbi, précité, § 33 ; voir également, a contrario, Vergauwen, précité, § 91, où la Cour a constaté que la Cour constitutionnelle belge avait dûment motivé son refus de poser des questions préjudicielles).

73. Ce constat suffit pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

74. Les requérants allèguent que les faits dénoncés sous l’angle de l’article 6 de la Convention s’analysent également en un traitement discriminatoire et en une atteinte au droit au respect de leurs biens.

Ils invoquent l’article 14 de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Ces dispositions se lisent ainsi :

Article 14

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Article 1 du Protocole no 1

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Arguments des parties

1. Les requérants

75. Les requérants indiquent que, dans sa motivation, la Cour de cassation a cité un précédent (l’arrêt no 3283 du 12 février 2008) qui serait allé dans le sens préconisé par les demandeurs. Ils s’étonnent que, en dépit de cela, la haute juridiction italienne ait rejeté leur pourvoi, violant ainsi, selon eux, l’article 14 de la Convention lu en combinaison avec l’article 6 § 1.

76. En outre, sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, les requérants allèguent qu’ils n’ont pas pu obtenir les avantages économiques qui seraient reconnus par les directives communautaires et dont d’autres médecins auraient bénéficié. Ils indiquent qu’un projet de loi (no 679 de 2013) proposant de verser aux médecins inscrits dans un établissement de spécialisation entre 1983 et 1991 la somme de 13 000 EUR pour chaque annuité de cours est actuellement soumis à l’examen du Parlement. Ils soutiennent que l’éventuelle adoption de ce projet ne remédierait pas à leur situation au motif que leurs prétentions ont désormais été rejetées par un arrêt passé en force de chose jugée.

2. Le Gouvernement

77. Le Gouvernement estime que les requérants n’ont fait l’objet d’aucune discrimination et qu’ils n’ont subi aucune ingérence dans leur droit au respect de leurs biens. Il soutient à cet égard qu’une motivation explicite quant au refus de poser la question préjudicielle à la CJCE n’aurait pas changé le fond de la décision rendue par la Cour de cassation. Il en déduit que les griefs des requérants tirés de l’article 14 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 devraient être déclarés irrecevables pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention.

78. Ensuite, le Gouvernement indique que, dans le système juridique italien, un pourvoi en cassation ne peut porter que sur des questions de droit. Il précise que, en l’espèce, la haute juridiction italienne n’était pas appelée à trancher la question de savoir si les requérants avaient droit à dédommagement, mais seulement à se prononcer sur le point de savoir si le pourvoi contre l’arrêt d’appel était ou non fondé. La tâche de la Cour de cassation n’aurait donc pas été celle d’éviter toute discrimination de facto. Le Gouvernement ajoute que, même si le système italien n’est pas un système de common law fondé sur le principe stare decisis, dans la présente affaire la Cour de cassation ne s’est pas écartée de sa jurisprudence bien établie, mais qu’elle a conclu au rejet du pourvoi sur la base de la qualification juridique de la demande formulée par les requérants en appel.

B. Appréciation de la Cour

79. La Cour observe que les griefs des requérants portent en substance sur le rejet de leur demande de dédommagement. Celle-ci a été écartée car, faisant application de leur droit d’apprécier les faits et de les caractériser en droit, les juridictions italiennes ont estimé que les requérants n’avaient pas demandé la réparation du préjudice découlant de la perte des chances d’obtenir les bénéfices prévus par les directives communautaires nos 363 du 16 juin 1975 et 82 du 26 janvier 1976. En particulier, selon la Cour de cassation, les intéressés s’étaient bornés à soutenir que le préjudice découlant du retard dans la transposition des directives litigieuses était in re ipsa et que le décret législatif no 257 de 1991 avait créé une discrimination entre les médecins qui avaient suivi des cours de spécialisation avant son entrée en vigueur et ceux qui les avaient suivis après celle-ci (paragraphe 26 ci-dessus).

80. À supposer même que l’article 14 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce, la Cour ne décèle dans l’interprétation que la haute juridiction italienne a donnée à la demande des requérants aucune apparence de violation du droit des intéressés au respect de leurs biens. En outre, les requérants n’ont pas démontré avoir été traités différemment d’autres personnes qui auraient introduit une demande identique ou analogue.

81. Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

82. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

83. Les requérants indiquent qu’ils n’ont reçu ni la « rémunération adéquate » qui aurait été prévue par les directives européennes ni les points qu’ils s’attendaient à se voir attribuer dans le cadre du diplôme de spécialisation « communautaire ». Ils ajoutent qu’ils n’ont pas pu faire valoir leur diplôme de spécialisation en dehors du territoire italien dans leur exercice de la médecine dans d’autres États de l’UE. Ils relèvent à cet égard que le décret législatif no 257 de 1991 de transposition des directives n’était pas rétroactif et qu’il n’a prévu aucune rémunération pour la période 1982-1991. Au titre du préjudice matériel, ils réclament 13 000 EUR chacun pour chaque annuité de cours de spécialisation comprise dans la période 1982‑1991, soit le montant qui est, selon eux, prévu par le projet de loi no 679 de 2013 (paragraphe 76 ci-dessus), auquel ils ont ajouté les intérêts légaux et une somme pour compenser la dépréciation de la monnaie.

84. Pour ce qui est de la non-attribution des points et de l’impossibilité d’utiliser les diplômes de spécialisation à l’étranger, les requérants estiment que ce préjudice ne saurait être réparé que par l’introduction d’une loi ad hoc.

85. Ils demandent en outre 10 000 EUR chacun pour dommage moral.

86. Le Gouvernement affirme que les griefs tirés d’une discrimination et d’une atteinte au droit au respect des biens sont irrecevables, et qu’aucune somme ne peut être octroyée de ce chef. En tout état de cause, les sommes réclamées seraient excessives et calculées sur la base d’un projet de loi non encore examiné par le Parlement. Quant à la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention, elle n’aurait provoqué aucun préjudice. En effet, le Gouvernement est d’avis que, même si la Cour de cassation avait motivé son refus de poser la question préjudicielle, la décision sur le pourvoi des requérants n’aurait pas changé. Le simple constat de violation constituerait donc une satisfaction équitable suffisante.

87. La Cour rappelle qu’elle a constaté une violation de la Convention seulement en ce qui concerne l’absence de motivation du refus de la Cour de cassation de poser une question préjudicielle à la CJCE. Elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants, à l’exception de MM. Pasquale Marra et Piersandro Tresca, qui n’entendent plus maintenir leur requête (paragraphes 36-38 ci-dessus), 3 000 EUR pour dommage moral, soit la somme totale de 39 000 EUR.

B. Frais et dépens

88. Les requérants demandent également le remboursement des frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Ils indiquent que, pour la procédure devant la Cour de cassation, ces frais ont été fixés à 1 903,20 EUR, auxquels s’ajoutent les frais d’enregistrement de l’arrêt (168 EUR). Au demeurant, les requérants demandent à la Cour de fixer en équité les sommes qui leur seraient dues de ce chef.

89. Le Gouvernement soutient que la demande de remboursement des frais exposés devant la Cour de cassation manque de justification et qu’elle doit être rejetée.

90. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, elle note que les requérants n’ont entamé aucune procédure interne en réparation de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention commise par la Cour de cassation. Il y a donc lieu de rejeter la demande de remboursement des frais et dépens engagés devant les juridictions internes. En revanche, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme globale de 5 000 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde conjointement aux requérants.

C. Intérêts moratoires

91. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de rayer la requête du rôle en ce qui concerne les septième et dixième requérants (MM. Pasquale Marra et Piersandro Tresca) ;

2. Déclare la requête recevable quant au grief tiré du refus de la Cour de cassation de poser une question préjudicielle à la CJCE, et irrecevable pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison du refus non motivé de la Cour de cassation de poser une question préjudicielle à la CJCE ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 39 000 EUR (trente-neuf mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juillet 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-PassosPäivi Hirvelä
GreffièrePrésidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Wojtyczek.

P.H.
F.E.P.


ANNEXE

1. Giovanni SCHIPANI est né en 1955 et réside à Melito Porto Salvo
2. Salvatore BELMONTE est né en 1955 et réside à Belvedere Marittimo
3. Serafino CONFORTI est né en 1957 et réside à Marano Marchesato
4. Francesco IACONO est né en 1964 et réside à Bologne
5. Giovanni IACONO est né en 1961 et réside à Cosenza
6. Domenico INTROINI est né en 1953 et réside à Scalea
7. Pasquale MARRA est né en 1956 et réside à Rende
8. Francesco ROMANO est né en 1952 et réside à Cosenza
9. Francesco SCHIARITI est né en 1960 et réside à Cetraro
10. Piersanro TRESCA est né en 1955 et réside à Rende
11. Annunziata COLESANTI est née en 1953 et réside à Scalea
12. Angela Maria D’AMATO est née en 1952 et réside à Cosenza
13. Anna GALANTUCCI est née en 1954 et réside à Rende
14. Angela GIARDINELLI est née en 1962 et réside à Belvedere Marittimo
15. Lorella MASSENZO est née en 1959 et réside à Cosenza

OPINION CONCORDANTE DU JUGE WOJTYCZEK

1. Dans la présente affaire, j’ai voté avec mes collègues pour constater une violation de la Convention, toutefois je ne suis pas convaincu par l’argumentation développée par la majorité.

2. Il est indéniable que le droit à un procès équitable présuppose l’obligation de motiver d’une façon adéquate les décisions de justice rendues. La Cour a développé une très riche jurisprudence en matière de motivation des décisions de justice. Selon cette jurisprudence, les garanties implicites de l’article 6 § 1 comprennent l’obligation de motiver les décisions de justice (voir par exemple H. c. Belgique, § 53). Bien que le juge interne dispose d’une certaine marge d’appréciation dans le choix des arguments et l’admission des preuves, il doit justifier ses actions en précisant les raisons de ses décisions (voir par exemple Suominen c. Finlande, § 36). Cela étant, l’article 6 n’exige pas une réponse détaillée à chaque argument (voir par exemple Van de Hurk c. Pays-Bas, § 61, Garcia Ruiz c. Espagne [GC], § 26, Jahnke et Lenoble c. France (déc.) et Perez c. France, [GC] § 81). De plus, l’étendue de l’obligation de motivation peut varier en fonction de la nature de la décision de justice concernée, et doit s’analyser à la lumière des circonstances de l’espèce (voir par exemple de Ruiz Torija c. Espagne, § 29, et Hiro Balani c. Espagne, § 27).

Par ailleurs, selon la jurisprudence de la Cour, la marge d’appréciation laissée aux juridictions supérieures est encore plus étendue. La Cour accepte que certains types de recours soient rejetés sans aucune motivation (voir, par exemple, Sawoniuk c. Royaume-Uni, Webb c. Royaume-Uni, ou encore Lutz John c. Allemagne). La Cour a elle-même développé une pratique constante selon laquelle elle ne motive pas les décisions rendues par un juge unique déclarant une requête irrecevable.

Il est important aussi de noter que la jurisprudence de la Cour aboutit à laisser aux États une marge d’appréciation particulièrement large en ce qui concerne la motivation des décisions de justice en droit pénal. Ainsi, la Cour a admis dans certaines décisions que l’article 6 ne requiert pas que les jurés donnent les raisons de leur décision (voir par exemple la décision Saric c. Danemark). Elle considère que « devant les cours d’assises avec participation d’un jury populaire, il faut s’accommoder des particularités de la procédure où, le plus souvent, les jurés ne sont pas tenus de – ou ne peuvent pas – motiver leur conviction (paragraphes 85-89 ci-dessus). Dans ce cas également, l’article 6 exige de rechercher si l’accusé a pu bénéficier des garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d’arbitraire et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation (paragraphe 90 ci‑dessus) » (Taxquet c. Belgique, § 92). De plus, dans la décision Judge c. Royaume-Uni, la Cour a jugé que les différentes garanties offertes à l’accusé en droit écossais étaient suffisantes pour accepter que le verdict rendu par un jury ne soit pas motivé.

3. À mon avis, le paramètre principal dont il faudrait tenir compte en appliquant l’obligation de motiver les décisions de justice est la gravité de l’ingérence dans la sphère des droits de l’homme. Bien évidemment, d’autres facteurs entrent aussi en compte, comme le caractère incident ou principal de la question tranchée ou l’urgence à statuer. Toutefois, la qualité de la motivation doit être modulée en fonction de la gravité de l’ingérence dans la sphère des droits de l’homme. Plus cette ingérence est poussée, plus la motivation de la décision de justice doit être détaillée et appuyée par des arguments forts. Or, je note que l’étendue de la latitude d’action laissée par la Cour aux États en matière de motivation des décisions de justice n’est pas toujours adaptée à la gravité de l’ingérence dans la sphère des droits de l’homme, surtout si cette ingérence est de nature pénale. Dans ce contexte, on peut légitimement se poser la question de la cohérence et de la force persuasive de la jurisprudence développée par la Cour. L’approche adoptée nécessite donc d’être repensée et révisée.

4. Il faut souligner ici que l’obligation de motiver les décisions de justice peut aussi découler d’autres dispositions matérielles de la Convention. Selon la jurisprudence de la Cour, une ingérence des autorités nationales dans les libertés protégées par la Convexion doit être justifiée par des motifs pertinents et suffisants (voir par exemple Morice c. France, § 144). Si l’ingérence prend la forme d’une décision de justice, il en découle que le juge qui rend cette décision doit donner des motifs pertinents et suffisants.

5. La jurisprudence de la Cour relative au refus de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne a évolué au fil du temps. À l’origine, la Cour semble avoir adopté un critère centré sur la question de l’arbitraire, jugeant qu’un tel refus ne devait pas être arbitraire. Ainsi, dans la décision Coëme, elle a estimé qu’il était « conforme au fonctionnement [d’un] mécanisme [de question préjudicielle] que le juge vérifie s’il peut ou doit poser une question préjudicielle, en s’assurant que celle-ci doit être résolue pour permettre de trancher le litige dont il est appelé à connaître ». Elle a alors ajouté : « Cela étant, il n’est pas exclu que, dans certaines circonstances, le refus opposé par une juridiction nationale, appelée à se prononcer en dernière instance, puisse porter atteinte au principe de l’équité de la procédure, tel qu’énoncé à l’article 6 § 1 de la Convention, en particulier lorsqu’un tel refus apparaît comme entaché d’arbitraire (Dotta c. Italie (déc.), no 38399/97, 7 septembre 1999, non publiée ; Predil Anstalt S.A. c. Italie (déc.), no 31993/96, 8 juin 1999, non publiée). »

Dans un deuxième temps, la Cour a déduit de l’article 6 de la Convention l’obligation de motiver les refus de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne émanant d’une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours (Ullens c. Belgique). Elle a alors expliqué que le refus s’avère arbitraire si « les normes applicables ne prévoient pas d’exception au principe de renvoi préjudiciel ou d’aménagement de celui-ci, lorsque le refus se fonde sur d’autres raisons que celles qui sont prévues par ces normes, et lorsqu’il n’est pas dûment motivé au regard de celles-ci » (ibidem, § 59 in fine), ajoutant : « l’article 6 § 1 met dans ce contexte à la charge des juridictions internes une obligation de motiver au regard du droit applicable les décisions par lesquelles elles refusent de poser une question préjudicielle, d’autant plus lorsque le droit applicable n’admet un tel refus qu’à titre d’exception » (ibidem, § 60). Cette jurisprudence a ensuite été confirmée par d’autres arrêts.

Il en résulte que l’argumentation des parties fondée sur le droit de l’Union européenne et axée sur l’obligation de poser la question préjudicielle exige une réponse particulièrement soignée de la part du juge national. Dans le contexte de la jurisprudence générale de la Cour relative à la motivation des décisions de justice, les questions et l’argumentation fondées sur le droit de l’Union européenne bénéficient donc d’un traitement plus favorable que d’autres questions et arguments soulevés par les parties, notamment les questions de responsabilité pénale. Or ce traitement préférentiel ne me semble pas suffisamment justifié sur le fondement de la Convention. Je ne suis pas persuadé que l’absence de motivation du refus de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne constitue automatiquement une violation de l’article 6 de la Convention, même si ce refus émane d’une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours en droit interne.

6. La Cour a adopté une approche beaucoup plus prudente et sensiblement plus convaincante à l’égard des questions préjudicielles adressées par le juge national au juge constitutionnel quant à la constitutionnalité des lois et. Dans l’affaire Pronina c. Ukraine, elle a dit ceci (§ 24) :

« Dans le système juridique ukrainien, où les personnes physiques n’ont pas de droit recours individuel devant la Cour constitutionnelle, il appartient aux juridictions internes de vérifier la compatibilité des textes de loi avec la Constitution et, en cas de doute, de demander l’ouverture d’une procédure constitutionnelle (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). Toutefois, eu égard à la législation pertinente, ce système ne peut être compris comme imposant aux juridictions ordinaires d’examiner en détail ou de transmettre à la Cour constitutionnelle toute question de constitutionnalité soulevée par une partie à la procédure civile. Il apparaît que les tribunaux de compétence générale exercent un certain pouvoir discrétionnaire lorsqu’ils traitent les questions de constitutionnalité soulevées dans le cadre de la procédure civile. La question de savoir si un tribunal a manqué à motiver sa décision sur ce point ne peut donc être tranchée qu’à la lumière des circonstances de la cause, comme indiqué précédemment. »

7. Dans les circonstances de l’espèce, je peux admettre que la motivation de l’arrêt rendu par la Cour de cassation dans la présente affaire ne satisfait pas entièrement à l’exigence générale de motivation adéquate des décisions de justice découlant de l’article 6 de la Convention. En revanche, le présupposé selon lequel l’absence de motivation du refus de poser la question préjudicielle équivaut à une violation de l’article 6 de la Convention me semble problématique. Pour ma part, je préférerais une approche plus nuancée dans ce domaine.

* * *

[1]. Depuis le 1er décembre 2009, la Cour de justice de l’Union européenne.


Synthèse
Formation : Cour (quatriÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-156258
Date de la décision : 21/07/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Partiellement irrecevable;Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure civile;Article 6-1 - Procès équitable);Dommage matériel - demande rejetée;Préjudice moral - réparation

Parties
Demandeurs : SCHIPANI ET AUTRES
Défendeurs : ITALIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : GIUNGATO M.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

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