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06/09/2022 | CEDH | N°001-219190

CEDH | CEDH, AFFAIRE KORSHUNOVA c. RUSSIE, 2022, 001-219190


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE KORSHUNOVA c. RUSSIE

(Requête no 46147/19)

ARRÊT


Art 1 P1 • Réglementer l’usage des biens • Saisie-vente d’un appartement de la requérante, sans indemnisation, ordonnée judiciairement consécutivement à la condamnation pénale de personnes tierces pour réparer le préjudice causé par les crimes • Absence de mise en balance entre les intérêts légitimes en jeu par les juridictions internes • Impossibilité pour la requérante d’introduire une action contre sa venderesse pour obtenir un dédommagement

STR

ASBOURG

6 septembre 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la C...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE KORSHUNOVA c. RUSSIE

(Requête no 46147/19)

ARRÊT

Art 1 P1 • Réglementer l’usage des biens • Saisie-vente d’un appartement de la requérante, sans indemnisation, ordonnée judiciairement consécutivement à la condamnation pénale de personnes tierces pour réparer le préjudice causé par les crimes • Absence de mise en balance entre les intérêts légitimes en jeu par les juridictions internes • Impossibilité pour la requérante d’introduire une action contre sa venderesse pour obtenir un dédommagement

STRASBOURG

6 septembre 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Korshunova c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :

Georges Ravarani, président,

Georgios A. Serghides,

María Elósegui,

Darian Pavli,

Andreas Zünd,

Frédéric Krenc,

Mikhail Lobov, juges,

et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :

la requête (no 46147/19) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Yekaterina Anatolyevna Korshunova (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 21 août 2019,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») les griefs concernant le droit au respect des biens et l’inviolabilité du domicile et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 juin 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne le droit au respect des biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. La mesure litigieuse constitue une saisie-vente d’un appartement de la requérante ordonnée judiciairement consécutivement à la condamnation pénale de personnes tierces.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1984 et réside à Saint-Pétersbourg. Elle a été représentée par Me A.M. Demko, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté initialement par M. M. Galperine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Vinogradov, son successeur dans cette fonction.

1. LA SAISIE DE L’APPARTEMENT DE LA REQUÉRANTE ET LES RECOURS CONTRE CETTE MESURE

4. Le 16 juillet 2014, une enquête pénale en raison de la commission de crimes violents entre 2012 et 2014 en bande organisée fut ouverte contre plusieurs individus, dont A.G.K.

5. Le 30 septembre 2014, A.K. – mariée à A.G.K. sans contrat de mariage – acheta un appartement à Saint-Pétersbourg (« l’appartement »), au moyen d’un paiement en liquide opéré en quatre tranches. Elle fit ensuite enregistrer cet appartement à son nom propre. Par un acte sous seing privé du 2 février 2015, elle revendit l’appartement à la requérante pour 6 500 000 roubles (RUB).

6. Par une ordonnance du 19 octobre 2015, le tribunal du district Moskovski de Saint-Pétersbourg fit droit à la demande de l’enquêteur tendant à la saisie dudit appartement, ainsi que d’autres biens immobiliers, de l’argent liquide et des véhicules appartenant à A.G.K., A.K. et à d’autres personnes. Le tribunal considéra en particulier qu’il y avait des raisons plausibles de croire que l’appartement litigieux représentait le fruit de l’activité criminelle d’A.G.K. car il avait été acheté par A.K. à peine trois mois après le dernier crime pour lequel son mari était poursuivi et car le couple n’avait pas de revenus permettant de financer cette acquisition.

7. Le 3 décembre 2015, la requérante conclut un contrat de vente de l’appartement à un tiers. Lors du dépôt de la demande d’enregistrement de ce contrat à l’autorité chargée de l’enregistrement immobilier, l’intéressée apprit que l’appartement faisait l’objet de la saisie. Elle forma alors un appel tardif de l’ordonnance du 19 octobre 2015. L’appel fut laissé sans examen.

8. En 2016 et 2017, la cour de Saint-Pétersbourg ordonna à trois reprises le renouvellement de la saisie de l’appartement, indiquant que plusieurs actions civiles avaient été introduites dans le cadre de l’affaire pénale et en réitérant les conclusions de l’ordonnance du 19 octobre 2015 (paragraphe 6 ci-dessus).

9. En mars 2016, la requérante saisit le tribunal du district Primorski d’une action en mainlevée de la saisie (освобождение от ареста) de son appartement. Elle soutenait qu’A.K. l’avait assurée que l’appartement était son bien propre, acheté avec des donations de sa mère Kam. et des fonds prêtés par Ts.

10. A.K. acquiesça à l’action en soutenant qu’elle avait décidé de revendre l’appartement car : i) elle n’avait pas les moyens pour le rénover ; ii) après le placement de son époux en détention provisoire, elle avait besoin d’argent. Ts., interrogé comme témoin, dit avoir prêté des fonds à A.K. Kam. affirma au tribunal avoir donné de l’argent à A.K. et produisit un contrat de donation à l’appui. Elle dit aussi que la requérante était marraine de l’enfant d’A.K.

11. Par un jugement du 18 septembre 2017, le tribunal accueillit la demande de mainlevée. Il indiqua que la requérante n’était pas pénalement poursuivie, n’avait pas la qualité de défenderesse civile et n’avait aucun autre statut dans l’affaire pénale ; il estima qu’A.K. avait acquis l’appartement avec ses fonds propres et que celui-ci n’était donc pas un bien commun aux époux. Le tribunal conclut que l’appartement ne pouvait pas légalement être saisi dans le cadre des poursuites pénales d’A.G.K. Enfin, se référant à l’arrêt Dubovets de la Cour constitutionnelle (voir Seregin et autres c. Russie, nos 31686/16 et 4 autres, § 66, 16 mars 2021), le tribunal considéra que les autorités de poursuite n’avaient pas été diligentes en sollicitant la saisie du bien postérieurement à l’ouverture de l’enquête pénale et à la revente de l’appartement à la requérante, et que cette dernière ne devait pas assumer les conséquences de telles négligences.

12. Le 26 avril 2018, la cour de Saint-Pétersbourg, statuant en appel, annula ce jugement et mit fin à l’instance. D’une part, elle ne partagea pas la conclusion du tribunal selon laquelle l’appartement avait été acquis au moyen de fonds licites. Selon la cour, A.K. et A.G.K. n’avaient pas de revenus et il n’était pas prouvé que Ts. et Kam. avaient en réalité possédé les fonds supposément remis à A.K. pour l’achat de l’appartement. D’autre part, la cour de Saint-Pétersbourg estima que les juridictions civiles n’étaient pas compétentes pour remettre en cause l’ordonnance de saisie rendue au pénal et que l’action en mainlevée de la saisie n’était pas une voie procédurale appropriée en l’espèce.

13. Les pourvois en cassation de la requérante contre l’arrêt d’appel furent rejetés.

2. LA SAISIE-VENTE DE L’APPARTEMENT CONSÉCUTIVEMENT AU JUGEMENT DE CONDAMNATION

14. Pendant le procès pénal devant la cour de Saint-Pétersbourg, la requérante et A.K. furent appelées comme témoins et firent des dépositions concernant les transactions relatives à l’appartement litigieux.

15. Le 18 décembre 2018, la cour de Saint-Pétersbourg condamna A.G.K. et les codéfendeurs pour plusieurs crimes violents (dont banditisme et enlèvement de personnes aggravé) à des peines d’emprisonnement ainsi qu’à des amendes.

16. Dans ce même jugement, la cour accueillit les actions civiles et, au visa de l’article 104.3 du code pénal (« CP » ; paragraphe 21 ci-dessous), ordonna les saisies-ventes (обращение взыскания) de différents biens, dont l’appartement de la requérante, aux fins de la réparation du préjudice matériel causé par les crimes aux parties civiles. Elle considéra, en se référant aux documents produits par les autorités de poursuite et eu égard aux dépositions faites aux audiences, que l’appartement représentait le fruit de l’activité criminelle d’A.G.K., car ni ce dernier ni son épouse n’avaient de ressources licites leur permettant de réaliser une telle acquisition.

17. Le 20 juillet 2019, la Cour suprême de Russie rejeta l’appel de la requérante contre l’injonction de saisie-vente et confirma le jugement sur ce point, en faisant siennes les conclusions de la cour de Saint‑Pétersbourg.

18. En mars 2020, les huissiers dressèrent un acte de saisie de l’appartement. Ultérieurement, un acquéreur enregistra son droit de propriété sur l’appartement.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

19. Selon l’article 104.1 § 1 du CP, la confiscation est une appropriation forcée et sans contrepartie de biens au profit de l’État en application d’un jugement de condamnation. La confiscation est possible à l’égard des biens : a) obtenus par la commission de certains crimes, dont le banditisme et l’enlèvement de personnes aggravé ; b) constituant les fruits ou bénéfices des biens indiqués au point a) ; c) ayant servi ou destinés à servir au financement d’un groupe criminel organisé (bande) ; d) constituant les instruments ou les moyens pour la commission de crimes et appartenant à la personne mise en examen.

20. Aux termes de l’article 104.1 § 3 du CP, si la personne condamnée a remis les biens mentionnés à l’article 104.1 § 1 à une autre personne, ceux-ci doivent être confisqués si cette dernière savait ou était censée savoir qu’ils avaient une provenance criminelle. Dans sa directive du 14 juin 2018 no 17, la Cour suprême a exigé que ce fait – savoir ou être censé savoir – devait être établi par le tribunal compétent ayant examiné les éléments de preuves et que, dans le jugement de condamnation, le tribunal devait décrire les preuves selon lesquelles les biens à confisquer satisfont aux énonciations a) – d) de l’article 104.1 § 1 du CP.

21. Selon l’article 104.2 du CP, si, au moment où le tribunal compétent statue sur la question de la confiscation d’un bien indiqué dans l’article 104.1 § 1, la confiscation n’est pas possible, en raison, par exemple, de la vente de ce bien, le tribunal ordonne la confiscation d’un montant représentant la valeur de celui-ci. Si, dans une telle situation, la personne condamnée n’a pas de fonds suffisants à confisquer, le tribunal ordonne la confiscation d’autres biens de valeur similaire, à l’exception des biens insaisissables.

22. Selon l’article 104.3 du CP, lorsque le tribunal se prononce sur la confiscation, il doit statuer au préalable sur la question de la réparation du préjudice. Si la personne condamnée n’a pas d’autres biens que ceux à confisquer, ces biens font l’objet de la saisie-vente aux fins de la réparation du préjudice et le restant est confisqué.

23. L’article 160.1 du code de procédure pénale, tel qu’il était en vigueur entre 2013 et 2019, énonçait que, lorsqu’un crime avait causé un préjudice matériel, l’enquêteur devait prendre des mesures afin de trouver des biens de la personne mise en examen dont la valeur correspondait au préjudice matériel et demander au juge compétent l’autorisation de pratiquer des saisies sur ces biens. À compter du 8 janvier 2019, cet article a été complété par la précision selon laquelle ces mesures devaient être prises « aussitôt », dans le but non seulement de la réparation du préjudice matériel, mais aussi de la confiscation ou de l’amende pénale.

24. Les autres dispositions internes pertinentes en l’espèce et leur interprétation par les juridictions suprêmes sont exposées dans les arrêts Bokova c. Russie (no 27879/13, §§ 30-37, 16 avril 2019) et Godlevskaya c. Russie (no 58176/18, §§ 27-38, 7 décembre 2021).

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du Protocole no 1 à LA CONVENTION

25. La requérante se plaint de l’injonction de saisie-vente de son appartement en violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

1. Sur la recevabilité

26. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

27. La requérante argue qu’elle était étrangère aux activités criminelles d’A.G.K., qu’elle ne connaissait par A.K. avant l’achat et qu’elle était devenue marraine de l’enfant de celle-ci bien après cet achat. Elle s’estime acquéreuse de bonne foi et indique n’avoir eu aucun statut procédural dans l’affaire pénale et ne pas avoir eu de possibilité de défendre ses droits. La requérante conclut que la mesure litigieuse était dépourvue de base légale et, en tous cas, n’était pas proportionnée.

28. Le Gouvernement présente des observations similaires à celles qu’il avait produites dans l’affaire Godlevskaya c. Russie (no 58176/18, §§ 44-47, 7 décembre 2021). Il soutient que l’appartement litigieux représentait le produit de l’activité criminelle d’A.G.K., que la requérante et A.K. étaient amies, et conclut que l’ingérence a respecté les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

2. Appréciation de la Cour

29. Il n’est pas contesté que l’appartement litigieux était le « bien » de la requérante, au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et que l’injonction de saisie-vente s’analyse en une ingérence relevant de la réglementation de l’usage des biens (Godlevskaya, précité, § 49).

30. Les principes généraux et la jurisprudence de la Cour relativement aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1 en matière de saisies et de confiscations ont été rappelés dernièrement dans l’arrêt Todorov et autres c. Bulgarie (nos 50705/11 et 6 autres, §§ 179-182, 187-199 et 216, 13 juillet 2021).

a) Sur la légalité et le but légitime de l’ingérence

31. La Cour observe que, dans son jugement de condamnation du 18 décembre 2018, la cour de Saint-Pétersbourg a fondé l’injonction de saisie-vente sur l’article 104.3 du CP. Cet article, qui permet la saisie-vente des biens confiscables aux fins de la réparation du préjudice causé par les crimes, renvoie aux articles 104.1 et 104.2 du CP concernant la confiscation. Parmi les biens confiscables, énumérés à l’article 104.1 du CP, figurent ceux représentant le fruit de la commission de certains crimes pour lesquels A.G.K. a été condamné (paragraphes 19-22 ci-dessus).

32. Dans ces conditions, la Cour admet que la mesure litigieuse reposait sur une base légale au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

33. Certes, il ressort des articles 104.1 § 3 et 104.2 du CP qu’un bien cédé à un tiers ne peut être confisqué que i) si l’acquéreur savait ou était censé savoir que le bien avait une provenance criminelle et que si ii) une mesure alternative à la confiscation d’un tel bien n’était pas possible (en particulier, s’il s’avérait impossible de confisquer d’autres biens de la personne condamnée) (paragraphes 20 et 21 ci-dessus). La Cour envisagera toutefois ces questions ci-après dans le cadre de l’examen de la proportionnalité de l’ingérence.

34. La Cour admet ensuite que l’ingérence litigieuse poursuivait un but d’intérêt général, à savoir la prévention des délits et la sauvegarde des droits des victimes et des parties civiles (voir, mutatis mutandis, Bokova c. Russie, no 27879/13, § 53, 16 avril 2019).

b) Sur la proportionnalité de l’ingérence

35. La Cour observe d’emblée que la mesure litigieuse constitue une ingérence grave visant à la privation définitive sans indemnisation d’un bien d’une personne qui n’a pas été accusée d’avoir commis une infraction ni a fortiori condamnée. Pareille ingérence des autorités nationales (voir, a contrario, Kanevska c. Ukraine (déc.), no 73944/11, 17 novembre 2020, s’agissant d’un litige purement privé) appelle dès lors un contrôle strict de la Cour (Godlevskaya, précité, § 53).

36. La Cour note tout d’abord que la bonne foi et l’absence de négligence de la requérante lors de l’achat de l’appartement n’ont pas été remises en cause par les autorités internes. Elles n’ont, du reste, fait l’objet d’une quelconque appréciation (voir, mutatis mutandis, Lidiya Nikitina c. Russie, no 8051/20, § 51, 15 mars 2022), alors que l’examen de la bonne foi et de l’attitude de l’acquéreur dans une telle situation est prescrit par l’article 104.1 § 3 du CP, tel qu’interprété par la Cour suprême (paragraphe 20 ci-dessus ; comparer avec les arrêts Andonoski c. Macédoine, no 16225/08, 17 septembre 2015, Ünsped Paket Servisi SaN. Ve TiC. A.Ş. c. Bulgarie, no 3503/08, 13 octobre 2015, et B.K.M. Lojistik Tasimacilik Ticaret Limited Sirketi c. Slovénie, no 42079/12, 17 janvier 2017, où les législations internes ne permettaient pas aux juridictions de procéder à une telle appréciation).

37. La Cour relève en outre que la procédure légalement applicable aux transactions relatives à l’appartement litigieux ne permettait pas de vérifications sur l’origine des fonds ou sur le régime matrimonial du vendeur. Partant, la requérante ne disposait d’aucune possibilité légale de vérifier tant le statut que le régime matrimonial d’A.K., ainsi que la licéité des fonds de celle-ci (voir, a contrario, Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, § 34, 17 décembre 2019). La Gouvernement n’a d’ailleurs pas soutenu le contraire devant la Cour.

38. La Cour constate par ailleurs que, malgré l’ouverture de l’enquête pénale visant notamment A.G.K. en juillet 2014, ce n’est qu’en octobre 2015, soit un an et trois mois plus tard, que l’enquêteur a entrepris des démarches afin d’identifier les biens saisissables de celui-ci (voir paragraphe 23 ci‑dessus concernant l’obligation légale de l’enquêteur de prendre des mesures pour identifier et saisir des biens de la personne mise en examen). Un tel retard, qui témoigne d’un manque de diligence des autorités internes, a rendu possible la cession de l’appartement par A.K. à la requérante (comparer avec Anna Popova c. Russie, no 59391/12, §§ 34-35, 4 octobre 2016, Alentseva c. Russie, no 31788/06, § 75, 17 novembre 2016, et Seregin et autres c. Russie, nos 31686/16 et 4 autres, § 102, 16 mars 2021).

39. La Cour relève que les tribunaux internes ont, en réalité, ordonné la saisie-vente de l’appartement de la requérante en se bornant à constater que celui-ci était le fruit de l’activité criminelle d’A.G.K. Ainsi, et notamment, ils n’ont pas recherché, comme le prescrit le droit interne, si A.G.K. disposait d’autres biens confiscables et, dans l’affirmative, ils auraient dû ordonner la confiscation de tels biens plutôt que l’appartement de la requérante (paragraphes 21-22 ci-dessus). Qui plus est, si la juridiction de jugement estimait que des estimations et calculs étaient nécessaires à cette fin, elle disposait de la possibilité légale de renvoyer cette question devant les juridictions civiles, ce qu’elle s’est abstenue de faire (voir Bokova, précité, §§ 31, 54 et 58).

40. Force est de constater plus largement que les juridictions internes n’ont pas procédé à une mise en balance entre les intérêts légitimes en jeu. Certes, le tribunal du district de Primorski a ordonné la mainlevée de la saisie litigieuse en se fondant sur la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (paragraphe 11 ci-dessus). Toutefois, ce jugement a été infirmé en appel sans que les intérêts de la requérante ne fussent mis en concurrence avec ceux des victimes dans l’affaire pénale (voir, mutatis mutandis, Lachikhina c. Russie, no 38783/07, § 63, 10 octobre 2017, et la référence qui y est citée).

41. Enfin, la Cour constate que ni les juridictions nationales, ni le Gouvernement dans ses observations n’ont avancé, dans les circonstances de l’espèce, la possibilité pour la requérante d’introduire une action contre sa venderesse afin d’obtenir un dédommagement (voir, a contrario, Sulejmani c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 74681/11, §§ 41-42, 28 avril 2016, et aussi S.C. Service Benz Com S.R.L. c. Roumanie, no 58045/11, § 36, 4 juillet 2017).

42. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que l’ingérence dans le droit au respect des biens de la requérante était disproportionnée au regard du but légitime poursuivi. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

43. La requérante se plaint de l’injonction de saisie-vente de son appartement qui constitue son domicile. Elle invoque l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

44. Le Gouvernement soutient que, d’après les propres dires de la requérante, l’appartement litigieux n’était pas son unique domicile mais, au contraire, il représentait un investissement et était destiné à une revente. La requérante maintient son grief.

45. La Cour constate que le grief tiré de l’article 8 de la Convention porte sur les mêmes faits que ceux examinés sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 et ne soulève aucune question distincte. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’en examiner séparément la recevabilité et le fond.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

46. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage
1. Thèses des parties

47. La requérante demande 13 220 403 roubles (RUB) pour préjudice matériel correspondant, selon ses calculs, à la valeur de l’appartement à la date des observations (12 600 000 RUB), aux charges de copropriété pour la période allant entre février 2015 et juin 2021 et à la taxe foncière. Elle demande aussi 5 000 000 RUB au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.

48. Le Gouvernement demande à la Cour de rejeter l’intégralité de ces demandes, en soutenant, en particulier, que le paiement des charges et des taxes est obligatoire pour le propriétaire du bien indépendamment de la saisie de ce bien, et en répétant que les droits conventionnels de la requérante n’ont pas été violés.

2. Appréciation de la Cour

49. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique, au regard de la Convention, de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci et que la réparation du dommage matériel doit aboutir à la situation la plus proche possible de celle qui existerait si la violation constatée n’avait pas eu lieu (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie (satisfaction équitable) [GC], no 71243/01, § 33, CEDH 2014).

50. En l’espèce, le constat de violation de l’article 1 du Protocole no 1 procède de ce que la privation du bien de la requérante a été jugée disproportionnée (paragraphes 36-42 ci-dessus). En principe, le constat d’une telle violation par la Cour constitue un fondement permettant le réexamen de l’affaire concernée au niveau interne à la lumière de ses conclusions et représente donc un moyen adéquat de remédier à la violation. Cependant, en l’espèce, un tel réexamen pourrait se heurter aux intérêts légitimes de l’acquéreur de l’appartement (paragraphe 18 ci-dessus ; voir aussi Almeida Santos c. Portugal (satisfaction équitable), no 50812/06, §§ 11-12, 27 juillet 2010).

51. La Cour constate par ailleurs que la requérante a acheté l’appartement à un prix deux fois inférieur à celui demandé au titre de l’article 41 de la Convention (comparer les paragraphes 5 et 47 ci-dessus). Aucun élément du dossier ne démontre que l’intéressée a subi le préjudice matériel découlant de la violation à la hauteur du montant sollicité. En outre, la Cour s’accorde à dire, avec le Gouvernement, que les charges de copropriété et la taxe foncière étaient dues par la requérante en tant que propriétaire de l’appartement, et ce jusqu’à ce qu’une autre personne fût inscrite comme propriétaire.

52. Dans ces circonstances, et compte tenu des difficultés tenant à la détermination de la valeur de l’appartement à la date du prononcé du présent arrêt, la Cour considère que le moyen approprié de redresser le dommage matériel serait de fournir à la requérante un appartement équivalent (voir, mutatis mutandis, Alentseva, précité, §§ 85-86, Ponyayeva et autres c. Russie, no 63508/11, § 66, 17 novembre 2016, et Pchelintseva et autres c. Russie, nos 47724/07 et 4 autres, § 110, 17 novembre 2016). En outre, la Cour alloue à la requérante 5 000 euros (EUR) pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

2. Frais et dépens

53. La requérante réclame 40 000 RUB au titre des honoraires de Me Demko. Elle fournit les contrats conclus avec l’avocat à cet effet.

54. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande.

55. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour alloue à la requérante 600 EUR, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

3. Intérêts moratoires

56. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevable le grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention ;
4. Dit

a) que l’État défendeur doit fournir à la requérante un appartement équivalent à celui faisant l’objet de la présente requête ;

b) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 600 EUR (six cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

c) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 septembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško Georges Ravarani
Greffier Président


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-219190
Date de la décision : 06/09/2022
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 2 du Protocole n° 1 - Réglementer l'usage des biens);Préjudice moral - réparation (Article 41 - Préjudice moral;Satisfaction équitable)

Parties
Demandeurs : KORSHUNOVA
Défendeurs : RUSSIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : DEMKO A.M.

Origine de la décision
Date de l'import : 07/09/2022
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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