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17/10/2024 | CEDH | N°001-237298

CEDH | CEDH, AFFAIRE AMERISOC CENTER S.R.L. c. LUXEMBOURG, 2024, 001-237298


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE AMERISOC CENTER S.R.L. c. LUXEMBOURG

(Requête no 50527/20)

ARRÊT


Art 1 P1 • Réglementer l’usage des biens • Absence de recours permettant de contester utilement la saisie d’avoirs bancaires luxembourgeois suite à une demande d’entraide internationale • Juridictions nationales n’ayant pas évalué la proportionnalité de la mesure qui, de par sa nature et son ampleur, apparaissait a priori comme importante et sévère et qui perdure depuis six ans • Portée trop étroite du contrôle • Absence d’une possibilit

raisonnable pour la requérante de faire valoir son point de vue dans le cadre d’une procédure contradictoi...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE AMERISOC CENTER S.R.L. c. LUXEMBOURG

(Requête no 50527/20)

ARRÊT

Art 1 P1 • Réglementer l’usage des biens • Absence de recours permettant de contester utilement la saisie d’avoirs bancaires luxembourgeois suite à une demande d’entraide internationale • Juridictions nationales n’ayant pas évalué la proportionnalité de la mesure qui, de par sa nature et son ampleur, apparaissait a priori comme importante et sévère et qui perdure depuis six ans • Portée trop étroite du contrôle • Absence d’une possibilité raisonnable pour la requérante de faire valoir son point de vue dans le cadre d’une procédure contradictoire • Mesure disproportionnée

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

17 octobre 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Amerisoc Center S.R.L. c. Luxembourg,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mattias Guyomar, président,
Lado Chanturia,
Stéphanie Mourou-Vikström,
María Elósegui,
Kateřina Šimáčková,
Stéphane Pisani,
Úna Ní Raifeartaigh, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 50527/20) dirigée contre le Grand-Duché de Luxembourg et dont une société costaricaine, Amerisoc Center S.R.L. (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 13 novembre 2020,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement luxembourgeois (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 24 septembre 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne, sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, la saisie, à la suite d’une ordonnance rendue par un juge d’instruction luxembourgeois en exécution d’une demande d’entraide internationale émise par les autorités péruviennes dans le cadre d’une instruction pénale ouverte pour blanchiment d’argent, des avoirs inscrits sur un compte bancaire luxembourgeois appartenant à la société requérante.

EN FAIT

2. La requérante a son siège social à San José (Costa Rica). Elle a été représentée par Me E. Calzada Oliveras, avocat à Barcelone (Espagne).

3. Le Gouvernement a été représenté successivement par son agent David Weis et son agente ad interim Cathy Wiseler, tous deux de la Représentation permanente du Luxembourg auprès du Conseil de l’Europe, puis par son agente Elma Bakovic, du Ministère des Affaires étrangères et européennes, de la Défense, de la Coopération et du Commerce extérieur.

1. CONTEXTE DE L’AFFAIRE (BLOCAGE DES COMPTES BANCAIRES EN APPLICATION DE LA LOI RELATIVE À LA LUTTE CONTRE LE BLANCHIMENT)

4. Le 5 juillet 2018, le parquet de Lima adressa une demande d’entraide judiciaire internationale au Grand-Duché de Luxembourg dans le cadre d’une enquête menée pour trafic d’influence et blanchiment d’argent à l’encontre de Z. (à qui la requérante avait, selon les indications figurant dans le formulaire de requête, fourni un service financier en 2015). La demande en question mentionnait qu’un compte suisse dont Z. était titulaire avait été approvisionné en 2014 d’un montant de 300 000 dollars américains (USD) provenant d’un compte ouvert en Andorre au nom du même Z., et qu’en 2015, celui-ci avait transféré 295 000 USD sur un compte luxembourgeois appartenant à la requérante. Il était également indiqué que les autorités péruviennes estimaient qu’il n’y avait aucune raison pour justifier ledit transfert depuis le compte suisse de Z. sur celui de la requérante.

5. Le 12 novembre 2018, la cellule de renseignement financier (la « CRF ») du parquet général luxembourgeois donna instruction à une banque luxembourgeoise de procéder au blocage total des comptes de F. (bénéficiaire économique de la requérante), en application de l’article 5 (3) de la loi modifiée du 12 novembre 2004 relative à la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme (« la loi relative à la lutte contre le blanchiment »). L’ordonnance précisait qu’un recours contre la mesure de blocage pouvait être introduit devant la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement de Luxembourg (« la chambre du conseil du tribunal »), conformément à l’article 9-3 de la loi relative à la lutte contre le blanchiment.

6. Le 22 novembre 2018, une demande d’entraide judiciaire internationale additionnelle fut émise par le parquet de Lima. Celui-ci requérait que, dans le cadre de l’enquête pénale péruvienne, le Grand-Duché de Luxembourg ordonnât diverses mesures, dont la saisie des avoirs inscrits sur le compte bancaire de la requérante cité au paragraphe 4, ainsi que de la documentation bancaire relative à ce compte. Selon la traduction française du document en question, fournie par le Gouvernement à la demande de la Cour, le procureur péruvien demandait aux autorités luxembourgeoises « de disposer le gel immédiat du compte bancaire ouvert [au Luxembourg par la requérante] », évoquant une affaire de corruption (affaire dite O.) qui, indiquait-il, impliquait de nombreuses personnes et portait sur un montant total de 150 000 millions USD. En outre, concernant le transfert de 295 000 USD du compte suisse de Z. vers le compte luxembourgeois de la requérante, dont F. était le bénéficiaire, le procureur péruvien retenait l’hypothèse qu’il n’y avait pas de raisons propres à le justifier.

7. Le 3 décembre 2018, la requérante introduisit, sur le fondement de l’article 9-3 de la loi relative à la lutte contre le blanchiment, une requête en mainlevée de l’instruction émise par la CRF le 12 novembre 2018, au motif que la mesure de blocage était disproportionnée par rapport aux faits dont l’organe en question était saisi.

8. Le 13 décembre 2018, la chambre du conseil du tribunal rejeta cette demande.

Elle nota qu’il ressortait d’un rapport du 10 décembre 2018 que la CRF ne pouvait exclure, au moment de la décision de blocage prise le 12 novembre 2018, que les comptes concernés de la banque luxembourgeoise, liés tant à F. qu’à des sociétés dont F. était le bénéficiaire économique, eussent servi à recueillir des fonds produit de l’infraction de la corruption, d’une part, et à blanchir ledit produit via le Luxembourg, d’autre part. Elle conclut que les comptes bloqués étaient dès lors susceptibles d’avoir été utilisés aux fins de commettre des infractions visées par la loi relative à la lutte contre le blanchiment.

Elle jugea que le contrôle de la proportionnalité de la mesure de blocage n’était pas de sa compétence, et que « dans l’attente de l’exécution au Luxembourg de la commission rogatoire internationale péruvienne du 22 novembre 2018 tendant à la saisie judiciaire des fonds inscrits sur les comptes de [F.] et des sociétés liées, il y a[vait] un risque que les fonds ne [fussent] acheminés vers d’autres destinataires bénéficiaires dans d’autres pays ».

9. Il ressort du dossier (paragraphe 11 ci-dessous) qu’à une date non précisée, la requérante releva appel de cette ordonnance.

10. Le 22 mars 2019, la CRF ordonna la mainlevée de la mesure de blocage. Elle en informa la banque, tout en précisant que cette décision était sans préjudice d’autres saisies civiles ou pénales en cours.

11. Le 4 avril 2019, le procureur général luxembourgeois adressa une lettre à la requérante afin de lui demander si, eu égard à cet élément nouveau, elle envisageait de se désister de l’appel qu’elle avait interjeté relativement à l’ordonnance de la chambre du conseil du 13 décembre 2018.

12. Le dossier ne permet pas de savoir si la requérante a donné suite à la lettre en question. Il ressort en revanche dudit dossier que, quelques heures plus tard – toujours le 4 avril 2019 –, la requérante s’enquit par courriel du déblocage de son compte auprès de la banque, indiquant que celle-ci avait « informé [F.] qu’à l’exception du compte [de la requérante], tous les comptes [avaie]nt été débloqués ».

13. Le 8 avril 2019, la banque répondit que le compte de la requérante était « bloqué sous mesure judiciaire et [que] les actifs [étaient] gelés suite à une demande de justice pénale ». Tout porte à croire que la banque visait, par cette affirmation, la saisie des avoirs qui avait été effectuée entretemps sur le compte dans le cadre de la loi sur l’entraide judiciaire internationale en matière pénale (paragraphes 14 et suivants ci-dessous).

2. FAITS VISÉS PAR LA REQUÊTE INTRODUITE DEVANT LA COUR (SAISIE DES FONDS EN APPLICATION DE LA LOI SUR L’ENTRAIDE JUDICIAIRE INTERNATIONALE EN MATIÈRE PÉNALE)

14. En parallèle de la procédure décrite ci-dessus, le juge d’instruction luxembourgeois avait requis, par une ordonnance du 5 décembre 2018, une perquisition ainsi que la saisie des avoirs inscrits sur le compte bancaire de la requérante et de la documentation bancaire relative à celui-ci.

Ladite ordonnance faisait suite à une « requête [en date du 4 décembre 2018 par laquelle le procureur péruvien] demand[ait] le gel des fonds du compte [de la requérante] », et était fondée sur une « commission rogatoire internationale additionnelle du 22 novembre 2018 délivrée par [le procureur péruvien] dans une affaire dans laquelle [Z.] était poursuivi pour des faits susceptibles d’être qualifiés en droit luxembourgeois de blanchiment d’argent et de trafic d’influence » (paragraphe 6).

15. Le 6 décembre 2018, les fonds bancaires furent ainsi saisis.

16. Par une ordonnance du 1er février 2019, la chambre du conseil du tribunal, après avoir relevé qu’aucun mémoire tel que visé à l’article 9(4) de la loi modifiée du 8 août 2000 sur l’entraide judiciaire internationale en matière pénale (« la loi sur l’entraide judiciaire internationale » – paragraphe 23 ci-dessus) n’avait été déposé à son greffe, constata la régularité formelle de la procédure. Sa décision était motivée comme suit :

« Conformément à la loi [sur l’entraide judiciaire internationale] et conformément au réquisitoire [du procureur d’État du 23 janvier 2019], la chambre du conseil se limite à constater la régularité purement formelle des actes d’exécution de la demande d’entraide. »

17. Le 27 mai 2019, le parquet luxembourgeois informa la requérante que les documents saisis avaient été transmis, à la suite de l’ordonnance du 1er février 2019 constatant la validité de la procédure, aux autorités péruviennes. Se référant à un courrier de la requérante du 7 mai 2019 (non fourni à la Cour), le parquet invitait l’intéressée à s’adresser directement au parquet de Lima afin d’avoir accès au dossier.

18. En juin 2019, F., le bénéficiaire économique final de la requérante, demanda, en vain, aux autorités péruviennes d’entreprendre des démarches en vue de la mainlevée par les autorités luxembourgeoises de la saisie des avoirs litigieux sur le compte de la requérante en application de la commission rogatoire internationale du 22 novembre 2018. En particulier, sa demande de protection des droits fut déclarée irrecevable. Le 1er juin 2020, la Cour supérieure de justice spécialisée péruvienne (Corte superior nacional de justicia penal especializada), statuant sur le recours que F. avait formé contre ladite décision d’irrecevabilité, considéra qu’elle n’avait « pas le pouvoir d’interférer pour annuler, modifier ou révoquer une décision rendue par un juge étranger (le tribunal d’arrondissement de Luxembourg), en vertu du principe de la souveraineté étatique ».

19. Par une requête déposée le 29 janvier 2020, la requérante, en tant que bénéficiaire des fonds saisis, réclama, en vertu de l’article 11 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale (paragraphe 24 ci-dessous), la restitution intégrale, ou à tout le moins partielle, des avoirs saisis sur ses comptes bancaires.

20. Par une ordonnance du 4 mars 2020, la chambre du conseil du tribunal déclara la demande en restitution non fondée. Elle indiqua notamment ce qui suit :

« (...) la procédure de l’article 11 est un recours en restitution qui a pour objet les biens saisis qui ne font pas l’objet d’une transmission à l’autorité requérante. Il s’agit notamment de fonds et d’immeubles. Suivant le mécanisme de l’entraide judiciaire internationale, ces biens restent saisis dans l’attente d’une décision de mainlevée ou de confiscation, respectivement de restitution, des autorités compétentes de l’État requérant.

Le sort des biens dépend donc en principe des seules décisions des autorités de cet État, à l’exclusion de celles de l’État requis. Il appartient dès lors aux titulaires des biens saisis de s’adresser en principe aux autorités de l’État requérant pour solliciter la mainlevée. Le recours a seulement pour objet de fournir, par exception à ce principe, aux titulaires une sorte de « soupape de sécurité » dans des circonstances exceptionnelles. Celles-ci se présentent notamment lorsque les autorités compétentes de l’État requérant refusent la mainlevée d’une saisie maintenue depuis un laps de temps important tout en se désintéressant de la poursuite de la procédure. Le recours donne, dans de telles circonstances exceptionnelles, le pouvoir à la chambre du conseil de décider, le cas échéant, contre la volonté de l’autorité requérante, la restitution des biens saisis (Rapport commission juridique de la Chambre des Députés du 8 octobre 2010, Projet no6017, doc. Parlementaire 6017-8, page 25). (cf arrêt no 890/14 Ch.c. Cour d’appel du 8 décembre 2014 ; ordonnance no2859/14 Ch.c.TAL du 17 octobre 2014 confirmé par arrêt no924/14 Ch.c. Cour d’appel du 17 décembre 2014 ; ordonnance no270/19 Ch.c.TAL du 5 avril 2019 ; ordonnance no379/19 Ch.c.TAL du 29 mai 2019 ; ordonnance no608/18 Ch.c.TAL du 10 octobre 2018 confirmé par arrêt no47/19 Ch.c. Cour d’appel du 15 janvier 2019).

Il suit de ce qui précède, que le critère déterminant à prendre en considération dans le cadre d’une demande en restitution sur base de l’article 11 est celui qui avait justifié la modification de la loi du 8 août 2000, à savoir la durée de la période pendant laquelle les fonds saisis ont été bloqués (...).

Il ressort des développements ci-avant qu’une demande d’entraide judiciaire internationale a été émise le 22 novembre 2018 par les autorités péruviennes, la saisie subséquente des fonds sur les comptes bancaires ouverts au nom de la [requérante] a été pratiquée le 6 décembre 2018 sur base de l’ordonnance de perquisition et de saisie du juge d’instruction du 5 décembre 2018.

Les fonds ne sont dès lors pas bloqués depuis un délai déraisonnable résultant d’une lenteur de la procédure au Pérou. Par contre, la procédure au Pérou est récente et la saisie effectuée par le juge d’instruction s’inscrit dans cette procédure qui est toujours en cours au Pérou.

Il n’existe partant pas des circonstances exceptionnelles en l’espèce qui justifieraient une restitution même partielle des avoirs saisis sur les comptes de la [requérante]. »

La chambre du conseil du tribunal apporta en outre les précisions suivantes :

« Le moyen consistant à critiquer le délai de forclusion de 10 jours prévu à l’article 9 (4) alinéa 3 de la loi sur l’entraide judiciaire [internationale] pour déposer un mémoire tel que soulevé dans la note de plaidoiries n’a pas à être examiné dans le cadre d’une requête en restitution basée sur l’article 11 de la loi précitée, ce d’autant plus que la chambre du conseil a d’ores et déjà retenu la régularité formelle de la procédure par ordonnance du 1er février 2019, aucun mémoire contenant des observations quant à la régularité et le bien-fondé de la saisie n’ayant été déposé dans le délai de dix jours suite à la saisie des avoirs sur les comptes de la société [requérante].

Il en est de même du moyen invoqué consistant à dire que les autorités luxembourgeoises auraient saisi un montant supérieur à celui figurant dans la demande d’entraide internationale, un tel moyen ne saurait faire l’objet d’un examen dans le cadre d’une demande basée sur l’article 11 de la loi sur l’entraide judiciaire [internationale], dans la mesure où la chambre du conseil a retenu la régularité formelle de la procédure, aucun mémoire critiquant ce fait n’ayant été déposé dans le délai de dix jours suite à la saisie des avoirs sur les comptes de la société [requérante]. »

21. Le 15 mai 2020, la chambre du conseil de la Cour d’appel confirma l’ordonnance du 4 mars 2020. Elle se prononça en ces termes :

« (...) La demande d’entraide judiciaire internationale délivrée le 22 novembre 2018 par les autorités judiciaires péruviennes vise le gel de l’intégralité des avoirs du compte bancaire de la [requérante] afin de garantir leur future confiscation dans le cadre de la procédure pénale intentée du chef de faits pouvant être qualifiés en droit luxembourgeois de blanchiment d’argent et de trafic d’influence.

Il n’appartient pas aux juridictions luxembourgeoises, en tant qu’autorités judiciaires de l’État requis d’une demande d’entraide judiciaire [internationale], d’apprécier le bien-fondé et l’opportunité de la saisie pratiquée au regard du dossier répressif poursuivi par les autorités requérantes.

Comme l’a relevé à bon droit la chambre du conseil du tribunal, la restitution, en application de l’article 11 paragraphe (1) de la loi [sur l’entraide judiciaire internationale], de biens de toute nature qui ne font pas l’objet d’une transmission à l’autorité requérante, notamment des fonds et des immeubles, ne peut en principe être accordée que de l’accord des autorités judiciaires de l’État requérant, sauf s’il est établi par les circonstances de l’espèce que ces autorités se désintéressent manifestement de la procédure tout en omettant abusivement d’accorder la mainlevée de la saisie. Il appartient en règle générale aux titulaires des biens saisis de s’adresser aux autorités de l’État requérant pour solliciter la mainlevée de la saisie sollicitée.

L’introduction de ce recours, par la loi modificative du 27 octobre 2010, dans la loi précitée du 8 août 2000 avait pour finalité de corriger un oubli du législateur.

La seule justification qui avait été avancée lors de la proposition de modification de la loi par la commission juridique, consistait dans le souci de pallier aux inconvénients des lenteurs de la procédure.

« Cependant ni la loi du 8 août 2000 ni celle du 1er août 2007 [sur la confiscation] ne prévoient la possibilité pour les propriétaires ou ayants droit des biens saisis d’en demander la restitution au cours du laps de temps, qui peut être fort long, entre la saisie des biens et l’exequatur d’une décision étrangère de confiscation ou de restitution. » (Doc. parl. 6017 ad) article 12 modification de la loi du 8 août 2000 sur l’entraide judiciaire en matière pénale p. 8 phrase finale du 3ème alinéa).

Cette justification a été reprise, dans rigoureusement les mêmes termes, au rapport final de la commission juridique, qui a précédé le vote de la loi du 27 octobre 2010 portant modification de celle du 8 août 2000 (Doc. parl. 6017 Rapport de la commission juridique ad) article 12 tel qu’amendé par la commission en date du 17 août 2010 p. 16 phrase finale de l’avant dernier alinéa).

La décision dont appel a dès lors, à juste titre, considéré que le critère déterminant, qui n’est cependant pas exclusif, à prendre en considération dans le cadre d’une demande en restitution, basée sur l’article 11 de la loi [sur l’entraide judiciaire internationale], est la durée de la période pendant laquelle les fonds saisis ont été bloqués.

Comme les juges de première instance l’ont encore souligné judicieusement, la saisie n’a été pratiquée qu’en décembre 2018, de sorte qu’une lenteur de la procédure, eu égard également à la complexité des faits instruits, ne saurait être reprochée à l’autorité requérante.

Dès lors, ils ont considéré à raison qu’il n’existe pas de circonstances exceptionnelles justifiant une restitution même partielle des avoirs saisis.

Si certes, sais[ie] par [F.], la Cour supérieure de justice spécialisée péruvienne a déclaré irrecevable la demande en mainlevée de la procédure luxembourgeoise de saisie, ce fait n’a cependant aucune incidence sur les conditions légales régissant au Luxembourg une demande en restitution formulée en raison d’une saisie opérée sur base d’une sollicitation d’entraide judiciaire internationale.

Force est encore de constater que l’autorité requérante, le procureur provincial au parquet supraprovincial corporatif spécialisé dans les délits de corruption de fonctionnaires à Lima (Pérou), n’a pas accordé la mainlevée des mesures sollicitées. »

La chambre du conseil de la Cour d’appel jugea par ailleurs que la question préjudicielle que la requérante avait soulevée en vue de la saisine de la Cour constitutionnelle relativement à l’article 9 (4) de la loi sur l’entraide judiciaire internationale n’était pas pertinente. À cet égard, elle estima que dans le cadre de l’analyse d’une demande en restitution fondée sur l’article 11 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale, la question de la conformité à la Constitution des dispositions de l’article 9 (4) de la ladite loi régissant le délai de forclusion ne se posait pas.

22. En réponse à une question de la Cour, la requérante indiqua, dans ses observations complémentaires du 11 mars 2024, que le dossier n’avait connu aucune évolution et que les fonds étaient toujours gelés.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

23. Dans ses passages pertinents en l’espèce, l’article 9 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale dispose ce qui suit :

« (1) La chambre du conseil examine d’office la régularité formelle de la procédure. Si elle constate une cause de nullité, elle prononce la nullité de l’acte et des actes ultérieurs qui sont la suite de l’acte nul.

(2) Si des objets ou documents ont été saisis ou si des objets, documents ou informations ont été́ communiqués au juge d’instruction, leur transmission à l’État requérant est subordonnée à l’accord de la chambre du conseil.

(3) La chambre du conseil est saisie par un réquisitoire du procureur d’État en contrôle de régularité́ de la procédure et en transmission des objets, documents ou informations.

(4) A l’exception des personnes auxquelles la mesure ordonnée en exécution de la demande d’entraide n’a pas été́ révélée en vertu de l’article 7, la personne visée par l’enquête ainsi que tout tiers concerné justifiant d’un intérêt légitime personnel peut déposer un mémoire contenant des observations sur la régularité́ de la procédure auprès du greffe de la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement.

Une demande en restitution peut également être formée dans le mémoire contenant les observations sur la régularité de la procédure.

Tout mémoire doit être déposé, sous peine de forclusion, dans un délai de dix jours à partir de la notification de l’acte à la personne auprès de laquelle la mesure ordonnée est exécutée. (...) »

Selon l’article 10 de la loi, la chambre du conseil statue par une même ordonnance sur la régularité de la procédure, la transmission à l’État requérant des objets, documents ou informations ainsi que sur les observations et demandes de restitution formulées dans les mémoires présentés en vertu de l’article 9 de ladite loi. Pareille ordonnance n’est susceptible d’aucun recours.

24. L’article 11 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale se lit ainsi en ses passages pertinents en l’espèce :

« (1) Si des biens autres que ceux visés à l’article 9 ont été saisis en exécution d’une demande d’entraide, le propriétaire ainsi que toute personne ayant des droits sur ces biens, peut en réclamer la restitution jusqu’à la saisine du tribunal correctionnel d’une demande tendant à l’exequatur d’une décision étrangère de confiscation ou de restitution portant sur ces biens.

(2) Il dépose à cette fin au greffe de la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement compétent une requête signée par un avocat à la Cour et en l’étude duquel domicile est élu, le tout sous peine d’irrecevabilité de la requête. (...)

(3) Au cas où une requête prévue aux paragraphes (1) et (2) du présent article a été déposée, il est procédé comme suit :

a) Huit jours au moins avant l’audience, le greffier convoque le requérant en son domicile élu et son conseil par lettres recommandées à la poste, accompagnées d’un avis de réception, en leur faisant connaître les jours, heure et lieu de l’audience.

b) Ce délai n’est pas susceptible d’augmentation en raison de la distance.

c) La chambre du conseil statue par ordonnance motivée, après avoir entendu, le cas échéant, les conseils et les parties, le conseil des requérants ainsi que le procureur d’État en leurs conclusions.

d) L’ordonnance de la chambre du conseil n’est exécutoire qu’après l’écoulement du délai d’appel.

e) Le greffier opère la notification de l’ordonnance de la chambre du conseil par pli fermé et recommandé à la poste, accompagné d’un avis de réception au domicile élu.

(4) Les ordonnances de la chambre du conseil sont susceptibles d’appel:

- par le procureur général d’État et le procureur d’État, dans tous les cas;

- par le requérant, si l’ordonnance préjudicie à ses droits.

L’appel doit être interjeté dans les délais suivants, sous peine de forclusion:

- par le procureur général d’État, dans les dix jours à partir de l’ordonnance de la chambre du conseil;

- par le procureur d’État, dans les trois jours à partir de l’ordonnance de la chambre du conseil;

- par la partie requérante, dans les trois jours à partir de la notification de l’ordonnance de la chambre du conseil.

(5) La procédure devant la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement est applicable devant la chambre du conseil de la cour d’appel.

(6) L’arrêt de la chambre du conseil de la cour d’appel est exécutoire sans autre formalité.

(7) Aucun pourvoi en cassation n’est admissible. »

25. L’article 7 de ladite loi est libellé comme suit en sa partie pertinente en l’espèce ;

« Les établissements de crédit ainsi que leurs dirigeants et employés ne peuvent pas révéler au client concerné ou à des personnes tierces, sans le consentement exprès préalable de l’autorité ayant ordonné la mesure, que la saisie de documents ou la communication de documents ou d’informations a été ordonnée par le juge d’instruction en exécution d’une demande d’entraide. (...) »

L’interdiction ainsi énoncée s’apparente à celle que la loi relative à la lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme prévoit à l’égard des professionnels y étant soumis et des dirigeants et employés de ceux-ci, lesquels ne peuvent révéler au client ou à des personnes tierces que des informations sont, seront ou ont été communiquées ou fournies aux autorités en exécution de cette législation.

L’obligation de confidentialité porte sur la saisie ou la communication de documents ou d’informations. A contrario, elle ne s’étend pas à la saisie de fonds placés en compte.

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE NO 1

26. La requérante se plaint de la saisie des avoirs dont elle disposait sur un compte bancaire luxembourgeois, estimant que la mesure en question, outre qu’elle n’était pas assortie de garanties procédurales, n’était pas prévue par la loi, qu’elle ne poursuivait pas un but légitime et qu’elle était disproportionnée. Elle allègue que l’argent saisi s’élevait à 2 605 589 USD, ce qui constituait selon elle la quasi-totalité des actifs de la société, alors, ajoute-t-elle, que l’opération suspecte portait sur 295 058 dollars américains (USD). Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

1. Sur la recevabilité

27. Le Gouvernement considère que la requérante aurait pu et dû soulever le grief relatif au caractère disproportionné de la saisie par le biais d’un mémoire fondé sur l’article 9 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale (paragraphe 23 ci-dessus). Il explique que selon la jurisprudence relative à l’article 7 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale, une banque a le droit d’informer un client de l’exécution d’une ordonnance de saisie sur ses avoirs en compte et de le mettre ainsi en mesure de déposer un mémoire dans les délais légaux (paragraphe 25 ci-dessus). Il estime, à cet égard, que la requérante, titulaire du compte bancaire sur lequel étaient inscrits les avoirs saisis, avait la qualité de « tiers concerné », au sens de l’article 9(4) la loi sur l’entraide judiciaire internationale, et justifiait d’un intérêt personnel légitime. Il soutient que tout grief concernant l’irrégularité ou l’illégalité de la procédure doit être présenté dans le cadre du mémoire visé à l’article 9(4), et qu’il en est de même du moyen tiré de ce que l’étendue de la saisie des fonds ne correspond pas directement aux faits à l’origine de la demande d’entraide, aspect sous lequel les doléances formulées par la requérante auraient pu, d’après lui, être analysées. Le Gouvernement conclut qu’une demande formée sur le fondement de l’article 11 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale ne peut donc être l’occasion de revenir sur la question de la régularité de la procédure, question qui, expose-t-il, a déjà été tranchée d’office par la chambre du conseil, conformément à l’article 9 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale. Dans ses observations complémentaires du 3 avril 2024, le Gouvernement reproche en outre à la requérante de ne pas avoir fait usage de son droit de solliciter un relevé de forclusion auprès de la chambre du conseil du tribunal d’arrondissement.

28. La requérante réplique que la banque ne l’a pas informée de l’ordonnance de saisie du 5 décembre 2018 et que, de ce fait, il ne lui était pas possible de déposer utilement un mémoire sur le fondement de l’article 9 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale dans le délai prescrit par celui‑ci. Elle explique, sur ce point, qu’aucune disposition de la loi n’oblige les établissements bancaires à informer les personnes concernées de la saisie dont elles font l’objet. Or, ajoute-t-elle, faire valoir un grief tiré de l’irrégularité de la procédure de saisie repose sur la prémisse que la banque ait averti avant l’écoulement du délai de dix jours le client en cause de l’exécution de la mesure. La requérante allègue que la décision relative à la saisie litigieuse lui a été notifiée cinq mois après son adoption, soit trois mois après que la chambre du conseil eût déclaré la procédure régulière, et elle soutient, en conclusion, que la thèse du Gouvernement selon laquelle elle aurait dû produire un mémoire en vertu l’article 9 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale repose sur une exigence qui était légalement impossible en l’espèce.

29. La Cour considère que l’exception formulée par le Gouvernement est si étroitement liée à la substance du grief de la requérante qu’il y a lieu de la joindre au fond.

30. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) La requérante

31. La requérante estime que la saisie des avoirs sur son compte bancaire était disproportionnée et que le juste équilibre à ménager a dès lors été rompu. Elle allègue que la saisie excède, dans des proportions qu’elle estime extrêmes et de manière injustifiée selon elle, la somme faisant l’objet des investigations, ajoutant à cet égard qu’elle n’est pas défendeur à la procédure et qu’elle n’a même pas été citée comme témoin ou tiers au Pérou. Elle considère que les autorités luxembourgeoises et péruviennes auraient pu assurer par des moyens moins intrusifs le respect de leurs engagements internationaux en matière de coopération judiciaire et la sécurisation d’une éventuelle future confiscation.

32. Elle expose qu’aucune autorité péruvienne, lors de la demande d’entraide judiciaire internationale, ou luxembourgeoise, dans le cadre de l’émission de l’ordonnance de saisie ou de l’examen des recours de la requérante, n’a évalué la proportionnalité de la mesure ou fait l’effort de justifier la différence entre le montant objet des infractions poursuivies et celui des avoirs saisis. Elle est d’avis que le simple fait que, ainsi que l’affirment les autorités luxembourgeoises, celles-ci ne puissent contrôler ou limiter le montant saisi indique que le droit national luxembourgeois n’est pas adapté aux exigences de protection des droits de propriété reconnues par la Cour.

33. Elle affirme que le blocage du compte, qui serait son seul actif, a engendré une cessation des activités de la société et l’a amenée à s’endetter afin de pouvoir respecter ses engagements auprès de ses clients, et elle en déduit que la saisie a imposé à l’entreprise une charge disproportionnée. De plus, d’après la requérante, ladite charge disproportionnée n’est pas seulement d’ordre économique, mais découlerait également de l’incertitude procédurale liée à la notification tardive de l’information de la saisie et, par suite, à l’impossibilité pour elle de déposer un mémoire dans le délai prescrit par l’article 9 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale.

b) Le Gouvernement

34. Le Gouvernement expose que la saisie des fonds litigieuse est intervenue dans le cadre de la loi sur l’entraide judiciaire internationale, et que celle-ci vise à une coopération étroite entre États en vue de combattre la criminalité organisée. Dans ce contexte, les autorités luxembourgeoises requises contrôleraient l’existence d’un lien entre les faits et l’objet de la mesure sollicitée, mais pas l’opportunité de cette dernière.

35. Le Gouvernement ajoute qu’en l’espèce, les autorités péruviennes ont, dans le cadre de leur demande d’entraide internationale du 22 novembre 2018, sollicité le gel immédiat du compte bancaire de la requérante au motif que la saisie des avoirs était nécessaire afin de garantir la confiscation ultérieure des fonds dans le cadre de la procédure pénale menée au Pérou. Il précise que cette demande était additionnelle à une demande d’entraide initiale du 5 juillet 2018, et que celle-ci contenait un exposé détaillé des faits et des flux financiers en cause. Ainsi, selon le Gouvernement, les faits à l’origine de la demande étaient en lien direct avec la mesure coercitive sollicitée, et les autorités luxembourgeoises ont par conséquent procédé à l’exécution de ladite demande, à savoir la saisie de tous les fonds inscrits sur le compte de la requérante.

36. Le Gouvernement soutient enfin qu’une limitation de la saisie des avoirs à un certain montant n’aurait pu intervenir qu’à la suite d’un examen du fond du litige par les autorités luxembourgeoises requises, et que, ce faisant, celles-ci auraient outrepassé leurs pouvoirs. En effet, d’après lui, le rôle des autorités luxembourgeoises dans le cadre de l’exécution d’une demande d’entraide internationale se borne à celui de mandataire agissant au nom et pour compte de l’État requérant.

2. Appréciation de la Cour

37. La Cour a rappelé les principes généraux qui s’appliquent, sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, en cas de saisie de biens dans l’arrêt Shorazova c. Malte (no 51853/19, §§ 103-105, 3 mars 2022), auquel elle se réfère.

38. Le 5 décembre 2018, le juge d’instruction luxembourgeois a ordonné, en exécution d’une demande d’entraide judiciaire internationale additionnelle émise le 22 novembre 2018 par le parquet de Lima, une perquisition ainsi que la saisie des avoirs inscrits sur le compte bancaire de la requérante (paragraphe 14 ci-dessus). Les parties s’accordent sur le fait que cette saisie visait à garantir la confiscation ultérieure des fonds dans le cadre de la procédure ouverte par les autorités pénales péruviennes.

39. Les fonds ont ainsi été saisis à hauteur de 2 605 589 USD, ce qui, d’après la requérante, constituait la quasi-totalité de ses actifs et l’a amenée à s’endetter par la suite. La requérante a formé, en vain, plusieurs recours contre la saisie, auprès des autorités aussi bien péruviennes que luxembourgeoises.

40. La Cour estime que l’ordonnance du 5 décembre 2018 relative à la saisie des avoirs inscrits sur le compte bancaire constitue une ingérence dans la jouissance du droit de la requérante au respect de ses biens.

41. La Cour rappelle que le gel d’avoirs prononcé dans le cadre d’une procédure pénale en vue de les garder disponibles pour faire face à une éventuelle sanction pécuniaire doit être analysé au regard de l’article 1, deuxième alinéa, du Protocole no 1, qui permet notamment aux États de contrôler l’utilisation de biens pour garantir le paiement des sanctions (Shorazova, précité, § 104). Selon la Cour, il en est de même lorsqu’un État a imposé le gel dans le contexte de l’entraide judiciaire internationale, sur requête des autorités d’un autre État dans lequel des procédures pénales ont été engagées.

42. Dans de tels cas, outre le point de savoir si la mesure était prévue par la loi, « conforme à l’intérêt général » et proportionnée au but recherché, une question peut également se poser, en fonction des circonstances de l’espèce, quant au respect des obligations procédurales inhérentes à l’article 1 du Protocole no 1. En effet, conformément à la jurisprudence constante de la Cour, nonobstant le silence dudit article en matière d’exigences procédurales, une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par cette disposition. Une ingérence dans les droits prévus par l’article 1 du Protocole no 1 ne peut ainsi avoir de légitimité en l’absence d’un débat contradictoire et respectueux du principe de l’égalité des armes, qui permette de discuter des aspects présentant de l’importance pour l’issue de la cause. Pour s’assurer du respect de cette condition, il y a lieu de considérer les procédures applicables d’un point de vue général (G.I.E.M. S.r.l. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 302, 28 juin 2018).

43. La saisie litigieuse a été ordonnée conformément à la loi sur l’entraide judiciaire internationale, de sorte qu’il s’agit d’une ingérence prévue par la loi.

44. La mesure en question vise en outre à la coopération entre États en vue de combattre la criminalité organisée, et tend à empêcher un usage illicite et dangereux pour la société de biens dont la provenance légitime n’a pas été démontrée. Elle poursuit donc un but légitime.

45. Il reste par conséquent à vérifier la proportionnalité de ladite ingérence.

46. Dans le cadre de cet examen, la Cour va se pencher sur la question de savoir si la requérante avait la possibilité de contester la mesure et de solliciter le déblocage, au moins partiel, de l’argent saisi par les autorités luxembourgeoises, question qui est indissolublement liée à celle de l’effectivité des recours judiciaires. La Cour est, certes, consciente de l’importance que revêt pour les États membres la lutte contre le blanchiment de capitaux issus d’activités illicites et pouvant servir à financer des agissements criminels. Les juridictions internes n’en sont toutefois pas moins tenues à une obligation de contrôle face à un grief sérieux et fondé de défaillance dans la protection d’un droit consacré par la Convention.

47. Lorsqu’une saisie est effectuée par les autorités luxembourgeoises à la suite d’une demande émanant d’une autorité étrangère, l’article 9 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale prévoit un contrôle d’office de la régularité de la procédure (paragraphe 23 ci-dessus). Dans le cadre de cette procédure, le « tiers concerné » peut présenter un « mémoire » dans un délai de dix jours à partir de la notification de la saisie à la banque.

48. Dans le cas où la banque révèle l’existence de l’ordonnance de saisie des avoirs au client qui en fait l’objet, ce dernier peut utilement déposer un mémoire et faire valoir ses arguments, y compris ceux tendant à une restitution des fonds saisis.

49. Il en va autrement si la banque fait le choix de ne pas dévoiler l’existence d’une telle ordonnance au client concerné. La loi sur l’entraide judiciaire internationale ne prévoit en effet aucun mécanisme obligatoire en vue d’assurer que le tiers concerné soit informé de la demande d’entraide judiciaire internationale relative à une saisie de fonds ou d’avoirs bancaires (paragraphe 25 in fine ci-dessus). En pareille hypothèse, ledit client ignore donc que le délai de forclusion de dix jours prévu à l’article 9 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale a commencé à courir.

50. Or, tel était précisément le cas en l’espèce. Ainsi, la requérante indique sans être contredite par le Gouvernement, qu’elle n’a appris l’existence de l’ordonnance de saisie du 5 décembre 2018 qu’après l’échéance du délai prévu par l’article 9 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale pour l’introduction d’un mémoire. L’intéressée ne pouvait en effet constater l’application de la mesure de saisie de son propre chef, les fonds lui étant en tout état de cause inaccessibles en vertu de la mesure de blocage, qu’elle avait du reste contestée (paragraphes 5 et 7 ci-dessus). L’ordonnance de la chambre du conseil du 1er février 2019 a dès lors été rendue sans que la requérante n’ait pu présenter de mémoire (paragraphe 16 ci-dessus).

51. Lorsque la requérante a introduit, ultérieurement, une demande en restitution en vertu de l’article 11 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale, sa requête a été rejetée comme étant non fondée.

En effet, la chambre du conseil du tribunal a estimé, dans son ordonnance du 4 mars 2020, qu’il n’existait pas de circonstances exceptionnelles de nature à justifier un déblocage même partiel des avoirs saisis. Elle a ajouté ne pas pouvoir examiner, dans la procédure en cause, le moyen tiré du caractère disproportionné de la saisie, dès lors que la régularité formelle de la procédure avait été constatée dans le cadre de l’ordonnance du 1er février 2019, laquelle avait été rendue sans qu’un mémoire exposant cette critique n’eût été produit par la requérante (paragraphe 20 ci-dessus).

La chambre du conseil de la Cour d’appel a confirmé l’ordonnance du 4 mars 2020, précisant en outre qu’il appartenait aux titulaires des biens saisis de s’adresser aux autorités de l’État requérant pour solliciter la mainlevée de la saisie. Elle a ajouté que « si certes, sais[ie] par [F.], la Cour supérieure de justice spécialisée péruvienne a[vait] déclaré irrecevable la demande en mainlevée de la procédure luxembourgeoise de saisie, ce fait n’a[vait] cependant aucune incidence sur les conditions légales régissant au Luxembourg une demande en restitution formulée en raison d’une saisie opérée sur base d’une sollicitation d’entraide judiciaire internationale » (paragraphe 21 ci-dessus).

52. Il en résulte qu’à aucun moment les autorités luxembourgeoises n’ont procédé à une évaluation de la proportionnalité de la mesure qui, de par sa nature et son ampleur, apparaissait a priori comme importante et sévère et qui, au demeurant, perdure depuis six ans.

53. Le Gouvernement ne saurait utilement invoquer le fait que, aux termes de l’article 9 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale, le législateur a confié à la chambre du conseil le soin d’examiner d’office la régularité de la procédure. En effet, la motivation fournie par la chambre du conseil dans son ordonnance du 1er février 2019 est, en elle-même, une parfaite illustration de l’absence d’examen minutieux de la situation pertinente, puisque ladite juridiction déclare « se limit[er] à constater la régularité purement formelle des actes d’exécution de la demande d’entraide » (paragraphe 16 ci-dessus).

54. En conclusion, les autorités luxembourgeoises n’ont à aucun stade de la procédure déterminé si l’équilibre requis était atteint d’une manière conforme à l’article 1 du Protocole no 1.

55. Or, il appartenait aux juridictions internes de s’assurer que le gel des avoirs de la requérante ne causerait pas plus de dommages que ceux qui découlent inévitablement de pareille mesure (Apostolovi c. Bulgarie, no 32644/09, § 104, 7 novembre 2019). En effet, la Cour a déjà indiqué par le passé que si toute saisie entraîne un préjudice, le préjudice réel subi par les personnes affectées par une mesure de ce type ne doit pas, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, être plus important que celui qui est inévitable. Certes, la Cour est consciente des difficultés inhérentes à la coopération internationale. Toutefois, même lorsqu’une mesure a été ordonnée dans le contexte d’une demande d’entraide judiciaire internationale émanant d’un autre État, comme c’était le cas en l’espèce, les autorités nationales se doivent d’appliquer en substance lesdits principes, et cela même en tenant compte des caractéristiques et mécanismes particuliers liés à l’entraide judiciaire internationale.

56. En l’espèce, la Cour se doit de constater que la portée du contrôle effectué par les juridictions luxembourgeoises était trop étroite pour satisfaire à l’exigence du respect d’un « juste équilibre » inhérente au second paragraphe de l’article 1 du Protocole no1.

57. Cette conclusion s’impose d’autant plus que le Pérou n’a pas davantage examiné la question en cause (paragraphe 18 ci-dessus).

58. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que les juridictions nationales n’ont pas offert à la requérante une possibilité raisonnable de faire valoir son point de vue dans le cadre d’une procédure contradictoire (voir, a contrario, Telbis et Viziteu c. Roumanie, no 47911/15, § 81, 26 juin 2018, et Ipek c. Turquie (déc.), no 4158/19, § 83, 21 septembre 2021).

59. Cette situation résulte, d’une part, de la loi sur l’entraide judiciaire internationale, qui ne prévoit pas la communication de l’information relative à la mesure de saisie au client de la banque concerné (lequel est, au final, en tant que déposant des fonds, la personne principalement visée par la mesure en question) et, d’autre part, de la décision des juridictions nationales de ne pas analyser les moyens invoqués par la requérante sur le terrain de l’article 11 de ladite loi.

60. Rappelant qu’il incombe en premier lieu aux Parties contractantes de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles, la Cour estime que les États sont mieux placés pour choisir les moyens propres à garantir un système judiciaire conforme aux exigences de la Convention. Ainsi, il ne lui appartient pas de se prononcer sur la question de savoir lequel des deux recours luxembourgeois – prévus respectivement à l’article 9 et à l’article 11 de la loi sur l’entraide judiciaire internationale – est le plus apte à assurer le respect desdites exigences conventionnelles. En l’occurrence, c’est bien l’absence de tout recours qui est problématique et amène au constat de violation.

61. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour conclut qu’en l’espèce, la saisie des actifs de la société constitue une ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens qui, en l’absence de recours permettant de contester utilement la mesure, était disproportionnée au regard du but légitime poursuivi.

62. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement.

63. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention.

2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

64. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

65. La requérante demande 3 853 360,13 euros (EUR) pour dommage matériel et 10 000 EUR au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.

66. Le Gouvernement conteste les prétentions de la requérante.

67. La Cour rappelle qu’elle a conclu à une violation de l’article 1 du Protocole no 1 sous son volet procédural. Elle estime qu’elle ne saurait se livrer à des spéculations quant à l’issue qu’aurait connue la procédure si la requérante avait pu exercer utilement un recours en la matière. Elle rejette donc la demande formulée pour dommage matériel. Elle considère en outre que le constat de violation auquel elle est parvenue constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout préjudice moral subi par la requérante.

2. Frais et dépens

68. La requérante réclame 91 768,65 EUR au titre des frais et dépens qu’elle dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et aux fins de la procédure suivie devant la Cour.

69. Le Gouvernement conteste la demande de la requérante.

70. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 11 500 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception de non-épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement et déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 et rejette l’exception du Gouvernement susmentionnée ;
3. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par la requérante ;
4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 11 500 EUR (onze mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme par la requérante, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 octobre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Martina Keller Mattias Guyomar
Greffière adjointe Président


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