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30/06/2016 | CEDH | N°001-164204

CEDH | CEDH, AFFAIRE DUCEAU c. FRANCE, 2016, 001-164204


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE DUCEAU c. FRANCE

(Requête no 29151/11)

ARRÊT

STRASBOURG

30 juin 2016

DÉFINITIF

30/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Duceau c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Erik Møse,
André Potocki,
Faris Vehabović,
Síofra

O’Leary,
Mārtiņš Mits, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 juin 2016,

Rend l’arrêt ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE DUCEAU c. FRANCE

(Requête no 29151/11)

ARRÊT

STRASBOURG

30 juin 2016

DÉFINITIF

30/09/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Duceau c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Khanlar Hajiyev,
Erik Møse,
André Potocki,
Faris Vehabović,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 juin 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 29151/11) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Jacques Duceau (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 avril 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me J.-P. Caston, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant allègue la violation du principe du contradictoire et de son droit d’accès à un tribunal, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

4. Le 11 décembre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1955 et réside à Vitry-Le-François.

6. Dans le cadre de difficultés rencontrées pour l’exercice d’un droit de visite et d’hébergement de son fils, le requérant sollicita le concours d’un huissier de justice. Estimant que ce dernier avait omis d’indiquer des informations essentielles dans son constat, le requérant saisit le président de la chambre départementale pour s’en plaindre.

7. L’huissier ayant remis au président de la chambre départementale un exemplaire du constat litigieux, dont le requérant affirme qu’il n’était pas conforme à celui dressé, ce dernier, assisté d’un avocat, Me D.C., porta plainte avec constitution de partie civile des chefs de faux et usage de faux contre personne non dénommée.

8. Au cours de cette procédure, le requérant changea d’avocat. Il désigna Me L., avocat inscrit au barreau de Reims. Le 11 juillet 2008, celui-ci adressa au juge d’instruction un courrier composé d’une lettre, dans laquelle il déclara agir en qualité de nouveau conseil du requérant, ainsi que d’observations aux fins de demande d’actes. Le 23 juillet 2008, Me L. présenta par courrier avec accusé de réception les mêmes observations adressées au procureur de la République à la suite du réquisitoire définitif de ce dernier.

9. Par une ordonnance du 14 août 2008, le juge d’instruction refusa une mesure d’instruction complémentaire pour cause d’irrecevabilité de la constitution de Me L. Il considéra qu’au regard des dispositions de l’article 115 du code de procédure pénale (paragraphe 20 ci-dessous), l’avocat était dépourvu de qualité à agir et des pouvoirs nécessaires pour représenter son client.

10. Les 16 et 18 août 2008, par lettres recommandées avec accusé de réception, le requérant informa, d’une part, le juge d’instruction et, d’autre part, son greffier, de son changement d’avocat avec la désignation de Me L.

11. Le 19 août 2008, le requérant, par l’intermédiaire de Me L., interjeta appel de l’ordonnance du 14 août.

12. Le 31 décembre 2008, le président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Reims dit n’y avoir lieu de saisir la chambre de cet appel, en raison de l’irrecevabilité de la requête pour défaut de qualité à agir de Me L.

13. Par une ordonnance du 29 juin 2009, le juge d’instruction dit n’y avoir lieu à suivre la plainte, tout en déclarant irrecevables les observations présentées par Me L. le 23 juillet 2008. Il releva que, à la date du dépôt de ces observations, le requérant n’avait pas encore fait de déclaration au greffier du juge d’instruction pour désigner Me L., mais qu’il avait finalement satisfait aux formalités de désignation à la suite de l’ordonnance d’irrecevabilité rendue le 14 août 2008. Le juge d’instruction indiqua ensuite que malgré cette désignation, et alors qu’il était encore dans les délais, Me L. n’avait pas réitéré ses observations dans les formes requises par les dispositions du code de procédure pénale.

14. Le requérant interjeta appel de cette ordonnance.

15. Dans ses réquisitions du 23 septembre 2009, versées au dossier, le parquet général conclut à l’irrecevabilité de l’appel de l’ordonnance de non-lieu, faute pour Me L. d’avoir qualité pour agir en raison des conditions de sa désignation.

16. Par un arrêt du 23 novembre 2009, la chambre de l’instruction déclara l’appel irrecevable, en motivant sa décision comme suit :

« Attendu que cet appel a été interjeté par Me L., se disant avocat de la partie civile;

(...)

Que, sans doute, le magistrat instructeur indiquait dans l’ordonnance de non-lieu, qu’en dépit d’une ordonnance d’irrecevabilité soulevant ce problème le 14 août 2008, [le requérant] avait satisfait aux formalités de désignation ... ;

Que toutefois cette analyse est erronée ; qu’en effet, l’article 115 du code de procédure pénale, dont les dispositions ont été à maintes reprises rappelées, énonce en son deuxième alinéa : « Sauf lorsqu’il s’agit de la première désignation d’un avocat par une partie ou lorsque la désignation intervient au cours d’un interrogatoire ou d’une audition, le choix effectué par les parties en application de l’alinéa précédent doit faire l’objet d’une déclaration au greffier du juge d’instruction. La déclaration doit être constatée et datée par le greffier qui la signe ainsi que la partie concernée. ... Lorsque la partie ne réside pas dans le ressort de la juridiction compétente, la déclaration au greffier peut être faite par lettre recommandée avec demande d’avis de réception » ;

Attendu qu’à défaut de respect des formes exigées par la loi, la désignation de l’avocat est irrégulière ; que [le requérant] résidant dans le ressort du tribunal de grande instance de Châlons-en-Champagne, il ne pouvait procéder à la désignation d’un nouvel avocat par lettre recommandée avec accusé réception ; que la désignation de Me L. demeure contraire au vœu de la loi ; que cette irrégularité ne saurait être couverte par les motifs erronés de l’ordonnance critiquée ; qu’il ne s’agit pas là d’une nullité susceptible d’être couverte par un acte ultérieur, mais de la validité intrinsèque de l’acte lui-même ; qu’en conséquence, il résulte des dispositions des articles 115 et 502 du code de procédure pénale, que l’appel est irrecevable faute pour Me L. d’avoir qualité à agir (...) »

17. Le requérant forma un pourvoi en cassation. Dans son moyen unique de cassation, invoquant notamment l’article 6 § 1 de la Convention, il fit valoir que la chambre de l’instruction saisie de l’appel d’une ordonnance de non-lieu ne pouvait relever d’office l’irrecevabilité de l’appel sans avoir invité au préalable les parties à présenter leurs observations. Il estima que, dans leurs écritures d’appel, les parties n’avaient pas discuté de la recevabilité de l’appel. Il soutint également qu’il y avait nullité lorsque la méconnaissance d’une formalité substantielle prévue par une disposition de procédure avait porté atteinte aux intérêts de la partie qu’elle concerne ; toutefois, l’éventuelle méconnaissance des règles gouvernant la désignation d’un avocat ne portait pas atteinte aux droits de la défense et pouvait être régularisée par un acte ultérieur, tel que constaté par le juge d’instruction.

18. Dans son avis, l’avocat général à la Cour de cassation proposa la cassation de l’affaire. Après avoir rappelé que l’article 115 du code de procédure pénale impose aux parties un formalisme rigoureux et que la sanction de son non-respect est qu’elles ne peuvent se faire un grief de ce que l’avocat non régulièrement désigné n’aurait pas reçu les convocations ou communications prévues par la loi, il fit valoir :

« - (que) le changement d’avocat a été notifié au juge d’instruction dans une forme contre laquelle il n’a rien trouvé à redire, alors qu’il avait critiqué une première désignation, de sorte que l’avocat était fondé à considérer que sa désignation était regardée comme régulière ;

. que la partie civile n’a à aucun moment soutenu que son avocat aurait agi en dehors de ses instructions ;

. qu’elle n’a pas pu faire valoir ses observations contre l’irrégularité relevée par la chambre de l’instruction dès lors que l’arrêt critiqué ne lui a pas permis d’exprimer son point de vue. »

Il poursuivit ainsi :

« Il a en effet été mis sans débat un terme à la procédure pour un motif ne concernant qu’indirectement la régularité de l’appel, ce qui paraît contraire au respect du contradictoire résultant aussi bien de l’article préliminaire du code pénal que de l’article 6 de la Convention (...) »

19. Par un arrêt du 26 octobre 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en s’exprimant comme suit :

« Attendu que pour déclarer [l’]appel irrecevable, l’arrêt énonce que lorsque ce recours a été exercé par Me L., celui-ci n’avait pas fait l’objet, par la partie civile, d’une désignation régulière, [le requérant], domicilié dans le ressort de la juridiction compétente, ayant porté cette information à la connaissance du juge d’instruction par lettre recommandée avec accusé de réception et non par déclaration au greffier, ainsi que l’exige l’article 115 du code de procédure pénale ;

Attendu qu’en statuant ainsi, la chambre de l’instruction a justifié sa décision ;

Qu’en effet il résulte des dispositions combinées des articles 115 et 502 du code de procédure pénale que l’avocat, qui fait une déclaration d’appel, ne peut exercer ce recours, au stade de l’instruction, que si la partie concernée a préalablement fait choix de cet avocat et en a régulièrement informé la juridiction d’instruction ;

D’où il suit que le moyen, qui manque en fait en sa première branche dès lors que le ministère public avait régulièrement versé au dossier des réquisitions tendant à titre principal à faire déclarer irrecevable l’appel de la partie civile, doit être écarté. »

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

20. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale, telles qu’applicables au moment des faits, se lisent ainsi :

Article 115

« Les parties peuvent à tout moment de l’information faire connaître au juge d’instruction le nom de l’avocat choisi par elles ; si elles désignent plusieurs avocats, elles doivent faire connaître celui d’entre eux auquel seront adressées les convocations et notifications ; à défaut de ce choix, celles-ci seront adressées à l’avocat premier choisi.

Sauf lorsqu’il s’agit de la première désignation d’un avocat par une partie ou lorsque la désignation intervient au cours d’un interrogatoire ou d’une audition, le choix effectué par les parties en application de l’alinéa précédent doit faire l’objet d’une déclaration au greffier du juge d’instruction. La déclaration doit être constatée et datée par le greffier qui la signe ainsi que la partie concernée. Si celle-ci ne peut signer, il en est fait mention par le greffier. Lorsque la partie ne réside pas dans le ressort de la juridiction compétente, la déclaration au greffier peut être faite par lettre recommandée avec demande d’avis de réception.

(...) »

Article 194

« Le procureur général met l’affaire en état dans les quarante-huit heures de la réception des pièces en matière de détention provisoire et dans les dix jours en toute autre matière ; il la soumet, avec son réquisitoire, à la chambre de l’instruction.

(...) »

Article 197

« Le procureur général notifie par lettre recommandée à chacune des parties et à son avocat la date à laquelle l’affaire sera appelée à l’audience. La notification est faite à la personne détenue par les soins du chef de l’établissement pénitentiaire qui adresse, sans délai, au procureur général l’original ou la copie du récépissé signé par la personne. La notification à toute personne non détenue, à la partie civile ou au requérant mentionné au cinquième alinéa de l’article 99 est faite à la dernière adresse déclarée tant que le juge d’instruction n’a pas clôturé son information.

Un délai minimum de quarante-huit heures en matière de détention provisoire, et de cinq jours en toute autre matière, doit être observé entre la date d’envoi de la lettre recommandée et celle de l’audience.

Pendant ce délai, le dossier est déposé au greffe de la chambre de l’instruction et tenu à la disposition des avocats des personnes mises en examen et des parties civiles dont la constitution n’a pas été contestée ou, en cas de contestation, lorsque celle-ci n’a pas été retenue.

Copie leur en est délivrée sans délai, à leurs frais, sur simple requête écrite. Ces copies ne peuvent être rendues publiques. »

Article 502

« La déclaration d’appel doit être faite au greffier de la juridiction qui a rendu la décision attaquée.

Elle doit être signée par le greffier et par l’appelant lui-même, ou par un avocat, ou par un fondé de pouvoir spécial ; dans ce dernier cas, le pouvoir est annexé à l’acte dressé par le greffier. Si l’appelant ne peut signer, il en sera fait mention par le greffier.

Elle est inscrite sur un registre public à ce destiné et toute personne a le droit de s’en faire délivrer une copie. »

21. L’article 115 du code de procédure pénale a été modifié par la loi no 2004-204 du 9 mars 2004, à la suite du souhait émis par la Cour de cassation, dans son rapport annuel de 1995, d’instituer plus de formalisme dans la désignation d’un nouvel avocat, et ce afin d’éviter des risques d’annulation de la procédure. Selon la circulaire Crim 04-16 E8 du garde des sceaux, ministre de la Justice, du 16 septembre 2004, expliquant la portée des modifications par la loi précitée, il arrivait parfois, notamment devant la chambre d’instruction, que le dernier avocat désigné par une partie ne soit pas convoqué, faute pour la juridiction d’avoir eu connaissance de cette désignation.

22. Dans un arrêt du 9 avril 2013 (pourvoi no 13-80.502), la Cour de cassation a été amenée à statuer sur un pourvoi formé par une personne mise en examen, sans être placée en détention provisoire par le juge des libertés et de la détention, contrairement aux réquisitions du ministère public qui a interjeté appel de l’ordonnance. Cette personne, qui avait fait choix d’un premier avocat pour l’assister, a, par lettre adressée au seul président de la chambre de l’instruction, désigné un second avocat. L’avis en vue de l’audience devant la chambre de l’instruction, qui a décidé le placement en détention provisoire de l’intéressé, avait été adressé à ce dernier, qui n’a pas comparu, et au deuxième avocat, qui a déposé un mémoire mais a été substitué à l’audience par un troisième avocat, entendu en ses observations. Pour obtenir l’annulation de l’arrêt le plaçant en détention provisoire, le mis en examen faisait valoir que, puisqu’il n’avait pas déclaré choisir un nouvel avocat auprès du greffier du juge d’instruction, seul le premier avocat aurait dû être avisé de l’audience et avait qualité pour le défendre. La Cour de cassation a rejeté ce moyen en considérant que « le demandeur ne saurait se faire un grief de ce que [le premier avocat] choisi n’ait pas été avisé, dès lors que l’irrégularité invoquée n’a pas eu pour effet de porter atteinte à ses intérêts, le second avocat choisi ayant déposé un mémoire devant la chambre de l’instruction et ayant été substitué à l’audience ».

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

23. Le requérant allègue une violation du principe du contradictoire, ainsi que de son droit d’accès à un tribunal. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

24. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

25. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle la déclare donc recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

26. Le requérant dénonce une violation du principe du contradictoire, en ce que la chambre de l’instruction de la cour d’appel a retenu d’office l’irrecevabilité de l’appel sans inviter au préalable les parties à présenter leurs observations. Il estime notamment que le Gouvernement admet que la Cour de cassation n’a pas suffisamment motivé son arrêt, dès lors qu’elle se borne à affirmer que le ministère public a régulièrement versé au dossier des réquisitions tendant à titre principal à l’irrecevabilité de son appel. Il considère qu’il n’est pas établi qu’il en aurait eu connaissance.

27. S’agissant de l’atteinte au droit d’accès à un tribunal, il critique la décision d’irrecevabilité de son appel. Le requérant ne trouve pas, dans la distinction opérée par l’article 115 du code de procédure pénale, à savoir selon que l’intéressé réside ou non dans le ressort de la juridiction compétente, de but légitime destiné à protéger les droits de la défense et à garantir la sécurité juridique. Il considère que l’obligation d’effectuer un déplacement de quatre-vingts kilomètres et de faire recueillir la déclaration par le greffier lui-même, constitue une véritable contrainte qui souligne l’inanité de cette règle et l’existence d’un formalisme excessif. Le requérant rappelle en outre que le juge d’instruction avait indiqué, dans son ordonnance de non-lieu, qu’il avait finalement satisfait aux formalités de désignation de son avocat, ce que l’avocat général près la Cour de cassation a également relevé.

28. S’il peut admettre que des formalités soient instaurées pour éviter des annulations de procédure, il ne voit pas en quoi la déclaration au greffe serait une « formalité simple et rapide » et considère qu’un envoi postal pourrait lui être préféré quel que soit le lieu de résidence de la partie intéressée. Il considère que la décision d’irrecevabilité de son appel souffre d’un formalisme excessif et que, au vu des conséquences entraînées par cette décision, il s’est vu imposer une charge disproportionnée.

29. Le Gouvernement estime tout d’abord, s’agissant du respect du contradictoire, que, contrairement à ce que soutient le requérant, la cour d’appel n’a pas soulevé d’office l’irrecevabilité de l’appel tenant au défaut de qualité pour agir de Me L. Il souligne en effet que l’irrecevabilité avait été soulevée par le ministère public dès son réquisitoire écrit, daté du 2 septembre 2009, ce dont il est fait mention dans l’arrêt de la Cour de cassation. Il rappelle par ailleurs que les articles 194 et 197 du code de procédure pénale prévoient expressément que le procureur général doit mettre l’affaire en état et la soumettre, avec son réquisitoire, dans de brefs délais, le dossier étant tenu à la disposition des avocats des parties, qui peuvent en obtenir une copie, avant l’audience. De plus, dès lors que le requérant et son avocat étaient présents à l’audience, ils auraient pu répliquer aux réquisitions orales du ministère public, voire solliciter un report s’ils avaient souhaité préparer leur réplique.

30. Il considère ensuite que le droit d’accès à un tribunal n’a pas été méconnu en l’espèce. La règle de l’article 115 du code de procédure pénale opposée au requérant assure aux justiciables une certaine sécurité juridique, en évitant que des actes d’instruction soient déclarés nuls a posteriori, tout en leur garantissant le respect des droits de la défense et leur représentation par un avocat. Le formalisme qui doit être respecté afin d’informer le juge d’instruction d’un changement d’avocat poursuit donc un but légitime. Selon lui, il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, puisque la déclaration au greffe est une formalité simple et rapide pour éviter des annulations de procédure. Il ajoute que ce formalisme ne concerne que les hypothèses de changement d’avocat ou de désignation d’un ou plusieurs nouveaux avocats et qu’il s’applique à toutes les parties.

31. Le Gouvernement relève un certain nombre d’éléments factuels qui l’amènent à conclure que l’application de cette règle n’a pas violé le droit du requérant d’accès à un tribunal. D’une part, dans son ordonnance du 14 août 2008, le juge d’instruction a rejeté la demande d’acte en se fondant expressément sur l’article 115 du code de procédure pénale. D’autre part, dans son ordonnance du 31 décembre 2008, le président de la chambre d’instruction a également repris les termes de cette disposition légale. Pour le Gouvernement, le requérant pouvait donc régulariser la désignation de Me L. dès 2008. Il n’apporte pas la preuve qu’un déplacement au greffe était excessif, dès lors qu’il habitait bien dans le ressort du tribunal saisi. Enfin, le Gouvernement souligne que son avocat, Me L., en sa qualité de professionnel du droit, ne pouvait ignorer qu’il lui était impossible d’interjeter appel s’il n’était pas valablement désigné.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur le respect du contradictoire

32. La Cour constate d’emblée que la communication de la requête au Gouvernement a permis d’établir que le ministère public avait pris des réquisitions écrites concluant à l’irrecevabilité de l’appel tenant au défaut de qualité pour agir de Me L. Elle note par ailleurs que, conformément aux dispositions des articles 194 et 197 du code de procédure pénale (paragraphe 20 ci-dessus), d’une part, ces réquisitions ont effectivement été versées au dossier de la procédure, comme en atteste l’arrêt de la Cour de cassation, ce que ne conteste pas le requérant, et, d’autre part, elles étaient à la disposition des conseils des parties. L’avocat du requérant pouvait dès lors le consulter avant l’audience devant la chambre de l’instruction, voire, le cas échéant, en obtenir une copie à sa demande. Partant, indépendamment du fait que le requérant et son avocat, présents à l’audience de la chambre de l’instruction, auraient pu à nouveau prendre connaissance de ces réquisitions présentées oralement par le ministère public, la Cour estime que le requérant a été mis en mesure de s’exprimer dans des conditions satisfaisantes, de sorte que le principe du contradictoire n’a pas été méconnu de ce chef (voir, par exemple, Yvon c. France, no 44962/98, 24 avril 2003 et, a contrario, Clinique des Acacias et autres c. France, nos 65399/01, 65405/01 et 65407/01, 13 octobre 2005).

33. Il s’ensuit que l’article 6 § 1 de la Convention n’a pas été violé sur ce point.

b) Sur le droit d’accès à un tribunal

34. La Cour constate que le requérant se plaint essentiellement de ce que la décision d’irrecevabilité de son appel, en lien avec la désignation de son nouvel avocat, souffre d’un formalisme excessif.

35. Elle rappelle à ce titre que le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (voir, entre autres, García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000‑II, et Walchli c. France, no 35787/03, § 28, 26 juillet 2007). Néanmoins, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, ces limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Nedzela c. France, no 73695/01, § 45, 27 juillet 2006, Kemp et autres c. Luxembourg, no 17140/05, § 47, 24 avril 2008, et Henrioud c. France, no 21444/11, § 56, 5 novembre 2015).

36. La Cour rappelle également qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Cela est particulièrement vrai s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles procédurales. La réglementation relative aux formalités et aux délais à observer pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, de la sécurité juridique. Les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. Toutefois, les règles en question, ou l’application qui en est faite, ne devraient pas empêcher le justiciable d’utiliser une voie de recours disponible (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Barbier c. France, no 76093/01, § 26, 17 janvier 2006, et Poirot c. France, no 29938/07, §§ 38 et 45, 15 décembre 2011).

37. En l’espèce, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Reims a déclaré irrecevable l’appel formé par le requérant contre l’ordonnance de non-lieu du 29 juin 2009, sur le fondement de l’article 115 du code de procédure pénale. Ce texte prévoit les différentes modalités imposées pour porter à la connaissance des autorités judiciaires la désignation d’un nouvel avocat durant l’instruction, en fonction du lieu de résidence de la partie qui procède à cette désignation (paragraphe 20 ci-dessus).

38. Elle rappelle que le Gouvernement soutient que ces formalités permettent d’informer le juge d’instruction d’un changement d’avocat et poursuivent un but légitime, en offrant aux justiciables une certaine sécurité juridique, tout en leur assurant le respect des droits de la défense et leur représentation par un avocat (paragraphe 30 ci-dessus).

39. La Cour observe tout d’abord que l’application de l’article 115 du code de procédure pénale n’est pas systématique. Elle note en effet que la Cour de cassation a considéré comme valable une procédure dans laquelle ces formalités n’avaient pas été respectées, dès lors que cela n’avait pas porté atteinte aux intérêts de cette partie (paragraphe 22 ci-dessus).

40. En outre, elle constate que le juge d’instruction était parfaitement informé du changement d’avocat. De plus, et surtout, après avoir dans un premier temps jugé la désignation irrecevable, ce magistrat l’avait ensuite validée, ainsi qu’en attestent expressément les termes de son ordonnance du 29 juin 2009 (paragraphe 13 ci-dessus). La Cour note d’ailleurs à ce titre que, dans son avis sur le pourvoi formé par le requérant, l’avocat général à la Cour de cassation a également souligné le fait que l’avocat du requérant était fondé à considérer que sa désignation était régulière, le juge d’instruction n’ayant rien trouvé à redire à la notification de sa désignation, alors qu’il l’avait critiquée une première fois (paragraphe 18 ci-dessus).

41. La Cour relève ainsi que la décision d’irrecevabilité de la cour d’appel, confirmée par la Cour de cassation, a été de nature à entraver l’exercice des droits de la défense, le requérant et son avocat ne pouvant plus, à ce stade, régulariser une désignation validée par le juge d’instruction. De plus, compte tenu de la position de ce dernier dans son ordonnance du 29 juin 2009, constatant la validité de la désignation de Me L., le risque d’annulation de la procédure pour cause d’ambiguïté ou de confusion quant au nom de l’avocat chargé d’assister le requérant durant l’instruction avait nécessairement disparu.

42. Eu égard à ce qui précède, la Cour constate que le requérant a donc été privé d’un examen au fond de son recours. Elle estime que, dans les circonstances de l’espèce, où il avait notifié l’identité de son nouvel avocat au juge d’instruction et à son greffier, il s’est vu imposer une charge disproportionnée qui rompt le juste équilibre entre, d’une part, le souci légitime d’assurer le respect des conditions formelles pour désigner un nouvel avocat durant l’instruction et, d’autre part, le droit d’accès au juge.

43. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

44. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

45. Le requérant réclame 100 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

46. Le Gouvernement estime la demande manifestement excessive et soutient qu’un constat de violation constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante.

47. La Cour estime que le fait d’avoir été privé de son droit d’accès à un tribunal a causé un préjudice moral au requérant qui ne saurait être réparé par le seul constat de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Statuant en équité, comme l’exige l’article 41, elle lui alloue la somme de 4 000 EUR.

B. Frais et dépens

48. Le requérant demande également 8 730,80 EUR pour les frais et dépens (2 750,80 EUR à hauteur de cassation et 5 980 EUR devant la Cour).

49. Le Gouvernement estime qu’il pourrait être fait droit à cette demande, qui correspond aux trois factures produites par le requérant.

50. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 8 730,80 EUR tous frais confondus réclamée par le requérant et la lui accorde.

C. Intérêts moratoires

51. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y pas a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention s’agissant du grief tiré d’une atteinte au principe du contradictoire ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention s’agissant du grief tiré du droit d’accès à un tribunal ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i) 4 000 EUR (quatre mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 8 730,80 EUR (huit mille sept cent trente euros et quatre-vingts centimes), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 juin 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente


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