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21/07/2015 | CEDH | N°001-156255

CEDH | CEDH, AFFAIRE NEAGOE c. ROUMANIE, 2015, 001-156255


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE NEAGOE c. ROUMANIE

(Requête no 23319/08)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juillet 2015

DÉFINITIF

21/10/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Neagoe c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Luis López Guerra,
Ján Šikuta,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis, <

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Branko Lubarda, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 juin...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE NEAGOE c. ROUMANIE

(Requête no 23319/08)

ARRÊT

STRASBOURG

21 juillet 2015

DÉFINITIF

21/10/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Neagoe c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Josep Casadevall, président,
Luis López Guerra,
Ján Šikuta,
Kristina Pardalos,
Johannes Silvis,
Valeriu Griţco,
Branko Lubarda, juges,
et de Marialena Tsirli, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 juin 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23319/08) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Ionel-Ionuţ Neagoe (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 mai 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me P. Buneci, avocat à Bucarest. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme C. Brumar, du ministère des Affaires étrangères.

3. Sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention, le requérant se plaint en particulier d’une violation de la présomption d’innocence, en raison des déclarations faites par le président de la Roumanie et par la porte-parole de la cour d’appel de Galaţi avant l’établissement de sa culpabilité par une décision de justice définitive.

4. Le 17 septembre 2013, le grief tiré de l’article 6 § 2 de la Convention a été communiqué au Gouvernement. À la suite du déport de Mme Iulia Antoanella Motoc, juge élue au titre de la Roumanie (article 28 du règlement), le président de la chambre a désigné M. Luis López Guerra pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 26 § 4 de la Convention et article 29 § 1 du règlement).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1963 et réside à Craiova.

A. Le contexte de l’affaire

6. Le 24 mai 2004, un camion transportant vingt tonnes d’un engrais agricole (azotate d’ammonium) dérapa dans un virage à proximité du village de Mihăileşti et se renversa. Un incendie se déclencha à bord du camion ; des sapeurs-pompiers et des passants essayèrent de l’éteindre. Une heure après, une importante déflagration se produisit en raison d’une réaction entre l’azotate et le gazole. L’explosion provoqua la mort de dix-huit personnes, dont le chauffeur du camion, en blessa treize autres et causa d’importants dégâts matériels.

7. Le requérant est l’administrateur de la société commerciale qui employait le chauffeur du camion. Le camion était la propriété de la société M. L’azotate d’ammonium provenait de l’entreprise D.

B. La procédure pénale

8. Le requérant ainsi que l’administrateur de la société M. et le directeur général de l’entreprise D. (« les coïnculpés ») furent mis en examen par le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice (« le parquet ») pour homicide involontaire, atteinte involontaire à l’intégrité de la personne, non‑respect des dispositions légales relatives à la sécurité au travail et destruction involontaire.

9. Par un réquisitoire du 30 septembre 2004, le parquet renvoya en jugement le requérant et ses coïnculpés des chefs susmentionnés.

10. Par un jugement du 20 décembre 2006, le tribunal de première instance de Focşani condamna le requérant à une peine de quatre ans de prison ferme. Le tribunal jugea que, en ne se conformant pas à ses obligations légales relatives à la sécurité au travail, le requérant avait rendu possible l’explosion qui avait entraîné les décès ou les blessures des victimes ainsi que des dégâts matériels.

11. Le requérant interjeta appel. Par un arrêt du 5 octobre 2007, le tribunal départemental de Vrancea fit droit à l’appel et acquitta l’intéressé. Se fondant sur deux expertises menées en l’espèce, le tribunal départemental conclut que l’explosion avait eu des causes accidentelles qui ne pouvaient pas être imputées au requérant, bien que celui-ci n’eût pas respecté ses obligations légales en matière de sécurité au travail.

12. Le 7 octobre 2007, après l’acquittement du requérant, M. Traian Băsescu, le président de la Roumanie, fit la déclaration suivante :

« Je ne peux pas discuter de la décision judiciaire, mais elle me paraît injuste (...) Il est extrêmement difficile pour un président de contredire la décision d’une juridiction, mais j’ai compris que l’arrêt n’est pas définitif et irrévocable, qu’il y a des voies de recours et je crois qu’il est du devoir de ceux qui ont déposé plainte de continuer. »

13. Le parquet et les parties civiles se pourvurent en recours devant la cour d’appel de Galaţi. Le 25 février 2008, après avoir entendu les parties, celle-ci mit fin aux débats et annonça le prononcé de sa décision pour le 29 février 2008.

14. Le 29 février 2008, la cour d’appel, estimant avoir besoin de plus de temps pour délibérer, reporta le prononcé au 3 mars 2008. Le même jour, la juge G.I., en sa qualité de porte-parole de la cour d’appel, en informa la presse. Une partie de sa déclaration était ainsi formulée :

« (...) Il est probable que la cour d’appel casse le jugement du tribunal [départemental]. Je suppose qu’il [y aura] condamnation des inculpés et confirmation du jugement du tribunal de première instance. »

15. Par un arrêt du 3 mars 2008, la cour d’appel, siégeant en une formation de trois juges dont G.I. ne faisait pas partie, cassa l’arrêt du 5 octobre 2007 et confirma la condamnation du requérant, telle que prononcée en première instance. La cour d’appel jugea qu’il y avait un lien direct de causalité entre l’attitude passive du chauffeur après le dérapage de son camion et les conséquences de l’explosion. Ensuite, la cour d’appel conclut qu’il y avait également un lien direct de causalité entre le comportement du requérant, qui n’avait pas formé le chauffeur, et l’explosion.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

16. La disposition pertinente en l’espèce de la Constitution roumaine se lit comme suit :

Article 23 – la liberté individuelle

« 11. Toute personne est présumée innocente jusqu’à ce qu’une décision judiciaire de condamnation devienne définitive. »

17. L’article 52 du code de procédure pénale, en vigueur au moment des faits, était rédigé dans les mêmes termes.

18. Les passages pertinents en l’espèce de la Recommandation Rec(2003)13 du Comité des Ministres aux États membres sur la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales, adoptée le 10 juillet 2003, lors de la 848e réunion des Délégués des Ministres, sont ainsi libellés :

« Rappelant que les médias ont le droit d’informer le public eu égard au droit de ce dernier à recevoir des informations, y compris des informations sur des questions d’intérêt public, en application de l’article 10 de la Convention, et qu’ils ont le devoir professionnel de le faire ;

Rappelant que les droits à la présomption d’innocence, à un procès équitable et au respect de la vie privée et familiale, garantis par les articles 6 et 8 de la Convention, constituent des exigences fondamentales qui doivent être respectées dans toute société démocratique ;

Soulignant l’importance des reportages réalisés par les médias sur les procédures pénales pour informer le public, rendre visible la fonction dissuasive du droit pénal et permettre au public d’exercer un droit de regard sur le fonctionnement du système judiciaire pénal ;

(...)

Recommande, tout en reconnaissant la diversité des systèmes juridiques nationaux en ce qui concerne les procédures pénales, aux gouvernements des États membres :

1. de prendre ou de renforcer, le cas échéant, toutes mesures qu’ils considèrent nécessaires en vue de la mise en œuvre des principes annexés à la présente recommandation, dans les limites de leurs dispositions constitutionnelles respectives,

(...)

Annexe à la Recommandation Rec(2003)13

Principes concernant la diffusion d’informations par les médias en relation avec les procédures pénales

Principe 1 - Information du public par les médias

Le public doit pouvoir recevoir des informations sur les activités des autorités judiciaires et des services de police à travers les médias. Les journalistes doivent en conséquence pouvoir librement rendre compte de et effectuer des commentaires sur le fonctionnement du système judiciaire pénal, sous réserve des seules limitations prévues en application des principes qui suivent.

Principe 2 - Présomption d’innocence

Le respect du principe de la présomption d’innocence fait partie intégrante du droit à un procès équitable.

En conséquence, des opinions et des informations concernant les procédures pénales en cours ne devraient être communiquées ou diffusées à travers les médias que si cela ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence du suspect ou de l’accusé. »

19. Le 13 avril 2006, le Conseil supérieur de la magistrature roumain adopta, en séance plénière, le Guide des bonnes pratiques pour la coopération entre les tribunaux, les parquets et les médias, dont l’annexe est ainsi rédigée, dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Les porte-paroles

(1) Un porte-parole est nommé dans chaque tribunal et dans chaque parquet respectivement.

(2) Le porte-parole peut être un juge ou un procureur, ou bien un diplômé d’une faculté de journalisme ou un spécialiste de la communication (...)

(4) Le porte-parole doit faire preuve d’[intérêt] pour l’activité journalistique. Le succès de la relation entre les médias et la justice dépend de son ouverture envers l’activité des médias, de sa disponibilité pour le dialogue, de [son sens de] la diplomatie, de ses aptitudes à la communication et de sa spécialisation en relations publiques (...)

(...)

5. Les informations destinées aux représentants des médias

(1) Les porte-paroles doivent fournir des informations aux médias, dans les limites du cadre légal, des règlements intérieurs des tribunaux et des parquets respectivement et du présent guide (...)

(4) Les informations communiquées aux représentants des médias ne doivent pas compromettre le bon déroulement des activités judiciaires, entacher le principe de la confidentialité ou conduire à la violation des droits garantis par les lois internes, les pactes et les traités sur les droits fondamentaux de l’homme auxquels la Roumanie est partie (...)

6. Le contenu, la portée, le moment et la forme de l’information

(1) Le porte-parole mène une activité de relations publiques. Parmi ses devoirs figure l’obligation envers l’opinion publique de l’informer, par l’intermédiaire des médias également, des affaires judiciaires et de toute autre activité d’intérêt public du tribunal ou du parquet (...)

(3) Les informations doivent être communiquées le plus rapidement possible. Toutefois, il faut tenir compte du fait que les informations relatives aux décisions du tribunal ou du parquet ne peuvent être communiquées aux représentants des médias qu’après leur prononcé ou leur communication ou s’il existe une présomption que les parties en ont pris connaissance (...)

7. Des recommandations sur la rédaction des informations pour les médias

Dans leurs relations avec les médias, les porte-paroles observent et respectent les dispositions de la Recommandation 13(2003) du Comité des Ministres et de l’annexe à ce document, surtout celles qui concernent le respect de la présomption d’innocence, de l’indépendance judiciaire, de l’impartialité et de l’objectivité de l’administration de la justice. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

20. Le requérant se plaint d’une violation de la présomption d’innocence en raison des déclarations du président de la Roumanie et de la porte-parole de la cour d’appel de Galaţi. Il invoque l’article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

A. Sur la recevabilité

1. Sur la déclaration du président de la Roumanie

21. Le Gouvernement considère que le grief du requérant relatif à la déclaration du président de la Roumanie est irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours internes et, à titre subsidiaire, pour tardivité. La Cour examinera ces deux exceptions séparément.

a) L’exception de non-épuisement des voies de recours internes

22. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes et indique que le requérant pouvait, d’une part, soulever ses arguments tirés de la prétendue violation de sa présomption d’innocence devant la cour d’appel qui a examiné l’affaire en dernier ressort et, d’autre part, demander au bureau des relations publiques de l’administration présidentielle des éclaircissements sur la déclaration en cause. S’agissant plus précisément de la première voie de recours suggérée par lui, le Gouvernement soutient que la cour d’appel aurait pu examiner les arguments du requérant et décider des « mesures les plus adéquates » aux fins du respect des garanties de l’article 6 de la Convention.

23. Le requérant réplique qu’une demande d’éclaircissements adressée au bureau des relations publiques de l’administration présidentielle n’est pas une voie de recours, ni au sens du droit interne, ni au sens de l’article 35 de la Convention.

24. La Cour rappelle que l’article 35 de la Convention n’exige l’épuisement que des recours accessibles, adéquats et relatifs aux violations incriminées (Tsomtsos et autres c. Grèce, 15 novembre 1996, § 32, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, et Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 140, CEDH 2012).

25. Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour qu’un recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant la réparation de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 57, CEDH 1999‑IX, et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 115, CEDH 2007‑IV).

26. Qui plus est, au vu de la nature même du droit consacré à l’article 6 § 2 de la Convention, tout recours interne effectif visant au redressement d’une violation alléguée de la présomption d’innocence qui serait survenue au cours de poursuites pénales pendantes doit être immédiatement ouvert au justiciable et ne doit pas être tributaire de l’issue de son procès. Admettre le contraire reviendrait à anéantir le principe même du respect de la présomption d’innocence (Gutsanovi c. Bulgarie, no 34529/10, § 176, CEDH 2013 (extraits), et Toni Kostadinov c. Bulgarie, no 37124/10, § 108, 27 janvier 2015).

27. En l’espèce, la Cour note que, selon le Gouvernement, le requérant aurait pu exercer deux voies de recours avant de la saisir. S’agissant de la première voie de recours suggérée par le Gouvernement, qui aurait consisté pour le requérant à soulever lors de la procédure au fond devant la cour d’appel des arguments tirés d’une violation de sa présomption d’innocence par le président de la Roumanie, la Cour note que le Gouvernement n’a pas indiqué concrètement quelles mesures la cour d’appel aurait pu prendre afin de remédier au grief du requérant. Elle estime donc que, même si l’intéressé avait soulevé ces arguments devant la cour d’appel, l’examen par cette dernière n’aurait été que formel et n’aurait pas porté sur l’essence même de son grief, à savoir la violation alléguée de la présomption d’innocence dérivée de la déclaration publique du président de la Roumanie.

28. S’agissant de la seconde voie de recours indiquée par le Gouvernement, la Cour estime qu’il ne s’agit pas d’une voie de recours devant une instance nationale au sens de la Convention, mais d’une simple demande d’informations qui n’était pas susceptible d’aboutir à une décision contraignante.

29. Dès lors, la Cour estime que le requérant n’avait pas de voie de recours à sa disposition au sens de l’article 35 § 1 de la Convention et qu’il convient de rejeter l’exception du Gouvernement.

b) L’exception de tardivité

30. À titre subsidiaire, le Gouvernement soutient que, en l’absence de voies de recours internes, le délai de six mois prévu à l’article 35 de la Convention a commencé à courir à la date de l’acte incriminé, en l’espèce le 7 octobre 2007 – date de la déclaration du président. Le requérant ayant saisi la Cour le 16 mai 2008, ce grief serait tardif.

31. Le requérant estime que le délai de six mois a commencé à courir en l’espèce à compter du 3 mars 2008, date de l’arrêt définitif de la cour d’appel de Galaţi.

32. La Cour rappelle avoir dit par le passé que, là où aucun recours interne n’est disponible pour dénoncer un acte supposé violer la Convention, le délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention commence en principe à courir le jour où l’acte incriminé a été pris ou le jour auquel un requérant a eu à pâtir directement de cet acte, en a pris connaissance ou aurait pu en prendre connaissance (Aydın c. Turquie (déc.), nos 28293/95, 29494/95 et 30219/96, CEDH 2000‑III (extraits)).

33. En l’espèce, la Cour a déjà noté que la violation alléguée n’était pas tributaire de l’issue de la procédure et a conclu que le requérant n’avait pas de voie de recours à sa disposition (paragraphes 26 et 29 ci-dessus). Il s’ensuit que le délai de six mois a commencé à courir en l’occurrence à la date de la déclaration du président de la Roumanie, soit le 7 octobre 2007.

34. Or, la Cour note que le requérant ne l’a saisie que le 16 mai 2008, en dehors du délai de six mois prescrit par l’article 35 § 1 de la Convention. Dès lors, il convient d’accueillir l’exception de tardivité du Gouvernement et de déclarer ce grief irrecevable, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

2. Sur la déclaration de la porte-parole de la cour d’appel de Galaţi

35. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Les thèses des parties

36. Le requérant indique que la porte-parole de la cour d’appel a suggéré, dans sa déclaration du 29 février 2008, qu’il était coupable des faits reprochés, alors que la cour d’appel n’avait pas encore rendu son arrêt définitif. Il ajoute que cette déclaration est intervenue dans le contexte d’une campagne de presse hostile qui a dû influencer la formation de l’opinion des juges saisis de l’affaire. Il estime que, lorsqu’elles ont informé la presse du procès pénal mené à son encontre, les autorités ont dépassé les limites imposées par une bonne administration de la justice.

37. Le requérant allègue aussi que les affirmations faites par la porte‑parole ont eu un caractère « provocateur », en méconnaissance à ses dires des dispositions légales internes relatives à la présomption d’innocence. Selon lui, en s’exprimant avant les juges saisis de l’affaire, la porte-parole n’a pas respecté la déontologie professionnelle.

38. Le Gouvernement soutient que, en raison des conséquences dramatiques de l’accident survenu à Mihăileşti, il y avait un intérêt public majeur tant pour les autorités nationales que pour le grand public à être informés du déroulement du procès pénal en cause. Ainsi, d’après lui, la porte-parole de la cour d’appel de Galaţi est intervenue dans le but d’informer la presse du déroulement de la procédure, dès lors que le prononcé de l’arrêt définitif avait été reporté.

39. Le Gouvernement affirme que la porte-parole a seulement exprimé son opinion selon laquelle la durée des délibérés aurait pu avoir comme cause une éventuelle position différente de la juridiction de dernier ressort par rapport à celle de la juridiction d’appel. Il ajoute que sa déclaration ne contenait aucune référence concrète à la culpabilité du requérant et que le nom de ce dernier n’y était pas mentionné. En outre, s’agissant du sens réel de la déclaration, il indique qu’il était question pour la porte-parole d’informer la presse de façon professionnelle des possibles motifs du report du prononcé de l’arrêt, et non de se prononcer sur l’appréciation des faits avant les juges compétents.

40. Enfin, le Gouvernement soutient que la déclaration de la porte‑parole n’a pu influencer ni la formation de l’opinion des juges qui se sont prononcés dans l’affaire, ni l’issue des délibérés. Il indique que la formation de jugement s’est livrée à un examen détaillé des motifs des pourvois en recours et des arguments des parties et que sa décision était dûment motivée.

2. L’appréciation de la Cour

41. La Cour rappelle que l’article 6 § 2 protège le droit de toute personne à être « présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie » (Allen c. Royaume-Uni [GC], no 25424/09, §§ 92-94, CEDH 2013). Ainsi, la présomption d’innocence se trouve méconnue si une décision judiciaire concernant une personne reflète le sentiment que celle-ci est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement légalement établie : il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le juge considère l’intéressé comme coupable. Sa portée est étendue et exige qu’aucun représentant de l’État ou d’une autorité publique ne déclare qu’une personne est coupable d’une infraction avant que sa culpabilité n’ait été établie par un « tribunal » (Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, §§ 35-36, série A no 308, Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, §§ 41-44, CEDH 2000‑X, Lavents c. Lettonie, no 58442/00, § 126, 28 novembre 2002, et Butkevičius c. Lituanie, no 48297/99, §§ 50-52, CEDH 2002‑II (extraits)).

42. Une distinction doit être faite entre, d’une part, les décisions ou les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et, d’autre part, celles qui se bornent à décrire un état de suspicion. Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les deuxièmes sont considérées comme conformes à l’esprit de l’article 6 de la Convention (Marziano c. Italie, no 45313/99, § 31, 28 novembre 2002, et Nešťák c. Slovaquie, no 65559/01, § 89, 27 février 2007).

43. À cet égard, ce qui importe c’est le sens réel des déclarations en question, et non leur forme littérale. En effet, le fait que les propos en question soient tenus sous une forme interrogative ou dubitative ne suffit pas pour les soustraire à l’emprise de l’article 6 § 2 de la Convention ; en cas contraire, la présomption d’innocence serait privée de toute effectivité (Lavents, précité, § 126).

44. Faisant application de ces principes en l’espèce, la Cour note en premier lieu que le 29 février 2008, date à laquelle la porte-parole de la cour d’appel de Galaţi a fait la déclaration litigieuse à la presse, la culpabilité du requérant n’avait pas encore été légalement établie. En effet, la cour d’appel n’a rendu son arrêt définitif que trois jours après, le 3 mars 2008 (paragraphes 14 et 15 ci-dessus).

45. La Cour note ensuite que la juge G.I. est intervenue en sa qualité officielle de porte-parole de la cour d’appel de Galaţi pour renseigner la presse sur la procédure en cause. À l’instar du Gouvernement, la Cour estime qu’au vu des circonstances de l’affaire, notamment du nombre des victimes de l’accident de Mihăileşti et de l’ampleur des dégâts matériels (paragraphe 6 ci-dessus), il y avait un intérêt important à informer le public du déroulement de la procédure (voir, en ce sens, Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 90, 7 février 2012).

46. Toutefois, la Cour observe que la porte-parole ne s’est pas limitée à une simple communication d’informations relatives aux étapes procédurales de l’affaire en cause, puisqu’elle a fait des appréciations sur la culpabilité du requérant en indiquant qu’une décision de condamnation allait probablement être prononcée (paragraphe 14 ci-dessus). En effet, la Cour est d’avis que la déclaration litigieuse incitait le public à croire en la culpabilité du requérant, alors même que la cour d’appel n’avait pas encore rendu son arrêt en l’espèce. Elle note que la porte-parole a utilisé certains termes exprimant le doute, comme « il est probable » et « je suppose » (paragraphe 14 ci‑dessus) ; pour autant, elle estime que cet emploi n’a pas changé le sens réel de la déclaration (Lavents, précité, § 126).

47. À cet égard, la Cour note que, par ses fonctions officielles, la porte‑parole était tenue d’agir dans le respect de la présomption d’innocence, de l’indépendance judiciaire, de l’impartialité et de l’objectivité de l’administration de la justice (paragraphes 18 et 19 ci‑dessus).

48. Qui plus est, la Cour relève que la porte-parole est intervenue en public et dans le but d’informer la presse (voir, a contrario, A.L. c. Allemagne, no 72758/01, § 38, 28 avril 2005) et qu’elle n’a pas agi de façon spontanée afin d’exprimer une opinion personnelle (voir, a contrario, Gutsanovi, précité, §§ 195-196). La Cour estime que, eu égard à sa fonction et aux circonstances particulières de l’affaire, la porte-parole aurait dû faire preuve de plus de prudence et de réserve dans le choix de ses mots afin d’éviter toute confusion (Allenet de Ribemont, précité, § 41, Gutsanovi, précité, § 199, et Khoujine et autres c. Russie, no 13470/02, § 96, 23 octobre 2008)

49. Enfin, la Cour souligne que le fait pour le requérant d’avoir finalement été reconnu coupable et condamné à une peine de prison ne saurait effacer son droit initial d’être présumé innocent jusqu’à l’établissement légal de sa culpabilité. La Cour a rappelé à maintes reprises que l’article 6 § 2 de la Convention régissait l’ensemble de la procédure pénale, « indépendamment de l’issue des poursuites » (Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, § 30, série A no 62, et Matijašević c. Serbie, no 23037/04, § 49, CEDH 2006‑X).

50. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

51. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

52. Le requérant réclame 1 500 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi, en raison des souffrances et des désagréments que lui-même et sa famille auraient endurés au cours de la procédure pénale diligentée à son encontre.

53. Le Gouvernement estime que le requérant n’a pas prouvé de manière satisfaisante avoir subi le préjudice moral allégué et que la somme demandée est excessive par rapport à la jurisprudence de la Cour en la matière. Il conclut qu’en tout état de cause un éventuel constat de violation représenterait une réparation suffisante.

54. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 3 600 EUR pour dommage moral.

B. Frais et dépens

55. Le requérant n’a pas présenté de demande de remboursement des frais et dépens engagés pendant la procédure.

C. Intérêts moratoires

56. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief relatif à la déclaration du 29 février 2008 de la porte-parole de la cour d’appel de Galaţi, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant pour dommage moral, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 600 EUR (trois mille six cents euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juillet 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Marialena TsirliJosep Casadevall
Greffière adjointePrésident


Synthèse
Formation : Cour (troisiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-156255
Date de la décision : 21/07/2015
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-2 - Présomption d'innocence)

Parties
Demandeurs : NEAGOE
Défendeurs : ROUMANIE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BUNECI P.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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