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04/02/2016 | CEDH | N°001-160319

CEDH | CEDH, AFFAIRE ISENC c. FRANCE, 2016, 001-160319


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ISENC c. FRANCE

(Requête no 58828/13)

ARRÊT

STRASBOURG

4 février 2016

DÉFINITIF

04/05/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Isenc c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Faris Vehabović,
Síofra O’Leary, >Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 janvier 2016,

Rend ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ISENC c. FRANCE

(Requête no 58828/13)

ARRÊT

STRASBOURG

4 février 2016

DÉFINITIF

04/05/2016

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Isenc c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Angelika Nußberger, présidente,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Faris Vehabović,
Síofra O’Leary,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 janvier 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 58828/13) dirigée contre la République française et dont un ressortissant turc, M. Bedrettin Isenc (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 septembre 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me A. Bouzidi, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant allègue que les autorités internes n’ont pas pris les mesures propres à garantir le droit à la vie de son fils, protégé par l’article 2 de la Convention.

4. Le 3 septembre 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement. Informé de son droit de prendre part à la procédure (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 du règlement), le gouvernement turc n’a pas répondu.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1961 et réside à Bordeaux. Il est le père de M., né en 1984, et décédé par suicide en prison, le 7 décembre 2008. M. avait été placé en détention provisoire le 24 novembre 2008 et écroué à la maison d’arrêt de Bordeaux-Gradignan dans le cadre d’une information judiciaire pour des faits de violence sur deux victimes avec préméditation, suivie d’une incapacité supérieure à huit jours, violation de domicile et entrée ou séjour irrégulier d’un étranger en France.

A. La détention de M. jusqu’à sa mort

6. En vue du placement en détention de M., le juge d’instruction en charge de l’information remplit la notice individuelle du prévenu (paragraphe 22 ci-dessous) à destination du chef de l’établissement pénitentiaire. À la question « existe-t-il, dans le comportement de la personne mise en examen des éléments laissant craindre qu’elle porte atteinte à son intégrité physique », le juge d’instruction cocha la case « oui », avec la précision, « selon elle [la personne prévenue], à voir ». Au bas de la notice, il ajouta : « À surveiller : 1ère incarcération et semble fragile ».

7. Le 25 novembre 2008, le lendemain de son placement en détention, le fils du requérant fut placé en cellule dans le quartier « arrivants ». Le lieutenant T. le reçut en entretien et établit une fiche « audience arrivants – Évaluation du potentiel suicidaire/vulnérabilité/dangerosité » (paragraphe 26 ci-dessous). Furent cochées « oui », dans les rubriques de la fiche, les éléments suivants :

. Rubrique « facteurs de risque judicaires et pénitentiaire » : peur des suites de la procédure, éprouve un sentiment de culpabilité, appréhende la promiscuité carcérale, notice individuelle ;

. Rubrique « facteurs de risques familiaux, sociaux et économiques » : situation irrégulière ITF-IDTF-IS, rupture conjugale/vie familiale conflictuelle et instable, perte/séparation dans l’enfance ;

. Rubrique « facteurs de risques sanitaires » : antécédents de tentative de suicide, addictions (tabac-alcool).

. Rubrique « observation-comportement » : apparaît anxieux - triste, se déclare spontanément suicidaire.

Les autres rubriques sont vierges, à savoir « évaluer l’urgence » dans laquelle il est question uniquement de suicide, « moyens envisagés » et « mesures à prendre » dont « à placer en surveillance spéciale » ou « RDV unités de soins (UCSA, SMPR, autre) ».

Les conclusions de la fiche indiquent ce qui suit : à la case « vulnérabilité » est coché NSP (ne se prononce pas) ; il en est de même des cases « risque suicidaire » et « potentiel de dangerosité ».

8. La fiche individuelle de renseignements établie par le lieutenant T. à la suite de l’entretien avec M. fit état de ce qui suit : « Primaire. Fumeur. Problème avec l’alcool. Se fait du souci pour sa compagne qui est enceinte. Antécédents suicidaires dans l’enfance. Souhaite suivi alcool et SMPR [service médico-psychologique régional]. Souhaite faire du sport. Profession chef de chantier : formation mécanicien. Espère recevoir visites. Semble fragile, signalé au SMPR le 26/11/2008 ». La fiche fit également mention d’une mise en surveillance spéciale à compter du 24 novembre 2008 et jusqu’au 8 décembre 2008 consistant en des rondes renforcées. À titre de preuve de la surveillance, le Gouvernement fournit une copie (difficilement lisible) du cahier de pointage horaires des 5, 6 et 7 décembre 2008 sur laquelle il est marqué « OK » toutes les heures des 5 et 6 décembre sauf à 17 heures ce dernier jour (impossible de lire ce qui est écrit à 17 heures).

9. Le Gouvernement affirme que M. fut vu par un médecin de l’unité de consultation et de soins ambulatoires (ci-après « UCSA », paragraphe 23 ci‑dessous) le lendemain de son arrivée et par un médecin du service médico-psychologique régional (ci-après « SMPR », paragraphe 24 ci‑dessous) sans préciser la date. À l’appui de ses dires, il fournit un courrier du chef de détention au directeur de la maison d’arrêt de Gradignan du 14 août 2009 transmettant des « pièces relatives à une requête en indemnité » présenté par le requérant et précisant que « les services médicaux de l’établissement (UCSA et SMPR) qui ont reçu chacun le détenu à son arrivée ont fait part au personnel de leurs recommandations particulières en terme de prévention du suicide ». Le Gouvernement joint également un courrier du 21 août 2009 échangé entre les mêmes personnes et duquel il ressort que le lieutenant a vu M. en « audience arrivant » le 25 novembre 2008, et qu’il l’a signalé au SMPR ; il est précisé dans ce courrier que « le responsable du SMPR n’a pas souhaité nous donner la date de la visite ni par quel médecin ou infirmier psychiatrique il avait été vu » ; ce courrier indique encore que « en qui concerne l’UCSA, le détenu Isenc a été vu par le médecin le 25/11/2008 comme tous les arrivants. Le médecin m’a confirmé que l’intéressé a été vu tous les jours pour la distribution des médicaments en cellule ».

10. Le 2 décembre 2008, la commission pluridisciplinaire (CPU, paragraphe 27 ci-dessous), dédiée à la prévention des suicides et chargée d’examiner régulièrement la situation des détenus faisant l’objet d’une surveillance spéciale, s’est réunie. Selon le Gouvernement, cette commission décida de maintenir la mesure de surveillance spéciale ainsi que d’organiser un « point détention », c’est-à-dire un entretien avec un membre du personnel pénitentiaire avant la tenue de la prochaine CPU. Sur le compte rendu de la réunion concernant M., il est noté, s’agissant du SPIP (service pénitentiaire d’insertion et de probation), « RAS [rien à signaler], naissance d’un enfant dans 3 semaines », les cases réservées aux UCSA et SMPR sont vides et indiquent que ces services n’ont pas été représentés et, en ce qui concerne le service « détention », l’avis indique ceci : « Signalé prévention suicide (évaluation SMPR à faire) ».

11. Le 5 décembre 2008, à l’issue de la phase d’accueil, M. fut affecté dans une cellule avec deux autres codétenus.

12. Dans l’après-midi du 6 décembre 2008, resté seul pendant que ses deux codétenus étaient allés prendre leur douche, M. se pendit avec un drap aux barreaux de la fenêtre de sa cellule. De retour à 16 h 25, l’un de ses codétenus alerta aussitôt les surveillants. Les pompiers et le SAMU furent prévenus à 16 h 43 et intervinrent respectivement vers 16 h 50 et vers 17 heures. M. fut hospitalisé à 17 h 57 au CHU de Bordeaux où il décéda le lendemain à 6 h 30.

13. Le 8 décembre 2008, le directeur de la maison d’arrêt adressa un rapport à la direction interrégionale des services pénitentiaires sur les circonstances de la mort. Le même jour, l’autopsie réalisée conclut à la mort par pendaison.

14. Le 18 décembre 2009, l’enquête diligentée dans le cadre des recherches de la cause de la mort fit l’objet d’un classement sans suite.

B. La procédure administrative

15. Le 9 juillet 2009, le requérant adressa une réclamation indemnitaire préalable au garde des Sceaux, et demanda la réparation de ses préjudices, moral et matériel, résultant du décès de son fils, par l’allocation d’une somme de 60 000 euros (EUR).

16. Le 29 septembre 2009, à la suite d’une décision implicite de rejet, le requérant saisit le tribunal administratif de Bordeaux afin qu’il condamne l’État à lui verser l’indemnité.

17. Par un jugement du 30 novembre 2010, le tribunal rejeta sa requête dans les termes suivants :

« Considérant qu’il résulte de l’instruction, et notamment des témoignages de sa compagne, de son père et de l’un de ses codétenus, que M. n’avait manifesté aucune volonté suicidaire avant de tenter de mettre fin à ses jours ; que la notice individuelle remplie par le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Bordeaux, si elle précisait que l’intéressé, incarcéré pour la première fois, devait être surveillé compte tenu de sa fragilité psychologique, indiquait toutefois que ce dernier ne nécessitait pas d’examen médical ou psychiatrique urgent ; que si l’administration pénitentiaire a, par mesure de précaution, signalé le détenu au service médico-psychologique régional (SMPR), lequel relève d’ailleurs d’une personne morale distincte de l’État, l’a inscrit sur la liste des détenus devant faire l’objet d’une évaluation pluridisciplinaire et l’a fait examiner par la commission pluridisciplinaire de prévention des suicides le 2 décembre 2008, aucun élément ne permettait à l’administration de suspecter que M. se situait dans une phase dite de « crise suicidaire aigue » qui aurait nécessité une surveillance permanente ; qu’au demeurant le médecin du service médical l’ayant examiné n’avait pas adressé de recommandation particulière à l’administration pénitentiaire pour prévenir un éventuel suicide de l’intéressé ; qu’il résulte également de l’instruction, que celui-ci a été, afin d’éviter son isolement, placé avec deux codétenus dans une cellule qui faisait l’objet d’une surveillance spéciale destinée à contrôler sa présence ; qu’il résulte de l’instruction que l’administration a assuré régulièrement et effectivement la mise en œuvre de rondes toutes les heures ; qu’une ronde avait d’ailleurs été effectuée le 6 décembre 2008 à 16 heures, avant que M. ne soit découvert par l’un des codétenus à 16 h 25 ; que dans ces conditions, le requérant n’est pas fondé à soutenir que l’administration pénitentiaire aurait manqué à son obligation d’assurer la sécurité du détenu et commis une faute dans l’organisation du service en s’abstenant de prendre les mesures de surveillance pour prévenir son suicide » ; qu’il n’est pas établi que les conditions matérielles de détention de M. dans une cellule de 9 m2 avec deux autres codétenus soit à l’origine de son suicide. (...) ».

Le tribunal indiqua également qu’aucune faute ne pouvait être retenue dans l’organisation des secours portés à M.

18. Le requérant fit appel du jugement. Il fit notamment valoir que l’administration disposait, à l’arrivée de M. à la maison d’arrêt, des observations du juge d’instruction et des déclarations qu’il avait faites lors de son entretien individuel. Le requérant contesta les incohérences des mentions portées sur le cahier de pointage horaire de l’étage où était détenu M. au motif qu’elles laissaient apparaître qu’il avait été pré-rempli par les surveillants. Il fit enfin valoir que les conditions matérielles de détention, à savoir une cellule de 8,5 m2 accueillant trois détenus dont l’un dormait sur un matelas à même le sol, étaient fautives et engageaient la responsabilité de l’administration pénitentiaire.

19. Dans ses conclusions devant la cour administrative d’appel de Bordeaux, le rapporteur public conclut à la condamnation de l’État à verser la somme de 8 000 EUR au requérant :

« (...) En l’espèce, un certain nombre de mesures ont été prises concernant M. dont toute la question est de savoir si elles ont été suffisantes.

Ce qui nous frappe dans ce dossier, est l’absence d’examen médical de M., alors comme il a été dit, la fiche du juge d’instruction signalait des tendances suicidaires. L’examen de M. par la commission pluridisciplinaire de prévention des suicides, même si comme l’indique le ministre, cette commission comprend des soignants, ne peut valoir examen médical. Le compte rendu de cette commission, qui consacre une ligne à chaque détenu, ne fait que dresser un tableau général, en l’espèce pour M., faisant état des tendances suicidaires, et mentionnant la nécessité d’une surveillance toutes les heures. (...)

En ce qui concerne l’examen médical, le ministre se fonde sur différentes dispositions notamment l’article D 372 du code de procédure pénale qui prévoit que chaque secteur de psychiatrie en milieu pénitentiaire est rattaché à un établissement de santé (...) ; il comporte notamment un SMPR [service médico-psychologique régional] (...). L’article 14 de l’arrêté du 14 décembre 1986 relatif au règlement intérieur type fixant l’organisation des SMPR s’il prévoit que « la demande de soin est formulée auprès de ce service par l’intéressé lui-même » prévoit « qu’en outre, une demande d’intervention de ce service peut être sollicitée par le personnel pénitentiaire ou toute autre personne agissant dans l’intérêt du détenu. »

Un imprimé produit au dossier mentionne un signalement au service médico-psychologique, mais cette mention nous paraît insuffisante, pour constituer au sens du texte précité, demande d’intervention auprès du centre médico-psychologique ;

Nous n’arrivons pas personnellement à concevoir comment une personne présentée comme suicidaire par le juge d’instruction n’aura avant de se suicider jamais consulté un médecin alors que précisément le ministre se prévaut d’une structure médicale ayant vocation à s’occuper des détenus du centre pénitentiaire notamment sur le plan psychiatrique.

Les risques suicidaires de M. ayant été identifiés, et alors qu’aucun médecin ne l’a jamais examiné, il n’est donc selon nous pas possible d’affirmer que M. n’aurait pas été un sujet à un risque de crise aigüe sur la seule foi des témoignages de membres de sa famille, donc par définition hors contexte d’incarcération ou des codétenus de sa cellule.

Nous avons conscience des difficultés qui sont celles de l’administration pénitentiaire, qui par ailleurs avait mis en place une surveillance par rondes, alors que par ailleurs chacun sait que le risque zéro n’existe pas.

Mais la faute a consisté selon nous à partir d’éléments sur les risques suicidaires de M. de ne pas l’avoir soumis à un examen médical prévu par le texte, qu’il n’a certes pas demandé, mais dont il ne ressort pas des pièces du dossier qu’il l’aurait refusé, la seule circonstance que le juge d’instruction – qui n’est pas médecin – n’envisageait pas la nécessité d’un examen psychiatrique ni d’un examen au centre médico-psychologique régional ne dispensant pas l’administration pénitentiaire de ses obligations. (...) ».

20. Par un arrêt du 29 novembre 2011, la cour administrative d’appel de Bordeaux confirma le jugement. Elle reprit la motivation du tribunal, sans toutefois mentionner l’examen par « un médecin du service médical », et dit à nouveau « qu’aucune recommandation particulière n’a été adressée à l’administration pénitentiaire par le SMPR, lequel n’est pas placé sous l’autorité de l’administration pénitentiaire ». Elle ajouta que M. avait été affecté dans une cellule avec deux autres détenus dont la situation pénale était proche de la sienne et qui, « même s’ils n’avaient pas été informés par l’administration pénitentiaire de la fragilité psychologique de [celui-ci], étaient susceptibles, le cas échéant, d’alerter les surveillants ».

21. Le requérant forma un pourvoi en cassation en invoquant notamment la violation de l’article 2 de la Convention. Par un arrêt du 15 mars 2013, le Conseil d’État déclara le pourvoi non admis.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAL PERTINENTS

A. Dispositions pertinentes du code de procédure pénale

22. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale sont ainsi libellées :

Article D. 32-1

« Le juge d’instruction qui saisit le juge des libertés et de la détention en application des dispositions du quatrième alinéa de l’article 137-1 aux fins de placement en détention provisoire de la personne mise en examen remplit une notice individuelle comportant des renseignements relatifs aux faits ayant motivé la poursuite de la personne, à ses antécédents judiciaires et à sa personnalité, qui est destinée, en cas de placement en détention, au chef de l’établissement pénitentiaire. (...) ».

Article D. 285 (à l’époque des faits, abrogé par un décret du 30 avril 2013)

« Le jour de son arrivée à l’établissement pénitentiaire ou, au plus tard, le lendemain, chaque détenu doit être visité par le chef de l’établissement ou par un de ses subordonnés immédiats.

Dans les délais les plus brefs, le détenu est soumis à un examen médical dans les conditions prévues à l’article D. 381.

Le détenu est également visité, dès que possible, par un membre du service pénitentiaire d’insertion et de probation. (...) ».

B. Services de santé pénitentiaire et prévention du suicide dans les établissements pénitentiaire

23. Il est rappelé que la prise en charge sanitaire des personnes détenues dépend du service public hospitalier depuis la loi du 18 janvier 1994. Au sein de chaque établissement pénitentiaire, l’accès aux soins est assuré par l’Unité de consultations et de soins ambulatoires (UCSA), structure interne de l’hôpital de rattachement implantée en détention.

24. Comme pour les soins somatiques, les soins psychiques en détention ne relèvent pas de l’administration pénitentiaire. Ils sont confiés au service public hospitalier. Le SMPR est un service hospitalier implanté dans des locaux de certaines prisons. Il est placé sous l’autorité d’un psychiatre hospitalier assisté d’une équipe pluridisciplinaire. Il est en charge du dépistage systématique des troubles psychiques (notamment au moyen d’un entretien d’accueil avec les détenus à leur arrivée en détention), des soins courants ou encore de la prévention de l’alcoolisme et des toxicomanies.

25. S’agissant des demandes de consultations par le SMPR, il est renvoyé à l’état du droit en vigueur au moment des faits tel que rappelé par le rapporteur public devant la cour administrative d’appel (paragraphe 19 ci‑dessus). Après l’adoption de la loi pénitentiaire de 2009 et d’un décret du 23 décembre 2010 portant application de cette loi, il a été ajouté un article R. 57-8-1 dans le CPP qui dispose ce qui suit :

« Les médecins chargés des prestations de médecine générale intervenant dans les [UCSA] et dans les [SMPR] visés à l’article R. 3221-5 du code de la santé publique assurent des consultations médicales, à la suite de demandes formulées par la personne détenue ou, le cas échéant, par le personnel pénitentiaire ou par toute autre personne agissant dans l’intérêt de la personne détenue.

Ces médecins sont en outre chargés de :

1o Réaliser un examen médical systématique pour les personnes détenues venant de l’état de liberté ; (...) ».

26. Une circulaire du garde des Sceaux et du ministre délégué à la Santé, en date du 26 avril 2002, a été consacrée à la prévention des suicides dans les établissements pénitentiaires (voir, sur la circulaire précédente, Ketreb c. France, no 38447/09, § 59, 19 juillet 2012). Elle indiquait que le risque suicidaire est plus élevé lors de l’accueil et au quartier disciplinaire. Elle prévoyait, notamment, un renforcement de la formation des personnels pénitentiaires à l’évaluation du potentiel suicidaire, et de favoriser le repérage du risque suicidaire en détention en expérimentant l’utilisation d’une grille d’analyse destinée à aider au signalement de personnes détenues présentant un risque suicidaire, pour chaque arrivant. Elle précisait que cette grille devrait faire l’objet d’échanges entre les différents services, et notamment sa transmission à l’UCSA et à l’équipe de soins psychiatriques si l’établissement en dispose et un troisième au service pénitentiaire d’insertion et de probation. Cette circulaire préconisait également de faire appel à des codétenus et de renforcer la surveillance et l’observation :

« 4. Renforcer la surveillance et l’observation

La personne détenue repérée comme présentant un risque suicidaire doit faire l’objet d’une attention particulière qui peut consister en une multiplication des rondes, même de nuit.

Cependant, il ne saurait être question de réduire la prise en charge d’une personne détenue en détresse à de seules mesures de surveillance, qui, dans certains cas peuvent aggraver son état (...) ».

La circulaire soulignait que la prévention des suicides passe par une parfaite coordination, notamment entre les établissements de santé et les établissements pénitentiaires.

27. Postérieurement aux faits de l’espèce, en 2009, un plan national d’actions de prévention du suicide des personnes détenues a été mis en place par la garde des Sceaux. Ce plan prévoit de renforcer la détection du risque suicidaire chez les personnes détenues, « dans les périodes les plus sensibles, notamment à l’arrivée (...) ». Il souligne également la nécessité de mettre en place dans tous les établissements une CPU relative à la prévention du suicide. Une circulaire du 2 août 2011 relative à l’échange d’informations entre les services relevant du ministère de la Justice et des Libertés visant à la prévention du suicide en milieu carcéral rappelle le plan d’action précité et consacre un partie « dossier arrivant » dans laquelle il est rappelé que conformément aux règles pénitentiaires européennes, l’administration pénitentiaire a mis en œuvre une démarche qualité concernant l’accueil des arrivants dans les établissements pénitentiaires et que ce processus fait l’objet d’une labellisation pour certains d’entre eux. La circulaire précise encore « que la CPU est présidée par le chef d’établissement et a pour objet de suivre le parcours de la personne détenue. Elle permet d’exploiter les informations consignées par l’ensemble des professionnels, notamment lors de l’accueil des détenus arrivants, et de les formaliser. Il est ainsi procédé notamment à une évaluation du risque suicidaire ». Selon un tableau annexé à la circulaire «Liste des vingt établissements les plus affectés par les suicides de 1996 à 2009 », la maison d’arrêt de Bordeaux-Gradignan est classée sixième, avec trente‑deux suicides sur cette période dont trois en 2008.

C. Travaux du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)

28. Dans un document intitulé « Normes du CPT » (CPT/Inf/E (2002) 1‑Rev. 2015), le CPT indique ce qui suit :

« 33. À l’entrée en prison, tout détenu devrait être vu sans délai par un membre du service de santé de l’établissement. Dans les rapports établis à ce jour, le CPT a recommandé que chaque détenu nouvellement arrivé bénéficie d’un entretien avec un médecin et, si nécessaire, soit soumis à un examen médical aussi tôt que possible après son admission. Il faut ajouter que dans certains pays, le contrôle médical à l’admission est effectué par un infirmier diplômé qui fait rapport à un médecin; cette dernière approche peut parfois être considérée comme le moyen de faire au mieux avec le personnel disponible. (...)

57. La prévention des suicides constitue un autre domaine relevant de la compétence d’un service de santé pénitentiaire. Celui-ci devrait assurer une sensibilisation à ce problème au sein de l’établissement ainsi que la mise en place de dispositifs appropriés.

58. Le contrôle médical lors de l’admission, et la procédure d’accueil dans son ensemble, ont un rôle important à jouer dans ce domaine ; effectué convenablement, ce processus peut permettre d’identifier au moins un certain nombre de sujets à risque et atténuer en partie l’anxiété éprouvée par tous les détenus nouvellement arrivés.

En outre, tout fonctionnaire pénitentiaire, quel que soit son travail, doit être rendu attentif aux signes de risque suicidaire - ce qui implique d’être formé à les reconnaître. À cet égard, il est à noter que les périodes précédant ou suivant immédiatement un procès et quelquefois la période proche de la libération se caractérisent par une augmentation du risque de suicide.

59. Une personne identifiée comme présentant un risque de suicide doit être placée, aussi longtemps que nécessaire, en observation particulière. En outre, de telles personnes ne devraient pas avoir un accès facile à des objets leur permettant de se suicider (barreaux des fenêtres, verre brisé, ceintures, cravates, etc.).

Des mesures devraient également être prises pour assurer une bonne circulation de l’information - tant au sein d’un établissement donné que, si nécessaire, entre des établissements (et plus particulièrement entre leurs services de santé respectifs) - au sujet des personnes ayant été identifiées comme potentiellement à risque ».

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

29. Invoquant l’arrêt Ketreb précité, le requérant se plaint de la violation du droit à la vie de M. Il allègue une violation de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...). »

A. Sur la recevabilité

30. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèse des parties

31. Le requérant soutient que la fragilité de son fils était parfaitement connue et que les mesures de nature à assurer sa protection n’ont pas été à la hauteur de cette information. Le signalement de M. a bien été fait deux jours après son incarcération alors qu’il avait été repéré par le juge d’instruction comme fragile et qu’il avait fait état de ses tendances suicidaires lors de son entretien avec le lieutenant T. Cependant, selon le requérant, les documents produits par le Gouvernement établissent que son fils n’a jamais bénéficié d’un examen médical approfondi, ni d’un examen par un psychologue ou par un psychiatre. Il fait valoir que le SMPR, après avoir reçu un signalement, n’a jamais été relancé, ainsi que l’a relevé le rapporteur public devant la cour d’appel (paragraphe 19 ci-dessus).

32. Le Gouvernement soutient, s’agissant de la connaissance du risque suicidaire par l’administration, que la notice individuelle du juge d’instruction ne peut être regardée comme une information suffisante, dans la mesure où beaucoup de détenus peuvent être tentés de faire état de tendances suicidaires pour échapper à l’incarcération. Ainsi, dans l’hypothèse où un juge d’instruction signale un risque suicidaire, celui-ci doit être évalué par l’administration pénitentiaire.

33. S’agissant de cette évaluation, le Gouvernement indique que le lendemain de son arrivée à la maison d’arrêt, le fils du requérant a signalé des antécédents suicidaires dans l’enfance et s’est déclaré anxieux en raison de la grossesse de sa compagne. Il a également manifesté le souhait de travailler et faire du sport. Ces éléments ont permis de considérer que, bien que fragile, le détenu se projetait dans l’avenir et n’envisageait pas, dans un avenir immédiat, de mettre fin à ses jours.

34. Le Gouvernement ajoute qu’il ressort des déclarations des proches de M. recueillies lors de l’enquête judiciaire que rien dans le comportement de celui-ci ne laissait présager un passage à l’acte.

35. Quant aux mesures préventives mises en œuvre par l’administration, le Gouvernement fait valoir ce qui suit :

. Mise en surveillance spéciale et pointage toutes les heures : la surveillance spéciale signifie que la présence du détenu dans sa cellule ainsi que son intégrité physique sont contrôlées toutes les heures. Le Gouvernement se réfère à un rapport sur la prévention du suicide en milieu carcéral de mars 2009 (commission Albrand) qui indique, à propos de la CPU, que la mesure la plus souvent prononcée est la mise sous surveillance spéciale qui consiste en un renforcement des rondes, et qu’elle doit être appliquée pour un nombre restreint de détenus et non à « tout détenu fragile » car elle peut avoir un effet anxiogène et accroître les troubles. Le Gouvernement fait valoir qu’une surveillance permanente n’était pas adéquate, compte tenu de ses effets, et qu’elle n’était pas envisageable dès lors que rien ne laissait supposer que M. était en proie à une crise suicidaire aigüe.

. S’agissant du cahier de pointage, le Gouvernement soutient qu’aucun élément sérieux ne permet de dire, comme l’avait fait le requérant devant les juridictions internes, qu’il a été pré-rempli.

. S’agissant du suivi médical, le Gouvernement rappelle que M. a fait l’objet d’un signalement au SMPR le 26 novembre 2008. Ensuite, il affirme que celui-ci a été reçu par le SMPR et l’UCSA. La nature du suivi médical étant couverte par le secret médical, le Gouvernement précise que l’administration n’en a pas connaissance.

. Concernant l’affectation en cellule triple, si elle a pour but de ne pas laisser une personne fragile seule, elle ne signifie pas que les codétenus sont chargés d’une mission de surveillance de celle-ci et leur absence momentanée de la cellule n’est pas considérée comme une faute de surveillance.

36. Le Gouvernement soutient encore que la mise en œuvre des secours ne laisse apparaître aucune défaillance et qu’aucun élément ne permet de dire que les conditions de détention auraient aggravé l’anxiété de M.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

37. La Cour rappelle que l’article 2 de la Convention astreint l’État à s’abstenir de provoquer volontairement la mort, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III). Dans certaines circonstances bien définies, cet article met à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même (Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, § 70, 16 novembre 2000).

38. Il convient cependant d’interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif. Toute menace présumée contre la vie n’oblige donc pas les autorités à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation. Ainsi, dans le cas spécifique du risque de suicide en prison, il n’y a une telle obligation positive que lorsque les autorités savent ou devraient savoir sur le moment qu’existe un risque réel et immédiat qu’un individu donné attente à sa vie. Pour caractériser un manquement à cette obligation, il faut ensuite établir que les autorités ont omis de prendre, dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, auraient sans doute paré ce risque. Concrètement, il faut et il suffit que le requérant démontre que les autorités n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles dans les circonstances de la cause pour empêcher la matérialisation d’un risque certain et immédiat pour la vie dont elles avaient ou auraient dû avoir connaissance (Tanrıbilir, précité, § 72, Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, § 93, CEDH 2001‑III ; Renolde c. France, no 5608/05, § 85, CEDH 2008 (extraits) et Ketreb, précité, § 71 ; Sellal c. France, no 32432/13, § 47, 8 octobre 2015).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

39. La Cour observe que le cas d’espèce présente la particularité de concerner un détenu arrivé depuis peu dans un établissement pénitentiaire, cette période étant reconnue comme une phase de la détention délicate, plus propice au passage à l’acte (paragraphes 26 à 28 ci-dessus). M. s’est suicidé douze jours après son incarcération et le lendemain de son placement dans une cellule collective, alors qu’il venait de quitter les locaux d’accueil de la prison en tant que détenu arrivant. Il convient donc d’évaluer la connaissance par les autorités nationales du risque que M. se suicide. Ce dernier étant un détenu « primaire », l’administration pénitentiaire ne disposait pas de dossier médical le concernant. Dès lors, la détermination de sa fragilité dépendait essentiellement des mesures prises au moment de sa prise en charge dans le quartier « arrivants » des locaux de détention.

40. À cet égard, la Cour observe tout d’abord que le juge d’instruction avait signalé aux autorités pénitentiaires la fragilité de M. et préconisé une surveillance particulière de celui-ci, soulignant qu’il s’agissait d’une première incarcération. Par ailleurs, la Cour note que le lieutenant T. a rempli, le lendemain de l’incarcération de M. la « grille d’aide au signalement des personnes détenues présentant un risque suicidaire ». Elle remarque que ce document indique des antécédents suicidaires ainsi que la mention « se déclare spontanément suicidaire » (paragraphe 7 ci-dessus). Elle observe que M. a fourni des réponses révélant le risque qu’il ressentait lui-même : difficulté avec l’alcool, pour lequel il demandait un soutien spécifique, grossesse de sa compagne, tendance suicidaire remontant à l’enfance. Ces éléments furent traduits dans la fiche de renseignement établie par le lieutenant comme une apparence de fragilité pour laquelle un signalement au SMPR fut décidé deux jours après l’arrivée de M. (paragraphe 8 ci-dessus). De l’avis de la Cour, la notice du juge d’instruction et la grille précitée permettaient au moins de repérer M. comme une personne suicidaire, et d’en déduire le risque qu’il mette fin à ses jours. Ainsi, la Cour estime qu’après l’obtention de ces informations, les autorités auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat que M. attente à sa vie.

41. Il convient dès lors de déterminer si les autorités ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque.

42. Sur ce point, la Cour constate que différentes mesures ont été prises avant le placement de M. en cellule avec deux autres détenus d’une part, et au moment de son affectation dans cette cellule d’autre part.

43. Quant à la première période, la Cour retient que les autorités ont signalé M. au SMPR ainsi que cela ressort de la fiche de renseignement. Selon le Gouvernement, le fils du requérant a également bénéficié d’une consultation auprès de médecins de l’UCSA et du SMPR (paragraphe 35 ci‑dessus). La CPU dédiée à la prévention des suicides et chargée d’examiner régulièrement la situation des détenus faisant l’objet d’une surveillance spéciale s’est par ailleurs réunie huit jours après l’incarcération du fils du requérant. La Cour ne dispose pas d’informations sur la surveillance spéciale mise en place au moment de l’incarcération et jusqu’au placement de M. dans la cellule avec deux autre codétenus le 5 décembre 2008. Il ne ressort d’aucune pièce produite que M. ait fait l’objet d’une telle surveillance dans le quartier arrivant.

44. Quant à la seconde période, la Cour constate que les autorités ont mis en place une mesure de surveillance spéciale consistant en une ronde toutes les heures, dont l’application était certainement opportune. Cela étant, elle relève que la circulaire de la direction de l’administration pénitentiaire de 2002 précise qu’il ne saurait être question de réduire la prise en charge d’une personne détenue en détresse aux seules mesures de surveillance, celles-ci pouvant même s’avérer contre-productives (paragraphe 26 ci‑dessus). Dès lors, à elle seule, la mesure de surveillance renforcée prise par les autorités ne suffit pas pour conclure que l’État a respecté son obligation positive de protéger la vie de M. En outre, la Cour constate que l’administration pénitentiaire a placé M. dans une cellule avec deux codétenus afin d’éviter son isolement et pour que ces derniers puissent le soutenir. Cependant, la Cour observe que ces codétenus étaient tous les deux absents de la cellule au moment du passage à l’acte de celui-ci.

45. Au regard des informations dont disposaient les autorités, la Cour considère qu’un contrôle médical de M. lors de son admission constituait une mesure de précaution minimale. Elle observe que cette appréciation est en concordance avec les prescriptions du droit interne (paragraphes 22 à 26 ci-dessus), et participe de l’accompagnement individualisé du détenu. La Cour retient également que le CPT indique à cet égard que cette mesure peut permettre d’atténuer en partie l’anxiété éprouvée par tous les détenus nouvellement arrivés (paragraphe 28 ci-dessus). Par ailleurs, un examen médical aurait permis à M. d’exposer à un professionnel compétent son problème d’addiction à l’alcool (paragraphes 7 et 8 ci-dessus). Or, si le Gouvernement soutient que M. aurait bénéficié d’une consultation médicale, il n’a fourni aucune pièce permettant de vérifier que le fils du requérant aurait été vu par un médecin de l’UCSA ou par un médecin du SMPR, alors qu’il avait été pourtant signalé à ce dernier quarante-huit-heures après son arrivée en prison. La CPU pour sa part n’a fait qu’enregistrer ce signalement sans qu’il ne débouche sur une prise en charge médicale (paragraphe 10 ci‑dessus). La Cour relève que, si on lit dans le jugement du tribunal administratif de Bordeaux : « le médecin du service médical l’ayant examiné » (paragraphe 17 ci-dessus), cette affirmation ne figure plus dans l’arrêt de la cour administrative d’appel (paragraphe 20 ci-dessus). Il convient de souligner que la réalité de cet examen médical avait été exclue devant la cour administrative d’appel par le rapporteur public qui, pour conclure à la responsabilité de l’État, avait exprimé l’opinion suivante : « (...) la faute a consisté selon nous à partir d’éléments sur les risques suicidaires de M. de ne pas l’avoir soumis à un examen médical prévu par le texte (...) » (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour constate donc qu’il n’est pas démontré que M. ait été examiné par un médecin.

46. En l’absence de toute preuve d’un rendez-vous avec le service médical de la prison dans le dossier de M., dont la production, dans les circonstances de l’espèce, semble difficilement assimilable à une transgression du secret médical telle qu’elle est invoquée par le Gouvernement, la Cour estime que les autorités ont manqué à leur obligation positive de protéger le droit à la vie du fils du requérant. Elle ne saurait à cet égard retenir, ainsi que l’ont fait les juridictions nationales pour décharger l’administration pénitentiaire de toute responsabilité dans la mort de M., le fait que le service médical appelé à intervenir auprès des détenus, UCSA ou SMPR, n’est pas placé sous l’autorité de l’administration pénitentiaire. À d’autres occasions, la Cour a déjà relevé que la collaboration des personnels de surveillance et médicaux relevait de la responsabilité des autorités internes (Ketreb, précité, §82 ; mutatis mutandis, Helhal c. France, no 10401/12, § 58, 19 février 2015). Or, la Cour constate qu’en l’espèce, bien que prévu par le droit interne (paragraphe 26 ci-dessus), le dispositif de collaboration entre les services pénitentiaires et médicaux dans la surveillance des détenus et la prévention des suicides n’a pas fonctionné.

47. Partant, il y a eu violation de l’article 2 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

48. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

49. Le requérant réclame les sommes demandées devant le juge interne soit « 50 000 EUR portés ensuite à 60 000 EUR » en réparation de son préjudice moral, et 2 000 EUR au titre du préjudice matériel qu’il aurait subi.

50. Le Gouvernement estime que dans l’hypothèse d’une condamnation, l’allocation au requérant de la somme de 10 000 EUR au titre du préjudice moral apparaîtrait raisonnable. Il fait valoir à cet égard que les proches de M. n’ont jamais fait état d’un risque suicidaire. Quant au préjudice matériel, il constate que le requérant n’apporte aucun élément le justifiant.

51. La Cour estime que le requérant n’étaye pas le lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué ; elle rejette en conséquence cette demande. En revanche, statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 20 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

52. Le requérant demande également 3 588 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 3 000 EUR pour ceux engagés devant la Cour. S’agissant des premiers, l’avocat du requérant a produit les justificatifs des notes d’honoraires dans ses réponses aux observations du Gouvernement et a indiqué dans un courrier ultérieur que ces états d’honoraires avaient été acquittés.

53. Le Gouvernement propose de faire droit à la demande pour les frais exposés devant la Cour. S’agissant des frais et dépens devant les juridictions internes, il constatait, avant le courrier précité de l’avocat du requérant, que celui-ci n’avait pas produit de justificatif de paiement des honoraires.

54. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 6 588 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

55. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i) 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii) 6 588 EUR (six mille cinq cent quatre-vingt-huit euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 février 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Claudia WesterdiekAngelika Nuβberger
GreffièrePrésidente


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-160319
Date de la décision : 04/02/2016
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 2 - Droit à la vie (Article 2 - Obligations positives;Article 2-1 - Vie) (Volet matériel)

Parties
Demandeurs : ISENC
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : BOUZIDI A.

Origine de la décision
Date de l'import : 08/02/2021
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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