TROISIÈME SECTION
AFFAIRE APARICIO NAVARRO REVERTER ET GARCÍA SAN MIGUEL Y ORUETA c. ESPAGNE
(Requête no 39433/11)
ARRÊT
STRASBOURG
10 janvier 2017
DÉFINITIF
10/04/2017
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Aparicio Navarro Reverter et García San Miguel y Orueta c. Espagne,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Helena Jäderblom, présidente,
Luis López Guerra,
Helen Keller,
Branko Lubarda,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides, juges,
et de Stephen Phillips, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 décembre 2016,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 39433/11) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont deux ressortissants de cet État, MM. Alberto Aparicio Navarro-Reverter et Ana María García San Miguel y Orueta (« les requérants »), ont saisi la Cour le 17 juin 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me M. Arrom Oliver, avocat à Palma de Mallorca. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, R.-A. León Cavero, avocat de l’État et chef du service juridique des droits de l’homme au ministère de la Justice.
3. Le 18 novembre 2014, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Les requérants sont nés respectivement en 1937 et 1942 et résident à Madrid.
5. Ils sont propriétaires d’un appartement à Sanxenxo (Galice). L’inscription de celui-ci à leur nom au registre foncier date du 4 septembre 2001. Par ailleurs, les requérants s’acquittent de la taxe foncière depuis 2002.
6. En juillet 2002, A.P.C., un voisin habitant à proximité du lotissement où l’appartement des requérants était construit, porta plainte auprès de la municipalité de Sanxenxo. Il contestait la légalité des travaux de construction et sollicitait leur suspension.
7. Face au silence de l’administration, le 16 décembre 2002, A.P.C. forma un recours en contentieux administratif. Les acheteurs des appartements n’étant pas parties à la procédure administrative relative au permis de construction, la municipalité n’en informa que le promoteur du lotissement (P.L.L.), seul titulaire dudit permis. Les requérants ne furent donc pas informés de l’existence de cette procédure en qualité de partie intéressée.
8. Tant la municipalité que le promoteur arguaient de la légalité des travaux dans leurs mémoires en réponse.
9. Par un jugement rendu le 21 janvier 2004, le juge du contentieux administratif no 3 de Pontevedra accueillit en partie le recours introduit par A.P.C. et annula le permis de construire sans pour autant décréter la démolition des appartements. Ce jugement ne fut pas notifié aux requérants.
10. A.P.C., la municipalité de Sanxenxo et P.P.L. firent appel. Par un arrêt du 29 mars 2007, le Tribunal supérieur de justice de Galice fit droit aux prétentions du premier et ordonna la démolition de plusieurs appartements. Il rejeta les appels des deux autres demandeurs.
11. À la demande de A.P.C., les démarches visant à l’exécution de l’arrêt du 29 mars 2007 furent engagées. La municipalité et P.P.L contestèrent ces démarches ; leurs recours furent rejetés.
12. L’arrêt définitif du 29 mars 2007 fut notifié aux requérants en février 2009 par la municipalité, qui les informa de l’annulation du permis de construire accordé à P.P.L. et de l’injonction de démolition de plusieurs appartements, dont le leur.
13. Les requérants sollicitèrent la nullité de la procédure et les différentes parties se virent accorder un délai pour présenter leurs arguments. Dans son mémoire du 18 mars 2009, adressé au Tribunal supérieur de justice de Galice, la municipalité faisait les remarques suivantes :
« (...) Le 16 décembre 2002 [date où A.P.C. introduisit son recours en contentieux administratif], tous les propriétaires des logements (...) étaient connus. [En outre], après consultation des archives municipales, il ressort que les titulaires des logements (...) construits selon le permis objet du présent litige apparaissent dans le registre de la taxe foncière depuis 2001 ou 2002. Malgré cela, seulement le promoteur P.P.L. [participa] à la procédure en tant que partie intéressée.
L’administration municipale n’informa pas les [...] propriétaires des logements, qui étaient connus et identifiables, le juge n’ayant pas [...] averti la municipalité [de ses obligations] à ce sujet. Cette faute involontaire de l’administration municipale a provoqué un réel [manquement aux droits de la] défense [puisqu’il] exist[ait] un dommage concret ».
14. Par une décision du 15 septembre 2009, le Tribunal supérieur de justice de Galice rejeta la demande en nullité des requérants pour le motif suivant :
« (...) il n’existe aucun document attestant que l’existence [des requérants] était connue par le juge d’instance lorsque le procès a débuté (...). En effet, pour constater un [manquement aux droits de la] défense il est nécessaire (...), en plus de la titularité d’un droit ou d’un intérêt légitime (...), que [l’intéressé] soit identifiable par l’organe judiciaire, ce qui dépend essentiellement des informations contenues dans le mémoire d’introduction du recours, dans le dossier administratif ou dans la plainte. Aucune [de ces informations] ne figure dans la présente affaire ».
15. Invoquant l’article 24 de la Constitution (droit à un procès équitable et droit à la défense), les requérants formèrent un recours d’amparo auprès du Tribunal constitutionnel. Ils alléguaient que les juges a quo connaissaient ou auraient dû connaître l’existence des propriétaires des appartements, pour lesquels l’issue du litige pouvait avoir des conséquences très sérieuses. Ils indiquaient en particulier que, dans son recours introduit en décembre 2002, A.P.C. mentionnait que les appartements concernés étaient au nombre de seize et que, par ailleurs, le promoteur immobilier avait soulevé en appel qu’il existait des tiers acquéreurs de bonne foi, à savoir les propriétaires des appartements, qui n’avaient pas eu l’occasion d’intervenir dans la procédure ni d’être entendus par les tribunaux, ce qui portait gravement atteinte à leurs droits de la défense et au principe du contradictoire. Ils soutenaient qu’aucune démarche n’avait été effectuée afin de porter la procédure en cours à la connaissance des propriétaires des appartements.
16. Par une décision notifiée le 21 décembre 2010, la haute juridiction déclara le recours irrecevable pour cause de « manque de pertinence constitutionnelle spéciale ».
17. À ce jour, la procédure d’exécution est paralysée. Les travaux de démolition sont suspendus tant que A.P.C. n’en a pas demandé la reprise, conformément à la loi.
18. En outre, cette procédure s’est vue affectée par un changement dans la réglementation urbanistique de la ville de Sanxenxo du 1er avril 2013, qui pourrait permettre la régularisation a posteriori (sobrevenida) du lotissement des requérants à condition que le promoteur obtienne un nouveau permis de construction conforme à la nouvelle réglementation. La procédure d’obtention de ce nouveau permis est en cours. Par ailleurs, il ressort du dossier que la municipalité a entamé des négociations avec les copropriétaires, dont les requérants, afin d’explorer les possibilités qui s’offriraient à eux en cas de régularisation future des logements.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
19. La loi 29/1998 du 13 juillet 1998 relative à la juridiction contentieuse administrative prévoyait ce qui suit dans son article 49 § 3 (tel qu’en vigueur jusqu’au 4 mai 2010) :
« Une fois le dossier reçu, le juge, à la lumière du résultat de la procédure administrative et du contenu du mémoire d’introduction [du recours] et des documents annexes, vérifiera que l’ensemble des [notifications d’assignation] ont été transmises et, s’il s’aperçoit [que tel n’est pas le cas], il ordonnera à l’administration [prendre en charge] celles nécessaires pour assurer la défense des intéressés qui sont identifiables ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
20. Les requérants allèguent qu’ils auraient dû être informés, en tant que partie intéressée, de la procédure devant le juge contentieux administratif no 3 de Pontevedra. À leurs yeux, l’absence de notification de l’existence de cette procédure a porté atteinte à leur droit à la défense, tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes en l’espèce sont ainsi libellées :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
A. Sur la recevabilité
21. Le Gouvernement argue tout d’abord que les requérants avaient la connaissance de la procédure en contentieux administratif dont ils assurent avoir ignoré l’existence jusqu’en février 2009. Plusieurs procès‑verbaux de réunions de copropriété datant de 2003 et de 2004 en témoigneraient.
22. Le Gouvernement demande ensuite à la Cour de considérer la requête comme étant abusive aux termes de l’article 35 § 3 de la Convention, au motif que les requérants ne se seraient pas acquittés de leur obligation d’informer la Cour de tout fait pertinent pour l’examen de la requête, comme l’exige l’article 47 § 6 du règlement de la Cour. Il soutient que les requérants ont notamment omis de communiquer à la Cour le changement intervenu dans la réglementation urbanistique le 1er avril 2013, changement qui leur permettrait d’obtenir un nouveau permis de construire et de régulariser ainsi la situation de leur appartement. De plus, selon lui, les requérants ont occulté l’existence de négociations entre les copropriétaires et la municipalité. Le Gouvernement indique que celle-ci a en effet envoyé un courrier à plusieurs propriétaires, dont les requérants, les informant de la régularisation quasi certaine du permis de construire ainsi que des voies de recours dont ils disposeraient pour réclamer des dommages et intérêts.
23. Le Gouvernement soulève par ailleurs l’absence de qualité de victime des requérants, puisque selon lui, dans l’état actuel des choses, aucune démolition ne peut avoir lieu. Ce même argument conduit le Gouvernement à considérer que, en tout état de cause les requérants, n’ont pas souffert un préjudice significatif aux termes de l’article 35 § 3 b) de la Convention.
24. Enfin, le Gouvernement revient sur l’entrée en vigueur de la nouvelle réglementation urbanistique et excipe du non-épuisement des voies de recours internes au motif qu’une nouvelle procédure d’octroi de permis de construire est actuellement en cours. Il estime que, les requérants étant désormais qualifiés de partie intéressée à la procédure, ceux-ci seront en mesure de contester toute tentative future de A.P.C. visant à relancer l’exécution du jugement du Tribunal supérieur de justice de Galice du 29 mars 2007. Ainsi, le Gouvernement est d’avis que, dans l’hypothèse où le nouveau permis ne serait pas accordé, les requérants disposeraient de plusieurs voies de recours, tant contre le promoteur que contre la municipalité. Il indique que ceux-ci pourraient notamment exercer une action civile en éviction contre le promoteur ou une réclamation en responsabilité patrimoniale auprès la municipalité devant la juridiction contentieuse administrative.
25. Pour ce qui est de leur connaissance du litige, les requérants expliquent que les premières mentions prouvant la connaissance de la procédure par les copropriétaires apparaissent dans les procès-verbaux des réunions de copropriété d’avril et octobre 2009, c’est-à-dire après que la municipalité leur ait notifié l’arrêt définitif ordonnant la démolition des logements. Ils ajoutent que les références dans les procès-verbaux de 2003 et 2004 mentionnées par le Gouvernement ne reflètent que les inquiétudes des propriétaires relatives à la construction d’une voie d’accès au lotissement, à propos de laquelle ils se demandaient qui, de la municipalité ou de P.P.L, allait prendre en charge des services tels que l’éclairage ou le revêtement de la chaussée.
26. En outre, les requérants nient avoir dissimulé des informations et soutiennent que les éléments évoqués par le Gouvernement, à savoir le changement de réglementation urbanistique et l’existence de négociations avec la municipalité, ne changent en rien le fait qu’ils n’auraient pas été informés de la procédure contentieuse qui s’était achevée par une décision de démolition de plusieurs logements, dont le leur. De plus, ils arguent que la régularisation de la situation des logements n’est pas encore une réalité et qu’elle demeure une hypothèse.
27. De même, l’argument de l’absence de démolition des logements avancé par le Gouvernement ne fait pas, de l’avis des requérants, disparaître le préjudice découlant de leur absence de connaissance du litige, car ils se trouvent à présent soumis à une procédure de régularisation de la situation irrégulière de leur appartement sans avoir pu prendre part au procès en cause.
28. Les requérants combattent la thèse du Gouvernement quant au non‑épuisement des voies de recours internes et rappellent avoir saisi le Tribunal constitutionnel d’un recours d’amparo. Ils indiquent par ailleurs que les voies de recours mentionnées par le Gouvernement présupposent l’exécution de la mesure de démolition et soulèvent une autre problématique, distincte de celle présentée dans la requête introduite devant la Cour.
29. La Cour estime que les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement sont si étroitement liées à la substance du grief des requérants qu’il y a lieu de les joindre au fond de la requête.
30. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
31. Le Gouvernement déclare que l’enjeu de la procédure à l’origine de la présente affaire était l’octroi d’un permis de construire. Il indique que les parties à cette procédure étant exclusivement P.P.L. et la municipalité, l’assignation des requérants à la procédure n’était pas strictement nécessaire. En effet, il convient selon lui de considérer les requérants comme étant des « coadjuvants », selon les principes du droit administratif : ceux-ci n’ont pas forcément besoin de comparaître mais, comme cela était le cas en l’espèce, peuvent voir leurs intérêts suffisamment bien défendus par les professionnels des services juridiques de l’administration, dont la fonction est aussi de défendre la légalité de l’acte contesté. Le Gouvernement conclut que l’absence de participation des requérants à la procédure n’a donc pas porté atteinte à leur droit à un procès équitable.
32. Les requérants, quant à eux, rejettent l’argument selon lequel les intérêts de l’administration et ceux du « coadjuvant » seraient toujours les mêmes puisque, par définition, ce dernier ne défend pas l’intérêt général (comme le fait l’administration) mais ses propres intérêts. Ils indiquent que c’est pour cette raison que la loi 19/1998 du 13 juillet 1998 relative à la juridiction contentieuse administrative a prévu dans son article 49 que soient défendus, dans un litige, les droits d’individus autres que le demandeur ou le défendeur possédant un intérêt légitime à agir. Les requérants estiment que considérer, comme le Gouvernement, qu’ils n’avaient pas besoin d’être parties à la procédure pour que leurs droits soient garantis contrevient tant à la jurisprudence du Tribunal constitutionnel qu’à celle de la Cour. Cette jurisprudence aurait établi trois critères, selon eux remplis en l’espèce, pour exiger l’assignation à comparaître des tiers intéressés : la possession d’un intérêt légitime à agir, l’identification possible de l’individu par un organe juridictionnel et l’existence d’un manquement aux droits de la défense découlant de l’absence d’assignation à comparaître.
33. À la lumière de ce qui précède, les requérants considèrent que leur absence d’assignation à comparaître a porté atteinte à leur droit à se défendre devant un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
34. La Cour rappelle que, d’après sa jurisprudence, l’article 6 § 1 de la Convention « consacre (...) le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect » (Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975, série A no 18, p. 18, § 36). L’effectivité du droit d’accès demande qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits (Díaz Ochoa c. Espagne, no 423/03, § 41, 22 juin 2006).
35. D’autre part, ce « droit à un tribunal » n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tel que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi d’autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII, p. 2955, § 33, et Edificaciones March Gallego S.A c. Espagne, 19 février 1998, Recueil 1998-I , p. 290, § 34).
36. La Cour note d’emblée que l’objet du présent litige est l’absence de participation des requérants à la procédure contentieuse qui s’est achevée par une décision de démolition de leur logement. La procédure de démolition en tant que telle et les recours dont pourront disposer les requérants pour la contester sont certes des éléments que la Cour prend en compte, mais ils échappent aux griefs soulevés par les requérants devant elle.
37. À cet égard, la Cour observe que, dans sa décision du 15 septembre 2009, le Tribunal supérieur de justice de Galice a rejeté la demande en nullité des requérants au motif que leur existence n’était pas suffisamment avérée lorsque la procédure en contentieux administratif a été déclenchée par A.P.C. et que l’organe judiciaire ne pouvait donc pas les identifier.
38. Certes, c’est en principe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter les faits et la législation interne (voir, mutatis mutandis, Bulut c. Autriche, 22 février 1996, Recueil 1996-II, p. 356, § 29, Brualla Gómez de la Torre, précité, § 31, et Edificaciones March Gallego S.A., précité § 33), le rôle de la Cour se limitant à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Société anonyme « Sotiris et Nikos Koutras ATTEE » c. Grèce, no 39442/98, § 17, CEDH 2000-XII, et Rodriguez Valin c. Espagne, no 47792/99, § 22, 11 octobre 2001). Ainsi, la Cour ne substituera pas sa propre appréciation des faits et du droit à celle des autorités nationales en l’absence d’arbitraire, sauf si et dans la mesure où elle pourrait avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir, entre autres, Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2796, § 31). Cependant, elle pourra intervenir s’il s’avère que les juridictions internes ont examiné la cause des requérants de façon à porter atteinte à la substance même de leur droit d’accès à un tribunal tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.
39. En l’occurrence, la Cour note que, tel qu’il a été souligné par les requérants (paragraphe 15 ci-dessus), l’appel soulevé par le promoteur immobilier mentionnait l’existence de tiers acquéreurs de bonne foi, propriétaires des appartements dans l’immeuble en question. Contrairement à ce qui a été établi dans la décision du 15 septembre 2009 susmentionnée, il ressort clairement du mémoire de la municipalité du 18 mars 2009 déposé devant le Tribunal supérieur de justice de Galice que les requérants étaient parfaitement identifiables (ces derniers figuraient par exemple dans le registre foncier depuis 2001 et s’acquittaient des impôts fonciers depuis 2002). Elle relève également que, à cette même occasion, la municipalité avait reconnu que l’absence de notification de la procédure aux requérants s’analysait en un réel manquement à leurs droits de la défense.
40. À la lumière de ce qui précède, la Cour considère que, en l’espèce, l’identité des requérants était accessible et qu’il y avait suffisamment d’informations dans le dossier pour permettre à l’administration et aux tribunaux d’identifier les intéressés. Elle juge que l’interprétation du Tribunal supérieur de justice de Galice quant à la justification de l’absence de notification aux requérants a été très restrictive et contraire à la substance même du droit des requérants à un tribunal, le recours d’amparo formé par ces derniers n’ayant par ailleurs pas porté remède à leur absence de participation à la procédure en contentieux administratif.
41. En outre, contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement, aucun élément du dossier ne permet d’établir que les requérants ont eu une quelconque connaissance extrajudiciaire de la procédure en contentieux administratif portant sur la légalité du permis de construire alors même que l’issue de ladite procédure pouvait avoir des conséquences négatives pour eux. En effet, les procès-verbaux des réunions de copropriété antérieurs à avril 2009 ne reflètent que les inquiétudes des copropriétaires relatives à la question de savoir qui, de la municipalité ou de P.P.L., était responsable de la mise en service (éclairage et revêtement de la chaussée) d’une voie d’accès au lotissement.
42. Quant à un éventuel manque de diligence de la part des requérants (Cañete de Goñi c. Espagne, no 55782/00, §§ 40-42, CEDH 2002‑VIII, et Maestre Sánchez c. Espagne (déc.), no29608/12, 4 mai 2004), la Cour relève qu’ils ont introduit leur demande en nullité dès qu’ils se sont vu notifier l’arrêt définitif du 29 mars 2007. En ce sens, la présente affaire se différencie clairement de l’arrêt précité Cañete de Goñi, où il avait été démontré que la requérante avait eu une connaissance extrajudiciaire de l’affaire (Díaz Ochoa, précité, § 47).
43. Au demeurant, la Cour constate que ni le changement dans la législation urbanistique intervenu en avril 2013, ni la suspension de la démolition, ni la potentielle régularisation à venir de la situation du lotissement ne sont suffisants pour réparer le préjudice réel causé par l’absence de participation des requérants à la procédure qui s’est achevée par l’arrêt du 29 mars 2007 ordonnant la démolition des appartements en cause. En conséquence, il convient de rejeter les objections du Gouvernement relatives tant à l’absence de condition de victime des requérants qu’au manque de préjudice significatif. En ce qui concerne les voies de recours mentionnées par le Gouvernement, à savoir une éventuelle action civile en éviction contre P.P.L. ou une réclamation en responsabilité patrimoniale auprès de la municipalité devant la juridiction contentieuse administrative, la Cour relève que celles-ci auraient pour but, en tout état de cause, de réparer les préjudices subis les requérants du fait d’une éventuelle démolition de leur logement et que, par conséquent, elles ne sauraient compenser l’absence d’assignation des requérants à la procédure.
44. Enfin, concernant la possibilité de régularisation de l’appartement des requérants en raison de la nouvelle réglementation urbanistique, la Cour note que, bien que cet élément puisse avoir une incidence sur les droits des requérants protégés par l’article 8 de la Convention ou encore l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, cette possibilité est trop incertaine pour considérer que les requérants l’ont omis de façon abusive ou pour faire disparaître la violation du droit des requérants à un procès équitable.
45. Partant, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter les exceptions préliminaires du Gouvernement et, à la lumière des arguments qui précèdent, elle considère qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 ET 13 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
46. Les requérants allèguent que de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention découle également une violation des articles 8 et 13 et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Les parties pertinentes en l’espèce des dispositions invoquées se lisent ainsi :
Article 8 § 1
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
(...) ».
A. Sur la recevabilité
47. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
48. La Cour souligne que l’objet de la présente affaire est l’absence de participation des requérants à la procédure en contentieux administratif qui s’est achevée avec la décision ordonnant la démolition de leur appartement. Elle estime que cette question a déjà été examinée ci-dessus et que, eu égard à son constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention, il n’y a pas lieu d’examiner de surcroît s’il y a eu violation des articles 8 et 13 et de l’article 1 du Protocole no1 à la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
49. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
50. Les requérants réclament 20 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’ils auraient subi en raison de leur impossibilité de faire valoir leurs intérêts lors du procès contentieux administratif. Ils demandent par ailleurs 15 000 EUR chacun pour dommage moral.
51. Le Gouvernement s’oppose à ces prétentions et indique, entre autres, que la municipalité a mis en place des mécanismes pour traiter les dossiers des requérants et en particulier la procédure de régularisation de la situation de leur logement.
52. Eu égard à l’état actuel de la procédure au niveau interne, à savoir, le fait qu’aucune démolition n’a eu lieu à ce jour et l’absence de prévision qu’elle aura lieu prochainement (paragraphes 17 et 18 ci-dessus), la Cour juge que, en l’espèce, le préjudice matériel n’est pas suffisamment établi. Par ailleurs, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer 1 000 EUR à chacun des requérants au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
53. Les requérants réclament également 15 958 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 17 488,66 EUR pour ceux engagés devant la Cour. Ils présentent des justificatifs à l’appui de leurs prétentions.
54. Le Gouvernement conteste ces montants, qu’il qualifie d’excessifs.
55. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 33 446,66 EUR tous frais confondus et l’accorde aux requérants.
C. Intérêts moratoires
56. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement aux paragraphes 21 à 24 ci-dessus ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Rejette les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement et dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs tirés des articles 8 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, au taux applicable à la date du règlement :
i. 1 000 EUR (mille euros) à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 33 446,66 EUR (trente-trois mille quatre-cent quarante-six euros et soixante-six centimes), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 janvier 2017, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Stephen PhillipsHelena Jäderblom
GreffierPrésidente