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28/05/2015 | CEDH | N°001-155106

CEDH | CEDH, AFFAIRE Y. c. SLOVÉNIE, 2015, 001-155106


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE Y. c. SLOVÉNIE

(Requête no 41107/10)

ARRÊT

[Extraits]

DÉFINITIF

28/08/2015

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Y. c. Slovénie,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en un Comité composé de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
He

lena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 mars 2015,

Rend ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE Y. c. SLOVÉNIE

(Requête no 41107/10)

ARRÊT

[Extraits]

DÉFINITIF

28/08/2015

Cet arrêt est devenu définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Y. c. Slovénie,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en un Comité composé de :

Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ganna Yudkivska,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 mars 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 41107/10) dirigée contre la République de Slovénie et dont une ressortissante de cet État, Mme Y. (« la requérante »), a saisi la Cour le 17 juillet 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante (article 47 § 4 du règlement).

2. La requérante a été représentée par Me J. Ahlin, avocat à Ljubljana. Le gouvernement slovène (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme B. Jovin Hrastnik, procureur général.

3. La requérante alléguait que la procédure pénale relative aux abus sexuels perpétrés contre elle avait eu une durée excessive, qu’elle avait manqué d’impartialité et qu’elle lui avait fait vivre plusieurs expériences traumatisantes contraires au respect de son intégrité personnelle.

4. Le 20 février 2012, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Contexte

5. Née en Ukraine en 1987, la requérante arriva en Slovénie en 2000 avec sa sœur et sa mère, qui avait épousé un Slovène.

6. Entre juillet et décembre 2001, la requérante, alors âgée de 14 ans, aurait été agressée sexuellement à plusieurs reprises par un ami de la famille, X., âgé de 55 ans à l’époque des faits, qui, avec sa femme, s’occupait souvent d’elle et l’aidait à se préparer à participer à des concours de beauté.

7. En juillet 2002, elle informa sa mère des abus sexuels selon elle commis par X. mais refusa d’en parler avec qui que ce fût d’autre.

8. Le 15 juillet 2002, un prêtre fit au poste de police de Maribor une déposition dans laquelle il déclarait que la mère de la requérante lui avait dit craindre que sa fille eût été violée par X.

B. L’enquête de police

9. Le 16 juillet 2002, la mère de la requérante déposa une plainte contre X., dans laquelle elle accusait celui-ci d’avoir forcé à plusieurs reprises la requérante à avoir des rapports sexuels avec lui.

10. Le 17 juillet 2002, interrogée par la police de Maribor, la requérante expliqua que X. l’avait contrainte à diverses activités sexuelles. S’agissant de la période durant laquelle ces faits étaient supposés s’être déroulés, elle indiqua que X. avait tenté de l’embrasser pour la première fois avant juillet 2001, alors qu’elle commençait à travailler comme mannequin pour des défilés de mode. Elle fit un récit des différentes occasions auxquelles X. l’aurait agressée sexuellement. à l’une de ces occasions, X. se serait allongé sur elle pendant qu’elle dormait chez lui et aurait tenté d’avoir des rapports sexuels avec elle, lui écartant les jambes d’une main tandis qu’il posait l’autre sur sa bouche pour l’empêcher de crier. Il aurait cependant été interrompu par l’arrivée de son jeune fils dans l’escalier. Une autre fois, alors qu’ils étaient dans une piscine, il l’aurait caressée dans l’eau. Une autre fois encore, il l’aurait conduite dans un atelier désaffecté appartenant à sa famille et lui aurait fait subir un cunnilingus. De plus, toujours selon les dires de la requérante, X. l’aurait obligée à pratiquer une fellation à trois reprises au moins, une fois chez lui, une fois dans le garage de son entreprise et la troisième fois dans sa camionnette, qu’il avait garée dans les bois situés à proximité de la ville. à cette troisième occasion, elle aurait tenté de s’échapper mais, ne connaissant pas les lieux, elle n’aurait eu d’autre choix que de revenir vers la camionnette. La requérante déclara que X. avait tenté d’avoir un rapport sexuel avec elle à plusieurs reprises mais qu’elle ne savait pas avec certitude s’il y avait eu pénétration ou non. Elle ajouta avoir tenté en vain de se défendre en criant et en le repoussant.

11. La requérante fut également examinée par un expert en gynécologie, qui constata que son hymen était intact. Par ailleurs, durant les mois de juillet et août 2002, la police interrogea X., qui nia avoir eu des relations sexuelles avec la requérante, ainsi que trois autres personnes.

12. Après avoir à plusieurs reprises tenté en vain d’obtenir de la police des informations précises sur l’avancement de l’enquête, la mère de la requérante déposa une plainte auprès du parquet du district de Maribor (« le parquet »).

13. Le 27 juin 2003, le parquet envoya à la police de Maribor un courrier dans lequel il demandait qu’une copie de la plainte pénale déposée contre X. lui fût transmise d’urgence.

14. Le 18 août 2003, la police adressa au parquet un rapport dans lequel il était écrit que la requérante n’avait pas fourni de description détaillée des faits qu’elle alléguait et qu’elle n’avait pas indiqué les lieux où les viols allégués étaient censés s’être produits. La police disait que la requérante avait donné l’impression d’être soumise à une forte pression psychologique et de craindre la réaction de sa mère. Elle concluait qu’il était impossible de confirmer l’allégation de viol et tout aussi impossible de déterminer les causes du profond désarroi de la requérante.

C. L’enquête judiciaire

15. Le 28 août 2003, le parquet requit l’ouverture d’une information judiciaire contre X. du chef d’agression sexuelle sur mineur de moins de 15 ans. Dans son réquisitoire introductif, il affirmait que X. avait forcé la requérante à des pratiques sexuelles orales et avait eu des rapports sexuels avec elle à trois reprises au moins malgré son refus et les tentatives faites par elle pour lui résister.

16. Le 7 janvier 2005, X. fut cité à comparaître devant le juge d’instruction du tribunal de district de Maribor. Il refusa de s’exprimer. Le 10 mars 2005, X., représenté par un avocat, déposa une déclaration écrite dans laquelle il niait les faits qui lui étaient reprochés. Il produisit également un rapport médical indiquant qu’il souffrait d’un handicap congénital au bras gauche.

17. Le 26 mai 2005, le juge d’instruction ordonna l’ouverture d’une information judiciaire à l’encontre de X. Celui-ci attaqua cette décision mais fut débouté par la formation collégiale du tribunal de district de Maribor chargée de contrôler les actes d’instruction.

18. Le 17 octobre 2005, la requérante fut auditionnée en qualité de témoin par le tribunal de district de Ljubljana, auquel il avait été demandé de l’entendre parce qu’elle résidait dans son ressort. L’audition reprit le 8 novembre 2005. X. et son conseil ne furent pas informés de cette audition. La requérante fit un récit détaillé des dates, des lieux et du déroulement des infractions alléguées. Elle commença par décrire l’agression censée avoir eu lieu chez X., alors qu’elle y dormait, répétant que X. avait été interrompu par l’arrivée de son fils. D’après son récit, la deuxième agression aurait eu lieu un jour où X., au lieu de la raccompagner chez elle en voiture, se serait garé dans les bois et aurait commencé à l’embrasser de force. Il l’aurait ensuite déshabillée, lui aurait écarté les jambes avec une main pendant que de l’autre, il lui tenait les poignets ; il aurait de nouveau essayé d’avoir un rapport sexuel avec elle mais ne serait pas parvenu à la pénétrer. La requérante expliqua également qu’à une autre occasion le requérant l’avait emmenée dans l’atelier désaffecté appartenant à sa famille et aurait pratiqué sur elle un cunnilingus. Elle aurait tenté de se libérer de son emprise mais il lui aurait immobilisé les poignets et l’aurait giflée. Il aurait de nouveau essayé de la pénétrer, mais sans succès. X. aurait ordonné à la requérante de ne raconter à personne ce qui s’était passé et l’aurait menacée de la faire expulser de Slovénie avec sa famille si elle parlait. La requérante précisa qu’elle se souvenait bien de ces trois incidents et qu’ils s’étaient déroulés exactement selon sa description, ajoutant que plusieurs autres événements similaires s’étaient produits entre juillet et décembre 2001.

19. Les 13 et 20 décembre 2005, l’épouse de X. et un autre témoin furent entendus par le juge d’instruction du tribunal de district de Maribor.

20. Le 13 janvier 2006, sur demande du tribunal de Maribor, le tribunal de district de Koper auditionna un témoin, D. Celle-ci déclara que la requérante lui avait parlé du viol qu’elle disait avoir subi.

21. Le 14 avril 2006, le juge d’instruction auditionna H., salariée de l’entreprise appartenant à X. et à son épouse. Elle déclara n’avoir jamais vu X. se comporter de manière déplacée vis-à-vis de la requérante dans l’enceinte de l’entreprise.

22. Le 16 mai 2006, le juge d’instruction désigna un expert gynécologue, B., qu’il chargea d’apprécier la probabilité que la requérante eût eu des rapports sexuels entre juillet et décembre 2001. Le gynécologue eut un entretien avec la requérante, qui refusa de se soumettre à un examen clinique. Elle expliqua entre autres à B. que malgré les tentatives de X., il n’y avait jamais réellement eu pénétration. Durant l’entretien, B. confronta la requérante à un rapport établi par un orthopédiste attestant que X. n’avait pas pu utiliser son bras gauche de la manière décrite par elle. La requérante répondit qu’elle avait vu X. utiliser ce bras pour soulever des objets lourds. B. lui présenta également le rapport de la police dans lequel il était dit qu’elle n’avait pas pu faire un récit détaillé des agressions sexuelles et des lieux précis où elles étaient censées avoir été perpétrées et lui demanda pourquoi elle ne s’était pas défendue, par exemple en griffant ou en mordant X. Elle répondit ne pas s’être défendue parce qu’elle était dans l’impossibilité de le faire. Le 19 juin 2006, l’expert établit son rapport sur la base des pièces versées au dossier, dont un rapport gynécologique de 2002 indiquant que l’hymen de la requérante était à l’époque intact, et de son entretien avec l’intéressée. Il indiqua que rien ne permettait d’affirmer avec certitude que la requérante avait eu des rapports sexuels avec X. à l’époque en cause. Outre son opinion médicale, il nota que le récit que la requérante avait fait des événements contenait certaines incohérences. à la lecture du rapport, il apparaît qu’aucune des incohérences alléguées ne fut mise en relation avec un problème médical.

23. Le 20 juin 2006, le juge d’instruction nomma un expert en psychologie clinique, R., qui reçut la requérante en consultation et soumit son rapport le 4 juillet. Elle parvint à la conclusion suivante :

« Depuis 2001, Y. présente tous les symptômes dont souffre typiquement une victime d’abus sexuels ou d’autres formes de violence (symptômes émotionnels, comportementaux et physiques) (...).

En plus d’avoir des séquelles émotionnelles, elle adopte des comportements très caractéristiques, liés aux violences qu’elle a subies, et présente quelques symptômes physiques (troubles du sommeil, cauchemars, malaises). Les symptômes sont cités dans le rapport (...).

La gravité des séquelles – en particulier physiques et sexuelles – est pour l’heure difficile à évaluer. Cependant, tout comme il y a des conséquences immédiates, des séquelles à long terme sont à prévoir. Leur ampleur réelle apparaîtra aux grandes étapes de la vie de cette adolescente et dans les situations de tension (...).

étant donné ces conséquences, particulièrement graves sur le plan psychologique (...), la question de savoir si le comportement violent de l’auteur des abus a entraîné ou non une rupture de l’hymen de la victime est tout à fait accessoire (...).

Seul un psychologue clinicien peut évaluer correctement les schémas de comportement sexuel (...) ».

24. Le 15 septembre 2006, le parquet du district de Maribor inculpa X. du chef d’agression sexuelle sur mineur de moins de 15 ans sur le fondement de l’article 183 §§ 1 et 2 du code pénal slovène. Le 20 octobre 2006, le recours introduit par X contre l’acte d’inculpation fut rejeté par la formation collégiale du tribunal de district de Maribor chargée de contrôler les actes d’instruction.

D. Le procès

25. Le tribunal de district de Maribor fixa une audience au 27 juin 2007. Celle-ci fut cependant renvoyée à la demande de X. sur le fondement d’un document prouvant qu’il était alors en arrêt de maladie pour plusieurs semaines.

26. Une nouvelle audience fut fixée au 3 octobre 2007 mais fut reportée à la demande du conseil de X. Prévue pour le 12 novembre 2008, elle fut ajournée en raison de l’absence d’un membre du jury. X. informa ensuite le tribunal qu’il s’apprêtait à partir en voyage d’affaires, si bien que l’audience fut renvoyée au 16 janvier 2008.

27. Le 16 janvier 2008, X. ne comparut pas. Il présenta un certificat médical le 17 janvier 2008.

28. Le 25 janvier 2008, le conseil de X. informa le tribunal que son client avait révoqué son mandat et serait dès lors représenté par un autre avocat, M. Le tribunal ne reçut cependant pas de nouveau mandat autorisant M. à agir en qualité de conseil de X. X. étant prévenu d’une infraction pénale pour laquelle la représentation était obligatoire, le 28 janvier 2008, le tribunal commit M. en qualité d’avocat de X.

29. Le 14 mars 2008, le tribunal tint une audience qui se déroula à huis clos pour des raisons tenant à la protection de la vie privée et de la morale publique. La Cour entendit X. à l’audience, l’avocat de la requérante demanda que M., le conseil de X., fût dessaisi au motif que la requérante et sa mère l’avaient consulté en 2001 au sujet des questions au cœur de l’espèce. Il fit également valoir que la mère de la requérante avait eu une liaison avec M. Celui-ci affirma qu’il n’avait jamais vu la requérante ni sa mère et qu’il savait simplement qu’un avocat du cabinet dans lequel il travaillait à l’époque avait représenté l’ex-conjoint de la mère de la requérante dans le cadre de sa procédure de divorce. Le tribunal réuni en formation collégiale rejeta la demande, estimant qu’aucun motif légal ne justifiait le dessaisissement de M.

30. Le 14 mars 2008, X. déposa un mémoire dans lequel il affirmait qu’il souffrait d’un handicap congénital au bras gauche, plus court de 15 cm que son bras droit, et qu’il ne pouvait donc avoir fait usage de la force physique envers la requérante. Il faisait valoir qu’il n’avait pratiquement pas l’usage de ce bras gauche. Il avançait également que lui-même et sa famille avaient aidé la requérante et sa sœur à s’intégrer dans leur nouvel environnement et à apprendre le slovène alors que leur mère s’occupait de ses affaires privées. Il soutenait que la mère était à l’origine des accusations d’abus sexuels portées contre lui parce qu’elle voulait lui extorquer de l’argent.

31. Le 14 avril 2008, la Cour tint une deuxième audience. X. fut interrogé par la procureur, principalement sur l’usage qu’il pouvait faire de son bras gauche. à ce propos, il admit que même s’il conduisait le plus souvent des véhicules automatiques, il lui arrivait occasionnellement de conduire une voiture plus petite à transmission manuelle. Toutefois, lorsqu’il lui fut demandé s’il avait déjà conduit un camion, il objecta que cette question était sans lien avec l’affaire tout en reconnaissant être titulaire d’un permis l’autorisant à conduire toutes les catégories de véhicules. La requérante fut ensuite appelée à la barre après que le tribunal eut accueilli la demande qu’elle avait formulée pour que X. fût absent du prétoire. Elle pleura à plusieurs reprises en relatant les agressions sexuelles perpétrées par X., si bien que l’audience fut suspendue pendant quelques minutes. Elle fut ensuite interrogée par M., le conseil de X., qui lui posa des questions sur sa taille et son poids au moment des faits allégués. Elle fut alors prise d’une grande nervosité et demanda à M. pourquoi il se comportait ainsi et défendait maintenant X. alors qu’il avait été le premier à entendre son histoire, ce que M. qualifia de manœuvre. L’audience fut ensuite suspendue en raison de la nervosité de la requérante.

32. Le 9 mai 2008, le tribunal tint une troisième audience. L’interrogatoire de la requérante reprit, en l’absence de X. Invitée à exprimer ce qu’elle ressentait avec le recul, elle se mit à pleurer et répondit que personne ne l’avait aidée et que la procédure durait depuis des années, pendant lesquelles elle avait dû revivre en permanence le traumatisme qu’elle avait subi.

33. Le 27 août 2008, elle introduisit un recours hiérarchique en application de la loi de 2006 sur la protection du droit à un procès sans retard injustifié (« la loi de 2006 ») afin d’obtenir une accélération de la procédure.

34. Le 26 septembre 2008, le tribunal tint une quatrième audience, qui se déroula à huis clos et au cours de laquelle X. lui-même posa à la requérante plus d’une centaine de questions, en commençant par un commentaire sous la forme d’une question : « Est-il vrai que tu m’aies dit et montré que tu étais capable de pleurer sur commande pour que tout le monde te croie ? » D’après le procès-verbal d’audience, il semble que la requérante n’ait pas répondu. X. lui posa ensuite une série de questions visant à prouver qu’ils s’étaient essentiellement vus lors de réunions de famille ou lorsque la requérante, ayant besoin d’un moyen de transport ou d’une aide quelconque, avait volontairement cherché à le voir. Il posa notamment les questions suivantes : « Est-il vrai que je ne pouvais pas abuser de toi le soir de l’événement comme tu l’as affirmé le 14 avril ? » ; « Est-il vrai que si j’avais voulu satisfaire mes besoins sexuels, je t’aurais appelée au moins une fois ? » ; « Pourquoi m’as-tu appelé en septembre pour me demander de t’emmener en dehors de la ville si je t’avais déjà violée cinq fois avant cette date ? » ; « Pourquoi m’appelais-tu, parce que moi, je ne t’ai certainement jamais appelée ? » ; « Est-il vrai que tu m’as demandé précisément de t’emmener en dehors de la ville seule, parce que tu voulais m’informer de ta victoire à un concours de beauté et la célébrer avec moi ? » La requérante répliqua qu’elle ne l’avait pas appelé, n’avait pas été à l’initiative de sorties avec lui et ajouta que c’était lui qui l’avait appelée. X. lui demanda s’il était vrai qu’elle lui avait dit que lorsqu’elle aurait un petit ami, elle serait toujours dessus parce qu’elle voulait dominer.

35. X. ajouta que les accusations de viol avaient été inventées par la mère de la requérante et lui posa donc de nombreuses questions sur sa mère, notamment sur sa maîtrise du slovène, sur son travail et sur ses relations personnelles. Il parla également à la requérante du rapport médical prouvant qu’il souffrait d’un handicap important au bras gauche. La requérante redit qu’elle l’avait vu utiliser son bras gauche dans le cadre de ses activités courantes, par exemple pour conduire et pour soulever et porter ses enfants et leur cartable, ou encore transporter des cartons et des bouteilles. Pendant toute la durée de l’interrogatoire, X. contesta la véracité et la crédibilité des réponses de la requérante, faisant de longs commentaires sur les situations décrites par elle et réfutant sa version des faits. Il continua de se comporter ainsi même après que la juge qui présidait l’audience lui eut expliqué qu’il aurait la possibilité de faire des observations après l’interrogatoire de la requérante.

36. Durant le contre-interrogatoire, X. répéta certaines questions. La présidente finit par le mettre en garde contre ce comportement et refusa d’admettre certaines questions qui, selon elle, étaient sans lien avec l’affaire en cause.

37. Le tribunal ordonna à trois reprises une courte suspension d’audience en raison de la nervosité et des larmes de la requérante. Après l’une de ces suspensions, X. demanda à la requérante si elle se sentirait mieux s’ils allaient dîner ensemble comme ils avaient l’habitude de le faire, ajoutant qu’elle pleurerait peut-être alors moins.

38. à un moment donné, la requérante demanda au tribunal d’ajourner l’audience, les questions lui étant trop pénibles. Toutefois, après que X. eut déclaré que l’audience ne pourrait se tenir qu’après le 19 novembre 2008, date à laquelle il serait de retour d’un voyage d’affaires, elle demanda, en pleurant, que l’interrogatoire se poursuivît parce qu’elle voulait en finir avec ses questions. Finalement, après quatre heures de contre-interrogatoire de la requérante, la présidente renvoya l’audience au 13 octobre 2008.

39. Au cours de l’audience suivante, l’épouse et la belle-mère de X. et une salariée de son entreprise furent entendues. Toutes trois affirmèrent que X. utilisait très peu son bras gauche et ne pouvait certainement soulever aucune charge.

40. Le 24 novembre 2008 se tint une sixième audience. L’interrogatoire de la requérante par X. dura une heure et demie. Interrogée par M., le conseil de X., la requérante répéta qu’elle lui avait relaté l’intégralité des faits longtemps auparavant, ce que M. démentit, ajoutant que s’il avait été informé des faits, il lui aurait conseillé de se rendre à l’hôpital et au poste de police. Une fois l’interrogatoire de la requérante terminé, sa mère fut interrogée, essentiellement sur ses relations privées.

41. à l’issue de l’audience, M., le conseil de X., répéta avoir rencontré la mère de la requérante alors qu’il travaillait dans le même cabinet qu’un avocat qui l’avait représentée dans le cadre de certaines procédures judiciaires. Il ajouta qu’il ferait savoir au tribunal sous trois jours s’il demandait ou non l’autorisation de renoncer à représenter X. dans le cadre de la procédure en cause. Le 25 novembre 2008, il demanda à être dessaisi de l’affaire au motif qu’il avait été personnellement affecté par certains propos tenus par la mère de la requérante.

42. à l’audience du 15 décembre 2008, le tribunal rejeta la demande de M., estimant qu’il n’existait aucun motif légal de le dessaisir de sa mission de représentation. Le gynécologue, B., fut entendu en qualité de témoin. Il reconnut que pour éclaircir les circonstances des événements, il avait également abordé dans son rapport des aspects ne figurant pas dans l’ordonnance de mission du juge d’instruction. Il répéta que l’hymen de la requérante était intact à l’époque des faits allégués.

43. Le 22 janvier 2009, le tribunal tint une huitième audience, au cours de laquelle il entendit la psychologue clinicienne R., qui répéta qu’il n’était pas possible d’établir au moyen de preuves matérielles la réalité d’abus sexuels anciens et que seules les séquelles psychologiques pouvaient être évaluées. Elle répéta en outre que la requérante présentait des symptômes évidents d’abus sexuels.

44. Le 20 février 2009, le tribunal désigna un autre expert en gynécologie, T., qu’il invita à donner son opinion sur le point de savoir s’il était possible que la requérante eût eu des rapports sexuels à l’époque en cause étant donné les résultats de l’examen médical pratiqué (paragraphe 11 ci-dessus). Le 10 mars 2009, l’expert rendit son rapport, selon lequel les résultats de cet examen étaient incompatibles avec le récit fait la requérante des événements en question.

45. Le 16 mars 2009, le tribunal tint une audience au cours de laquelle il désigna un expert en orthopédie, N., qu’il chargea d’exprimer un avis sur le point de savoir si, compte tenu de son handicap au bras gauche, X. avait pu commettre les actes décrits par la requérante.

46. Le 5 mai 2009, N. rendit son rapport. Il y indiquait que X. avait un handicap important au bras gauche et que certains des événements en cause n’avaient de ce fait pas pu se dérouler selon la description de la requérante.

47. Le 8 juin 2009, le tribunal tint une audience au cours de laquelle N. fut interrogé. Répondant à des questions du conseil de la requérante, il expliqua s’être forgé une opinion sur la base du dossier médical de X., de radiographies fournies par celui-ci et d’un examen de l’intéressé.

48. Une audience se tint le 9 juillet 2009. La requérante demanda que N. fût de nouveau interrogé.

49. Le 29 septembre 2009 eut lieu la douzième et dernière audience dans cette affaire. La requérante et la procureur interrogèrent N., qui déclara, entre autres, que X. ne pouvait utiliser son bras gauche qu’en soutien du bras droit pour exécuter certaines tâches et qu’il n’avait pratiquement pas de force dans ce bras. Il ajouta que selon lui, X. n’avait pas pu utiliser son bras gauche pour maintenir écartées les jambes de la requérante, ni pour enlever son propre pantalon comme celle-ci le soutenait. Invité par la procureur à préciser s’il avait supposé, pour faire son évaluation, que la requérante avait résisté à X. de toutes ses forces, il répondit ne pas s’être fondé sur cette hypothèse parce qu’il ne savait pas si l’intéressée avait résisté ou si elle était consentante. Invité à indiquer s’il pensait que la requérante, alors âgée de 14 ans, aurait pu résister à X. qui était prétendument allongé sur elle, N. répondit par l’affirmative. Il indiqua également que même si X. possédait une force supérieure à la moyenne dans le bras droit, il ne pouvait pas avoir agressé la requérante comme elle l’alléguait.

50. Après l’interrogatoire de N., la requérante, qui avait demandé et obtenu, hors du cadre de la procédure judiciaire, l’avis d’un autre orthopédiste, lequel avait conclu que X. pouvait peut-être faire une utilisation limitée de son bras gauche, demanda qu’un autre expert en orthopédie fût nommé au motif que les conclusions de N. suscitaient des doutes. Le tribunal, jugeant une contre-expertise inutile, rejeta sa demande. Il rejeta également sa demande de faire citer en qualité de témoins sa sœur et l’ex-conjoint de sa mère, qui, selon la requérante, auraient vu X. ramer en utilisant ses deux bras. Il refusa également que la requérante fût soumise à un nouvel examen médical comme l’avait requis la procureur.

51. à l’issue de l’audience, le tribunal prononça son jugement, relaxant X. de tous les chefs dont il était prévenu. Compte tenu de cette décision, le tribunal recommanda à la requérante de porter devant la juridiction civile compétente la demande de dommages-intérêts qu’elle avait formée au cours de la procédure.

52. Le 15 décembre 2009, la requérante introduisit un nouveau recours hiérarchique en application de la loi de 2006. Le 22 décembre 2009, elle reçut une réponse du tribunal l’informant que les motifs du jugement lui avait été envoyés le jour-même.

53. Dans ces motifs, le tribunal expliquait que le rapport de l’expert en orthopédie démontrait que X. n’était pas capable d’accomplir certains actes décrits par la requérante, qui auraient nécessité l’usage de ses deux bras. Il indiquait que d’après l’expert, X. ne pouvait même pas mettre sa main gauche dans une position lui permettant d’enlever son pantalon ou d’écarter les jambes de la requérante. Le tribunal indiquait que la remise en cause par l’expert de certaines des allégations de la requérante fragilisait l’intégralité de sa version des faits. Se fondant sur le principe voulant que l’existence d’un doute raisonnable profite au prévenu (in dubio pro reo), il relaxa X. S’agissant du rapport de l’expert en psychologie (R.) concluant que la requérante avait été abusée sexuellement, le tribunal disait ne pouvoir faire abstraction de la décision rendue dans une autre procédure, relative à l’ex-conjoint de la mère de la requérante, dans laquelle le tribunal compétent avait estimé que celui-ci avait eu des relations sexuelles devant la requérante et sa sœur et s’était comporté de manière déplacée vis-à-vis de la requérante.

54. Le 30 décembre 2009, la procureur forma un recours dans lequel elle reprochait au tribunal de n’avoir pas tenu compte de ce qu’eu égard à son âge, à son sexe et à sa corpulence, X. était beaucoup plus fort que la requérante, ajoutant qu’il se trouvait de surcroît dans une position de pouvoir du fait de sa situation économique et de son statut social. Elle soulignait également que X. avait conduit des véhicules à transmission manuelle, exigeant l’utilisation des deux bras. Elle faisait en outre valoir que pour que l’infraction pénale en cause fût constituée, il n’était pas nécessaire que l’acte sexuel eût été commis par la force ; le refus de la victime suffisait. Elle soulignait également que la procédure était pendante depuis déjà huit ans, ce qui avait accentué le traumatisme subi par la requérante.

55. Le 26 mai 2010, la cour d’appel de Maribor rejeta l’appel, considérant que la motivation du jugement rendu en première instance était claire et précise quant au fait qu’il n’était pas certain que X. eût commis l’infraction alléguée.

56. La requérante pria par la suite le procureur près la Cour suprême d’introduire un pourvoi dans l’intérêt de la loi (recours extraordinaire). Le 28 juillet 2010, ledit procureur l’informa que ce pourvoi ne pouvait porter que sur des points de droit et non sur les faits, contestés par la requérante.

E. Indemnisation au titre de la durée excessive de la procédure judiciaire

57. Le 11 février 2011, la requérante et le Gouvernement conclurent en vertu de la loi de 2006 un règlement amiable prévoyant l’attribution de 1 080 euros (EUR) au titre de l’intégralité du préjudice matériel et moral subi par la requérante à raison de la violation de son droit à être jugée sans retard injustifié dans le cadre de la procédure pénale en cause. La requérante reçut également 129,60 EUR au titre des frais exposés.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS

A. Le droit pénal interne pertinent

58. L’infraction pénale d’agression sexuelle sur mineur de moins de 15 ans est prévue à article 183 §§ 1 et 2 du code pénal, ainsi libellé dans sa version en vigueur à l’époque des faits allégués :

« 1. Quiconque a des rapports sexuels ou se livre à toute autre activité sexuelle avec un mineur de moins de 15 ans du sexe opposé ou de même sexe, et lorsqu’il existe un écart de maturité flagrant entre l’auteur et sa victime, est passible d’une peine d’emprisonnement d’une durée comprise entre un et huit ans.

2. Quiconque commet l’acte visé ci-dessus à l’encontre d’un mineur de moins de dix ans ou d’une personne vulnérable de moins de 15 ans ou encore en faisant usage de la force ou en menaçant la vie ou l’intégrité physique de sa victime est passible d’une peine d’emprisonnement de trois ans au minimum (...) »

59. Selon l’article 148 de la loi sur la procédure pénale dans sa version en vigueur à l’époque des faits allégués, à l’issue de l’enquête préliminaire sur une infraction présumée la police doit établir un procès-verbal de plainte à partir des informations recueillies et le transmettre au parquet. En tout état de cause, même dans les cas où les éléments recueillis ne suffisent pas à justifier une plainte, la police est tenue de transmettre un procès-verbal d’enquête au parquet.

60. La loi sur la procédure pénale contient diverses dispositions visant à assurer pendant la procédure judiciaire la protection des mineurs victimes d’infractions à caractère sexuel, ainsi que de ceux qui ont la qualité de témoins. Dès l’ouverture d’une procédure relative à une atteinte à leur intégrité sexuelle, les mineurs doivent bénéficier de l’assistance d’un conseil chargé de protéger leurs droits. Lorsqu’un mineur n’a pas d’avocat, le tribunal lui en commet un d’office. De surcroît, le prévenu ne peut pas être présent pendant l’audition de témoins de moins de 15 ans qui allèguent avoir été victimes d’atteintes à leur intégrité sexuelle. à ce propos, l’article 240 de la loi dispose que lorsque des mineurs, en particulier ceux concernés par l’infraction, sont entendus, il y a lieu d’avoir égard à leur âge afin d’éviter toute répercussion négative de l’audition sur leur état mental.

61. Pour garantir le bon déroulement d’une instruction, les parties et la victime peuvent, en vertu de l’article 191 de la loi de 1994 sur la procédure pénale, se plaindre au président du tribunal chargé de l’instruction de tout retard ou de toute autre irrégularité. Le président est tenu d’examiner la plainte puis d’informer son auteur des mesures prises à cet égard, le cas échéant.

62. En ce qui concerne le délai d’enrôlement d’une affaire pénale, l’article 286 § 2 de la loi sur la procédure pénale dispose que le juge qui préside la formation de jugement est tenu de fixer une première audience dans un délai de deux mois à compter de la réception d’un acte d’inculpation. S’il ne le fait pas, il doit en informer le président du tribunal, à charge pour celui-ci de prendre les mesures nécessaires pour qu’une audience soit prévue.

63. L’article 295 de la loi sur la procédure pénale dispose que, le cas échéant, par exemple aux fins de protection de la vie privée ou familiale de l’accusé ou de la victime, l’audience peut se dérouler à huis clos. Selon l’article 299, il appartient au juge qui préside la formation de jugement de conduire l’audience, de donner la parole aux parties et d’interroger l’accusé, les témoins et les experts. Il lui incombe de surcroît de veiller à ce que l’affaire soit présentée de manière claire et exhaustive, à ce que la vérité soit établie et à ce que tout obstacle susceptible de retarder la procédure soit levé.

64. Il est possible de faire sortir temporairement le prévenu du prétoire si un témoin refuse de s’exprimer en sa présence. En pareil cas, la déposition du témoin lui est lue et il peut lui poser des questions. Néanmoins, selon l’article 334 § 2 de la loi sur la procédure pénale, le président de la formation de jugement doit interdire toute question qui a déjà posée, qui est sans rapport avec l’affaire ou qui est formulée de manière à induire la réponse.

B. Le droit et la pratique internes pertinents en matière civile

1. Action civile en indemnisation

65. L’article 148 du code des obligations, qui vise la responsabilité des personnes morales à raison des préjudices causés par leurs organes et s’applique également à la détermination de la responsabilité de l’État, dispose qu’une personne morale est responsable des dommages causés à un tiers par l’un de ses organes dans l’exercice de ses fonctions ou du fait de l’exercice de ses fonctions. Quiconque s’estime victime d’un préjudice causé par l’État doit, pour obtenir une indemnisation, prouver que les quatre éléments constitutifs de la responsabilité de l’État sont réunis, à savoir l’illégalité de l’action de l’État, l’existence du dommage, l’existence d’un lien de causalité et la commission d’une négligence ou d’une faute par l’État.

66. En vertu de l’article 179 du code des obligations, qui régit l’indemnisation pour préjudice moral, une indemnisation pour préjudice moral peut être accordée en cas d’atteinte aux droits de la personnalité, ainsi qu’au titre des souffrances physiques, des souffrances morales endurées en raison d’une diminution d’activité, d’une défiguration, d’une atteinte à la réputation, du décès d’un proche ou de la peur, à condition toutefois que les circonstances de l’espèce, et notamment la durée et l’intensité des souffrances ou de la peur, le justifient.

67. Dans son arrêt no II Ips 305/2009, la Cour suprême a strictement limité l’attribution d’une indemnité pour préjudice moral aux catégories de préjudices énumérées dans le code des obligations, adhérant ainsi au principe du numerus clausus. Elle a donc estimé que le préjudice moral causé par la durée excessive d’une procédure ne faisait pas partie des catégories de préjudices énumérées par le code des obligations, le droit à être jugé dans un délai raisonnable ne pouvant s’analyser en un droit de la personnalité.

2. Loi de 2006 sur la protection du droit à un procès sans retard injustifié (« loi de 2006 »)

68. L’article 1 de la loi de 2006 garantit à toute partie à une procédure judiciaire – y compris à la victime d’une infraction pénale – le droit à voir un tribunal statuer sur ses droits sans retard injustifié.

C. Le droit international pertinent

69. La Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes de la criminalité et aux victimes d’abus de pouvoir, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 40/34 du 29 novembre 1985, dispose que les victimes doivent être traitées avec compassion et dans le respect de leur dignité (annexe, article 4) et qu’il convient d’améliorer la capacité de l’appareil judiciaire et administratif à répondre aux besoins des victimes, notamment en adoptant des mesures pour limiter autant que possible les difficultés qu’elles rencontrent, protéger au besoin leur vie privée et assurer leur sécurité ainsi que celle de leur famille et de leurs témoins, et en les préservant des manœuvres d’intimidation et des représailles (annexe, article 6 d).

70. De surcroît, les victimes d’infractions jouissent d’une protection en vertu du droit de l’Union européenne. La décision-cadre du Conseil relative au statut des victimes dans le cadre de procédures pénales (2001/220/JHA) a été adoptée en 2001 pour établir des normes minimales en matière de droits et de protection des victimes. Son article 2 fait obligation aux États membres d’assurer aux victimes un rôle réel et approprié dans le système judiciaire pénal et de veiller à ce qu’un traitement respectueux de leur dignité personnelle leur soit réservé pendant la procédure. L’article 3 exige que l’État membre garantisse aux victimes la possibilité d’être entendues au cours de la procédure et de fournir des éléments de preuve, étant entendu cependant qu’il doit prendre les mesures appropriées pour que ses autorités n’interrogent les victimes que dans la mesure nécessaire à la procédure pénale. L’article 8 oblige les États membres à prendre des mesures pour protéger la sécurité et la vie privée des victimes au cours de la procédure pénale. Des mesures doivent par exemple être prises pour éviter que les victimes et les auteurs d’infractions ne se trouvent en contact dans les locaux judiciaires, à moins que la procédure pénale ne l’impose. Chaque État membre doit également garantir, par tout moyen approprié compatible avec les principes fondamentaux de son droit, que les victimes qui ont besoin d’être protégées contre les conséquences de leur déposition en audience publique, notamment les plus vulnérables, puissent, par décision judiciaire, bénéficier de conditions de témoignage permettant d’atteindre cet objectif.

71. En outre, la volonté des États membres de l’Union européenne de renforcer les droits des victimes a conduit à l’adoption, le 25 octobre 2012, de la directive 2012/29/UE du Parlement européen et du Conseil établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité et remplaçant la décision-cadre 2001/220/JHA du Conseil. La partie pertinente de cette directive, qui devait être transposée dans le droit des États membres avant le 16 novembre 2015, est ainsi libellée :

Considérant 19

« Une personne devrait être considérée comme une victime indépendamment du fait que l’auteur de l’infraction ait été identifié, appréhendé, poursuivi ou condamné et abstraction faite de l’éventuel lien de parenté qui les unit (...) »

Article 20 . Droit de la victime à une protection au cours de l’enquête pénale

Sans préjudice des droits de la défense et dans le respect du pouvoir discrétionnaire du juge, les États membres veillent à ce que, au cours de l’enquête pénale :

a) les auditions de la victime soient menées sans retard injustifié après le dépôt de sa plainte concernant une infraction pénale auprès de l’autorité compétente ;

b) le nombre d’auditions de la victime soit limité à un minimum et à ce que les auditions n’aient lieu que dans la mesure strictement nécessaire au déroulement de l’enquête pénale ;

(...)

d) les États membres veillent à ce que les examens médicaux soient limités à un minimum et n’aient lieu que dans la mesure strictement nécessaire aux fins de la procédure pénale. »

Article 22 - Évaluation personnalisée des victimes afin d’identifier les besoins spécifiques en matière de protection

« 1. Les États membres veillent à ce que les victimes fassent, en temps utile, l’objet d’une évaluation personnalisée, conformément aux procédures nationales, afin d’identifier les besoins spécifiques en matière de protection et de déterminer si et dans quelle mesure elles bénéficieraient de mesures spéciales dans le cadre de la procédure pénale, comme prévu aux articles 23 et 24, en raison de leur exposition particulière au risque de victimisation secondaire et répétée, d’intimidations et de représailles.

2. L’évaluation personnalisée prend particulièrement en compte :

a) les caractéristiques personnelles de la victime ;

b) le type ou la nature de l’infraction ; et

c) les circonstances de l’infraction.

3. Dans le cadre de l’évaluation personnalisée, une attention particulière est accordée aux victimes qui ont subi un préjudice considérable en raison de la gravité de l’infraction, à celles qui ont subi une infraction fondée sur un préjugé ou un motif discriminatoire, qui pourrait notamment être lié à leurs caractéristiques personnelles, à celles que leur relation ou leur dépendance à l’égard de l’auteur de l’infraction rend particulièrement vulnérables. À cet égard, les victimes du terrorisme, de la criminalité organisée, de la traite des êtres humains, de violences fondées sur le genre, de violences domestiques, de violences ou d’exploitation sexuelles, ou d’infractions inspirées par la haine, ainsi que les victimes handicapées sont dûment prises en considération.

(...) »

Article 23 . Droit à une protection des victimes ayant des besoins spécifiques
en matière de protection au cours de la procédure pénale

« 1. Sans préjudice des droits de la défense et dans le respect du pouvoir discrétionnaire du juge, les États membres veillent à ce que les victimes ayant des besoins spécifiques en matière de protection qui bénéficient de mesures spéciales identifiées à la suite d’une évaluation personnalisée prévue à l’article 22, paragraphe 1, puissent bénéficier des mesures prévues aux paragraphes 2 et 3 du présent article. Une mesure spéciale envisagée à la suite de l’évaluation personnalisée n’est pas accordée si des contraintes opérationnelles ou pratiques la rendent impossible ou s’il existe un besoin urgent d’auditionner la victime, le défaut d’audition pouvant porter préjudice à la victime, à une autre personne ou au déroulement de la procédure.

2. Pendant l’enquête pénale, les mesures ci-après sont mises à la disposition des victimes ayant des besoins spécifiques de protection identifiés conformément à l’article 22, paragraphe 1 :

(...)

b) la victime est auditionnée par des professionnels formés à cet effet ou avec l’aide de ceux-ci ;

(...)

3. Pendant la procédure juridictionnelle, les mesures ci-après sont mises à la disposition des victimes ayant des besoins spécifiques de protection identifiés conformément à l’article 22, paragraphe 1 :

a) des mesures permettant d’éviter tout contact visuel entre la victime et l’auteur de l’infraction, y compris pendant la déposition, par le recours à des moyens adéquats, notamment des technologies de communication ;

b) des mesures permettant à la victime d’être entendue à l’audience sans y être présente, notamment par le recours à des technologies de communication appropriées ;

c) des mesures permettant d’éviter toute audition inutile concernant la vie privée de la victime sans rapport avec l’infraction pénale ; et

d) des mesures permettant de tenir des audiences à huis clos. »

72. Le 5 mai 2011, le Conseil de l’Europe a adopté la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, entrée en vigueur le 1er août 2014. Elle a été signée le 8 septembre 2011 par la Slovénie, qui ne l’a toutefois pas encore ratifiée. Ses parties pertinentes se lisent ainsi :

Article 49 – Obligations générales

« 1. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que les enquêtes et les procédures judiciaires relatives à toutes les formes de violence couvertes par le champ d’application de la présente Convention soient traitées sans retard injustifié tout en prenant en considération les droits de la victime à toutes les étapes des procédures pénales.

2. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires, conformément aux principes fondamentaux des droits de l’homme et en prenant en considération la compréhension de la violence fondée sur le genre, pour garantir une enquête et une poursuite effectives des infractions établies conformément à la présente Convention. »

Article 54 – Enquêtes et preuves

« Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour que, dans toute procédure civile ou pénale, les preuves relatives aux antécédents sexuels et à la conduite de la victime ne soient recevables que lorsque cela est pertinent et nécessaire. »

Article 56 – Mesures de protection

« 1. Les Parties prennent les mesures législatives ou autres nécessaires pour protéger les droits et les intérêts des victimes, y compris leurs besoins spécifiques en tant que témoins, à tous les stades des enquêtes et des procédures judiciaires, en particulier :

a) en veillant à ce qu’elles soient, ainsi que leurs familles et les témoins à charge, à l’abri des risques d’intimidation, de représailles et de nouvelle victimisation ;

b) en veillant à ce que les victimes soient informées, au moins dans les cas où les victimes et la famille pourraient être en danger, lorsque l’auteur de l’infraction s’évade ou est libéré temporairement ou définitivement ;

c) en les tenant informées, selon les conditions prévues par leur droit interne, de leurs droits et des services à leur disposition, et des suites données à leur plainte, des chefs d’accusation retenus, du déroulement général de l’enquête ou de la procédure, et de leur rôle au sein de celle-ci ainsi que de la décision rendue ;

d) en donnant aux victimes, conformément aux règles de procédure de leur droit interne, la possibilité d’être entendues, de fournir des éléments de preuve et de présenter leurs vues, besoins et préoccupations, directement ou par le recours à un intermédiaire, et que ceux-ci soient examinés ;

e) en fournissant aux victimes une assistance appropriée pour que leurs droits et intérêts soient dûment présentés et pris en compte ;

f) en veillant à ce que des mesures pour protéger la vie privée et l’image de la victime puissent être prises ;

g) en veillant, lorsque cela est possible, à ce que les contacts entre les victimes et les auteurs d’infractions à l’intérieur des tribunaux et des locaux des services répressifs soient évités ;

h) en fournissant aux victimes des interprètes indépendants et compétents, lorsque les victimes sont parties aux procédures ou lorsqu’elles fournissent des éléments de preuve;

i) en permettant aux victimes de témoigner en salle d’audience, conformément aux règles prévues par leur droit interne, sans être présentes, ou du moins sans que l’auteur présumé de l’infraction ne soit présent, notamment par le recours aux technologies de communication appropriées, si elles sont disponibles.

2. Un enfant victime et témoin de violence à l’égard des femmes et de violence domestique doit, le cas échéant, se voir accorder des mesures de protection spécifiques prenant en compte l’intérêt supérieur de l’enfant. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 8 DE LA CONVENTION

73. Invoquant les articles 3 et 8 de la Convention, la requérante expose que la procédure pénale relative à ses allégations de violences sexuelles a connu une durée excessive, a manqué d’impartialité et lui a fait vivre plusieurs expériences traumatisantes contraires au respect de son intégrité personnelle, et que l’État a donc failli à l’obligation positive qui pesait sur lui de lui offrir une protection juridique effective contre les violences sexuelles. Elle allègue de surcroît, sous l’angle de l’article 13, qu’elle n’a pas eu accès à un recours relativement à ses griefs.

74. Compte tenu de la nature et de la substance des griefs formulés, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner les allégations relatives à la durée excessive de la procédure et au manque d’impartialité des juridictions internes sous le seul angle de l’article 3 de la Convention (P.M. c. Bulgarie, no 49669/07, § 58, 24 janvier 2012), ainsi libellé :

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

75. Les autres griefs de la requérante, qui concernent l’insuffisance alléguée de la protection dont elle a bénéficié dans le cadre de la procédure pénale, soulèvent certaines questions au sujet de l’étendue de l’obligation pesant sur l’État en matière de protection des victimes qui comparaissent en qualité de témoins dans le cadre d’une procédure pénale. Dans les circonstances spécifiques de la présente espèce, la Cour estime que ces questions doivent être examinées sous l’angle de l’article 8 de la Convention, qui se lit ainsi :

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

(...)

B. Sur le fond

1. Les thèses des parties

a) La requérante

85. La requérante soutient que l’enquête relative à ses allégations de violences sexuelles et la procédure pénale qui s’en est suivie ont eu une durée excessive et n’ont pas été effectives, expliquant que les autorités avaient des préjugés contre elle en raison de son origine ukrainienne. En premier lieu, la police de Maribor aurait laissé s’écouler une année sans enquêter activement sur sa plainte et n’aurait transmis un procès-verbal au parquet que quand celui-ci lui aurait enjoint de le faire. De surcroît, le tribunal de district de Maribor n’aurait pas respecté les délais fixés par la législation interne pour le déroulement du procès. à cet égard, la requérante plaide qu’il n’était pas de sa responsabilité de tenter d’accélérer le déroulement de procédure judiciaire.

86. En deuxième lieu, le tribunal de district de Maribor aurait refusé de faire citer certains témoins importants et de désigner un nouvel expert en orthopédie pour établir si le handicap dont souffrait X. l’avait réellement empêché d’accomplir les actes exigeant l’usage de la force décrits par la requérante. De surcroît, en se fondant principalement sur le rapport de l’orthopédiste, qui serait parti du principe que la requérante était en mesure de se défendre, le tribunal aurait manqué d’impartialité. La requérante ajoute que le rapport en question est en contradiction avec d’autres éléments de preuve, dont il ressortirait que X. n’était peut-être pas totalement privé de l’usage de son bras gauche.

87. Par ailleurs, la requérante reproche à l’État de ne pas avoir protégé son intégrité personnelle pendant la procédure. Ainsi, l’expert en gynécologie, B., aurait outrepassé la mission qui lui avait été confiée, dès lors qu’au lieu de répondre à la question du juge d’instruction concernant la probabilité que des rapports sexuels eussent eu lieu, il aurait cherché à découvrir si une infraction avait été commise et posé à la requérante des questions qui l’auraient conduite à adopter une attitude défensive à son endroit (paragraphe 22 ci-dessus).

88. De surcroît, la requérante expose qu’alors qu’elle avait déjà été interrogée dans le cadre de l’instruction, elle dut par la suite témoigner à quatre audiences devant le tribunal de district de Maribor, au cours desquelles le prévenu aurait été autorisé à la tourmenter en lui posant directement de nombreuses questions provocatrices et répétitives alors qu’il avait un représentant légal et que celui-ci aurait pu poser les questions. Elle affirme que cet interrogatoire lui a causé une souffrance psychologique intense et qu’elle s’est sentie contrariée, humiliée et désemparée. Le prévenu aurait de surcroît été représenté par un avocat auquel elle aurait déjà, par le passé, parlé des événements en cause, et il aurait donc pu utiliser, éventuellement à mauvais escient, les informations reçues. à cet égard, la requérante, invoquant la jurisprudence de la Cour et notamment les arrêts rendus dans les affaires Doorson c. Pays-Bas (26 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II), Van Mechelen et autres c. Pays-Bas (23 avril 1997, Recueil 1997‑III), et S.N. c. Suède (no 34209/96, CEDH 2002‑V), soutient que la législation interne ne permet pas qu’un juste équilibre soit ménagé entre les droits de la défense garantis à l’accusé par l’article 6 de la Convention et le droit des victimes à l’intégrité et au respect de la vie privée protégé par les articles 3 et 8. Elle affirme que le traumatisme qu’elle a subi est à l’origine de troubles psychologiques graves et définitifs ayant perturbé son système immunitaire. Enfin, elle soutient que la législation interne ne lui offrait aucun un recours effectif relativement à ses griefs.

b) Le Gouvernement

89. Le Gouvernement plaide que l’enquête relative aux violences sexuelles dont la requérante allègue avoir été victime et la procédure pénale qui s’en est suivie ont été effectives. Il indique que la police a interrogé la requérante et X., de même que tous les témoins concernés, et que rien ne démontre qu’elle n’aurait pas transmis le procès-verbal de plainte au parquet si celui-ci n’était pas intervenu. Il considère que l’instruction a été dûment conduite et ajoute qu’elle a abouti à l’adoption d’un acte d’inculpation contre X.

90. Il soutient en outre que le procès a été conduit de manière impartiale. Pour ce qui est du rapport de l’orthopédiste, qui selon la requérante était en contradiction avec d’autres éléments de preuve, il indique que ce rapport a été établi d’après des pièces médicales et un examen clinique de X. et qu’il ne contient ni incohérences ni anomalies susceptibles de jeter un doute sur sa véracité. Il explique que si le tribunal de district de Maribor a relaxé X., c’est parce que les abus sexuels allégués n’ont été vus par aucun témoin et qu’ils n’ont pas été confirmés par les résultats des examens gynécologiques,. Tout en reconnaissant que la requérante présentait des symptômes évocateurs d’abus sexuels, le Gouvernement estime que le tribunal ne pouvait pas méconnaître le fait qu’à l’époque, une autre procédure pénale, non prise en compte par l’expert en psychologie pour établir son rapport, était en cours contre une autre personne soupçonnée d’abus sexuels contre la requérante. Enfin, il indique que l’expert en gynécologie n’a pas « interrogé » la requérante mais qu’il a simplement eu une conversation avec elle en dehors du cadre de l’audience. Selon le Gouvernement, la requérante aurait pu demander que l’expert fût sanctionné si elle estimait qu’il ne remplissait pas correctement sa mission.

91. Par ailleurs, en ce qui concerne M., l’avocat commis par le tribunal pour représenter X., le Gouvernement fait valoir que X. relevait d’une procédure avec représentation obligatoire et que le tribunal de district de Maribor n’a donc fait qu’appliquer les règles légales relatives à la commission d’office. De surcroît, dans sa demande tendant à ce que M. fût dessaisi de sa mission de représentation de X., la requérante n’aurait pas avancé des motifs susceptibles de justifier pareille mesure en droit interne ; il n’aurait donc pesé sur le tribunal aucune obligation d’entendre les parties sur la question en cause. Pour le Gouvernement, le fait que M. eût, par le passé, travaillé dans un cabinet d’avocats représentant le conjoint de la mère de la requérante dans le cadre d’une procédure de divorce ne signifie pas qu’il ne devait pas défendre X.

92. Le Gouvernement plaide par ailleurs que des mesures ont été prises, durant l’instruction comme au stade du procès, pour éviter de traumatiser davantage la requérante. Ainsi, pendant l’instruction, l’intéressée aurait été auditionnée en l’absence de X. et de son avocat. L’audience de jugement aurait donc constitué pour le prévenu la première occasion de lui poser des questions. La requérante ayant été l’unique témoin des actes dont elle accusait X., rien n’aurait justifié une limitation des droits de la défense au point d’empêcher le prévenu de soumettre la requérante à un contre-interrogatoire. Le Gouvernement ajoute que la requérante n’était pas mineure, que sa sécurité n’était pas en jeu et que la présente espèce doit donc être distinguée des affaires Doorson, Van Mechelen et autres et S.N. Il fait observer que le tribunal de district de Maribor a cependant tenu ses audiences à huis clos et a fait sortir X. du prétoire pendant que la requérante était à la barre. Ce serait après qu’elle eut livré son témoignage que le tribunal aurait accepté, à sa demande, que le prévenu la soumît à un contre-interrogatoire à l’audience suivante.

93. à ce propos, le Gouvernement ajoute que le prévenu s’est vu refuser l’autorisation de poser certaines questions à la requérante, soit parce qu’elles étaient sans lien avec l’affaire, soit pour un autre motif. Il souligne que le tribunal a de surcroît ordonné plusieurs suspensions de séance pendant le contre-interrogatoire et que la requérante aurait pu en demander d’autres si elle l’avait jugé nécessaire. Il insiste également sur le fait que la requérante a été représentée par un avocat pendant toute la durée de la procédure.

94. Enfin, le Gouvernement soutient que la requérante aurait pu, pendant la phase d’instruction, se plaindre de la durée de la procédure auprès du président du tribunal compétent (paragraphe 61 ci-dessus) mais qu’elle ne l’a pas fait. Il reconnaît qu’elle a formé deux recours hiérarchiques sur le fondement de la loi de 2006 (paragraphes 33 et 52 ci-dessus), mais il estime que le tribunal de district de Maribor a réservé à ces deux recours une suite appropriée, en fixant une audience dans un délai d’un mois à compter de la réception du premier recours et en transmettant à la requérante les motis du jugement quelques jours seulement après avoir enregistré le second recours. S’agissant du procès, le Gouvernement concède que l’audience a été renvoyée à neuf reprises pour diverses raisons, mais il considère que seul le premier ajournement a été relativement long, ajoutant qu’il était de surcroît motivé par l’état de santé de X. Il expose par ailleurs que l’importante quantité d’éléments de preuve à recueillir a également contribué à la durée totale du procès.

2. L’appréciation de la Cour

(...)

b) La protection de l’intégrité personnelle de la requérante dans le cadre de la procédure pénale relative aux abus sexuels subis par elle

101. La Cour est appelée à examiner si, dans le cadre de la procédure pénale relative aux violences sexuelles dont la requérante alléguait avoir été victime, l’État a suffisamment protégé son droit au respect de sa vie privée, et notamment de son intégrité personnelle. Se trouve donc en cause, non pas un acte de l’État, mais l’absence ou l’insuffisance alléguée de mesures visant à protéger les droits de la victime au cours de la procédure pénale. à cet égard, la Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou familiale. Ces obligations peuvent impliquer l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 23, série A no 91).

102. La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents en jeu (White c. Suède, no 42435/02, § 20, 19 septembre 2006).

103. S’agissant des conflits qui peuvent opposer les intérêts de la défense et ceux des témoins dans le cadre d’une procédure pénale, la Cour a déjà dit à plusieurs reprises que la procédure pénale devait se dérouler de manière à ne pas mettre indûment en péril la vie, la liberté ou la sécurité des témoins, et en particulier celles des victimes appelées à déposer, ou les droits tombant, d’une manière générale, sous l’empire de l’article 8 de la Convention. Les intérêts de la défense doivent donc être mis en balance avec ceux des témoins ou des victimes appelés à déposer (Doorson, précité, § 70). Les procédures pénales relatives à des infractions à caractère sexuel sont souvent vécues comme une épreuve par la victime, en particulier lorsque celle-ci est confrontée contre son gré au prévenu. Ces aspects prennent encore plus de relief dans une affaire impliquant un mineur. Par conséquent, dans le cadre de pareilles procédures pénales, certaines mesures peuvent être prises afin de protéger la victime, pourvu que ces mesures puissent se conciler avec un exercice adéquat et effectif des droits de la défense (S.N. c. Suède, précité, § 47, et Aigner c. Autriche, no 28328/03, § 35, 10 mai 2012).

104. Dans les affaires dont la Cour a jusqu’à présent eu à connaître, la question de savoir si les autorités internes étaient parvenues à ménager un juste équilibre entre les intérêts de la défense, en particulier le droit de l’accusé de faire citer et d’interroger les témoins énoncé par l’article 6 § 3, et les droits de la victime protégés par l’article 8, avait toujours été soulevée par l’accusé. à l’inverse, en l’espèce la Cour doit se pencher sur cette question du point de vue de la victime présumée. Elle se propose à cette fin de prendre en compte les critères énoncés dans les instruments internationaux pertinents (paragraphes 69-72 ci-dessus). à cet égard, elle note que la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique fait obligation aux parties contractantes de prendre les mesures législatives et autres nécessaires pour protéger les droits et intérêts des victimes, notamment des mesures pour mettre les victimes à l’abri des risques d’intimidation et de nouvelle victimisation, pour leur permettre d’être entendues et de présenter leurs vues, besoins et préoccupations et pour que ceux-ci soient examinés et pour leur donner la possibilité, si le droit interne applicable l’autorise, de témoigner hors la présence de l’auteur présumé de l’infraction. Par ailleurs, la directive européenne établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité dispose, entre autres, que les auditions de la victime doivent être menées sans retard injustifié et que les examens médicaux doivent être limités à leur minimum.

105. S’agissant de la manière dont les droits de la requérante ont été protégés dans le cadre de la procédure pénale litigieuse, la Cour observe, d’une part, que les seules preuves directes disponibles dans cette affaire résidaient dans la déposition faite par l’intéressée au procès, et, d’autre part, que les autres éléments de preuve produits étaient contradictoires, puisque le rapport de la psychologue qui confirmait la réalité des abus sexuels était contredit par celui de l’orthopédiste. Elle estime dans ces conditions que l’exigence d’équité du procès commandait de donner à la défense la possibilité de contre-interroger la requérante, qui n’était plus mineure à la date de l’audience. Elle doit néanmoins déterminer si la manière dont l’intéressée a été interrogée a permis de ménager un juste équilibre entre son intégrité personnelle et les droits de la défense garantis à X.

106. à ce propos, la Cour redit qu’en règle générale, les droits garantis à l’accusé par l’article 6 §§ 1 et 3 de la Convention commandent d’accorder à celui-ci une occasion adéquate et suffisante de contester un témoignage à charge et d’en interroger l’auteur, au moment de la déposition ou plus tard (Saïdi c. France, 20 septembre 1993, § 43, série A no 261‑C, et A.M. c. Italie, no 37019/97, § 25, CEDH 1999‑IX). En outre, la Cour doit éviter de faire sa propre appréciation de la conduite d’un interrogatoire, l’examen de l’admissibilité et de la pertinence des preuves relevant au premier chef des autorités nationales compétentes (Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, § 46, série A no 140, et Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 91, série A no 22). Cela étant, la Cour a aussi déjà dit que le droit de se défendre ne confère pas à une personne un droit illimité à user de n’importe quel argument pour sa défense (voir, mutatis mutandis, Brandstetter c. Autriche, 28 août 1991, § 52, série A no 211). En conséquence, étant donné que toute confrontation directe entre les auteurs présumés d’infractions à caractère sexuel et leurs victimes présumées risque de traumatiser celles-ci davantage encore, la conduite d’un contre-interrogatoire par les accusés doit, de l’avis de la Cour, faire l’objet d’une évaluation attentive de la part des juridictions internes, a fortiori lorsque les questions ont un caractère intime.

107. L’interrogatoire de la requérante s’est étendu sur quatre audiences (paragraphes 31, 32, 34-38 et 40 ci-dessus), qui se sont tenues en l’espace de sept mois, période longue qui, selon la Cour, est en elle-même préoccupante, d’autant plus que rien ne semble expliquer les longs intervalles qui ont séparé les audiences. En outre, à deux de ces audiences, X., le prévenu, par ailleurs représenté par un avocat pendant toute la durée de la procédure, interrogea personnellement la requérante. Au-delà de sa thèse consistant à dire qu’il était physiquement incapable de l’agresser, il l’interrogea en posant comme point de départ qu’elle l’avait considéré comme une personne de confiance, que c’était elle qui avait recherché sa compagnie et non le contraire, et que les accusations portées par elle contre lui étaient dues à la volonté de sa mère de lui extorquer de l’argent. La plupart de ses questions étaient donc de nature clairement personnelle.

108. La Cour relève que certaines des questions posées par X. étaient formulées de manière à induire les réponses, et que d’autres furent posées plusieurs fois (paragraphes 34 et 36 ci-dessus). De plus, X. ne cessait de contester la véracité des réponses de la requérante, exposant sa propre version des faits. La défense devait certes se voir reconnaître une certaine latitude pour contester la crédibilité de la requérante et mettre en lumière d’éventuelles incohérences dans sa déposition. Toutefois, la Cour estime que le contre-interrogatoire ne doit pas être utilisé comme un moyen d’intimider ou d’humilier les témoins. Or, de ce point de vue, elle considère que certaines des questions et remarques de X., par exemple celles suggérant, sans aucune preuve, que la requérante pouvait pleurer sur commande pour manipuler les gens, qu’elle s’apaiserait si elle allait dîner avec lui ou encore qu’elle lui avait confié son désir de dominer les hommes, visaient non seulement à mettre en doute la crédibilité de la requérante, mais aussi à dénigrer celle-ci.

109. La Cour estime qu’il appartenait au premier chef à la juge qui présidait la formation de jugement de veiller à ce que le respect de l’intégrité personnelle de la requérante fût correctement protégé durant le procès. Pour la Cour, le fait que la requérante ait été interrogée directement, longuement et dans les moindres détails par celui qu’elle accusait de l’avoir agressée sexuellement conférait à la situation un caractère sensible qui commandait à la présidente de contrôler la forme et le contenu des questions et commentaires de X. et d’intervenir en cas de besoin. De fait, il ressort du procès-verbal d’audience qu’elle interdit à X. de poser certaines questions, sans lien avec l’affaire. La Cour estime cependant que les insinuations agressives de X. au sujet de la requérante dépassaient elles aussi les limites de ce qui pouvait être toléré pour lui permettre de se défendre de manière effective et qu’elles auraient justifié la même réaction. étant donné la possibilité qui fut donnée à X. de mener un contre-interrogatoire étendu, une limitation de ses remarques personnelles n’aurait pas indûment restreint les droits de la défense et aurait allégé ce qui fut sans nul doute une épreuve pour la requérante (paragraphes 37 et 38 ci-dessus).

110. S’agissant de l’argument de la requérante consistant à dire que M., le conseil de X., aurait dû être dessaisi de sa mission de représentation de X. dans le cadre de la procédure au motif qu’elle l’avait consulté au sujet des agressions sexuelles avant même que la police en eût été informée, il n’appartient pas à la Cour de spéculer sur le point de savoir si la requérante et M. se connaissaient avant le procès et, dans l’affirmative, à quel titre, cette tâche étant du ressort des autorités internes. Il apparaît toutefois que la possibilité que la requérante et M. se fussent déjà rencontrés de manière informelle ne soulevait pas, au regard du droit interne, de problème de conflit d’intérêts de nature à entraîner le dessaisissement de M. (paragraphes 29, 31 et 40-42 ci-dessus). C’est pourquoi le tribunal de district de Maribor rejeta la demande de dessaissement de M. que la requérante lui avait soumise, estimant que l’intéressée n’avait avancé aucun moyen juridique propre à la faire accueillir.

111. Or, en supposant que l’allégation de la requérante était vraie, la Cour ne peut que considérer que le contre-interrogatoire mené par M. a eu sur elle des effets psychologiques très supérieurs à l’appréhension qu’elle aurait éprouvée si elle avait été interrogée par un autre avocat. Il n’aurait donc pas fallu méconnaître totalement cet aspect au moment d’apprécier si M. devait ou non être dessaisi. Plus généralement, la Cour estime que toute information éventuellement reçue de la requérante par M. en sa qualité d’avocat, même en l’absence d’un mandat, aurait dû être traitée comme confidentielle et n’aurait pas dû être utilisée au profit d’une partie adverse dans la même affaire. La Cour considère donc que le droit interne relatif au dessaisissement des avocats ou l’application qui en a été faite en l’espèce n’étaient pas suffisamment protecteurs des intérêts de la requérante.

112. Enfin, la requérante allègue que B., l’expert en gynécologie chargé d’établir si elle avait eu des rapports sexuels à l’époque des faits allégués, l’a contrainte à répondre à des questions accusatrices sans lien avec la mission qui lui avait été confiée. à cet égard, la Cour considère qu’eu égard à la nature même de la situation, c’est en premier lieu aux autorités publiques chargées de la procédure qu’il appartient de protéger l’intégrité personnelle des victimes d’infractions parties à une procédure pénale. De ce point de vue, la Cour estime que les autorités sont également tenues de s’assurer que les autres intervenants qui leur apportent leur concours pour conduire l’instruction ou statuer sur l’affaire traitent les victimes et les autres témoins avec dignité et ne les perturbent pas inutilement. En l’espèce, la Cour note qu’indépendamment de la place de B. dans la procédure, le gouvernement défendeur n’a pas contesté que la responsabilité de l’État pouvait être engagée à raison de son comportement. La Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement, compte tenu, entre autres, de ce que c’est le juge d’instruction qui, dans l’exercice de ses pouvoirs judiciaires, désigna l’expert et ordonna l’expertise contestée.

113. S’agissant de l’expertise, la Cour note par ailleurs que B. a confronté la requérante aux conclusions de la police et de l’orthopédiste, et qu’il lui a demandé pourquoi elle ne s’était pas défendue avec plus de vigueur (paragraphe 22 ci-dessus), abordant donc des aspects sans lien avec la question qu’il était censé examiner. La Cour considère que les questions et remarques de B., de même que les conclusions juridiques énoncées par lui dans son expertise n’entraient pas dans le cadre de la mission qui lui avait été confiée et dépassaient ses compétences médicales. De surcroît, rien n’indique que B. eût été formé pour mener des entretiens avec des victimes d’abus sexuels ; on aperçoit donc difficilement à quoi pouvait servir son intervention concernant des questions qui relevaient de la compétence des autorités de poursuite et de jugement. Enfin et surtout, il apparaît que la requérante a été amenée adopter une attitude défensive qui, de l’avis de la Cour, a inutilement accru la tension liée à la procédure pénale.

114. La Cour a conscience que les autorités internes, et en particulier la juge qui présidait la formation de jugement, se trouvaient devant une tâche délicate, dès lors qu’il s’agissait de ménager un juste équilibre entre les intérêts en conflit et à garantir l’exercice effectif des droits de la défense que sont le droit à l’assistance d’un défenseur et celui d’interroger les témoins à charge. Elle reconnaît aussi que plusieurs mesures furent prises pour éviter de causer un traumatisme supplémentaire à la requérante. Ainsi, celle-ci fut entendue par le juge d’instruction hors la présence du prévenu et de son conseil, le procès se déroula à huis clos et le prévenu fut conduit hors du prétoire pendant qu’elle faisait sa déposition (paragraphes 18, 29, 31 et 34 ci-dessus). De plus, la nervosité de la requérante durant sa déposition et son contre-interrogatoire conduisit à suspendre les audiences plusieurs fois pendant quelques minutes ou à les renvoyer à une date ultérieure (paragraphes 31, 37 et 38 ci-dessus). En outre, au cours du contre-interrogatoire, la présidente avertit l’accusé qu’il ne devait pas répéter la même question plusieurs fois et elle interdit certaines questions (paragraphe 36 ci-dessus). La Cour considère néanmoins que dès lors que le prévenu et la requérante se connaissaient déjà et compte tenu du caractère intime du sujet en cause et du jeune âge de la requérante – qui était mineure au moment des agressions sexuelles alléguées – l’affaire revêtait une sensibilité particulière dont les autorités auraient dû tenir compte dans leur conduite de la procédure pénale. Elle estime que, eu égard à leur effet cumulatif, les facteurs analysés ci-dessus, qui ont eu un effet négatif sur l’intégrité personnelle de la requérante (paragraphes 107-113 ci-dessus), ont entraîné une gêne très supérieure à celle inhérente au fait de témoigner en qualité de victime d’abus sexuels et ne peuvent donc être justifiés par les exigences d’un procès équitable.

115. La Cour conclut dès lors que la manière dont la procédure pénale a été menée en l’espèce n’a pas assuré à la requérante une protection apte à ménager un juste équilibre entre ses droits et intérêts protégés par l’article 8 de la Convention et les droits de la défense garantis à X. par l’article 6.

116. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

(...)

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention à raison du manquement des autorités de l’État défendeur à mener promptement une enquête et des poursuites à la suite des allégations d’abus sexuels formulées par la requérante ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à raison du manquement des autorités de l’État défendeur à protéger l’intégrité personnelle de la requérante dans le cadre de la procédure pénale pour abus sexuels menée à la suite desdites allégations ;

(...)

Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 mai 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Claudia WesterdiekMark Villiger
Greffière adjointePrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion en partie dissidente de la juge Yudkivska.

M.V.
C.W.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DE LA JUGE YUDKIVSKA

(Traduction)

Si je partage sans réserve la position de la majorité quant au fait que l’enquête sur les allégations d’abus sexuels formulées par la requérante a eu une durée excessive, incompatible avec l’article 3, je ne peux souscrire à la conclusion selon laquelle il y a également eu violation de l’article 8 en l’espèce.

L’affaire concerne le juste équilibre à ménager entre les intérêts de la défense dans une procédure pénale et ceux d’une victime appelée à témoigner. Après un examen attentif des pièces du dossier, j’estime que la Cour aurait des difficultés à indiquer quelles mesures supplémentaires la présidente de la formation de jugement aurait pu prendre pour protéger les intérêts de la requérante sans pour autant porter atteinte aux droits tenant à l’équité du procès garantis au prévenu.

La Cour a déjà eu à examiner sur le terrain de l’article 8 plusieurs requêtes formées par des victimes de viol, dans lesquelles les autorités avaient manqué à l’obligation positive pesant sur elles de conduire une enquête effective sur les allégations d’abus sexuels (voir, parmi les exemples les plus récents, C.A.S. et C.S. c. Roumanie et D.J. c. Croatie, avec les autres références qui y sont citées[1]) ; jamais, toutefois, elle ne s’était livrée à un examen aussi précis des interrogatoires conduits pendant le procès.

Qui plus est, dans l’arrêt novateur rendu par elle dans l’affaire M.C. c. Bulgarie[2], la Cour a dit que, dans les circonstances de l’espèce, elle devait se borner à « rechercher si oui ou non la législation et la pratique incriminées, ainsi que l’application qui en a[vait] été faite dans la cause, associées aux insuffisances alléguées de l’enquête, [avaient] été défaillantes au point d’emporter violation des obligations positives incombant à l’État défendeur en vertu des articles 3 et 8 de la Convention. (...) » et elle a ajouté qu’elle n’était « pas appelée à se prononcer sur les allégations d’erreurs ou d’omissions particulières de l’enquête (...) ».

Néanmoins, dans ladite affaire, la Cour a reproché aux autorités de ne pas avoir « examin[é] tous les faits et [...] statu[é] après s’être livrées à une appréciation de l’ensemble des circonstances (...) » (paragraphe 181 de l’arrêt M.C.). En l’espèce, à l’inverse, les autorités judiciaires internes ont été critiquées pour ne pas avoir rejeté certaines questions susceptibles d’apporter un éclairage supplémentaire sur les circonstances de l’espèce.

Les praticiens du droit ne savent que trop combien il est difficile de faire aboutir des poursuites dans des affaires de viol ; il y a plusieurs raisons à cela : les viols se déroulent rarement en présence de témoins, les preuves matérielles corroborant les faits font souvent défaut et l’accusation est à l’évidence difficile à prouver, entre autres.

L’accusation se fonde donc en grande partie sur le témoignage de la victime, qui constitue très souvent le principal fondement de la condamnation. La seule stratégie de défense que peut adopter le prévenu dans ce type d’affaire consiste à réfuter la véracité des déclarations de la victime et à la discréditer. Il n’est donc guère surprenant qu’il pose parfois des questions trop intimes et trop indiscrètes – qui permettent précisément au juge d’observer le comportement de la victime en situation de contre-interrogatoire. Ce principe se trouve au cœur même du droit pour le prévenu d’interroger les témoins à charge.

Il y a de cela environ 120 ans, la Cour suprême des États-Unis a dit que le droit à la confrontation avait « principalement pour objet » d’éviter que « des dépositions ou des déclarations unilatérales (...) ne soient utilisées contre le détenu en lieu et place d’un interrogatoire et contre-interrogatoire directs du témoin offrant à l’accusé la possibilité, non seulement de tester la mémoire du témoin et d’explorer son for intérieur, mais aussi de l’obliger à faire face au jury afin que celui-ci puisse l’observer et apprécier s’il est digne de foi[3] d’après son comportement à la barre et la manière dont il livre son témoignage ».

Le droit à la confrontation a une histoire longue et riche ; il puise ses racines dans le droit romain et a connu un développement considérable dans les systèmes de common law, où il repose sur la conviction qu’« il est toujours plus difficile de mentir à quelqu’un « en face » que « derrière son dos » » et que « même si le mensonge est proféré, il le sera souvent de manière moins convaincante ». Ce principe a été exposé par le juge Antonin Scalia dans l’arrêt rendu par la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Coy v. Iowa[4]. Dans cet arrêt qui a fait date, le juge Scalia a relaté l’histoire du droit à la confrontation, qu’il a décrit comme un « « face à face », illustré par Shakespeare dans Richard II :

« Shakespeare décrit donc le sens profond de la confrontation lorsqu’il fait dire à Richard II :

« Mande-les donc en notre présence : que face à face,

fronçant sourcil contre sourcil, l’accusateur et l’accusé

s’expliquent librement devant nous.[5] »

Il conclut en disant « qu’il y a quelque chose de profondément ancré dans la nature humaine qui considère la confrontation directe entre l’accusé et l’accusateur comme « indispensable à l’équité du procès pénal » ». Dans l’arrêt California v. Green, le droit à la confrontation fut décrit comme le « plus grand mécanisme juridique jamais inventé aux fins de la manifestation de la vérité »[6].

Contrairement à la Constitution des États-Unis, la Convention ne garantit pas à proprement parler un droit à la confrontation directe entre l’accusé et la victime. Néanmoins, dans de nombreuses affaires portant également sur des abus sexuels commis sur des mineurs, la Cour a considéré que les garanties d’équité du procès n’étaient pas respectées si l’accusé n’avait à aucun moment au cours de la procédure la possibilité de poser des questions à la victime présumée (voir Vronchenko c. Estonie[7]). La garantie prévue à l’article 6 § 3 (d) de la Convention est comparable – elle a pour objet d’aider le juge à observer le comportement d’un témoin pendant qu’il est entendu. Cette disposition n’a pas pour seul effet de protéger les intérêts de la défense ; elle sert aussi la justice de manière plus générale : elle contribue en effet à la manifestation de la vérité, puisque les questions posées par la défense permettent d’apprécier la crédibilité du témoin, mais aussi de mettre en lumière de nouveaux éléments factuels susceptibles d’avoir une influence importante sur les conclusions du tribunal[8]. Or, à mes yeux, dans cette affaire, la majorité a méconnu cette composante essentielle du droit du prévenu à interroger le principal témoin à charge.

En l’espèce, la requérante alléguait avoir été victime de violences sexuelles, atteintes particulièrement traumatisantes et comptant au nombre des plus graves qui puissent être portées à l’intégrité physique de l’individu. Il a ainsi été dit qu’« en dehors du meurtre, le viol constitue la forme d’atteinte la plus extrême, celle qui a le plus de conséquences physiques et psychologiques sur la victime »[9]. La procédure judiciaire représente à l’évidence un traumatisme de plus pour la victime, a fortiori lorsque celle-ci est mineure. En conséquence, il est important de se préoccuper de son confort psychologique et ces considérations peuvent, dans certains cas, l’emporter sur le droit de l’accusé à la confrontation.

Selon la directive 2012/29/UE du Parlement européen et du Conseil établissant des normes minimales concernant les droits, le soutien et la protection des victimes de la criminalité, adoptée le 25 octobre 2012, des mesures doivent être prises pour les victimes les plus fragiles, notamment « des mesures permettant d’éviter toute audition inutile concernant la vie privée de la victime sans rapport avec l’infraction pénale » et « des mesures permettant de tenir des audiences à huis clos » (article 23 § 3 (c) et (d)).

Les autres instruments internationaux relatifs à la protection des victimes, dont ceux cités dans l’arrêt, insistent certes sur les droits des victimes au cours de la procédure pénale, mais ils soulignent aussi l’importance des droits de la défense. Nul ne conteste que sacrifier les droits de l’accusé au nom du confort psychologique de la victime conduirait à une mauvaise décision.

Dans la présente affaire, il importe de rappeler que si la requérante avait entre 14 et 15 ans à la date des événements allégués, la procédure pénale a eu lieu cinq ou six ans plus tard, ce qui signifie, premièrement, que le traumatisme n’était plus aussi intense qu’immédiatement après l’événement, et que, deuxièmement, la requérante avait atteint l’âge adulte. Il est donc difficile de faire valoir qu’elle était particulièrement vulnérable au moment où elle fut entendue par le tribunal.

Par ailleurs, la requérante fut auditionnée à huis clos, ce qui revêt une importance capitale (voir la directive précitée). De surcroît, le tribunal accéda à sa demande de faire sortir X. du prétoire pendant l’interrogatoire. à cela s’ajoute que, comme l’a aussi noté la majorité, la juge qui présidait la formation de jugement interdit certaines questions de X., estimant qu’elles étaient sans lien avec l’affaire. Dès lors, quelles mesures supplémentaires la juge aurait-elle pu prendre pour protéger les droits de la victime sans se priver totalement de la possibilité d’apprécier sa crédibilité ?

La majorité considère que « la plupart des questions de X. étaient de nature clairement personnelle » (paragraphe 107 de l’arrêt). Je souscris pleinement à ce constat et peux difficilement imaginer quelles questions de nature impersonnelle un accusé qui se dit innocent pourrait poser à une victime qui, selon lui, le diffame. Alors que certaines des observations de X. visaient en réalité à mettre en lumière les facettes négatives de la personnalité de la requérante, la majorité les qualifie « d’insinuations agressives » dépassant « les limites de ce qui pouvait être toléré pour (...) permettre [au requérant] de se défendre de manière effective ». Or ces observations avaient manifestement pour but de tester la crédibilité de la requérante et de permettre au tribunal d’observer son comportement face à des questions provocatrices – ce qui, je le rappelle, constitue le principe même sur lequel repose une confrontation au cours d’une audience.

La manière dont X. a construit sa ligne de défense a sans nul doute été une source de tension supplémentaire pour la requérante, qui avait déjà subi un traumatisme profond. Toutefois, la présente espèce est très différente de l’affaire Brandstetter c. Autriche[10] citée par la majorité, en ce que dans celle-ci le requérant, qui était visé par une procédure pour frelatage de vin (infraction pour laquelle il n’était passible que d’une peine d’amende et qui, en principe, n’est pas comparable à une accusation de viol), avait, au cours de la procédure, accusé délibérément et à tort un fonctionnaire d’une infraction visant à manipuler des preuves, exposant celui-ci à un risque de sanctions disciplinaires. En l’espèce, les « insinuations agressives » du requérant, par exemple les commentaires consistant à dire que « la requérante pouvait pleurer sur commande pour manipuler les gens, qu’elle s’apaiserait si elle allait dîner avec lui ou encore qu’elle lui avait confié son désir de dominer les hommes » sont essentiellement des jugements de valeur et ne peuvent être comparés à une accusation d’agression sexuelle, qui selon X. était fausse. Il n’y a aucune commune mesure entre le degré d’atteinte à la vie privée que représentent ces commentaires et celui qui découle d’une accusation d’infraction grave. Je ne peux donc me rallier à l’idée que les questions de X. allaient au-delà de ce qui était admissible pour lui permettre d’assurer sa défense, étant donné que se trouvaient en jeu son honneur et sa liberté.

En plus de critiquer les modalités de la confrontation entre X. et la requérante, la majorité reproche aux autorités internes de n’avoir pas dessaisi M., l’avocat de X., que la requérante disait avoir déjà eu des contacts informels avec elle. Bien que ce fait n’ait pas été établi, la majorité, « supposant que l’allégation de la requérante était vraie », a estimé qu’il aurait été psychologiquement plus confortable pour la requérante d’être interrogée par un autre avocat. Une fois de plus, si les choses s’étaient déroulées ainsi, le meilleur confort psychologique de la requérante aurait eu pour contrepartie un affaiblissement du droit de X. de se défendre avec l’aide d’un avocat de son choix. La majorité considère aussi, à partir d’une hypothèse pour le moins théorique, que « toute information éventuellement reçue de la requérante par M. en sa qualité d’avocat (...) aurait dû être traitée comme confidentielle et n’aurait pas dû être utilisée au profit d’une partie adverse dans la même affaire ». Or rien ne prouve dans le dossier qu’il en ait été autrement.

Enfin, la majorité critique la manière dont B., le gynécologue, a interrogé la requérante, lui reprochant plus précisément de l’avoir « confrontée [...] aux conclusions de la police et de l’orthopédiste et [de lui avoir] demandé pourquoi elle ne s’était pas défendue avec plus de vigueur (...), abordant donc des aspects sans lien avec la question qu’il était censé examiner » (paragraphe 113 de l’arrêt). En vérité, la mission confiée à B. consistait à « apprécier la probabilité que la requérante eût eu des rapports sexuels » (paragraphe 22), si bien qu’il lui fallait évaluer si son témoignage était crédible du point de vue médical. étant donné que l’hymen de la victime était intact et que X. n’avait pas pu utiliser son bras gauche pour l’empêcher de résister, il ne peut être dit que les questions de B. étaient totalement dépourvues de pertinence pour le rapport qu’il devait établir.

Eu égard aux considérations qui viennent d’être exposées et au fait que dans des affaires comme celle-ci, l’absence de vision complète du déroulement du procès impose une certaine retenue au juge international, j’ai voté en faveur d’un constat de non-violation de l’article 8.

* * *

[1]. No 26692/05, 20 mars 2012 et no 42418/10, 24 juillet 2012.

[2]. No 39272/98, CEDH 2003‑XII.

[3]. Mattox v. United States, 156 U.S. 237, 242-43 (1895).

[4]. 487 US 1012, 1016 (1988).

[5]. Richard II, Acte I, scène I.

[6]. 399 US 149 (1970).

[7]. No 59632/09, 18 juillet 2013.

[8]. Stefan Trechsel, Human Rights in Criminal Proceedings, Oxford University Press, 2005, p. 293.

[9]. Janet L. Barkas, Victims, New York: Scribner’s, 1978.

[10]. Arrêt du 28 août 1991, série A no 211.


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