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07/07/2015 | CEDH | N°001-156227

CEDH | CEDH, AFFAIRE GÜRTAŞ YAPI TİCARET VE PAZARLAMA A. Ş. c. TURQUIE, 2015, 001-156227


ANCIENNE DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GÜRTAŞ YAPI TİCARET VE PAZARLAMA A. Ş. c. TURQUIE

(Requête no 40896/05)

ARRÊT

STRASBOURG

7 juillet 2015

DÉFINITIF

07/10/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.




En l’affaire Gürtaş Yapı Ticaret Ve Pazarlama A. Ş. c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,

l Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,...

ANCIENNE DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GÜRTAŞ YAPI TİCARET VE PAZARLAMA A. Ş. c. TURQUIE

(Requête no 40896/05)

ARRÊT

STRASBOURG

7 juillet 2015

DÉFINITIF

07/10/2015

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Gürtaş Yapı Ticaret Ve Pazarlama A. Ş. c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Guido Raimondi, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Egidijus Kūris,
Robert Spano, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 juin 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 40896/05) dirigée contre la République de Turquie dont une société anonyme de droit turc ayant son siège à Istanbul, Gürtaş Yapı Ticaret ve Pazarlama A.Ş. (« la requérante »), a saisi la Cour le 21 octobre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. La requérante a été représenté par Me F.B. Adalı, avocate à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. La requérante allègue en particulier une violation de son droit au respect de ses biens.

4. Le 24 juin 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. La requérante est une société immobilière, comme en atteste son nom (« Gürtaş Construction, Commerce et Vente »). À une date non précisée, la requérante décida d’acheter à des particuliers les différentes parts d’un terrain indivis qui était situé à Aliağa, immatriculé sous le numéro de parcelle 836, et dont la superficie était, d’après le grand livre du registre foncier, de 485 200 m².

6. Les feuillets établis au nom de chacun des vendeurs co-indivisaires contenaient entre autres les indications suivantes :

Département : İzmir

Sous-préfecture : Aliağa

Village : Yukarışakran

Rue : néant

Lieu-dit : Bahçedere

Nature : prairie

Limites : sur la section du plan

Superficie : 485 200 m²

7. À un moment où la procédure de vente se poursuivait, 49 m² du terrain en question furent expropriés pour la construction de pylônes électriques. Le registre foncier fut modifié en conséquence, le feuillet indiquant dès lors une surface de 485 151 m².

8. Le 25 novembre 1998, la direction locale du cadastre informa la requérante, devenue entre-temps propriétaire du terrain, d’une modification qui avait été apportée au registre foncier en raison d’une mention erronée. Elle exposa que des travaux cadastraux concernant les terrains situés à Aliağa avaient été effectués et achevés en 1955 et que la représentation planimétrique réalisée à cette époque indiquait une superficie de 202 000 m² pour la parcelle no 836 et de 485 200 m² pour la parcelle no 860 figurant à la ligne suivante. Elle ajouta qu’une erreur avait été commise lors de la retranscription de ces données au registre foncier et que la parcelle no 836 figurait ainsi avec une superficie de 485 200 m².

9. Elle précisa que le feuillet avait par conséquent fait l’objet d’une rectification et qu’il indiquait désormais la surface réelle du terrain de la requérante, soit 201 951 m² après déduction de la surface expropriée pour la construction des pylônes en question.

10. Elle indiqua enfin que cette mesure de correction pouvait faire l’objet d’une contestation judiciaire.

11. À une date non précisée, la requérante fit procéder à un examen sur place et un arpentage du terrain. La surface totale étant effectivement de 201 951 m², elle décida de ne pas contester la rectification du registre.

12. En revanche, le 29 novembre 1999, elle introduisit devant le tribunal de grande instance d’Aliağa (TGI), d’une part, une demande tendant à engager la responsabilité de l’État sur le fondement de l’article 917 du code civil en vigueur à l’époque, pour préjudice résultant de la tenue des registres fonciers et, d’autre part, une demande en garantie contre les vendeurs.

13. Le TGI rendit son jugement le 25 juin 2001.

14. Il rejeta la demande dirigée contre les vendeurs. À cet égard, il rappela que, en vertu de l’article 215 du code des obligations (voir paragraphe 34 ci-dessous), le vendeur ne pouvait être appelé en garantie par l’acheteur que lorsqu’il s’était expressément engagé à garantir la contenance du terrain et à indemniser l’acheteur. Or, en l’espèce l’acte de vente ne comportait aucune disposition en ce sens. Le TGI conclut que la responsabilité contractuelle des vendeurs ne pouvait par conséquent pas être engagée.

15. S’agissant de l’action dirigée contre l’État, le TGI estima que le préjudice subi par la requérante trouvait sa cause dans la mauvaise tenue des registres fonciers et que, dès lors, la responsabilité des autorités publiques se trouvait engagée. Il condamna l’État à verser à la requérante la somme de 50 976 000 000 anciennes livres turques (TRL - environ 45 000 euros à cette date).

16. Le 7 août 2001, l’État forma un pourvoi contre la partie du jugement la concernant.

17. En l’absence de pourvoi de la requérante, la partie du jugement relative aux vendeurs devint définitive.

18. Dans son mémoire du 11 septembre 2001, la requérante demanda à la Cour de cassation de confirmer la solution retenue par le TGI et de rejeter le pourvoi de l’État.

19. Par un arrêt du 19 mars 2002, la haute juridiction cassa le jugement déféré. L’extrait pertinent de l’arrêt se lit comme suit :

« (...)

Le bien litigieux avait déjà fait l’objet d’un cadastrage et disposait d’un numéro de parcelle à la date de la vente. En conséquence, les démarcations physiques des limites du bien sont indiquées sur le plan conformément aux articles 645 de l’ancien et 719 du nouveau code civil. En l’espèce, étant donné que le plan ne comporte aucune erreur, celui-ci doit servir de base dans la résolution du litige. Il apparaît que le plan n’est pas inexact et même que le cadastrage a été correctement effectué, mais que la superficie a été mentionnée de manière erronée en raison d’une erreur matérielle. Cette erreur sur la superficie est d’un niveau qui ne pouvait pas ne pas être remarquée puisque [le surplus est] 1.5 fois supérieur à la superficie indiquée sur le plan du bien que la demanderesse a achetée.

Dans ces conditions, la demande ne saurait entrer dans le champ des articles 917 de l’ancien et 1007 du nouveau code civil.

Il convient dès lors de rejeter la demande (...) »

20. Lors de la reprise de la procédure devant le TGI d’Aliağa, la requérante invoqua un arrêt de la Cour de cassation du 7 février 1994. Elle alléguait que la solution retenue dans son affaire était en contradiction avec celle qui avait été adoptée dans l’arrêt en question qui constituait à ses yeux un précédent (voir paragraphe 33 ci-dessous).

21. Par un jugement du 25 septembre 2003, le TGI se conforma à l’arrêt de la Cour de cassation. En reprenant les termes de cet arrêt, il rejeta la demande de la requérante.

22. Le pourvoi formé par la requérante contre ce jugement fut rejeté par la Cour de cassation par un arrêt du 5 mai 2005.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. Le registre foncier

23. En droit turc, le registre foncier se compose, entre autres, du grand livre (tapu kütüğü), du journal (yevmiye defteri), des plans et des pièces justificatives.

24. Chaque bien enregistré au grand livre du registre foncier dispose de son feuillet propre comportant notamment l’état descriptif, l’identité du propriétaire, les gages, les annotations et mentions ainsi que les servitudes.

25. Le plan correspondant représente géométriquement le bien et indique sa situation et ses limites.

26. En vertu de l’article 1020 du nouveau code civil (« le NCC »), entré en vigueur le 1er janvier 2002, lequel reprend les termes de l’article 928 de l’ancien code civil (« l’ACC), le registre foncier est public et toute personne qui fait valoir un intérêt a le droit de le consulter et de s’en faire délivrer des extraits. Cette disposition indique par ailleurs que « nul ne peut se prévaloir d’ignorer une inscription portée au registre foncier ».

27. En vertu de l’article 7 ACC et de l’article 7 NCC,

« Les registres publics et les titres authentiques font foi des faits qu’ils constatent et dont l’inexactitude n’est pas prouvée. La preuve que ces faits sont inexacts n’est soumise à aucune forme particulière (...) »

28. L’article 1023 NCC, qui reprend une disposition préexistante, crée une fiction d’exactitude du registre foncier dans les termes suivants :

« Celui qui acquiert la propriété ou d’autres droits réels en se fondant de bonne foi sur une inscription du registre foncier est maintenu dans son acquisition. »

29. L’article 719 NCC, qui reprend le contenu de l’article 645 ACC, dispose :

« Les limites des immeubles sont déterminées par le plan et par la démarcation sur le terrain. S’il y a contradiction entre les limites du plan et celles du terrain, les limites figurant au plan prévalent. Cette règle ne s’applique pas aux territoires en mouvement permanent désignés comme tels par les autorités compétentes. »

B. La responsabilité de l’État quant à la tenue des registres fonciers

30. L’article 1007 NCC, qui reprend les termes l’article 917 ACC, pose le principe selon lequel l’État est responsable de tout dommage résultant d’erreurs dans la tenue du registre foncier.

31. La requérante se réfère à deux arrêts rendus par la Cour de cassation sur le fondement de cette disposition et en présente des extraits.

32. Le premier arrêt date du 7 février 1994 (4e chambre civile, 6800 E. ‑ 767 K.) et concerne un préjudice découlant de l’indication erronée au grand livre du registre foncier de la part détenue par le vendeur dans une indivision. Dans cette affaire, d’après les extraits fournis, le vendeur détenait 118/234e d’un terrain de 14 625 m² (soit 369 m²) alors que le feuillet mentionnait de manière erronée une part de 177/234e (soit 738 m²). Cette erreur avait été commise sept ans plus tôt lors d’une fusion de parts. Toujours selon les extraits présentés par la requérante, la haute juridiction avait estimé que l’État devait, sur le fondement de l’article 917 ACC, être tenu pour responsable du préjudice subi par les demandeurs, celui-ci ayant résulté d’une erreur commise dans la tenue du registre. Elle avait estimé que l’on ne pouvait reprocher à l’acheteur de ne pas avoir vérifié que la fusion intervenue sept ans plus tôt avait été correctement retranscrite.

33. Le second arrêt date du 1er mars 1994 (4e chambre civile, 7651 E. ‑ 1849 K.) et concerne lui aussi l’inscription d’une information erronée relative à la part du vendeur dans une indivision. Dans cette affaire, toujours d’après les extraits présentés par la requérante, la Cour de cassation avait fait droit à l’action entamée par l’acheteur sur le fondement de l’article 917 ACC, estimant que l’on ne pouvait attendre d’un acheteur qu’il consultât tous les documents du registre tels que le journal, le plan et les pièces justificatives, et qu’il devait pouvoir se fier aux mentions du grand livre. Elle avait précisé que, même si l’intéressé avait fait montre de négligence, cette circonstance ne pouvait justifier qu’on le privât d’indemnisation et qu’elle pouvait tout au plus permettre de diminuer le montant de l’indemnité.

C. La garantie du vendeur en matière immobilière

34. Selon l’article 215 du code des obligations (« CO ») en vigueur à l’époque des faits :

« Sauf convention contraire, le vendeur est tenu d’indemniser l’acheteur lorsque l’immeuble n’a pas la contenance indiquée dans l’acte de vente. Si l’immeuble vendu n’a pas la contenance portée au registre foncier d’après un mesurage officiel, le vendeur n’est tenu d’indemniser l’acheteur que lorsqu’il s’y est expressément engagé. »

D. La bonne foi

35. Aux termes de l’article 3 in fine ACC et de l’article 3 in fine NCC,

« La bonne foi est présumée lorsque la loi en fait dépendre la naissance ou les effets d’un droit. Nul ne peut invoquer sa bonne foi si elle est incompatible avec la vigilance que les circonstances permettaient d’exiger de lui. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

36. La requérante se plaint d’une atteinte à son droit au respect de ses biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellée:

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

37. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A. Sur la recevabilité

38. Le Gouvernement conteste les affirmations de la requérante, estimant que son grief est manifestement mal fondé dans la mesure où la différence entre la superficie réelle découlant du plan et celle indiquée au feuillet était telle que la requérante ne pouvait pas ne pas la remarquer.

39. La Cour estime que le grief tiré de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 pose des questions de droit et de fait complexes, qui ne peuvent être tranchées qu’après un examen au fond de la requête. Il s’ensuit que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’ayant été relevé, elle doit être déclarée recevable.

B. Sur le bien-fondé

40. La requérante soutient que l’impossibilité d’obtenir réparation, notamment par le biais d’un recours fondé sur l’article 1007 NCC, du préjudice qu’elle dit avoir subi en raison d’une mention erronée du registre foncier a violé son droit au respect de ses biens.

41. Plus particulièrement, elle conteste l’approche retenue par la Cour de cassation, laquelle repose sur l’idée que la différence de superficie était telle qu’elle n’aurait pas dû échapper à la vigilance de la requérante. À cet égard, elle indique qu’il n’est en principe jamais procédé à des examens et des mesures lors des ventes qui se font obligatoirement à l’office du registre foncier. Elle précise également qu’il n’existait aucune démarcation physique sur le terrain permettant de distinguer la parcelle concernée des parcelles voisines et d’en visualiser les limites d’un simple coup d’œil. En effet, selon elle, les différentes parcelles se situaient dans une continuité naturelle et aucune construction n’était présente sur le terrain ou à ses alentours. Elle affirme par ailleurs qu’elle a fait l’acquisition de ce terrain sans projet spécifique et dans le seul espoir qu’il prendrait de la valeur dans l’avenir.

42. En outre, elle fait valoir qu’elle a acheté le terrain en faisant confiance au registre et aux documents officiels tenus par l’État.

43. Elle estime que l’on ne peut lui faire supporter le préjudice découlant d’erreurs commises par des préposés au registre foncier alors qu’aucune faute ne lui est imputable et qu’elle a été de bonne foi.

44. Le Gouvernement relève que les juridictions internes ont estimé que l’affaire concernait une simple erreur de plume et que celle-ci n’était pas telle qu’elle pouvait échapper à l’attention de la requérante. Il conclut que les juridictions ont à bon droit décidé que la responsabilité de l’État ne pouvait être engagée.

45. La Cour observe que la requérante a fait l’acquisition d’un terrain, dont elle pensait, sur la foi des indications figurant au feuillet du grand livre du registre foncier, que la superficie était de 485 151 m². Or, la superficie réelle du terrain n’était que de 201 951 m². Cette superficie découlait du plan, qui fait partie intégrante du registre. La contradiction entre les différentes pièces du registre (feuillet et plan) était le résultat d’une erreur de retranscription des données du plan cadastral sur le feuillet. Les parties s’accordent sur ces points.

46. La Cour constate qu’il n’est pas contesté que la requérante a subi un préjudice : elle a payé un prix correspondant à celui d’un terrain de 485 151 m² pour ne disposer en réalité que d’un terrain de 201 951 m².

47. Le grief de la requérante porte précisément sur cette perte patrimoniale au bénéfice des vendeurs et dont elle a réclamé l’indemnisation, d’une part à ces derniers sur la base des règles régissant la garantie, et d’autre part à l’État, en se fondant sur l’article 1007 CC.

48. Ainsi que la Cour l’a déclaré à maintes reprises, l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, qui figure dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi beaucoup d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 61, série A no 52 ; Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 93, 25 octobre 2012 ; et Ališić et autres c. Bosnie-Herzégovine, Croatie, Serbie, Slovénie et l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 60642/08, § 98, CEDH 2014).

49. En l’occurrence, la Cour estime que le grief de la requérante doit être examiné sous l’angle de la norme générale énoncée au premier alinéa, première phrase.

50. Elle réaffirme ensuite que l’article 1 du Protocole no 1 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre toute atteinte de l’État au respect de ses biens. Toutefois, cette disposition renferme également certaines obligations positives (Kotov c. Russie [GC], no 54522/00, § 109, 3 avril 2012).

51. Ainsi, l’article 1 du Protocole no 1 peut imposer « certaines mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété » (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 143, CEDH 2004-V), et ce même dans les cas où il s’agit d’un litige entre des personnes privées physiques ou morales (Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 96, CEDH 2002-VII). La nature et l’étendue des obligations positives de l’État varient selon les circonstances.

52. En l’espèce, la Cour retient que le droit turc offrait théoriquement à la requérante deux recours : une action en garantie à l’encontre des vendeurs et une action contre l’État sur le fondement de la responsabilité de ce dernier quant à la tenue des registres fonciers au sens de l’article 1007 NCC.

53. S’agissant de l’action en garantie, la Cour observe que celle-ci s’est heurtée à l’article 215 CO qui prive l’acheteur de son droit à la garantie à l’égard du vendeur si le bien vendu n’a pas la contenance indiquée au registre foncier d’après une mensuration officielle, sauf si celui-ci s’y ait expressément obligé.

54. Cette disposition n’est pas en soi problématique compte tenu de la circonstance que l’exclusion de la responsabilité du vendeur n’est pas absolue. En effet, d’une part, le code des obligations réserve la possibilité d’insérer une clause particulière dans le contrat de vente pour pouvoir actionner le vendeur en garantie, et d’autre part, l’exclusion est limitée au cas, comme celui de la requérante, où la superficie indiquée au registre résulte d’un mesurage officielle.

55. Une lecture combinée des articles 205 CO et 1007 CC fait apparaître que cette exclusion de garantie en cas de mensurage officielle transcrite au registre repose sur l’idée que l’acheteur peut s’en remettre de bonne foi aux indications de superficie du registre foncier, lequel relève de la responsabilité de l’État.

56. En ce qui concerne précisément ce point, qui a d’ailleurs trait à la partie principale de la procédure entreprise par la requérante, la Cour observe que l’article 1007 NCC institue une responsabilité de l’État pour les erreurs commises par les fonctionnaires préposés à la tenue du registre foncier.

57. Elle estime qu’un tel dispositif est en principe de nature à répondre aux obligations positives que la Convention impose à l’État pour protéger le droit de propriété et à contrebalancer les effets de la limitation de l’action en garantie contre les vendeurs.

58. Elle observe toutefois que la demande introduite par la requérante pour engager la responsabilité de l’État a, en l’espèce, été rejetée par les juridictions internes. Celles-ci ont estimé qu’une consultation des pièces constitutives du registre foncier, en particulier du plan, qui faisait état des limites précises du terrain et ne comportait aucune erreur, aurait permis à la requérante de déterminer la surface exacte du bien et de se rendre compte que celle mentionnée au feuillet était erronée.

59. La Cour accepte qu’une certaine diligence puisse être attendue d’un acheteur, surtout s’il s’agit d’une société immobilière pour laquelle des transactions immobilières font partie de ses activités professionnelles. Néanmoins, elle relève qu’en l’espèce, selon les affirmations de la requérante, non contredites par le Gouvernement, le terrain en question faisait partie d’un ensemble plus large, avec lequel il se situait en continuité naturelle et il n’existait aucune démarcation physique permettant de distinguer la parcelle litigieuse des parcelles voisines (paragraphe 41). Dans ces circonstances, la Cour est d’avis que l’approche des juridictions internes consistant à imposer à l’acheteur de ne pas se fier entièrement aux indications du grand livre et de consulter le plan afin de déceler d’éventuelles contradictions, a fait porter une charge excessive à la requérante en lui faisant supporter les conséquences d’une erreur commise par l’administration, lesquelles ont été estimées à environ 45 000 EUR par le TGI.

60. Elle observe que l’approche suivie est d’autant plus étonnante que dans une autre affaire, la Cour de cassation aurait estimé, en 1994, que l’on ne pouvait attendre d’un acheteur qu’il consultât tous les documents du registre tels que le journal, le plan et les pièces justificatives, et qu’il devait au contraire pouvoir se fier aux mentions du grand livre. La haute juridiction aurait en outre précisé que, même lorsque l’intéressé avait fait montre de négligence, cette circonstance ne pouvait justifier qu’on le privât de toute indemnisation et qu’elle pouvait tout au plus permettre de diminuer le montant de l’indemnité (voir paragraphe 33 ci-dessus).

61. En conclusion, la Cour considère que l’ordre juridique turc n’a pas offert à la requérante une protection suffisante de son droit de propriété et que le juste équilibre devant régner entre les droits de la requérante et l’intérêt général de la communauté a été rompu.

62. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

63. La requérante soutient que la solution retenue par la Cour de cassation dans sa cause diffère de celle qu’elle a retenue dans des affaires antérieures.

64. Par ailleurs, elle estime que, en précisant dans son arrêt qu’il convenait de rejeter la demande de la requérante, la Cour de cassation a méconnu les limites de sa compétence et imposé sa solution à la juridiction de première instance. Selon la requérante, il s’ensuit que cette dernière ne pouvait plus être considérée, après l’arrêt de cassation, comme un tribunal indépendant au sens de la Convention.

65. La requérante invoque à l’appui de ces griefs l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellée en sa partie pertinente :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, (...) par un tribunal indépendant et impartial, (...) »

66. Eu égard aux constats relatif à l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphes 40 à 62 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief relatif à la position adoptée par la Cour de cassation dans l’affaire citée par la requérante.

67. En ce qui concerne le second grief tiré du droit à un procès équitable, compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour n’aperçoit aucune apparence de violation de la Convention.

68. Partant, elle déclare ce grief irrecevable en application de l’article 35 § 3 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

A. Dommage

69. La requérante réclame 169 920 livres turques[1] (TRY), soit environ 60 700 euros (EUR) au titre du préjudice matériel. Ce montant correspond à la valeur, en février 2011, de 283 200 m² de terrain dans la zone où la requérante avait acquis le bien dont la superficie s’est avéré erronée. Elle a été déterminée dans le cadre d’une expertise que la requérante a fait réaliser par le biais du tribunal d’instance d’Aliağa.

70. Elle demande en outre 30 000 TRY au titre du préjudice moral.

71. Le Gouvernement conteste ces prétentions qu’il juge excessives et invite la Cour à les rejeter.

72. La Cour observe que l’expertise présentée concerne la valeur actuelle d’un terrain présentant une superficie égale à la différence entre la superficie du terrain que la requérante pensait acquérir et celle dont disposait réellement le terrain qu’elle a effectivement acquis. La demande de la requérante repose sur l’idée qu’elle aurait été privée d’une partie de son terrain. Or, le constat de violation de la Cour se fonde sur l’absence de réparation de la perte patrimoniale liée à la somme payée de trop par la requérante et non sur une expropriation sans indemnisation. La Cour observe que ladite somme a été estimée à 50 976 TRY par le TGI et que la requérante n’a pas contesté ce montant au cours de la procédure interne.

73. Prenant en compte, non seulement la nécessité d’actualiser cette somme, mais aussi le principe non ultra petita, la Cour alloue à la requérante la somme de 60 700 EUR au titre du préjudice matériel.

74. S’agissant du dommage moral, elle considère, à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’espèce, que le constat d’une violation des droits de la requérante suffit à remédier au préjudice subi.

B. Frais et dépens

75. La requérante demande également 7 000 TRY (environ 2 610 EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes.

76. Ce montant englobe les frais d’audience, d’expertise, de notification et de pourvoi, l’amende pour rejet de la demande en rectification d’arrêt, ainsi que les frais d’avocat de la partie adverse au remboursement desquels la requérante a été condamnée. La demande est accompagnée de justificatifs.

77. Quant aux frais et dépens engagés au cours de la procédure devant la Cour, la requérante réclame 20 000 TRY pour les honoraires d’avocat et 4 000 TRY pour l’expertise qu’elle a fait réaliser (voir paragraphe 69 ci‑dessus).

78. Le montant des justificatifs fournis en relation avec l’expertise s’élève à 411 TRY (environ 153 EUR). S’agissant des honoraires d’avocat, la requérante présente un reçu officiel de 1 230 TRY (environ 460 EUR), un reçu manuscrit de 3 000 EUR et un contrat prévoyant le paiement d’une somme de 5 000 TRY (environ 1 865 EUR) ainsi que de 10 % de la satisfaction équitable allouée par la Cour.

79. Rappelant l’article 60 § 2 du règlement de la Cour, le Gouvernement considère que la partie de la demande qui n’est pas accompagnée de justificatif doit être rejetée.

80. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.

81. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 3 220 EUR tous frais confondus et l’accorde à la requérante.

C. Intérêts moratoires

82. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, recevable le grief tiré du droit au respect des biens ;

2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de l’article 6 de la Convention relatif à la position adoptée par la Cour de cassation dans l’affaire de la requérante ;

4. Déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable pour le surplus ;

5. Dit, par cinq voix contre deux,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i) 60 700 EUR (soixante mille sept cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

ii) 3 220 EUR (trois mille deux cent vingt euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Dit, par cinq voix contre deux, que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;

7. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juillet 2015, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

A. CamposGuido Raimondi
Greffier adjointPrésident

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges Raimondi et Spano.

G.R.A.
A.C.

JOINT DISSENTING OPINION OF
JUDGES RAIMONDI AND SPANO

I.

1. An active real-estate market is a common feature in most of the Contracting Parties to the Convention. As a general rule it is for each and every State to devise its domestic rules in tort and thus allocate risk between the buyer and the seller, and also to provide for the State’s possible pecuniary liability if a causal link exists between the State’s actions or inactions and damage sustained by the parties in a real-estate transaction. It follows that Article 1 of Protocol No. 1 to the Convention does not specify any rule on such matters, but does however require that in the application of domestic laws a fair balance be struck between the interests of the parties, both between themselves and in relation to other interests of a public nature. Therefore, and in the light of the principle of subsidiarity, this Court’s role is limited to assessing whether the effects of the national authorities’ application of domestic law imposes an individual and excessive burden on the parties to a real-estate transaction, on the facts of a particular case.

Consequently, as the Court’s role is neither to substitute its views for those of the national courts on the assessment of the facts, nor to override the latter’s appli­cation of domestic law in this area in the manner manifested in today’s judgment, we respectfully dissent from the finding of a violation of Article 1 of Protocol No. 1 in the present case.

II.

2. A brief summary of the facts is necessary for the purposes of this separate opinion.

3. The applicant company, a commercial real-estate firm, bought, for speculative purposes, a plot of land with an area of 485,200 m² as inscribed in the land register; 49 m² were subsequently expropriated. With regard to the geographical boundaries of the land in question, the land register referred explicitly to a map on which these boundaries were drawn.

4. In November 1998 the local real-estate authority informed the applicant company that a change needed to be made to the size of the land as recorded in the land register, since the initial registration had been erroneous. In fact, the land measured only 202,000 m², approximately 1.5 times smaller than the area initially registered (in total, 201,951 m² when the expropriated part was taken into account).

5. The applicant company brought court proceedings against the seller and the State, the latter on the basis of Article 917 of the Civil Code as in force at the time, for damage sustained as a result of the erroneous inscription in the land register. The first-instance court dismissed the claim against the seller but found for the applicant company against the State. The State appealed. On 19 March 2002 the Court of Cassation quashed the judgment of the first-instance court (see paragraph 19 of the judgment), finding:

(1) that the geographical boundaries of the land were explicitly indicated on the map, in accordance with the applicable domestic law;

(2) that the map was correct and should therefore form the basis for resolving the dispute; and,

(3) that the error with regard to the inscription of the size of the land could thus not have gone unnoticed, given that it was 1.5 times larger than the area as drawn on the map in the land register.

On this basis, the Court of Cassation concluded that the applicant company’s claim to damages against the State did not fall under Article 917 of the former Civil Code and Article 1007 of the new Civil Code.

III.

6. The majority find a violation of Article 1 of Protocol No. 1, in that they consider that the Court of Cassation’s judgment, rejecting the applicant company’s claim for damages from the State, imposed an excessive burden on the applicant company, as it had to suffer the consequences of the error committed by the State in its inscription of the size of the plot of land in the land register (see paragraph 59). Although the majority accept that a certain diligence may be required from a buyer, in particular from a commercial real-estate firm, the main argument relied upon for finding a violation consists in accepting the applicant company’s allegation that the land in question was a part of a larger area of land with no fixed physical boundaries upon which the applicant company could have relied in assessing the size of the land and distinguishing it from neighbouring plots. Furthermore, the majority refer to an older judgment by the Court of Cassation from 1994, in which the highest court found that a buyer should have been able to rely on the inscription in the land register and was thus not required to consult all the documents in the register (see paragraph 60).

7. With respect, we find neither of these arguments convincing on the facts of the present case, for the following reasons:

8. Firstly, the Court of Cassation did not, in any shape or form, reject the claim of the applicant company for damages against the State on the basis of the main argument relied upon by the majority, i.e. the alleged lack of topological markers in the environment in and surrounding the plot of land in question. On the contrary, and as we describe in paragraph 5 above, the Court of Cassation explicitly referred to the geographical boundaries of the land as drawn on the map which formed part of the information concerning the plot in the land register itself. In the application of domestic law, the Court of Cassation thus made a perfectly reasonable assessment of the diligence required from a professional real-estate firm when buying land for speculative purposes, taking particular account of the grossly disproportionate measure­ments on the map and the official inscription of the size of the land, both of which were included in the land register and could easily have been consulted by the applicant company.

9. Secondly, the majority’s reference to an older judgment by the Court of Cassation from 1994 is, in our view, of no relevance. That judgment dealt with a materially different situation, where an individual was engaged in a real-estate trans­action for personal use. Also, the case did not deal with a discrepancy between the map of the land in question and its measurement as inscribed in the land register, as in the present case, but an error committed on the part of the seller in inscribing the correct division of land under joint ownership. Although it is not necessary for us to opine on whether the Article 1 Protocol No. 1 analysis would come out differently in such a situation, it suffices for present purposes to reiterate that in this case the buyer was a commercial real-estate firm buying land professionally for purely speculative purposes. Surely the Member States are entitled, under the wide margin of appreciation afforded to them under Article 1 of Protocol No. 1 in this area, to apply national rules on tort liability in such a way that a heightened duty of diligence is required from professional actors on the real-estate market. We note that this type of fault-based rule of tort liability, limiting or excluding a claim for damages by a negligent buyer of real estate, is a common feature in the legal systems of the Member States of the Council of Europe.

10. To conclude, in finding a violation of Article 1 of Protocol No. 1, the majority engage in a full fourth-instance reassessment of the facts and also introduce arguments that were not relied upon by the national court. The judgment thus reflects a faulty view of the status and role of this Court under the Convention, as developed in its consistent case-law.

* * *

[1]1. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.


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