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05/04/2024 | FRANCE | N°22/02701

France | France, Tribunal judiciaire de Versailles, Première chambre, 05 avril 2024, 22/02701


Minute n°




TRIBUNAL JUDICIAIRE DE VERSAILLES
Première Chambre
JUGEMENT
05 AVRIL 2024



N° RG 22/02701 - N° Portalis DB22-W-B7G-QPOL
Code NAC : 63B

DEMANDERESSE :

ASSOCIATION MAISON FAMILIALE RURALE DU VAL DE MANSE, enregistrée au R.N.A. sous le n°W372003614, SIRET n°775 316 409 00033, dont le siège social est situé [Adresse 2], prise en la personne de son représentant légal domicilié audit siège.
représentée par Me Justine BULARD, avocat au barreau de VERSAILLES, avocat postulant et Me Gabriel LEBRUN, avocat au barr

eau de PARIS, avocat plaidant,


DEFENDEURS :

S.E.L.A.R.L. AJASSOCIES, au capital social de 3976500 euros, enregist...

Minute n°

TRIBUNAL JUDICIAIRE DE VERSAILLES
Première Chambre
JUGEMENT
05 AVRIL 2024

N° RG 22/02701 - N° Portalis DB22-W-B7G-QPOL
Code NAC : 63B

DEMANDERESSE :

ASSOCIATION MAISON FAMILIALE RURALE DU VAL DE MANSE, enregistrée au R.N.A. sous le n°W372003614, SIRET n°775 316 409 00033, dont le siège social est situé [Adresse 2], prise en la personne de son représentant légal domicilié audit siège.
représentée par Me Justine BULARD, avocat au barreau de VERSAILLES, avocat postulant et Me Gabriel LEBRUN, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant,

DEFENDEURS :

S.E.L.A.R.L. AJASSOCIES, au capital social de 3976500 euros, enregistrée au R.C.S. de Versailles sous le numéro de SIREN 423 719 178, dont le siège social est situé [Adresse 1] prise en la personne de ses représentants légaux en exercice
représentée par Me Stéphanie TERIITEHAU de la SELEURL MINAULT TERIITEHAU, avocats au barreau de VERSAILLES, avocats postulant, et Me Yves-Marie LE CORFF, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant

Monsieur [D] [E] [M], administrateur judiciaire, entrepreneur individuel enregistré sous le numéro de SIRET [Numéro identifiant 3],
demeurant [Adresse 5]
[Localité 4]
représentée par Me Stéphanie TERIITEHAU de la SELEURL MINAULT TERIITEHAU, avocats au barreau de VERSAILLES, avocats postulant, et Me Yves-Marie LE CORFF, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant

ACTE INITIAL du 29 Mars 2022 reçu au greffe le 17 Mai 2022.

DÉBATS : A l'audience publique tenue le 22 Janvier 2024, Madame DURIGON, Vice-Présidente, et Madame MARNAT, Juge, siégeant en qualité de juges rapporteurs avec l’accord des parties en application de l’article 805 du Code de procédure civile, assistées de Madame BEAUVALLET, Greffier, ont indiqué que l’affaire sera mise en délibéré au 21 mars 2024, prorogé au 05 Avril 2024.

MAGISTRATS AYANT DÉLIBÉRÉ :
Madame DURIGON, Vice-Présidente
Madame DAUCE, Vice-Présidente
Madame MARNAT, Juge

EXPOSE DU LITIGE

Par requête en date du 8 juin 2018, la présidente de l’association MAISON FAMILIALE RURALE D’EDUCATION (ci-après dénommée l’association MFR de Noyant de Touraine) a sollicité l’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire.

Par jugement en date du 13 juillet 2018, le tribunal de grande instance (devenu tribunal judiciaire) de Tours a ordonné l’ouverture d’une procédure de redressement judiciaire à l’égard de l’association MFR de Noyant de Touraine et désigné la SELARL AJASSOCIES, prise en la personne de Maître [D] [M], en qualité d’administrateur judiciaire pour assister l’association MFR de Noyant de Touraine avec une mission d’assistance dans les actes de gestion telle que prévue à l’article L.631-12 du code de commerce.

Par jugement en date du 21 décembre 2018, le tribunal de grande instance de Tours a notamment :
- arrêté un plan de cession des actifs au profit de l’association MAISON FAMILIALE RURALE DU VAL de L’INDRE (ci-après dénommée l’association MFR du Val de l’Indre) ordonnant notamment la reprise de 11 salariés sur 15,
- autorisé le licenciement de quatre salariés non repris et dit que ces licenciements interviendront sur simple notification de l’administrateur judiciaire sous réserve des droits de préavis prévus par la loi, les conventions ou les accords collectifs du travail, conformément aux dispositions de l’article L.642-5 alinéa 4 du code de commerce,
- dit qu’en sa qualité d’administrateur judiciaire, la SELARL AJASSOCIES, prise en la personne de Maître [D] [M], passera tous les actes nécessaires à la réalisation de la cession conformément aux articles L.631-22 et L.642-8 du code de commerce,
- confié dès le 1erjanvier 2019 à l’association MFR du Val de l’Indre, sous sa responsabilité, la gestion de l’entreprise et la jouissance des actifs cédés, dans l’attente de l’accomplissement des actes de cession par l’administrateur.

Par lettre du 3 janvier 2019 présentée le 4 janvier 2019, Monsieur [N] [I], salarié de l’association MFR de Noyant de Touraine, occupant le poste de formateur et exerçant les mandats de délégué du personnel, de représentant des salariés en cas de redressement judiciaire et de représentant des salariés dans une Chambre d’agriculture, a été convoqué à un entretien préalable au licenciement pour le 15 janvier 2019.

Le 17 janvier 2019, la SELARL AJASSOCIES, prise en la personne de Maître [D] [M], a saisi la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) de l’unité départementale de l’Indre et Loire pour solliciter l’autorisation de procéder au licenciement pour motif économique de Monsieur [N] [I].
Par courrier en date du 14 mars 2019, l’inspecteur du travail a refusé d’autoriser de procéder à son licenciement.

Sur recours hiérarchique formé par Maître [D] [M] le 2 mai 2019, le Ministre du travail a, par décision du 10 septembre 2019 reçue le 16 septembre 2019 :
- annulé la décision de l’inspecteur du travail pour erreur de droit en ce qu’il a méconnu l’étendue de sa compétence en contrôlant l’ordre des licenciements,
- considéré que l’appréciation de l’inspecteur du travail sur la recherche de reclassement était erronée en ce que l’administrateur judiciaire avait bien satisfait aux efforts de reclassement auxquels il était tenu,
- mais refusé d’autoriser le licenciement de Monsieur [I] au motif que la lettre de convocation à l’entretien préalable au licenciement du 3 janvier 2019 ne mentionnait pas la possibilité qu’avait le salarié de se faire assister par un conseiller de son choix alors qu’il était le seul représentant du personnel de l’entreprise, constituant une irrégularité de procédure.

Par avis du 4 juin 2019, le médecin du travail a déclaré Monsieur [N] [I] inapte à son poste de travail, précisant : « inapte au poste de moniteur et à tout autre poste à la MFR. Serait apte au même poste dans un autre établissement ».

Suite au recours hiérarchique et à l’autorisation délivrée par le Ministre du travail le 26 août 2021, reçue le 31 août 2021, l’association MFR de Noyant de Touraine a, par courrier recommandé en date du 7 septembre 2021, notifié à Monsieur [N] [I] son licenciement pour inaptitude.

Le 5 juillet 2021, l’association MFR du Val de l’Indre est devenue l’association MAISON FAMILIALE RURALE DU VAL DE MANSE (ci-après dénommée la MFR du Val de Manse).

Par courriers du 7 janvier et du 8 mars 2022, le Conseil de l’association MFR du Val de Manse a mis en demeure la SELARL AJASSOCIES et Maître [D] [M] de l’indemniser des préjudices subis résultant de la perte de chance de bénéficier d’une autorisation de licencier Monsieur [N] [I].

C’est dans ce contexte que l’association MFR du Val de Manse a, par actes de commissaires de justice délivrés à personne et à personne morale le 29 mars 2022, saisi le présent tribunal d’une action en responsabilité à l’encontre de la SELARL AJASSOCIES et de Maître [D] [M].

Par dernières conclusions signifiées le 7 décembre 2022, l’association MFR du Val de Manse demande au tribunal de :

« Vu les dispositions des articles 1240 et 1241 du code civil,
Vu les dispositions des articles L1232-4 et R1232-1 du code du travail,
Vu les dispositions des articles L622-1 et L631-12 du code de commerce,
Vu l’article 16 de la loi n°90-1258 du 31 décembre 1990,
Vu les pièces versées aux débats,

- DECLARER l’association MFR du Val de Manse recevable et bien fondée en sa demande ;
- JUGER que la SELARL AJASSOCIES prise en la personne de Monsieur [D] [E] [M], a commis une faute dans la mise en œuvre du licenciement de Monsieur [I], qui a engagé sa responsabilité civile délictuelle à l’égard de l’association MFR du Val de Manse ;
En conséquence,
- CONDAMNER solidairement la SELARL AJASSOCIES et Monsieur [D] [M], à payer à l’association MFR du Val de Manse la somme de 162.647 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de 95% du préjudice subi, correspondant à la perte de chance de ne pas supporter les coûts afférents à la réintégration du salarié Monsieur [I], augmentés des intérêts au taux légal à compter du jugement à intervenir ;
- CONDAMNER solidairement la SELARL AJASSOCCIES et Monsieur [D] [E] [M], à payer à l’association MFR du Val de Manse la somme de 3.000 euros par application des dispositions de l’article 700 du code procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens ».

L’association MFR du Val de Manse expose que la SELARL AJASSOCIES, prise en la personne de Maître [D] [M], a commis une faute dans l’exercice de ses fonctions d’administrateur judiciaire en ne s’étant pas assurée de la validité de la procédure de licenciement pour motif économique du salarié protégé, la convocation à l’entretien préalable ne mentionnant pas qu’il pouvait se faire assister par un conseiller du salarié, et que cette faute est de nature à engager sa responsabilité.

Elle soutient avoir été contrainte de supporter différents coûts liés à la reprise du versement des salaires, à partir du 1erfévrier 2019 jusqu’à la notification de son licenciement pour inaptitude et la fin de son contrat de travail survenue le 30 septembre 2021, et aux indemnités de rupture et les charges sociales afférentes.

Elle affirme que le lien de causalité entre la faute et le préjudice est direct et certain, l’irrégularité procédurale commise par les défendeurs ayant entraîné le maintien du salarié protégé dans ses effectifs causant ainsi un préjudice de perte de chance certaine de bénéficier d’une autorisation de licenciement et d’éviter le transfert du contrat de travail et de son coût inhérent.

A cet égard, elle soutient que le transfert du contrat de travail du salarié protégé avait eu lieu dès le mois de février 2019 ce qui excluait la mise en œuvre d’une nouvelle procédure de licenciement, d’autant plus qu’en qualité de cessionnaire in bonis, elle n’aurait pu se prévaloir de difficultés économiques avérées ou prévisibles. Elle ajoute que seule la mise en œuvre d’une procédure de licenciement pour inaptitude du salarié était possible et que son préjudice a ainsi perduré jusqu’au 30 septembre 2021.
Elle considère que le fait que les périodes d’arrêt de travail du salarié et les indemnités journalières perçues ne soient pas justifiées, ou que la crise sanitaire soit survenue au cours de l’année 2020, ne peuvent minorer son préjudice, dès lors qu’à compter du 4 juillet 2019, soit à l’issue du délai d’un mois à compter de la date de l’examen médical de reprise du travail, elle était tenue de verser l’intégralité du salaire, sans pouvoir déduire aucune indemnité.
Elle conteste enfin avoir tardé à initier la procédure de licenciement pour inaptitude du salarié protégé initiée le 5 mai 2020 à la suite de son avis d’inaptitude du 4 juin 2019, soutenant n’avoir fait preuve d’aucune légèreté blâmable en différant la procédure puisqu’elle était dans l’attente de l’issue du recours hiérarchique initié dans le cadre de la procédure de licenciement pour motif économique du salarié protégé, et que des échanges ont eu lieu avec les défendeurs sur la possibilité vaine d’initier une nouvelle procédure de licenciement économique.

Elle fait valoir par ailleurs que les conséquences de la perte de chance doivent être évaluées à 95% des préjudices subis dès lors que si les règles de droit commun des convocations à entretien préalable avaient été respectées, l’autorisation de licenciement aurait été acquise selon une probabilité qu’elle estime certaine.

Par dernières conclusions signifiées le 14 mars 2023, la SELARL AJASSOCIES et Maître [D] [M]demandent au tribunal de :

« Débouter l’association MFR VAL DU MANSE de l’ensemble de ses conclusions, fins et moyens ;
La condamner à régler une somme de 5.000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens, qui seront recouvrés par la SELALRL MINAULT TERIITEHAU agissant par Maître Stéphanie TERIITEHAU, avocat, et ce conformément aux dispositions de l’article 699 du code de procédure civile. »

La SELARL AJASSOCIES et Maître [D] [M] contestent l’existence d’une faute dans la mission de l’administrateur judiciaire, exposant que le salarié avait la qualité de salarié protégé du fait de ses fonctions d’élu représentant des salariés dans le cadre de la procédure de redressement judiciaire, qu’il avait été consulté en cette qualité sur le projet du plan de cession et de licenciement, qu’il n’a fait aucune observation lors de son entretien préalable où il était assisté d’une autre salariée.

Ils considèrent que leur éventuelle négligence est sans lien causal avec le préjudice invoqué, la poursuite du contrat de travail du salarié protégé avec le nouvel employeur résultant des dispositions de l’article L.1224-1 du code du travail qui sont d’ordre public. Ils ajoutent que la demanderesse n’a pas donné de réponse sur la proposition faite de diligenter une nouvelle procédure de licenciement pour motif économique qui lui aurait permis de solliciter l’intervention des AGS pour le financement de certaines indemnités.

A titre subsidiaire, ils font valoir que la demanderesse a contribué à l’aggravation du préjudice qu’elle invoque et qu’elle ne justifie pas du préjudice allégué en ne produisant pas l’ensemble des arrêts de travail ni le détail des indemnités journalières perçues, mais également sur les aides qu’elle a reçues sur la période 2020-2021 dans le cadre de l’épidémie de covid 19.

Ils soutiennent que la MFR du Val de Manse a engagé la procédure de licenciement pour inaptitude professionnelle trop tardivement le 7 mai 2020, l’avis d’inaptitude ayant été rendu dès le 4 juin 2019 et la décision relative au recours hiérarchique ayant été rendue le 10 septembre 2019.

Le tribunal renvoie expressément aux dernières écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs moyens et prétentions, en application des dispositions de l’article 455 du code de procédure civile.

L’ordonnance de clôture a été prononcée le 21 mars 2023.

L’affaire, appelée à l’audience du 22 janvier 2024, a été mise en délibéré au 21 mars 2024 prorogée au 5 avril 2024.

MOTIFS

A titre liminaire, il sera rappelé que le tribunal n'est saisi que des demandes figurant dans le dispositif des conclusions des parties. Le tribunal n'a donc pas à statuer sur les demandes figurant uniquement dans les motifs des conclusions, non reprises dans le dispositif.

Sur la responsabilité civile professionnelle de la SELARL AJASSOCIES, prise en la personne de Maître [D] [M]

Sur le principe de responsabilité

L’association MFR du Val de Manse reproche à la SELARL AJASSOCIES et Maître [D] [M] d’avoir commis une faute consistant en une irrégularité de la procédure poursuivie de licenciement pour motif économique de Monsieur [N] [I], salarié protégé, lui ayant fait perdre une chance d’obtenir l’autorisation de le licencier et d’éviter le transfert de son contrat de travail et le coût inhérent.

L’article 1240 du code civil dispose : « Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».

Il est constant que les mandataires de justice engagent leur responsabilité civile professionnelle en cas de fautes et négligences commises dans l’exécution de leurs mandats.
Il appartient à celui qui engage la responsabilité civile professionnelle de l’administrateur judiciaire d’établir l’existence de la faute, d’un dommage et d’un lien de causalité.

Il résulte de l’article L.631-12 alinéas 1 à 3 du code de commerce : « Outre les pouvoirs qui leur sont conférés par le présent titre, la mission du ou des administrateurs est fixée par le tribunal.
Ce dernier les charge ensemble ou séparément d'assister le débiteur pour tous les actes relatifs à la gestion ou certains d'entre eux, ou d'assurer seuls, entièrement ou en partie, l'administration de l'entreprise. Lorsque le ou les administrateurs sont chargés d'assurer seuls et entièrement l'administration de l'entreprise et que chacun des seuils mentionnés au quatrième alinéa de l'article L. 621-4 est atteint, le tribunal désigne un ou plusieurs experts aux fins de les assister dans leur mission de gestion. Dans les autres cas, il a la faculté de les désigner. Le président du tribunal arrête la rémunération de ces experts, mise à la charge de la procédure.
Dans sa mission, l'administrateur est tenu au respect des obligations légales et conventionnelles incombant au débiteur »

L’administrateur judiciaire peut ainsi mettre en jeu sa responsabilité civile professionnelle en cas de violation des obligations légales et conventionnelles incombant au chef d’entreprise.

L’article L.631-22 alinéa 1 et 2 du même code dispose : « A la demande de l'administrateur, le tribunal peut ordonner la cession totale ou partielle de l'entreprise si le ou les plans proposés apparaissent manifestement insusceptibles de permettre le redressement de l'entreprise ou en l'absence de tels plans. Les dispositions de la section 1 du chapitre II du titre IV, à l'exception du I de l'article L. 642-2, et l'article L. 642-22 sont applicables à cette cession. Le mandataire judiciaire exerce les missions dévolues au liquidateur.
L'administrateur reste en fonction pour passer tous les actes nécessaires à la réalisation de la cession »

Il résulte de l’article L.1232-4 du code du travail que : « Lors de son audition, le salarié peut se faire assister par une personne de son choix appartenant au personnel de l'entreprise.
Lorsqu'il n'y a pas d'institutions représentatives du personnel dans l'entreprise, le salarié peut se faire assister soit par une personne de son choix appartenant au personnel de l'entreprise, soit par un conseiller du salarié choisi sur une liste dressée par l'autorité administrative.
La lettre de convocation à l'entretien préalable adressée au salarié mentionne la possibilité de recourir à un conseiller du salarié et précise l'adresse des services dans lesquels la liste de ces conseillers est tenue à sa disposition. »

L’article R.1232-1 du code du travail précise : « La lettre de convocation prévue à l'article L. 1232-2 indique l'objet de l'entretien entre le salarié et l'employeur.
Elle précise la date, l'heure et le lieu de cet entretien.
Elle rappelle que le salarié peut se faire assister pour cet entretien par une personne de son choix appartenant au personnel de l'entreprise ou, en l'absence d'institutions représentatives dans l'entreprise, par un conseiller du salarié. »

L’article D.1232-5 du même code ajoute enfin : « La liste des conseillers du salarié est arrêtée dans chaque département par le préfet et publiée au recueil des actes administratifs de la préfecture.
Elle est tenue à la disposition des salariés dans chaque section d'inspection du travail et dans chaque mairie. »

Il est constant que lorsque le salarié concerné est le seul représentant du personnel dans l’entreprise, la lettre de convocation doit mentionner la possibilité pour celui-ci de se faire assister par une personne de son choix appartenant au personnel de l’entreprise ou par un conseiller du salarié. Le licenciement d’un salarié en violation du statut protecteur est nul de plein droit.

En l'espèce, il est établi qu’à la suite de l’ouverture de la procédure de redressement judiciaire de l’association MFR de Noyant de Touraine, la SELARL AJASSOCIES, en la personne de Maître [M], a, par jugement du 13 juillet 2018 du tribunal de grande instance de Tours, été désignée en qualité d’administrateur pour assister la société dans ses actes de gestion.
Par jugement du 21 décembre 2019, le tribunal a arrêté un plan de cessation des actifs de l’association MFR de Noyant de Touraine au profit de l’association MFR du Val de l’Indre et autorisé le licenciement de quatre salariés non repris, en précisant : « Attendu que le licenciement des salariés non repris sera en conséquence autorisé et interviendra sur simple notification de l’administrateur judiciaire sous réserve des droits de préavis prévus par la loi, les conventions ou les accords collectifs de travail, conformément aux dispositions de l’article L.642-5 alinéa 4 du code de commerce ».

En application des dispositions précitées, la SELARL AJASSOCIES, en sa qualité d’administrateur judiciaire, était tenue des mêmes obligations légales et conventionnelles que l’employeur ; il en résulte qu’elle devait respecter les règles spécifiques concernant la procédure de licenciement des salariés protégés, et qu’elle pouvait engager sa responsabilité en cas de non-respect.

Il ressort des débats que Monsieur [N] [I] était un salarié protégé de l’association MFR de Noyant de Touraine et qu’il était le seul représentant du personnel de l’entreprise. Il n’est pas contesté que sa convocation à un entretien préalable au licenciement par courrier du 3 janvier 2019 n’a pas précisé qu’il avait la possibilité de se faire assister par un conseiller de son choix, en méconnaissance des règles spécifiques inhérentes à la procédure de licenciement d’un salarié protégé.

La SELARL AJASSOCIES, prise en la personne de Maître [M], en sa qualité d’administrateur judiciaire, était tenue de respecter les obligations légales et conventionnelles incombant au chef d’entreprise concernant la procédure spécifique de licenciement d’un salarié protégé, comme cela lui avait d’ailleurs été rappelé par le tribunal de grande instance de Tours.

Il est indifférent à cet égard que Monsieur [I] n’ait opposé aucune observation au cours de son entretien préalable ni même qu’une autre salariée, Madame [S], ait été présente à cette occasion, l’erreur commise par l’administrateur judiciaire dans la convocation à l’entretien préalable du salarié protégé constituant une irrégularité de procédure faisant obstacle à son licenciement, et il n’est pas démontré ni même allégué que Madame [S] avait la qualité de conseiller du salarié au sens des dispositions de l’article D.1232-5 du code du travail précitées.

Il ressort des éléments produits aux débats que la SELARL AJASSOCIES, prise en la personne de Maître [M], n’a pas respecté les obligations légales et conventionnelles mises à sa charge dans le cadre de la procédure de reprise de l’association MFR de Noyant de Touraine consécutive à la procédure de redressement judiciaire, concernant le licenciement d’un salarié protégé qui avait été autorisé judiciairement dans le cadre du plan de cession, ce qui est constitutif d’une négligence fautive de sa part dans l’exécution de son mandat.

La SELARL AJASSOCIES et Maître [D] [M], ont donc engagé leur responsabilité civile professionnelle du fait de ce manquement à l’égard de l’association MFR du Val de l’Indre, devenue l’association MFR du Val de Manse.

Sur la demande de réparation du préjudice

Le préjudice résultant d’un manquement par un administrateur judiciaire à ses obligations s’évalue en termes de perte de chance. Il est à cet égard de principe que la perte de chance répare de manière générale la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable.
Il appartient à celui qui demande la réparation d'une perte de chance de rapporter la preuve de ce que la chance de survenance de cet événement n'était pas seulement raisonnable mais incontestable et inconditionnelle, de sorte que la survenance de l'évènement futur n'était affectée d'aucun aléa.

Il y a donc lieu d’apprécier la chance qu’avait le cessionnaire, l’association MFR du Val de Manse, de voir aboutir la procédure de licenciement économique à l’encontre de Monsieur [N] [I] si les règles spécifiques du licenciement du salarié protégé concernant la convocation à son entretien préalable avaient été respectées afin de déterminer si la faute commise par la SELARL AJASSOCIES, prise en la personne de Maître [M], a réellement causé un préjudice à l’association MFR du Val de Manse.

Il est acquis que par jugement du 21 décembre 2018, le tribunal de grande instance de Tours a autorisé le licenciement de quatre salariés non repris par la demanderesse dans le cadre du plan de cession arrêté au profit de l’association MFR du Val de l’Indre, devenue l’association MFR du Val de Manse, et maintenu la SELARL AJASSOCIES, prise en la personne de Maître [M], en qualité d’administrateur judiciaire avec mission de procéder aux opérations de cession, qui a alors entrepris de procéder au licenciement de Monsieur [I].

Suite au refus de l’inspectrice du travail d’autoriser le licenciement du salarié protégé, Maître [M] a formé un recours hiérarchique et le ministre du travail a, par décision du 10 septembre 2019, refusé d’autoriser le licenciement pour le motif suivant :
« Monsieur [I] était le seul représentant du personnel de l’entreprise depuis l’élection partielle organisée le 23 octobre 2017, à la suite du licenciement pour motif économique de la déléguée titulaire le 3 juillet 2017 ; la convocation du salarié à un entretien préalable au licenciement en date du 3 janvier 2019 se borne à faire mention de la possibilité pour le salarié de se faire assister par une personne de son choix appartenant au personnel de l’entreprise ; cependant, devait également figurer dans la convocation la possibilité, prévue par l’article R.1232-1 du code du travail, qu’avait le salarié de se faire assister par un conseiller du salarié ; l’omission de cette mention constitue une irrégularité de procédure ;
Ainsi, ce vice de procédure fait obstacle, en tout état de cause, à ce que l’autorisation de licenciement soit accordée. »

L’irrégularité de la procédure de licenciement du fait de l’erreur dans la convocation à l’entretien préalable a, à elle seule, empêché l’autorisation de licencier Monsieur [I].

Il s’en déduit que la chance pour l’association MFR du Val de l’Indre, devenue MFR du Val de Manse, de voir valider le licenciement économique a été perdue en raison d’une faute professionnelle commise par la SELARL AJASSOCIES et Maître [D] [M].

Il est indifférent que l’association MFR du Val de l’Indre n’ait pas répondu à la proposition faite par les défendeurs d’organiser une nouvelle procédure de licenciement à compter du mois de septembre 2019, le licenciement économique validé dans le cadre du plan de cession ayant été autorisé précisément par le tribunal du fait des difficultés financières de l’association MFR de Noyant de Touraine et non de la situation économique du cessionnaire, les défendeurs ne rapportant au surplus pas la preuve qu’une nouvelle procédure en ce sens aurait pu aboutir.

Par ailleurs, il ressort des pièces versées aux débats que suite au refus de l’inspection du travail d’autoriser le licenciement, Madame [X] [T], assistante droit social de la SELARL AJASSOCIES, a par courriel du 15 mars 2019, demandé à l’association MFR du Val de l’Indre de reprendre Monsieur [N] [I] dans ses effectifs et de lui régler les salaires des mois de janvier et février 2019, le contrat de travail du salarié dont le licenciement n’a pas été autorisé par le jugement arrêtant le plan de cession étant en effet transféré au cessionnaire en application des dispositions combinées de l’article L.642-5 du code du commerce et de l’article 1224-1 du code du travail.

Il en résulte que l’association MFR du Val de l’Indre, devenue MFR du Val de Manse, s’est trouvée contrainte d’intégrer dans ses effectifs un salarié considéré comme non repris dans le plan de cession qu’elle avait proposé et qui avait été arrêté par le tribunal, et de devoir ainsi régler les salaires, charges salariales et patronales afférentes.

De plus, il ressort des débats que Monsieur [I] a, le 7 septembre 2021, été licencié pour inaptitude à la suite d’une autorisation sur recours hiérarchique du ministre du travail, et qu’il a quitté les effectifs de l’entreprise le 30 septembre 2021, l’association MFR du Val de Manse justifiant avoir réglé la somme de 36.616,13 euros à titre d’indemnités de licenciement.
Elle expose, sans être contredite, que les indemnités de licenciement auraient dû être prises en charge par la procédure collective et les AGS si la procédure de licenciement pour motif économique prévue dans le plan de cession avait abouti.

L’association MFR du Val de Manse justifie donc d’une perte de chance très sérieuse de ne pas avoir à payer l’ensemble des salaires, charges salariales et patronales, et indemnités de licenciement résultant de la procédure de licenciement pour inaptitude.

La perte de chance doit être fixée à 80% compte-tenu de la forte probabilité de ne pas avoir pu licencier le salarié pour motif économique dans le cadre de l’exécution du plan de cession, étant précisé que la réparation d’une perte de chance ne peut être égale à l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée.

Les salaires, charges et indemnités de licenciement pour inaptitude résultant des pièces produites par la demanderesse constituent l’assiette du préjudice sur laquelle doit être calculée la perte de chance.

S’agissant des indemnités journalières de sécurité sociale dont les défendeurs reprochent l’absence de justification, l’association MFR du Val de Manse verse aux débats l’ensemble des bulletins de Monsieur [N] [I] du mois de mars 2019 au mois de septembre 2021 inclus (pièce n°6), mentionnant des arrêts de travail pour maladie simple du 14 mars 2019 au 12 avril 2019 puis du 19 avril 2019 sans reprise jusqu’à la visite de reprise du médecin du travail du 4 juin 2019 constatant son inaptitude au poste.
Or, il ressort de ces bulletins que les périodes d’arrêts de travail pour maladie ont été prises en charge par l’employeur par le mécanisme de la subrogation de salaire de l’article R.323-11 du code de la sécurité sociale, les indemnités journalières versées apparaissant sur les bulletins des mois de mai, juin, juillet et septembre 2019 ainsi que du mois de janvier 2020.
Enfin l’association MFR du Val de Manse a repris le paiement du salaire à compter du mois suivant l’avis d’inaptitude au poste.
La somme totale de 171.208,36 euros calculée par l’association MFR du Val de Manse au titre des salaires bruts, charges salariales, charges patronales et indemnités de licenciement pour inaptitude versés sur la période du 15 mars 2019 au 30 septembre 2021 sera dès lors retenue.

Toutefois, pour contester la période d’indemnisation du préjudice réclamée par la demanderesse, la SELARL AJSSSOCIES et Maître [D] [M] font valoir qu’elle a contribué à l’aggravation de son préjudice, exposant qu’elle a tardé à initier la procédure de licenciement pour inaptitude de Monsieur [I] qui pouvait être sorti des effectifs à une date antérieure.

Il y a lieu de constater à cet égard que bien que Monsieur [I] ait été déclaré inapte par avis du médecin du travail le 4 juin 2019, l’association MFR du Val de Manse reconnaît n’avoir mis en œuvre la procédure de licenciement pour inaptitude que le 5 mai 2020 ; le fait de ne pas avoir procédé au reclassement ni au licenciement dans le délai d’un mois à compter de l’examen médical de reprise l’a obligée à reprendre le versement du salaire à compter de cette date, conformément aux dispositions de l’article L.1226-4 du code du travail.
S’il est concevable qu’elle ait attendu l’issue du recours hiérarchique, la décision du ministre du travail a pourtant été rendue dès le 10 septembre 2019, qu’elle a reçue le 17 septembre 2019 ainsi que cela résulte de ses pièces (pièce n°4).
Le retard pris par l’employeur dans la mise en œuvre de la procédure de licenciement pour inaptitude sera dès lors exclu du calcul les salaires et charges versées à Monsieur [I] et aux organismes sociaux pour la période du 18 septembre 2019 au 5 mai 2020, soit la somme de 37.726,58 euros.

Ainsi, les frais exposés par l’association MFR du Val de Manse sont ramenés à la somme totale de 133.481,78 (171.208,36 – 37.726,58) euros soit :

En conséquence de quoi, la SELARL AJASSOCIES et Maître [D] [M] seront condamnés in solidum à payer à l’association MFR du Val de Manse la somme de 106.785,42 euros (133.481,78 x 80%) correspondant à l’indemnisation du préjudice découlant de la perte de chance.

Sur les autres demandes

La SELARL AJASSOCIES et Maître [D] [M], qui succombent, seront condamnés in solidum au paiement des dépens de la présente instance avec application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Les circonstances d'équité tendent à justifier de condamner in solidum la SELARL AJASSOCIES et Maître [D] [M] à payer à l’association MFR du Val de Manse la somme de 3.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Le présent jugement est exécutoire par provision.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal, statuant publiquement par jugement contradictoire et en premier ressort par mise à disposition au greffe,

CONDAMNE in solidum la SELARL AJASSOCIES et Maître [D] [M] à payer à l’association MAISON FAMILIALE RURALE DU VAL DE MANSE la somme de 106.785,42 euros en réparation de la perte de chance subie avec intérêts à taux légal à compter du jugement,

DEBOUTE la SELARL AJASSOCIES et Maître [D] [M] de l'ensemble de leurs demandes,

CONDAMNE in solidum la SELARL AJASSOCIES et Maître [D] [M] à payer à l’association MAISON FAMILIALE RURALE DU VAL DE MANSE la somme de 3.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

CONDAMNE in solidum la SELARL AJASSOCIES et Maître [D] [M] aux dépens, avec application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile,

CONSTATE l'exécution provisoire du présent jugement.

Prononcé par mise à disposition au greffe le 05 AVRIL 2024 par Madame DURIGON, Vice-Présidente, assistée de Madame BEAUVALLET, greffier, lesquelles ont signé la minute du présent jugement.

LE GREFFIERLE PRÉSIDENT


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Versailles
Formation : Première chambre
Numéro d'arrêt : 22/02701
Date de la décision : 05/04/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 14/04/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-04-05;22.02701 ?
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