Cour d'appel de Rennes
TRIBUNAL JUDICIAIRE DE RENNES
[Adresse 12] - [Localité 8] - tél : [XXXXXXXX04]
29 Août 2024
1re chambre civile
38D
N° RG 22/02049 - N° Portalis DBYC-W-B7G-JTKQ
AFFAIRE :
[F] [W]
[N] [Y] curatrice
C/
S.A. BANQUE CIC OUEST
copie exécutoire délivrée
le :
à :
COMPOSITION DU TRIBUNAL
PRESIDENT : Dominique FERALI, première vice-présidente
ASSESSEUR : David LE MERCIER, vice-président
ASSESSEUR : Grégoire MARTINEZ, juge
GREFFIER : Karen RICHARD
Sans audience de plaidoiries sur accord des parties
JUGEMENT
En premier ressort, contradictoire,
prononcé par Madame Dominique FERALI ,
par sa mise à disposition au greffe le 29 Août 2024,
date indiquée à l’issue du dépôt des dossiers.
Jugement rédigé par [P] LE MERCIER
DEMANDERESSES :
Madame [F] [W] sous curatelle renforcée de sa fille Mme [N] [G] née [Y] suivant décision du Juge des Tutelles de RENNES du 20 novembre 2018
[Adresse 6]
[Localité 13]
Madame [N] [Y], ès qualité de curatrice de Mme [F] [W]
[Adresse 10]
[Localité 9]
représentées par Me Bruno SEVESTRE, avocat au barreau de RENNES,
DEFENDERESSE :
S.A. BANQUE CIC OUEST
[Adresse 7]
[Localité 11]
représentée par Me Marie-cécile PERRIGAULT-LEVESQUE de la SELARL PERRIGAULT-LEVESQUE, avocat au barreau de RENNES,
Faits et procédure
Mme [W], née en 1955, a détenu un compte de dépôt personnel (n°503), avec autorisation de découvert (porté de 500 à 1 500 euros en octobre 2012), et divers livrets d’épargne à la Banque CIC Ouest (la banque).
Fin 2011, le total de ses avoirs s’élevait à environ 95 000 euros, essentiellement des livrets liquides.
Le 21 octobre 2011, elle a souscrit deux crédits renouvelables de 700 euros (n°510) et de 3 000 euros (n°512). Selon les relevés de compte produits aux débats, ces crédits ont été remboursés au plus tard en mai 2015. Le premier apparaît avoir été résilié en octobre 2015, le second en octobre 2017.
Un deuxième compte de dépôt (n°513) a été ouvert en septembre 2012, avec une autorisation de découvert de 1 500 euros à compter de septembre 2014.
Un troisième compte de dépôt (n°515) a été ouvert en mars 2014, avec une autorisation de découvert de 500 euros à compter de novembre 2014.
En mai 2015, les avoirs de Mme [W] consistaient en un livret A de 22 001 euros et d’un LDD de 21 243 euros.
Le 26 mai 2015, elle a souscrit un troisième crédit renouvelable (n°518), d’un montant de 15 000 euros, adossé au compte 513, montant viré ensuite sur le compte 503, qui était débiteur d’environ 2 200 euros (et qui est redevenu débiteur en décembre 2015, en l’absence de revenus). Le même jour a été ouvert un compte à terme « compte évolutif CIC » (n°519), sur lequel ont été versés 10 000 euros depuis le LDD.
Un nantissement a été constitué sur ce compte à terme le 1er avril 2016 pour garantir le remboursement du crédit renouvelable 518.
Le 10 octobre 2017 Mme [W] et son compagnon, M. [H] [S], chez lequel elle réside, ont déposé un dossier de surendettement, en raison principalement de dettes bancaires, pour un montant déclaré d’environ 20 000 euros. L’unique avoir de Mme [W] était alors les 10 000 euros du compte à terme, alors qu’il restait à rembourser plus de 12 000 euros sur le crédit 518 et que Mme [W] avait soucrit un crédit CA consumer finance en avril 2017 de 2 000 euros.
Mme [W] a été placée sous curatelle renforcée le 20 novembre 2018.
Mme [W], assistée de sa curatrice, sa fille Mme [G], a, par acte du 1er février 2022, assigné la banque devant le tribunal judiciaire de Rennes pour obtenir l’annulation de divers actes et une indemnité de 75 000 euros en réparation de son préjudice matériel et moral.
Par dernières conclusions notifiées le 4 juillet 2023, Mme [W] demande au tribunal de :
« Prononcer la nullité : de la convention d’autorisation de découvert sur compte n° [XXXXXXXXXX02] pour 500,00 euros, de la convention d’autorisation de découvert sur compte n° [XXXXXXXXXX03] pour 1.500,00 euros ; du contrat de crédit renouvelable « Crédit en Réserve » du 26 mai 2015 pour 15.000,00 euros ; du nantissement du 1 er avril 2016, du contrat de crédit renouvelable « Etablis » du 21 octobre 2011 pour 3.000,00 euros à compter du 1er juillet 2014, du contrat de crédit renouvelable « Allure libre » du 21 octobre 2011 pour 700,00 euros à compter du 1 er juillet 2014, de la convention d’autorisation de découvert sur compte n° [XXXXXXXXXX01] pour 1.500,00 euros à compter du 1 er juillet 2014.
- Condamner la BANQUE CIC OUEST à payer à Madame [F] [W] divorcée [Y] assistée de sa curatrice Madame [N] [G] née [Y] la somme de 75.000,00 euros en réparation de son préjudice moral et matériel.
- Débouter la Banque CIC OUEST de l’intégralité de ses demandes, fins et conclusions.
- Condamner la BANQUE CIC OUEST à payer à Madame [F] [W] divorcée [Y] assistée de sa curatrice Madame [N] [G] née [Y] la somme de 5.000,00 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du Code de Procédure Civile.
- Condamner la BANQUE CIC OUEST aux entiers dépens. »
Par dernières conclusions notifiées le 2 août 2023, la banque demande au tribunal de :
« Débouter Madame [F] [W] assistée de sa curatrice Madame [N] [G] de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
Condamner Madame [F] [W] assistée de sa curatrice Madame [N] [G] à payer à la Banque CIC OUEST la somme de 2.000 € sur le fondement de l’article 700 du Code de Procédure Civile ;
Condamner Madame [F] [W] assistée de sa curatrice Madame [N] [G] aux entiers dépens. »
Le 22 juin 2023, le juge de la mise en état a ordonné la clôture de l’instruction et le dépôt des dossiers pour le 17 juin 2024, sur accord des parties.
Il est renvoyé aux conclusions des parties pour le détail de leurs moyens, en application de l’article 455 du code de procédure civile.
Motifs
1. Sur l’annulation d’actes pour insanité d’esprit
Au visa de l’article 414-1 du code civil, Mme [W] fait valoir que tous les actes souscrits à compter du 1er juillet 2014 doivent sont susceptibles d’annulation, y compris des contrats antérieurs, mais renouvelés après cette date (soit les crédits renouvelables 510 et 512 et les autorisations de découvert du compte 503).
Pour s’y opposer, la banque fait valoir que la preuve de troubles mentaux au moment des actes n’est pas rapportée.
Selon l’article 414-1 du code civil, pour faire un acte valable, il faut être sain d’esprit. C’est à ceux qui agissent en nullité pour cette cause de prouver l’existence d’un trouble mental au moment de l’acte.
Pour rapporter la preuve qui lui incombe de l’insanité d’esprit invoquée, Mme [W] produit une attestation du docteur [E] [Z], neurologue au CHU de [Localité 13], lequel a certifié le 23 avril 2021 :
« avoir posé le diagnostic de maladie d’Alzheimer chez Mme [F] [W] née le [Date naissance 5]/1955 en juillet 2017.
A l’époque, le score MMS était à 20/30. Il existait déjà un état de perte d’autonomie en particulier concernant les finances et l’orientation spatiale.
Le bilan neuropsychologique effectué alors retrouvait d’importants troubles de la mémoire mais également des fonctions exécutives et du raisonnement et du jugement verbal.
Dans l’état actuel de la science, il est tout à fait vraisemblable de penser que, au moins au cours des 3 années précédentes, elle était dans l’incapacité mentale de devoir prendre des décisions adaptées à sa situation économique et n’avait pas la totalité de ses capacités antérieures pour juger des conséquences de certains contrats passés ».
Elle produit un courrier du même médecin daté du juin 2023, selon lequel :
- la patiente était en état de démence en novembre 2017,
- on peut en déduire que la maladie perturbait le jugement de la patiente pour des décisions budgétaires depuis plusieurs années,
- en 2015, l’état cognitif de la patiente ne lui permettait pas de juger les conséquences du crédit qu’elle avait contracté avec la banque CIC.
Ces avis du neurologue qui a examiné Mme [W] en juillet 2017 sont suffisants pour retenir que Mme [W] était atteinte d’un trouble mental au moment de la souscription du crédit renouvelable du 26 mai 2015, qui porte en elle-même les indices d’un manque de lucidité.
Le tribunal n’a en effet pas saisi à quelle rationalité, autre que le seul intérêt lucratif de la banque, répondait la souscription d’un crédit renouvelable de 15 000 euros concomittante à l’ouverture d’un compte à terme, par définition peu liquide, alors que Mme [W], dont la baisse tendancielle des revenus imposait de maintenir des fonds disponibles, détenait encore de telles liquidités sur ses livrets A et LDD pour renflouer périodiquement son compte de dépôt.
Il est au surplus inhabituel qu’un emprunteur porte d’autres mentions que celles prévues par le contrat. Mme [W] a pourtant mentionné sur l’offre de crédit : « la confiance n’exclu [sic] pas le contrôle j’ai bien noté que le TEG est a [sic] 2,90 % assurances comprises ».
Il y a donc lieu d’annuler cette ouverture de crédit renouvelable et le nantissement qui en est la suite.
Il n’est pas demandé au tribunal d’ordonner les restitutions réciproques, à l’évidence complexes et à l’intérêt relatif, résultant de cette annulation, Mme [W] indiquant que la remise en état avait déjà eu lieu dans le cadre du surendettement.
Il n’est pas demandé au tribunal la nullité de l’ouverture du compte à terme.
La preuve d’une insanité d’esprit n’est pas rapportée pour les crédits renouvelables 510 et 512 souscrits en 2011 et qui étaient inactifs en mai 2015.
S’agissant des autorisations de découvert, la preuve d’un trouble lors de leur souscription n’est pas rapportée et le fait de ne pas s’être opposée au renouvellement tacite de ces autorisations, qui sont courantes, n’étant pas en soi aberrant, la preuve n’est pas suffisamment rapportée qu’une telle absence d’opposition est due à une absence de lucidité.
La demande d’annulation est donc accueillie pour le crédit renouvelable du 26 mai 2015 et le nantissement du 1er avril 2016.
2. Sur la demande en dommages et intérêts
Mme [W] fait valoir qu’en raison de l’attitude et des fautes de la banque, elle a « perdu une chance de ne pas perdre une partie de son épargne (100 000 euros) dont la partie nantie (10 000 euros) et assurément de ne pas être surendettée (22 000 euros) » et « de ne pas être totalement financièrement dépendante de ses enfants ». Elle évalue ainsi « équitablement » son préjudice financier à 50 000 euros et son préjudice moral à 25 000 euros.
La banque réplique qu’elle n’a commis aucune faute et qu’il n’y a aucun lien de causalité entre les fautes alléguées et le préjudice allégué.
Les fautes alléguées par Mme [W] consistent dans la proposition de crédits la conduisant au surendettement, autrement dit dans un manquement à l’obligation de mise en garde.
Sur ce point, la banque réplique que l’épargne de Mme [W] était suffisante au moment de la souscription des crédits, si bien qu’elle n’était pas tenue d’une telle obligation.
Il résulte des dispositions de l’article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, que :
- la banque est, à l’égard de l’emprunteur non averti, tenue d’une obligation de mise en garde à raison de ses capacités financières et des risques d’endettement nés de l’octroi des prêts (cf Ch.mixte. 29 juin 2007 n°05-21.104 et 06-11.673, Com. 20 avril 2017, n°15-16.316),
- il appartient à l’emprunteur de démontrer le risque d’endettement excessif et la réalité du préjudice qui consiste en la perte de chance de ne pas contracter (cf. 1re Civ., 18 février 2009, pourvoi n° 08-11.221, Bull. 2009, I, n° 36, Com., 16 septembre 2014, pourvoi n° 13-20.093 ),
- il appartient à la banque de démontrer que l’emprunteur est averti, pour être dispensé de l’obligation de mise en garde (cf. Com., 17 novembre 2009, pourvoi n° 08-70.197, Bull. 2009, IV, n° 144),
- la banque peut également être tenue de mettre en garde l’emprunteur averti, si elle dispose sur son patrimoine, ses revenus et ses facultés de remboursement raisonnablement prévisibles en l’état du succès escompté de l’opération financée, d’informations que l’emprunteur lui-même aurait ignorées, ce qu’il appartient à l’emprunteur de démontrer (cf. Com., 11 avril 2018, pourvoi n° 15-27.798, 15-27.133, 15-29.442, 15-27.840, Bull. 2018, IV, n° 40),
- l'inadaptation du prêt aux capacités financières de l’emprunteur se vérifie en prenant en considération l'ensemble des biens et revenus de l'emprunteur lors de son octroi (cf Com., 29 mai 2019, pourvoi n° 18-11.335, 1re Civ., 9 novembre 2022, pourvoi n° 21-16.846 P).
En l’espèce, s’il est exact que Mme [W] disposait d’une épargne, dont la diminution depuis 2011 ne pouvait échapper à la banque, le crédit souscrit était un crédit renouvelable dont l’intérêt était pourtant douteux au vu de l’existence de cette épargne, ce d’autant que ce crédit est concomittant à la souscription d’un compte à terme peu liquide. Compte tenu de la baisse de revenus de Mme [W], qui ne pouvait échapper à la banque, elle était bien tenue d’une obligation de mise en garde sur le risque d’endettement résultant d’un tel montage, risque qui s’est d’ailleurs réalisé puisque le compte à terme a dû faire l’objet d’un prélèvement en 2018 pour faire face aux charges.
La banque ne peut donc se contenter d’alléguer que Mme [W] était libre de disposer de son épargne comme elle le souhaitait, alors qu’à défaut d’explication de sa part, le montage proposé en mai 2015 était manifestement inadapté à la situation financière de Mme [W] et l’exposait à un risque de surendettement.
Faute de mise en garde en 2015, Mme [W] a perdu une chance de ne pas souscrire le crédit renouvelable en cause et donc de ne pas supporter les frais engendrés par ce crédit.
Les parties ne s’expliquent pas sur ces frais, s’agissant d’un calcul complexe, puisque la somme empruntée a, à hauteur de 10 000 euros, de facto était placée sur le compte à terme. Il se déduit de la deuxième page de la pièce n°3 du demandeur que le taux de ce compte à terme était faible, en tout cas les premières années, puisqu’au bout d’un an, la somme de 10 000 euros avait généré des intérêts de 54,45 euros, soit un taux de 0,55%, inférieur au taux de 0,75% du LDD en 2015 (le taux du compte à terme est ensuite de 0,64 % en 2016/2017, soit toujours inférieur à celui du LDD).
Il apparaît ainsi que le crédit renouvelable a essentiellement servi à alimenter un compte moins liquide, et au moins à court terme, moins rémunérateur.
Ce préjudice est sans commune mesure avec la somme réclamée de 50 000 euros au titre du préjudice financier.
Dès lors qu’il n’est pas soutenu que la banque, par ailleurs tenue au secret bancaire, disposait d’éléments qui devaient la conduire à faire déclencher une procédure de protection et qu’aucun élément, notamment aucune dépense aberrante, ne ressort d’ailleurs en ce se sens des pièces soumises aux débats, le fait que Mme [W] ait progressivement dilapidé son épargne pour subvenir, faute de revenus suffisants, à un train de vie non exorbitant, n’est pas imputable à la banque.
Ainsi, en juillet 2014, soit avant la période avant laquelle aucun trouble mental n’était caractérisé, les avoirs de Mme [W] n’étaient déjà plus que d’environ 60 000 euros, soit une réduction de plus d’un tiers, en moins de trois ans.
En l’état des éléments soumis aux débats, la perte de chance de ne pas souscrire au crédit renouvelable est ainsi évaluée à une somme de 1 500 euros, en tenant compte des différentiels de taux connus (taux du crédit et taux de rémunération des placements à terme et sur LDD).
S’agissant du préjudice moral, réclamé à hauteur de 25 000 euros, les éléments produits aux débats ne permettent pas de retenir que la banque a sciemment exploité les troubles mentaux de Mme [W], que les proches n’ont commencé à suspecter, selon leurs allégations, qu’en 2016. Aucun préjudice moral en lien avec le défaut de mise en garde n’est donc caractérisé.
La demande à ce titre est ainsi rejetée.
3. Sur les frais d’instance
En application de l’article 696 du code de procédure civile, la banque est condamnée aux dépens.
En application de l’article 700 du même code, alors que la demande principale,qu’aucune demande amiable n’avait précédée, n’est accueillie que très partiellement, il est équitable de rejeter les demandes au titre des frais non compris dans les dépens.
Par ces motifs, le tribunal :
Annule, pour insanité d’esprit, le crédit renouvelable du 26 mai 2015 et le nantissement de compte à terme du 1er avril 2016 ;
Condamne la Banque CIC Ouest à verser à Mme [W] la somme de 1 500 euros en réparation de son préjudice financier ;
Rejette le surplus des demandes en annulation et en dommages et intérêts ;
Condamne la banque aux dépens ;
En application de l’article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes.
Le greffier Le président