TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE RENNES
23 Juillet 2024
2ème Chambre civile
70B
N° RG 22/07964 -
N° Portalis DBYC-W-B7G-KBLA
AFFAIRE :
[X] [B]
[H] [J]
C/
[R] [P]
[A] [S]
S.E.L.A.R.L. OFFICE NOTARIAL [O] [E],
copie exécutoire délivrée
le :
à :
DEUXIEME CHAMBRE CIVILE
COMPOSITION DU TRIBUNAL LORS DES DEBATS ET DU DELIBERE
PRESIDENT : Sabine MORVAN, Vice-présidente
ASSESSEUR : Jennifer KERMARREC, Vice-Présidente, ayant statué seule, en tant que juge rapporteur, sans opposition des parties ou de leur conseil et qui a rendu compte au tribunal conformément à l’article 805 du code de procédure civile
ASSESSEUR : André ROLLAND, magistrat à titre temporaire
GREFFIER : Fabienne LEFRANC lors des débats et lors de la mise à disposition qui a signé la présente décision.
DEBATS
A l’audience publique du 28 Mai 2024
JUGEMENT
En premier ressort, contradictoire,
par mise à disposition au Greffe le 23 Juillet 2024,
date indiquée à l’issue des débats.
signé par Madame Jennifer KERMARREC, Vice-présidente, pour la présidente empêchée
Jugement rédigé par Madame Jennifer KERMARREC,
ENTRE :
DEMANDEURS :
Monsieur [X] [B]
[Adresse 8]
[Localité 4]
représenté par Me Maud AVRIL-LOGETTE, avocat au barreau de RENNES, avocat plaidant/postulant
Madame [H] [J]
[Adresse 8]
[Localité 4]
représentée par Me Maud AVRIL-LOGETTE, avocat au barreau de RENNES, avocat plaidant/postulant
ET :
DEFENDEURS :
Madame [R] [P]
[Adresse 6]
[Localité 4]
représentée par Me Marie-laure LEVILLAIN, avocat au barreau de RENNES, avocat plaidant/postulant
Monsieur [A] [S]
[Adresse 6]
[Localité 4]
représenté par Me Marie-laure LEVILLAIN, avocat au barreau de RENNES, avocat plaidant/postulant
S.E.L.A.R.L. OFFICE NOTARIAL [O] [E], immatriculée au RCS de RENNES sous le n° 844 254 904
[Adresse 3]
[Adresse 3]
[Localité 5]
représentée par Maître Carine PRAT de la SELARL EFFICIA, avocats au barreau de RENNES, avocats plaidant/postulant
EXPOSE DU LITIGE
Selon acte en date du 20 juillet 2016 passé devant Maître [O] [E], titulaire d’un office notarial à [Localité 5], Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] ont acquis de Madame [G] [L] divorcée [M] leur maison d’habitation située à [Adresse 8], cadastrée section A n°[Cadastre 2].
Ils ont pour voisine Madame [R] [V] divorcée [P] qui a fait l’acquisition, selon acte notarié du 3 juillet 2017, de la maison située au numéro 8 du même lieudit, cadastrée section A n°[Cadastre 7] et n°[Cadastre 1].
Les deux maisons sont séparées par une cour dont une partie est située sur la parcelle n°[Cadastre 1] et l’autre sur la parcelle n°[Cadastre 2].
La propriété de Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] bénéficie d’une servitude de passage pour accéder à la voie publique, laquelle s’exerce sur une partie de la parcelle n°[Cadastre 1].
Cette servitude, constituée aux termes d’un acte notarié de partage de communauté en date du 6 mars 2002 avec effet au 1er juillet 1983, a été rappelée dans les deux actes notariés précités.
Des désaccords sont nés entre Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J], d’une part, et Madame [R] [V] divorcée [P], d’autre part, sur les conditions d’exercice de cette servitude.
A l’initiative de Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J], une rencontre a été organisée entre les parties le 13 juillet 2020 par un conciliateur de justice, mais n’a pas permis qu’un accord amiable soit trouvé.
Le 3 novembre 2022, Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] ont fait assigner leur voisine et son compagnon, Monsieur [A] [S], ainsi que la SELARL OFFICE NOTARIAL [O] [E] devant le tribunal judiciaire de RENNES afin d’obtenir, à titre principal, la suppression sous astreinte des aménagements faisant obstacle à l’exercice de la servitude de passage dont leur propriété bénéficie et, à titre subsidiaire, l’indemnisation de la moins-value subie par leur bien.
Aux termes de conclusions au fond n°2 notifiées par voie électronique le 19 janvier 2024, Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] demandent au tribunal de :
“- DIRE ET JUGER Monsieur [B] et Madame [J] bien fondés dans leurs demandes,
A TITRE PRINCIPAL
Vu les articles 686 du code civil et suivants,
Vu l’article 1240 du code civil,
- CONDAMNER Madame [P] et Monsieur [S] à supprimer les aménagements réalisés sur la bande de terrain située à l’OUEST de leur maison d’habitation (parcelle A[Cadastre 1]) dans un délai de 15 jours à compter de la signification du jugement, passé ce délai sous astreinte financière de 250 euros par jour de retard sur un délai d’un mois, délai passé duquel la liquidation de l’astreinte pourra être effectuée et revue à la hausse si nécessaire,
- CONDAMNER Madame [P] et Monsieur [S] à verser 4500 euros de dommages et intérêts à Madame [J] et Monsieur [B], pour le préjudice de jouissance subi,
A TITRE SUBSIDIAIRE
Vu l’article 1240 du Code Civil,
- CONDAMNER Maître [E] à verser 25.000 euros de dommages et intérêts à Madame [J] et Monsieur [B], pour la moins-value subie,
EN TOUT ETAT DE CAUSE,
- DÉBOUTER Madame [P] et Monsieur [S] de toutes leurs demandes fins et conclusions plus amples et contraires,
- CONDAMNER la ou les parties succombantes au versement d’une indemnité de 3.000 euros à Monsieur [B] et Madame [J] au titre de l’article 700 CPC, outre les entiers dépens de l’instance, qui seront recouvrés par la SELARL AVRIL-LOGETTE Maud, conformément aux dispositions de l’article 699 du CPC”.
Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] expliquent que les consorts [P]-[S] ont installé des poteaux pour matérialiser la limite de propriété, compliquant le passage vers leur propriété. Ils précisent que cette installation ne leur permet plus d’accéder avec un véhicule non seulement à leur garage, mais également au portail de leur jardin. Ils ajoutent qu’au mois d’avril 2021, Madame [P] et Monsieur [S] ont entrepris de construire une terrasse.
A titre principal, Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] rappellent les termes de la servitude de passage dont leur propriété bénéficie, telle qu’elle est rappelée dans leur acte de propriété du 20 juillet 2016. Ils font valoir que la lettre de la stipulation correspondante est parfaitement claire en ce qu’elle vise une bande de terrain située sur la partie ouest de la parcelle A [Cadastre 1], sans faire référence à un radiant ou à une zone de passage limitée à l’entrée ouest de cette parcelle. Ils estiment que cette dernière interprétation est en contradiction totale avec la lettre même de la servitude et se fonde exclusivement sur le croquis de repérage dont Madame [P] se prévaut. Ils insistent sur la contradiction existant entre le texte constitutif de servitude et ce croquis de repérage. Ils expliquent que ce croquis est issu d’un procès-verbal d’arpentage en date du 11 juillet 1983 qui a vocation à déterminer les contenances des parcelles. Ils considèrent que le croquis de repérage annexé illustre simplement lesdites surfaces sans revenir sur les modalités d’exercice de la servitude de passage que seul l’acte constitutif détermine. Ils précisent qu’un plan de repérage ne peut pas seul constituer une servitude.
Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] reviennent sur le texte constitutif de la servitude litigieuse dans l’acte du 6 mars 2002 en faisant observer qu’il vise un droit de passage “à tous usages” qui s’exercera sur “une bande de terrain située à l’Ouest” de la parcelle A [Cadastre 1] et non sur “un radiant située à l’entrée Ouest de la parcelle A [Cadastre 1]". Ils en déduisent que la servitude constituée doit permettre le passage d’un véhicule pour rejoindre le garage présent sur leur propriété, ce que ne permet pas le passage au nord de la parcelle A [Cadastre 2]. Ils jugent inconcevable que cette dernière parcelle ait été cédée sans possibilité pour ses propriétaires d’accéder au garage. Ils concluent que Madame [P] ne peut aucunement restreindre l’exercice de la servitude de passage par l’apposition de poteaux, terrasse et autres aménagements sur la bande de terrain concernée.
Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] insistent sur le fait que le croquis de repérage litigieux n’était pas annexé à leur acte de vente et qu’ils n’en avaient pas connaissance au jour de la vente. Ils invoquent également, au soutien de leur thèse, les articles 1188 et 1192 du code civil sur l’interprétation des contrats, ainsi que le pouvoir souverain du juge pour interpréter les servitudes conventionnelles. Ils font valoir que les termes du texte de la servitude sont parfaitement clairs tout comme l’intention commune des parties, à savoir permettre à la parcelle A [Cadastre 2] de bénéficier d’un accès pour tous usages sans restriction via la bande ouest située sur la parcelle A [Cadastre 1]. Ils ajoutent que le juge doit examiner tout comportement ultérieur de nature à la manifester. Ils se fondent sur un courrier du 10 décembre 2019 que leur a adressé la chambre des notaires d’ILLE-ET-VILAINE selon lequel le droit de passage litigieux résulte d’un acte reçu par Maître [Z] le 29 mars 1972 dont l’interprétation n’a posé aucun problème pendant quarante-cinq ans.
Pour justifier leur demande de dommages et intérêts, Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] expliquent que la situation au quotidien est devenue insupportable, dans la mesure où ils ne peuvent plus accéder normalement à leur propriété. En réponse à leurs voisins, ils indiquent entreposer leurs affaires dans leur garage précisément parce qu’ils ne peuvent pas y accéder avec leur véhicule. Ils ajoutent que la demande dommages et intérêts de leur voisine n’a aucune sens puisque c’est elle qui est à l’origine des difficultés qu’ils rencontrent.
A titre subsidiaire, Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] invoquent la responsabilité du notaire qui a instrumenté la vente. Ils disent subir un préjudice de jouissance évident, outre la moins-value à venir en cas de revente de leur maison estimée à 25 000 euros, en raison de l’impossibilité d’accéder normalement à leur propriété et, en particulier, à leurs garage et jardin. Ils estiment que si le tribunal admet le bien fondé du croquis de repérage invoquée par leur voisine, le notaire en charge de la vente aurait dû l’annexer à leur acte de vente et attirer leur attention sur les conséquences juridiques et pratiques de celui-ci, ce qui n’a pas été fait.
Ils estiment que l’argumentation développé par Maître [E] dans le cadre de la présente procédure est en contradiction avec la position qu’il soutenait dans ses écrits antérieurs. Ils invoquent une faute de sa part sur le fondement de l’article 1240 du code civil pour ne pas avoir annexer le croquis litigieux et pour avoir adopté ensuite une position peu claire qui a conduit à la présente instance. Ils rappellent que le notaire doit s’assurer que les parties ont contracté en toute connaissance de cause même si elles semblent conscientes des conséquences de leurs actes.
Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] indiquent encore que s’ils avaient eu connaissance de l’impossibilité d’accéder à leur garage compte tenu de la configuration actuelle, il n’aurait pas acquis la parcelle A [Cadastre 2]. Ils admettent que leur préjudice doit s’apprécier comme une perte de chance de ne pas acquérir le bien. Ils estiment que la moins value subie par leur bien contribue à l’évaluation de la perte de chance de ne pas acquérir ou d’acquérir dans des conditions plus avantageuses. Ils évaluent celle-ci à 25 000 euros, ce qui correspond à la moins-value à subir si l’accès devait rester tel quel sans accès possible au garage. Ils insistent sur le fait que la perte de chance invoquée est certaine.
En défense, aux termes de conclusions n°4 notifiées par voie électronique le 16 avril 2024, Madame [R] [P] et Monsieur [A] [S] demandent au tribunal de :
“Vu les articles 686 et suivants du code civil,
Vu l’article 648 du code de procédure civile
DEBOUTER Monsieur [B] et Madame [J] de toutes leurs demandes, fins et conclusions dirigées à l’encontre de Monsieur [S];
DEBOUTER Monsieur [B] et Madame [J] de toutes leurs demandes, fins et conclusions dirigées à l’encontre de Madame [P];
CONDAMNER Monsieur [B] et Madame [J] au paiement de la somme de 5.400 à titre de dommages et intérêts ;
CONDAMNER Maître [E] au paiement de la somme de 3.000 à titre de dommages et intérêts ;
CONDAMNER Monsieur [B] et Madame [J] au paiement de la somme de 3.500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens”.
Madame [P] explique avoir été confrontée, dès les premiers jours de son entrée dans sa nouvelle maison, aux très nombreux passages des véhicules de ses voisins sous ses fenêtres dans la partie nord-est de la cour, soit en dehors du périmètre de la servitude. Elle dit avoir rappelé à ses voisins l’assiette de leur droit de passage telle qu’elle résulte d’un plan de repérage établi par le cabinet de géomètre BOURGES-CORBIERE en juillet 1983, puis avoir fait installer deux poteaux rabattables au mois de juillet 2020.
Pour s’opposer aux demandes adverses, Madame [R] [P] et Monsieur [A] [S] rappellent que la servitude litigieuse est de nature conventionnelle et a été consentie en juillet 1983 selon le plan de repérage précité. Ils ajoutent que le plan annexé à l’acte de servitude du 6 mars 2002 a une valeur contractuelle. Ils reprennent les termes de l’acte authentique du 20 juillet 2016 qui rappelle l’existence de la servitude et vise expressément le croquis de repérage. Ils en déduisent que leurs voisins en avaient nécessairement connaissance. Ils ajoutent que tant l’acte du 6 mars 2002 que le procès-verbal d’arpentage avec plan de repérage annexé ont été publiés au bureau des hypothèques et sont donc opposables aux tiers dont Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J]. Ils soutiennent que ce plan de repérage délimite le périmètre de la servitude et en établit les usages.
Ils précisent que selon ce plan, la servitude comprend une entrée à l’ouest dans un rayon de 3,50 mètres, puis un passage au sud de la parcelle [Cadastre 1] le long de leur maison. Ils ajoutent que l’assiette de la servitude est ainsi expressément définie, et ses dimensions précisées. Ils estiment que leurs voisins ne sont pas fondés à leur reprocher le fait de ne pas pouvoir accéder à leur garage avec un véhicule et qu’il leur appartient de se retourner contre leur venderesse.
Madame [R] [P] et Monsieur [A] [S] confirment avoir édifié une clôture et une terrasse depuis le mois de mai 2021, mais disent l’avoir fait sur la parcelle [Cadastre 7] qui n’est pas concernée par la servitude de passage litigieuse.
Ils invoquent la responsabilité de Maître [E] sur le fondement de l’article 1240 du code civil pour avoir fait une analyse erronée de la servitude de passage litigieuse, alors que des dissensions s’élevaient entre voisins. Ils déplorent ses réponses peu précises, voire contradictoires. Ils contestent notamment l’existence de contradictions entre le texte de l’acte notarié du 20 juillet 2016 et le plan de repérage de juillet 1983. Ils contestent également l’affirmation du notaire, dans un courrier du 28 mai 2019, selon laquelle l’assiette matérialisée sur le plan de repérage ne permettrait pas le passage d’un véhicule.
Madame [R] [P] et Monsieur [A] [S] considèrent que la réponse apportée par Maître [E] est constitutive d’une faute, dès lors qu’elle a encouragé leurs voisins à ne pas respecter l’assiette de la servitude de passage, qu’elle a contribué à renforcer leur interprétation fausse et qu’elle les a contraints à se défendre seuls face aux arguments infondés de leurs voisins.
Subsidiairement, à supposer que le tribunal considère que leurs voisins n’ont pas été informés de l’assiette exacte de la servitude dont ils bénéficient, Madame [R] [P] et Monsieur [A] [S] estiment ne pas pouvoir être tenus pour responsable de ce défaut d’information imputable, selon eux, à Maître [E] et à Madame [L], venderesse.
Au soutien de leur demande de dommages et intérêts contre leurs voisins, Madame [R] [P] et Monsieur [A] [S] exposent que le comportement de ces derniers leur cause un trouble de jouissance important depuis le mois de juillet 2017 et jusqu’à l’installation de poteaux amovibles, soit pendant trente-six mois. Ils évaluent ce préjudice à la somme totale de 5 400 euros sur la base de 150 euros par mois.
Suivant conclusions récapitulatives n°2 notifiées par voie électronique le 28 février 2024, la SELARL OFFICE NOTARIAL [O] [E] demande au tribunal de :
“• DEBOUTER Monsieur [B] et Madame [J] de l’ensemble de leurs demandes, fins et prétentions formulées à l’encontre de la SELARL OFFICE NOTARIAL [O] [E] ;
• JUGER irrecevable les demandes, fins et prétentions formulées par Madame [P] et Monsieur [S] à l’encontre de Maître [E] ;
• En tout état de cause, DEBOUTER Madame [P] et Monsieur [S] de l’ensemble de leurs demandes, fins et prétentions formulées contre la SELARL OFFICE NOTARIAL [O] [E] ;
• CONDAMNER in solidum Monsieur [B] et Madame [J] à payer à la SELARL OFFICE NOTARIAL [O] [E] une somme de 3.000 € sur le fondement des dispositions de l’article 700 du Code de procédure civile ;
• CONDAMNER in solidum Monsieur [B] et Madame [J] aux entiers dépens de l’instance”.
La société rappelle que la servitude litigieuse a été constituée aux termes d’un acte du 6 mars 2002, puis reprise dans les actes d’acquisition des consorts [B]-[J] et de Madame [P]. Elle reprend en détail la position défendue par chacun des voisins concernés.
Reprenant les termes de l’acte constitutif précité, la société déduit de la mention d’un droit de passage à tous usages l’absence de limitation de ce droit à un usage seulement piétonnier. Elle ajoute que l’assiette de la servitude a été définie par renvoi à un plan annexé, le croquis correspondant démontrant que le droit de passage s’exerce sur un radiant de 3,5 mètres situé à l’ouest de la cour de la parcelle A [Cadastre 1], lequel est hachuré. La société souligne qu’annexé à l’acte constitutif de servitude du 6 mars 2002, ce plan a valeur contractuelle. Elle admet que la première réponse apportée par Maître [E] diffère de l’analyse présentée dans le cadre de la présente procédure. Elle considère néanmoins que cela ne change pas l’assiette de la servitude telle que définie par renvoi au croquis précité.
La SELARL OFFICE NOTARIAL [O] [E] conteste avoir commis une faute. Elle soutient qu’à supposer que Maître [E] ait annexé le croquis à l’acte d’acquisition des consorts [B]-[J], la situation n’aurait pas été différente. Elle indique ainsi qu’il reste possible d’accéder à la parcelle A [Cadastre 2] en passant par le radiant matérialisé sur le croquis, de sorte que cette propriété n’est pas enclavée. Elle insiste sur le fait que les consorts [B]-[J] peuvent accéder à leur propriété et y stationner leurs deux véhicules. Elle en déduit que les intéressés ne peuvent pas lui reprocher de ne pas avoir attirer leur attention sur les conséquences juridiques du croquis. Elle rappelle que le texte de la servitude mentionne que le “passage s’exercera sur une bande de terrain située dans la partie ouest de cette parcelle n°[Cadastre 1]", alors que la configuration des lieux ne permet pas d’accéder au garage et au jardin de la parcelle A [Cadastre 2] sans passer sur la partie est de la parcelle A [Cadastre 1].
La société soutient encore que Maître [E], qui n’a pas négocié la vente et n’avait pas à faire des investigations sur place, n’est pas responsable des informations portées à la connaissance des consorts [B]-[J] au stade de la négociation et de l’avant-contrat sur l’assiette de la servitude.
Elle ajoute que les consorts [B]-[J] ne démontrent l’existence d’aucun préjudice actuel et réel indemnisable. Elle souligne que les intéressés accèdent à leur maison, à pied comme en voiture, et peuvent stationner leurs deux véhicules sur leur parcelle. Elle considère que les consorts [B]-[J] peuvent tout au plus alléguer une perte de chance de ne pas avoir renoncé à acquérir connaissance prise du plan litigieux. Elle observe cependant que Maître [E] n’a pas négocié la vente, ni rédigé le compromis et que la vente était parfaite avant même l’acte réitératif. Elle souligne l’absence de démonstration de ce que les intéressés auraient renoncé à acquérir dans les conditions indiquées. Elle ajoute que la perte de chance correspondante n’équivaut pas à une moins-value de l’immeuble.
Pour s’opposer à la demande de dommages-intérêts des consorts [P]-[S], la société soutient que celle-ci est irrecevable pour être dirigée à l’encontre de Maître [E] qui n’est pas à la cause. En tout état de cause, elle juge infondée cette demande. Elle estime que rien ne démontre que les consorts [B]-[J] auraient renoncé à faire valoir leurs droits si le notaire leur avait proposé une analyse différente dès 2019. Elle ajoute que le fait de “se défendre seul” ne constitue pas un préjudice.
***
La clôture de l’instruction a été ordonnée le 18 avril 2024. L’affaire a été fixée à l’audience du 28 mai 2024, puis mise en délibéré au 23 juillet suivant.
MOTIFS DE LA DECISION
I - Sur les modalités de la servitude de passage :
En vertu de l’article 686 du code civil, il est permis aux propriétaires d'établir sur leurs propriétés, ou en faveur de leurs propriétés, telles servitudes que bon leur semble, pourvu néanmoins que les services établis ne soient imposés ni à la personne, ni en faveur de la personne, mais seulement à un fonds et pour un fonds, et pourvu que ces services n'aient d'ailleurs rien de contraire à l'ordre public.
L'usage et l'étendue des servitudes ainsi établies se règlent par le titre qui les constitue ; à défaut de titre, par les règles ci-après.
Selon l’article 1188 nouveau du même code, le contrat s'interprète d'après la commune intention des parties plutôt qu'en s'arrêtant au sens littéral de ses termes.
Lorsque cette intention ne peut être décelée, le contrat s'interprète selon le sens que lui donnerait une personne raisonnable placée dans la même situation.
L’article 1192 nouveau précise toutefois qu’on ne peut interpréter les clauses claires et précises à peine de dénaturation.
Les règles prévues par ces dernières dispositions applicables seulement depuis le 1er octobre 2016 résultaient antérieurement des articles 1156 ancien et suivants du code civil et de la jurisprudence correspondante.
En l’espèce, il est constant que la servitude de passage litigieuse est de nature conventionnelle et a été constituée par l’acte notarié du 6 mars 2002 passé devant Maître [D] [I], notaire, valant acte de liquidation et partage de la communauté ayant existé entre Monsieur [N] [M], d’une part, et Madame [G] [L], d’autre part, époux divorcés depuis.
C’est donc cet acte, conclu avec effet rétroactif au 1er juillet 1983, qui détermine les modalités d’exercice de la servitude constituée. Il le fait en ces termes (cf page 8 de la pièce 1 produite par la SELARL OFFICE NOTARIAL [O] [E]) :
“II - Constitution de servitudes
Pour permettre à Madame [L] d’accéder à sa maison, Monsieur [M] constitue, à titre de servitude réelle et perpétuelle, un droit de passage à tous usages sur la propriété qui lui est attribuée, cadastrée section A n° [Cadastre 1] (4a24ca), au profit de la propriété attribuée à Madame [L], cadastrée section A n° [Cadastre 2] (1a 04ca).
Ce passage s’exercera sur une bande de terrain située dans la partie ouest de cette parcelle n° [Cadastre 1], telle qu’il figure sur le plan dressé par la SCP BOURGES-CORBIERE, annexé aux présentes après mention.
Monsieur [M] s’engage par les présentes à ne pas entraver l’exercice de ce droit de passage, et notamment à ne pas laisser de véhicule en stationnement devant cette bande de terrain.”.
A la lecture de ce texte, il ne fait pas de doute que le plan auquel il est renvoyé fait partie intégrante de la définition de la servitude litigieuse, plus précisément de son assiette. Il y a d’autant moins de doute sur ce point que ledit plan, qui correspond à un croquis de repérage établi en juillet 1983 par la SCP BOURGES-CORBIERE, a été annexé à la minute de l’acte notarié du 6 mars 2002 et comporte la signature tant du notaire instrumentaire que des parties à l’acte, Monsieur [N] [M] et Madame [G] [L] divorcée [M].
Sur ledit plan (dont la copie la plus nette correspond à la pièce 2 de la SELARL OFFICE NOTARIAL [O] [E]), l’assiette du droit de passage constitué au profit de Madame [G] [L] divorcée [M] est très précisément matérialisée et désignée au moyen d’un arc de cercle hachuré de 3,50 mètres de rayon à l’extrémité ouest de la parcelle A n°[Cadastre 1]. Il ne fait aucun doute à la lecture de ce croquis que ledit droit de passage ne s’exerce pas sur la totalité de la cour figurant sur la parcelle A n°[Cadastre 1].
Contrairement à ce qu’affirment Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J], ce plan n’entre pas en contradiction avec les termes de l’acte du 6 mars 2002 repris ci-dessus pour définir la servitude litigieuse : l’accès laissé à Madame [G] [L] divorcée [M] pour pénétrer sur sa propriété est certes restreint à une largeur n’excédant pas 3,50 mètres, mais permet néanmoins le passage de véhicules et également le stationnement d’au moins deux véhicules sur la propriété de l’intéressée, plus précisément au niveau de la cour devant la maison.
Autrement dit, ce plan matérialise bien une servitude de passage “à tous usages”, soit tant pour les piétons que pour les véhicules. Du fait de ce passage, la parcelle A n°[Cadastre 2] ne peut pas être considérée comme enclavée, ce qui est précisément l’objectif recherché lors de la constitution de la servitude analysée.
Rien ne démontre que la volonté des parties, Monsieur [N] [M] et Madame [G] [L] divorcée [M], ait été de permettre, par ce droit de passage, un accès au garage et au jardin présents sur la parcelle A n°[Cadastre 2]. Ces deux éléments particuliers ne sont pas mentionnés dans le texte constitutif de la servitude et ne figurent pas de manière distincte sur le plan annexé.
Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] ne fournissent aucun autre élément objectif pour contredire les affirmations claires et précises de l’acte du 6 mars 2002 et du croquis précité qui en fait partie intégrante, ni pour établir une volonté différente de la part de Monsieur [N] [M] et Madame [G] [L] divorcée [M].
Si, dans un courrier du 10 décembre 2019 à l’attention de Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] (leur pièce 13), la chambre des notaires d’ILLE-ET-VILAINE déclare “depuis 1972, les propriétaires riverains n’ont eu aucun litige entre eux”, cette simple affirmation très générale n’a aucune incidence sur la définition de la servitude litigieuse telle qu’elle résulte de l’acte constitutif du 6 mars 2002. Au demeurant, ledit courrier commet une erreur en affirmant que ladite servitude a été instituée par un acte reçu le 29 mars 1972 par Maître [Z].
En définitive, l’assiette de la servitude de passage litigieuse n’est pas celle revendiquée par Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J], mais uniquement celle matérialisée sur le croquis de repérage annexé à l’acte du 6 mars 2002.
En conséquence, Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] ne sont pas fondés à réclamer la suppression des aménagements réalisés par Madame [P] et/ou Monsieur [S] sur la parcelle n°[Cadastre 1]. Leur demande en ce sens ne peut qu’être rejetée, ainsi que leur demande de dommages-intérêts pour préjudice de jouissance, puisque lesdits aménagements n’entravent pas l’exercice de la servitude de passage telle que constituée lors de l’acte notarié du 6 mars 2002.
II - Sur les demandes à l’encontre du notaire instrumentaire :
En vertu de l’article 1240 du code civil, tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
Il appartient à celui qui invoque ce texte d’établir, non seulement la faute commise, mais également le préjudice subi et le lien de causalité entre ces deux éléments.
1) Sur la demande de Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] :
L’irrecevabilité de cette demande n’est pas invoquée par la SELARL OFFICE NOTARIAL [O] [E].
Il faut donc en déduire que la demande de Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J], formulée à l’encontre de Maître [E] dans le dispositif de leurs dernières écritures, l’est bien à l’encontre de la société OFFICE NOTARIAL [O] [E] (SELARL) qui a seule été assignée.
En l’espèce, il n’est pas contesté par l’office notarial que le plan matérialisant l’assiette de la servitude de passage litigieuse n’a pas été annexé à l’acte notarié d’achat de Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] en date du 20 juillet 2016.
Pour autant, les termes de cette servitude tels qu’ils résultent de l’acte du 6 mars 2002 y sont reproduits intégralement en page 5, y compris le renvoi au plan de repérage annexé audit acte.
Par ce rappel, Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] avaient donc une connaissance suffisante de la servitude de passage profitant à la propriété acquise.
Aucune faute n’est établie de la part de la société OFFICE NOTARIAL [O] [E] (SELARL).
En tout état de cause, à supposer que l’information ainsi donnée par l’office notarial ait été insuffisante, Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J], s’ils affirment qu’ils auraient renoncé à l’achat de leur maison, ne le démontrent nullement. Ils ne fournissent strictement aucun élément permettant au tribunal d’apprécier les raisons pour lesquelles ils ont acquis le bien litigieux plutôt qu’un autre en 2016.
Plus généralement, Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] ne rapportent pas la preuve d’une perte de chance de renoncer à la vente ou de contracter à de meilleures conditions.
Au demeurant, une telle perte de chance doit s’apprécier uniquement en fonction des circonstances dans lesquelles les intéressés ont contracté en 2016 et est sans aucun lien avec la perte de valeur vénale alléguée en cas de revente du bien litigieux. Elle l’est d’autant moins que rien ne démontre que Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] envisagent de revendre leur maison à brève échéance au seul motif que la servitude litigieuse ne permet pas d’accéder en voiture à leur garage ou leur jardin.
En définitive, Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] n’établissent ni la faute commise, ni le préjudice allégué en lien avec celle-ci. Leur demande de dommages et intérêts ne peut qu’être rejetée.
2) Sur la demande de Madame [R] [P] et Monsieur [A] [S] :
L’irrecevabilité de cette demande est invoquée, alors qu’elle aurait dû l’être devant le juge de la mise en état.
En tout état de cause, comme pour la demande formulée par Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J], il faut considérer que si, dans le dispositif de leurs dernières conclusions, Madame [R] [P] et Monsieur [A] [S] sollicitent la condamnation de “Maître [E]” au paiement de dommages-intérêts, cette demande vise en réalité la société OFFICE NOTARIAL [O] [E] (SELARL) qui a seule été assignée.
La demande est donc recevable sur la forme.
En l’occurrence, il est exact que la société OFFICE NOTARIAL [O] [E] (SELARL) a fait une mauvaise analyse de la servitude litigieuse et de la configuration des lieux lorsqu’elle a été sollicitée par Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J], alors que ceux-ci étaient déjà en litige avec leurs voisins.
Cela étant, rien ne démontre que sans cette erreur, Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] auraient renoncé à agir en justice, puisqu’ils ont également pu bénéficier des conseils d’un avocat pour ce faire.
Dans ces conditions, Madame [R] [P] et Monsieur [A] [S] n’établissent aucunement le lien entre la faute invoquée et le préjudice qu’ils allèguent, à savoir “se défendre seuls”. Il est d’ailleurs difficile pour le tribunal de comprendre en quoi ce seul fait est constitutif d’un préjudice.
Pour ces raisons, il convient de rejeter la demande de dommages et intérêts présentée.
III - Sur la demande reconventionnelle de Madame [R] [P] et Monsieur [A] [S] à l’encontre de leurs voisins :
En l’espèce, les intéressés font état d’un préjudice de jouissance continu du mois de juillet 2017 au mois de juillet 2020 qu’ils chiffrent de manière forfaitaire, sans apporter la moindre preuve permettant au tribunal d’évaluer concrètement l’atteinte subie, tant en son principe qu’en son montant.
Dans ces conditions, le préjudice allégué n’est nullement établi et la demande de dommages-intérêts correspondante ne peut qu’être rejetée.
IV - Sur les demandes accessoires :
En vertu de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie.
Selon l’article 700 1°, le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens.
Dans tous les cas, le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à ces condamnations.
En l’espèce, Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J], parties principalement perdantes et à l’initiative de la présente procédure, doivent supporter les dépens.
Par suite, leur demande sur le fondement de l’article 700 précité ne peut qu’être rejetée.
A l’inverse, il serait inéquitable de laisser à la charge de Madame [R] [P] et Monsieur [A] [S] les frais non compris dans les dépens qu’ils ont été contraints d’acquitter pour la défense de leurs intérêts en justice. En compensation, il convient de leur allouer une indemnité de 2 000 euros à la charge de Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] sur le fondement de l’article 700 précité.
Aucune considération tirée de l’équité ou de la situation économique des parties ne justifie en revanche de faire application de ces dernières dispositions au profit de la société OFFICE NOTARIAL [O] [E] (SELARL).
Aux termes de l’article 514 du code de procédure civile, la présente décision bénéficie de l’exécution provisoire de droit et aucune circonstance ne justifie d’écarter celle-ci.
PAR CES MOTIFS,
Le tribunal, statuant après débats en audience publique, par jugement contradictoire, rendu en premier ressort,
REJETTE la demande de Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] tendant à la suppression sous astreinte des aménagements réalisés par Madame [R] [V] divorcée [P] et Monsieur [A] [S],
REJETTE la demande de dommages-intérêts de Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] à l’encontre de Madame [R] [V] divorcée [P] et Monsieur [A] [S],
REJETTE la demande de dommages-intérêts de Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] à l’encontre de la société OFFICE NOTARIAL [O] [E] (SELARL),
DECLARE recevable la demande de dommages- intérêts de Madame [R] [V] divorcée [P] et Monsieur [A] [S] à l’encontre de la société OFFICE NOTARIAL [O] [E] (SELARL), mais la REJETTE,
REJETTE la demande de dommages-intérêts de Madame [R] [V] divorcée [P] et Monsieur [A] [S] à l’encontre de Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J],
LAISSE les dépens à la charge in solidum de Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J],
CONDAMNE Monsieur [X] [B] et Madame [H] [J] à verser à Madame [R] [V] divorcée [P] et Monsieur [A] [S] une indemnité de 2 000 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
REJETTE la demande de la société OFFICE NOTARIAL [O] [E] (SELARL) sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile,
RAPPELLE que la présente décision bénéficie de l’exécution provisoire de droit.
Ainsi jugé et prononcé par mise à disposition au greffe les jour, mois et an que dessus,
La Greffière, Le Tribunal,