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18/06/2024 | FRANCE | N°20/06390

France | France, Tribunal judiciaire de Rennes, 2ème chambre civile, 18 juin 2024, 20/06390


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE RENNES


18 Juin 2024


2ème Chambre civile
52G

N° RG 20/06390 -
N° Portalis DBYC-W-B7E-I6MK


AFFAIRE :

[K] [Z] [X] [C] [N]
[F] [H] [T] [E] épouse [N]

C/

Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural de Bretagne -


copie exécutoire délivrée
le :
à :



DEUXIEME CHAMBRE CIVILE



COMPOSITION DU TRIBUNAL LORS DES DEBATS ET DU DELIBERE


PRESIDENT : Sabine MORVAN, Vice-présidente

ASSESSEUR : Jennifer KERMARREC, Vice-Prés

idente,

ASSESSEUR : Julie BOUDIER, Juge, ayant statué seule, en tant que juge rapporteur, sans opposition des parties ou de leur conseil et qui a rendu compte au tribunal conformément...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE RENNES

18 Juin 2024

2ème Chambre civile
52G

N° RG 20/06390 -
N° Portalis DBYC-W-B7E-I6MK

AFFAIRE :

[K] [Z] [X] [C] [N]
[F] [H] [T] [E] épouse [N]

C/

Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural de Bretagne -

copie exécutoire délivrée
le :
à :

DEUXIEME CHAMBRE CIVILE

COMPOSITION DU TRIBUNAL LORS DES DEBATS ET DU DELIBERE

PRESIDENT : Sabine MORVAN, Vice-présidente

ASSESSEUR : Jennifer KERMARREC, Vice-Présidente,

ASSESSEUR : Julie BOUDIER, Juge, ayant statué seule, en tant que juge rapporteur, sans opposition des parties ou de leur conseil et qui a rendu compte au tribunal conformément à l’article 805 du code de procédure civile

GREFFIER : Fabienne LEFRANC lors des débats et lors de la mise à disposition qui a signé la présente décision.

DEBATS

A l’audience publique du 26 Mars 2024

JUGEMENT

En premier ressort, contradictoire,
prononcé par Madame Julie BOUDIER
par sa mise à disposition au Greffe le 18 Juin 2024,
date indiquée à l’issue des débats.
Jugement rédigé par Madame Julie BOUDIER,

ENTRE :

DEMANDEURS :

Monsieur [K] [Z] [X] [C] [N]
Lieudit [Adresse 24]
[Adresse 24]
représenté par Maître Sébastien COLLET de la SCP VIA AVOCATS, avocats au barreau de RENNES, avocats postulant, Me Christophe CHARLES, avocat au barreau de VERSAILLES, avocat plaidant

Madame [F] [H] [T] [E] épouse [N]
Lieudit [Adresse 24]
[Adresse 24]
représentée par Maître Sébastien COLLET de la SCP VIA AVOCATS, avocats au barreau de RENNES, avocats postulant, Me Christophe CHARLES, avocat au barreau de VERSAILLES, avocat plaidant

ET :

DEFENDERESSE :

Société d’Aménagement Foncier et d’Etablissement Rural de Bretagne - SAFER BRETAGNE SA, immatriculée au RCS de St Brieuc sous le numéro B 496 180 225, agissant poursuites et diligences de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège
[Adresse 1]
[Adresse 1]
représentée par Maître Valérie LEBLANC de la SELARL ARES, avocats au barreau de RENNES, avocats plaidant/postulant

Exposé du litige

Madame [D] est propriétaire de plusieurs parcelles de terres agricoles. Les descendants de madame [D] ont fait connaître leur intention de vendre ces parcelles. Monsieur [N], exploitant agricole, a fait connaître son intention d’exercer son droit de préemption, en sa qualité de preneur à bail rural portant sur lesdites terres. Les descendants de madame [D] se sont alors adressés à maître [B], Notaire, afin de préparer et rédiger l’acte de promesse de vente.

Dans le cadre de la préparation de cet acte, l’étude notariale a émis le 28 juillet 2020 une réquisition de notification à la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural Bretagne, la SAFER BRETAGNE, sur des terres louées à monsieur [N] depuis le 10 septembre 2002 et sur d’autres terres non louées.

Le 25 septembre 2020, après rapport d’enquête, l’exercice d’un droit de préemption de la SAFER BRETAGNE a été notifié à maître [B]. Les époux [N] ont été informés de l’exercice de ce droit de préemption par lettre recommandée avec accusé de réception datée du 28 septembre 2020.

Contestant la décision de préemption de la SAFER BRETAGNE, les époux [N] ont souhaité saisir le tribunal.

***

C’est dans ces conditions que, par acte d’huissier du 19 octobre 2020, les époux [N] ont assigné la SAFER BRETAGNE devant le tribunal judiciaire aux fins de voir annuler l’exercice du droit de préemption et de se voir indemniser du préjudice subi.

Dans ses dernières conclusions, signifiées le 14 mars 2022 par voie électronique, [K] [N] et [F] [E] épouse [N] demandent au tribunal de :

Vu l’article L 143-3 du code rural et de la pêche martitime,
Vu l’absence de notification de l’exercice du droit de préemption de la SAFER BRETAGNE à monsieur [N] par lettre recommandée avec AR,
Prononcer la nullité de l’exercice du droit de préemption opéré par la SAFER BRETAGNE sur ce chef ;

Vu l’article R 143-6 du code rural et de la pêche maritime,
Vu le défaut de justification de la délégation de pouvoir et de la délégation de signature de monsieur [L] [W],
Prononcer la nullité de l’exercice du droit de préemption opéré par la SAFER BRETAGNE sur ce chef ;

Vu l’alinéa 2 de l’article 143-6 et suivants du Code rural et de la Pêche maritime,
Vu le bail rural conclu entre Madame [U] [D] et Monsieur [K] [N] en date du 10 septembre 2002 et tacitement reconduit sur les parcelles suivantes :

Parcelle [Cadastre 14] pour une surface de 2 ares 56 ca (échange fait avec la parcelle [Cadastre 11] et [Cadastre 12]).
Parcelle [Cadastre 18] pour une surface de 38 ares 80 ca
Parcelle [Cadastre 3] pour une surface de 9 ares 30 ca
Parcelle [Cadastre 4] pour une surface de 10 ares 8 ca
Parcelle [Cadastre 6] pour une surface de 12 ares 14 ca
Parcelle [Cadastre 7] pour une surface de 1 ha 84 ares 50 ca
Parcelle [Cadastre 8] pour une surface de 28 ares 10 ca
Parcelle [Cadastre 9] pour une surface de 30 ares 40 ca
Parcelle [Cadastre 10] pour une surface de 90 ares
Parcelle [Cadastre 15] pour une surface de 26 ares 69 ca
Parcelle [Cadastre 16] pour une surface de 63 ares
Total 4 hectares 95 ares 57 centiares

Déclarer nul et non avenu l’exercice du droit de préemption exercé abusivement par la SAFER BRETAGNE sur les parcelles agricoles louées depuis le 10 septembre 2002 et concernées par la vente des consorts [R] [D] aux époux [N] ;

Déclarer effectif dans toutes ses conséquences le droit de préemption de Monsieur [K] [N] et adjuger les parcelles louées depuis le 10 septembre 2002 et visées par la vente à Monsieur [K] [N] à savoir :
Parcelle [Cadastre 14] pour une surface de 2 ares 56 ca (échange fait avec la parcelle [Cadastre 11] et [Cadastre 12]).
Parcelle [Cadastre 18] pour une surface de 38 ares 80 ca
Parcelle [Cadastre 3] pour une surface de 9 ares 30 ca
Parcelle [Cadastre 4] pour une surface de 10 ares 8 ca
Parcelle [Cadastre 6] pour une surface de 12 ares 14 ca
Parcelle [Cadastre 7] pour une surface de 1 ha 84 ares 50 ca
Parcelle [Cadastre 8] pour une surface de 28 ares 10 ca
Parcelle [Cadastre 9] pour une surface de 30 ares 40 ca
Parcelle [Cadastre 10] pour une surface de 90 ares
Parcelle [Cadastre 15] pour une surface de 26 ares 69 ca
Parcelle [Cadastre 16] pour une surface de 63 ares
Total 4 hectares 95 ares 57 centiares

Vu le caractère abusif de l’exercice du droit de préemption initié par la SAFER BRETAGNE constitutif d’une faute délictuelle ;
Vu le préjudice subi par les époux [N] ;
Vu le lien de causalité entre la faute commise par la SAFER BRETAGNE et le préjudice subi par les époux [N] ;
Dire et juger que l’indemnisation de leur préjudice ne saurait être inférieur à 50.000 euros ;

EN CONSEQUENCE,

Condamner la SAFER BRETAGNE à payer aux époux [N] la somme de 50.000 euros sur le fondement de l’article 1240 du Code civil ;

Débouter la société SAFER BRETGANE de toutes ses demandes, fins et conclusions ;

Compte tenu de l’ancienneté du litige et de la réforme du code de procédure civile, ordonner l’exécution provisoire;
Condamner la société SAFER BRETAGNE à payer aux époux [N] la somme de 2.800 euros au titre de l’article 700 du Code de Procédure Civile.

Condamner la société SAFER BRETAGNE aux entiers dépens de la présente instance qui seront recouvrés par Maître Sébastien COLLET Avocat associé au Barreau de RENNES du Cabinet VIA avocats en application des dispositions de l’article 699 du Code de Procédure Civile.

A l'appui de sa demande, elle fait valoir que l’exercice du droit de préemption par la SAFER BRETAGNE est nul tant sur la forme que sur le fond.

S’agissant de la forme, elle indique que la SAFER n’a pas respecté le formalisme requis par les dispositions de l’article L 143-3 du code rural et de la pêche maritime et de l’article R 143-6 du même code. Elle explique que monsieur [N] ne peut être considéré comme ayant accusé réception de l’avis de préemption dans la mesure où seule figure sur le bordereau la signature de son épouse, madame [N]. Elle produit deux arrêts de Cour d’appel reprenant le même raisonnement qui consiste à dire que la notification à une autre personne (avocat, ou épouse vivant au même domicile), ne suffit pas à répondre aux prescriptions légales. Ainsi, la Cour d’appel de Toulouse, en sa décision du 7 novembre 2016, a retenu que “ lorsque différents accusés de réception sont signés par un seul des destinataires, la notification n'est valable à l'égard de l'autre destinataire que s'il est établi que le signataire était muni d'un pouvoir à l'effet de représenter ce dernier, ce qui implique que la qualité de mandataire soit précisée sur l'accusé de réception. L'existence de ce pouvoir ne saurait résulter du seul fait que les destinataires sont mariés, ou parents, et vivent au même domicile ”. Et d’ajouter que même si l’épouse était investie d’un mandat apparent entre époux, cette circonstance ne saurait avoir pour effet de rendre régulière la notification de la décision au regard des dispositions précitées du code rural et de la pêche maritime, puisque la notification doit être faite personnellement à chaque acquéreur et le fait que l’accusé de réception ait été signé par un seul des destinataires sans mandat exprès ne permet pas de tenir pour certaine la notification aux autres destinataires, quels que soient leurs liens familiaux”. La Cour en conclut que l’absence de notification de la décision de préemption à l’ensemble des acquéreurs évincés entraîne la nullité de la décision de préemption par la SAFER.

Elle poursuit, sur la forme, précisant que le signataire de la décision de préemption n’était pas muni du pouvoir idoine pour prendre un tel acte. Ainsi, elle rappelle que la décision de préemption doit être signée par le président du conseil d’administration de la SAFER BRETAGNE ou par toute personne régulièrement habilitée. Cette décision doit être notifiée à peine de nullité. Elle produit un arrêt de la Cour d’appel d’Agen, en date du 25 septembre 2019, qui a confirmé la nullité de l’exercice d’un droit de préemption du fait que la décision du conseil d’administration de la SAFER BRETAGNE, signée de son président, n’avait pas été jointe au courrier de notification de la préemption exercée. En l’espèce, elle indique que monsieur [W], directeur général délégué a signé les lettres de notification de l’exercice du droit de préemption par la SAFER BRETAGNE sans annexer auxdites lettres la délégation de pouvoir et la délégation de signature dont il disposait pour ce faire. Rappelant que les dispositions précitées sont d’ordre public, elle sollicite alors la nullité de la décision de préemption.

En ce qui concerne le fond, les demandeurs font valoir que leur droit de préemption, en leur qualité de preneur, prime sur le droit de préemption de la SAFER BRETAGNE. Sur le fondement de l’article L 143-6 du code rural et de la pêche maritime, elle rappelle que le droit de préemption du preneur à bail rural est d’ordre public. Ils assurent respecter les conditions requises par les textes pour exercer leur droit de préemption, à savoir :
- aliénation du bien à titre onéreux
- preneur :
titulaire d’un bail rural
au moins 3 ans d’expérience professionnelle dans l’agriculture
exploite le fonds loué lui-même
seuil de surface.

Rappelant que le droit de préemption de la SAFER BRETAGNE ne peut s’exercer que si le preneur avec lequel elle est en concurrence exploite le bien depuis moins de trois ans, ils ajoutent que pour calculer la durée d’exploitation du bien, l’exploitation par le conjoint, l’ascendant ou le descendant doivent être prises en compte. En l’espèce, les demandeurs font valoir que par acte sous seing privé du 10 septembre 2022, madame [D] a donné à bail à monsieur [N] plusieurs parcelles agricoles sur le territoire de la commune d’[Localité 2], pour une durée de six années. Le bail a été tacitement reconduit. Monsieur [N] assure avoir exploité lesdites parcelles pendant 18 ans sans interruption. Le demandeur rappelle alors que son droit de préemption prime sur celui de la SAFER pour toutes les parcelles qu’il exploitait. Il ajoute à ce titre que la réquisition de notification à la SAFER, formulée par l’étude notariale, avait bien fait la distinction entre les parcelles louées et celles non louées ([Cadastre 5], [Cadastre 13] et [Cadastre 17]). Les époux [N] sollicitent alors que le tribunal prononce la nullité de l’exercice du droit de préemption sur les parcelles louées depuis 18 ans par monsieur [N] et confirme l’effectivité juridique du droit de préemption exercé par ce dernier en sa qualité de preneur.

Tirant les conséquences de l’exercice irrégulier de son droit de préemption par la SAFER, les époux [N] sollicitent des dommages et intérêts pour “exercice abusif du droit de préemption”. Estimant que la décision prise par la SAFER BRETAGNE est une décision “politique” illustrant sa volonté de leur nuire, les époux [N], sur le fondement de l’article 1240 du code civil, sollicitent une indemnisation à hauteur de 50 000 €. Ils indiquent que la SAFER BRETAGNE, en ne tenant pas comptes des parcelles déjà louées par monsieur [N], a commis une faute à l’origine de son préjudice. Les demandeurs indiquent à ce titre que la pérennisation de l’exploitation agricole se trouve remise en cause.

Aux termes de ses dernières conclusions, signifiées le 21 mai 2021 par la voie électronique, la SAFER BRETAGNE demande au tribunal de :

DIRE ET JUGER la décision de préemption exercée par la SAFER BRETAGNE régulièrement exercée.

En conséquence,

DEBOUTER Monsieur et Madame [K] et [F] [N] de l’ensemble de leurs demandes, fins et conclusions.

CONDAMNER Monsieur et Madame [K] et [F] [N] à payer à la SAFER BRETAGNE une indemnité de 3.000 €sur le fondement de l’article 700 du Code de Procédure Civile, ainsi qu’aux entiers dépens de la présente instance.

En défense, la SAFER BRETAGNE ne répond pas aux critiques formulées sur la régularité de l’acte de préemption (défaut de notification, défaut de pouvoir du signataire).

S’agissant du fond, elle affirme que la durée durant laquelle le preneur a exploité de fonds loué est une condition nécessaire mais pas suffisante pour donner la primauté au preneur. Elle cite la Cour de cassation qui, dans un arrêt du 13 juillet 2011 a rappelé qu’en plus de la condition d’exploitation pendant plus de trois ans, le fermier doit satisfaire aux conditions du statut du fermage de l’article L 411-5 du code rural et de la pêche maritime. Il y a donc, selon elle, deux conditions cumulatives :
- une exploitation du fonds loué pendant plus de trois ans
- remplir les conditions de L 411-5 du code rural et de la pêche maritime :
ne pas être déjà propriétaire d’une grande surface
exploiter personnellement le fonds objet de la préemption, aux conditions fixées aux articles L 411-59 et L 412-2 du code rural et de la pêche maritime.

Or, sur cette dernière condition, la SAFER assure apporter la preuve que monsieur [N] ne pouvait pas, en 2020, prendre l’engagement d’exploiter personnellement les biens litigieux puisque son exploitation agricole est en vente depuis 2019 auprès de l’agence QUATUOR TRANSACTION et que l’autorisation d’exploiter délivrée par madame la Préfète de Région concerne l’exploitation agricole de monsieur [N], associé du GAEC du PAVAL, et qui met en valeur 121 ha 49 a 20 ca au profit de monsieur [G] et de l’EURL BELLIER-CHAUPITRE, ce qui prouve que monsieur [N] transmet son exploitation agricole et ne peut donc exploiter personnellement le bien.

La SAFER BRETAGNE estime donc que l’étude notariale a fait une exacte application des textes légaux en précisant que le droit de préemption du preneur est inexistant en l’espèce.

La SAFER BRETAGNE fait valoir que l’exercice de son droit de préemption est motivé par le fait que le regroupement parcellaire autour des bâtiments d’élevage des producteurs laitiers présente un grand intérêt selon les Chambres d’agriculture de Bretagne, qui attestent que la maîtrise du coût alimentaire est un élément déterminant de la rentabilité des élevages laitiers. Or, l’herbe pâturée par les vaches laitières est le fourrage le plus économique, d’où l’intérêt pour les demandeurs à l’exercice du droit de préemption, d’acquérir les biens en vente, ces derniers étant, de surcroît, bloqués dans leur extension par le bois qui jouxte leur exploitation. A cela s’ajoute la pression sociétale pour que les vaches productrices de lait sortent aux pâtures autour des bâtiments laitiers.

S’agissant des dommages et intérêts sollicités, la SAFER BRETAGNE déplore les accusations infondées et “diffamantes” des époux [N] et rappelle qu’ils ne rapportent aucunement la preuve de la volonté de nuire alléguée, ni d’aucun préjudice. Elle ajoute que, de jurisprudence constante, l’indemnisation forfaitaire d’un préjudice est prohibée.

Dans ces conditions, elle sollicite le débouté des époux [N] de leur demande de dommages et intérêts.

***

Par décision du 23 novembre 2023, le juge de la mise en état a ordonné la clôture des débats. L’affaire a été renvoyée au fond à l’audience du 23 janvier 2024, puis au 26 mars 2024.

Sollicitées sur ce point, les parties n’ont pas donné leur accord pour un jugement sans audience.

A l’audience, les parties ont déposé leur dossier.

L’affaire a été mise en délibéré au 18 juin 2024.
***

Motifs

I- Sur la régularité de la décision de préemption

L’article L 143-3 du code rural et de la pêche maritime dispose que “A peine de nullité, la société d'aménagement foncier et d'établissement rural doit justifier sa décision de préemption par référence explicite et motivée à l'un ou à plusieurs des objectifs ci-dessus définis, et la porter à la connaissance des intéressés. Elle doit également motiver et publier la décision de rétrocession et annoncer préalablement à toute rétrocession son intention de mettre en vente les fonds acquis par préemption ou à l'amiable.”

L’article R 143-6 du même code précise : “La société d'aménagement foncier et d'établissement rural qui exerce le droit de préemption notifie au notaire chargé d'instrumenter par lettre recommandée avec demande d'avis de réception ou sous forme électronique dans les conditions prévues aux articles 1366 et 1367 du code civil sa décision signée par le président de son conseil d'administration ou par toute personne régulièrement habilitée à cet effet. La décision de préemption indique l'identification cadastrale des biens concernés et leur prix d'acquisition. Elle précise en outre en quoi la préemption répond à l'un ou à plusieurs des objectifs prévus par les dispositions de l'article L. 143-2.

Cette décision ainsi motivée est notifiée également à l'acquéreur évincé, par lettre recommandée avec demande d'avis de réception, dans un délai de quinze jours à compter de la date de réception de la notification faite au notaire.”

En l’espèce, les consorts [N] font valoir que seule madame [N] a été avisée de l’exercice du droit de préemption par la SAFER BRETAGNE sur les parcelles convoitées par le couple.

Il ressort effectivement de l’examen du bordereau que seule la signature de madame [N] y figure sur et que les cases “destinataire” et “mandataire” n’ont pas été cochées. Or, ainsi que le rappelle la jurisprudence, le défaut de notification empêche le preneur préempteur concurrent de la SAFER BRETAGNE d’avoir connaissance de la justification de la décision de préemption, alors même que cette “motivation” est prescrite à peine de nullité. En l’espèce, si l’étude de l’avis de préemption et des lettres adressées au notaire et à madame [N] permet d’affirmer que l’obligation de motivation a bien été respectée, force est de constater que pour autant, la preuve n’est pas rapportée de ce que monsieur [N] en a bien eu connaissance. Dès lors, la préemption doit être considérée comme entâchée d’irrégularité puisque le non-respect de la notification de la préemption au preneur évincé “est une cause de nullité” de la décision de préemption de la part de la SAFER BRETAGNE. A cela s’ajoute qu’il ne peut être considéré que le fait que monsieur et madame [N] vivent sous le même toit suffit à établir que monsieur [N] a bien eu connaissance de la motivation de la préemption exercée par la SAFER BRETAGNE : “le fait que l’accusé de réception ait été signé par un seul des destinataires sans mandat exprès ne permet pas de tenir pour certaine la notification aux autres destinataires, quels que soient leurs liens familiaux”.

Il doit alors être considéré que la notification personnelle telle que prescrite à peine de nullité par l’article R 143-6 du code rural et de la pêche maritime n’a pas été réalisée. La nullité de la préemption doit alors être prononcée.

Au surplus, l’article R 143-6 du code rural et de la pêche maritime prévoit que la décision de préemption est signée par “le président du conseil d’administration (de la SAFER) ou par toute personne régulièrement habilitée à cet effet”.

En l’espèce, la lettre d'exercice du droit de préemption, du 28 septembre 2020, adressée au notaire et à madame [N], est signée par monsieur [L] [W], directeur général délégué. Or, il convient de constater que la SAFER BRETAGNE ne produit pas la délégation régulière à cette fin par le président de la SAFER BRETAGNE, justifiant l’habilitation du signataire ci-dessus nommé. En outre, force est de constater qu’à aucun moment durant les échanges de courriers, la médiation, l’échange des conclusions, la délégation de pouvoir à monsieur [W] n’a été produite. Dans ces conditions, il ne peut qu’être considéré que le signataire de la lettre de notification de l’exercice de la préemption, et de la note de présentation d’acquisition par préemption simple adressée au commissaire du gouvernement ne justifie aucunement de sa qualité ou de son pouvoir pour le faire. Dès lors, la décision de préemption litigieuse est nulle, la procédure prescrite par l’article R 143-6 du code rural et de la pêche maritime n’ayant pas été respectée.

Dans ces conditions et au regard de la violations des règles de forme prescrites, la préemption litigieuse doit être annulée.

II- Sur la validité de la décision de préemption

A toutes fins utiles, s’agissant de la validité de l’exercice du droit de préemption, il y a lieu de rappeler, au visa de l’article L 143-6 du code rural et de la pêche maritime, qu’il existe bien une condition de durée d’exploitation du bien concerné, qui, si elle est supérieure à trois ans, prive la SAFER de sa priorité dans l’exercice du droit de préemption.

La défenderesse fait valoir à juste titre toutefois que la jurisprudence a précisé les conditions de l’exercice prioritaire du droit de préemption par le preneur en place. Ainsi, outre la condition de durée d’exploitation, le preneur doit également répondre aux conditions édictées à l’article L 412-5 du code rural. Ainsi, le preneur doit exploiter personnellement le fonds objet de préemption aux conditions fixées aux articles L 411-59 et L 412-12.

Il y a lieu de rappeler que le groupement agricole d'exploitation en commun (GAEC) est une société civile associant des agriculteurs qui travaillent en commun dans les conditions comparables à celles existant dans les exploitations de type familial. Sauf dérogation, le principe de la transparence, ou plus exactement de l'équivalence, veut que les membres du groupement aient les mêmes droits que s'ils étaient exploitants individuels. Suivant dispositions de l’article L 411-37 al 4 du code rural et de la pêche maritime, dans le cas du bail rural, le preneur peut confier à une société la mise en valeur du fonds mais il demeure seul titulaire du bail et doit, à peine de résiliation, continuer à se consacrer à l' exploitation du bien loué. Cette obligation de participer aux travaux de façon effective et permanente est impérieuse ; elle ne peut se limiter à avoir des fonctions de gestion. Le preneur qui y manque peut perdre la faculté de céder son bail (Cass. 3e civ., 24 juin 2021, n° 19-24.521 ).

En l’espèce, monsieur [N] revendique l’exploitation du bail depuis le 10 septembre 2002. Il produit à cette fin le bail sous seing privé contracté avec madame [D]. Ledit bail rural, signé à [Localité 2] le 9 septembre 2002 entre madame [D] et monsieur [N], prévoit la location à monsieur [N] [K] des parcelles [Cadastre 23], [Cadastre 19], [Cadastre 20], [Cadastre 21], [Cadastre 22]. Le preneur indique dans ce bail mettre les biens à la disposition du GAEC du PAVAL. Il produit également le bail rural signé avec madame [D] et portant sur les mêmes parcelles, en date du 10 septembre 2020, bail valable pour une durée de neuf ans. Il produit également les quittances de fermage pour les années 2002 à 2019, outre un courrier avisant madame [D], propriétaire des terres, de la mise à disposition de la SCEA du PAVAL des parcelles louées. Il explique dans ce courrier “en ce qui me concerne, je continuerai de me consacrer à l’exploitation des terres dont je suis locataire dans les mêmes conditions qu’avant. Je vous précise que les droits résultants du bail dont je reste titulaire ne sont pas modifiés”.

Il y a lieu de considérer que les courriers produits par monsieur [N] constituent un commencement de preuve de l’exploitation personnelle des terres. En outre, il résulte des dispositions des articles L 411-37, L143-6, L 411-59 et L 411-12 du code rural et de la pêche maritime que monsieur [N] doit être considéré comme ayant personnellement exploité les parcelles litigieuses. En effet, d’une part, le “bon de visite” produit par la défenderesse ne vient ni attester de la vente, ni du fait que monsieur [N] n’exploitait pas les terres. D’autre part, le fait qu’il ait mis à disposition d’un GAEC, puis d’une SCEA les terres louées ne signifie pas qu’il n’exploitait pas personnellement les terres, l’article L 411-37 rappelant particulièrement qu’il était tenu de manière impérieuse de continuer à se consacrer à l’exploitation des biens loués. Ainsi, même si le GAEC puis la SCEA mettent en valeur 121 ha 49 a 20 ca au profit de monsieur [G] et de l’EURL BELLIER-CHAUPITRE, il ne peut en être déduit, comme le fait la défenderesse, que monsieur [N] ne peut exploiter personnellement le bien.

Dans ces conditions, faute de démontrer que monsieur [N] n’exploitait pas les terres litigieuses au moment où il a souhaité exercer son droit de préemption, la SAFER BRETAGNE sera déboutée de sa demande. En conséquence, l’exercice du droit de préemption de monsieur [N] sur ces terres sera déclaré valable et effectif.

III- Sur la demande indemnitaire

L’article 1240 du code civil dispose que “tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer”.

En l’espèce, les demandeurs échouent à apporter la preuve d’une faute, qui n’est qu’alléguée, et à établir un préjudice chiffré.

En l’état de ces considération et au regard de la prohibition du chiffrage forfaitaire du dommage, il y a lieu de rejeter la demande en dommages et intérêts.

IV- Sur les demandes accessoires

Aux termes de l’article 696 du Code de procédure civile, “la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie”.

La SAFER BRETAGNE succombant à l’instance, en supportera par conséquent les dépens.

L’article 700 du même code dispose “Le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer :
1° A l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;
2° Et, le cas échéant, à l'avocat du bénéficiaire de l'aide juridictionnelle partielle ou totale une somme au titre des honoraires et frais, non compris dans les dépens, que le bénéficiaire de l'aide aurait exposés s'il n'avait pas eu cette aide. Dans ce cas, il est procédé comme il est dit aux alinéas 3 et 4 de l'article 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.
Dans tous les cas, le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à ces condamnations. Néanmoins, s'il alloue une somme au titre du 2° du présent article, celle-ci ne peut être inférieure à la part contributive de l'État”.

Monsieur et madame [N] sollicitent la somme de 2 800 € au titre des dispositions précitées.

En l’espèce, l’équité commande de condamner la SAFER BRETAGNE à payer la somme de 2 800 € aux demandeurs, au titre des frais non répétibles qu’ils ont exposés pour faire valoir leurs droits.

Enfin, l’article 514 du Code de procédure civile prévoit que “les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n'en dispose autrement”.

Il n’y a pas lieu de déroger à cette disposition.

Par ces motifs

ANNULE l’exercice du droit de préemption de la SAFER BRETAGNE sur les parcelles suivantes appartenant à madame [D] :

Parcelle [Cadastre 14] pour une surface de 2 ares 56 ca (échange fait avec la parcelle [Cadastre 11] et [Cadastre 12]).
Parcelle [Cadastre 18] pour une surface de 38 ares 80 ca
Parcelle [Cadastre 3] pour une surface de 9 ares 30 ca
Parcelle [Cadastre 4] pour une surface de 10 ares 8 ca
Parcelle [Cadastre 6] pour une surface de 12 ares 14 ca
Parcelle [Cadastre 7] pour une surface de 1 ha 84 ares 50 ca
Parcelle [Cadastre 8] pour une surface de 28 ares 10 ca
Parcelle [Cadastre 9] pour une surface de 30 ares 40 ca
Parcelle [Cadastre 10] pour une surface de 90 ares
Parcelle [Cadastre 15] pour une surface de 26 ares 69 ca
Parcelle [Cadastre 16] pour une surface de 63 ares
Total 4 hectares 95 ares 57 centiares

DECLARE VALABLE l’exercice du droit de préemption de monsieur [N] sur les mêmes parcelles ;

DEBOUTE monsieur [K] [N]et madame [F] [E] épouse [N] de leur demande indemnitaire fondée sur l’article 1240 du code civil ;

CONDAMNE la SAFER BRETAGNE aux entiers dépens ;

CONDAMNE la SAFER BRETAGNE à verser aux consorts [N] la somme de 2 800 € au titre des frais irrépétibles ;

RAPPELLE que l’exécution provisoire est de droit ;

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Rennes
Formation : 2ème chambre civile
Numéro d'arrêt : 20/06390
Date de la décision : 18/06/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 30/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-06-18;20.06390 ?
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