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08/03/2024 | FRANCE | N°19/07538

France | France, Tribunal judiciaire de Rennes, 2ème chambre civile, 08 mars 2024, 19/07538


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE RENNES


08 Mars 2024


2ème Chambre civile
62A

N° RG 19/07538 - N° Portalis DBYC-W-B7D-IRO3


AFFAIRE :


[T] [N]
[G] [B] épouse [N]
[K] [N] épouse [V]
[I] [N]


C/

S.A.R.L. PELATRE TP,
CPAM D’ILLE ET VILAINE,


copie exécutoire délivrée
le :
à :



DEUXIEME CHAMBRE CIVILE



COMPOSITION DU TRIBUNAL LORS DES DEBATS ET DU DELIBERE


PRESIDENT: Julie BOUDIER, Magistrat


GREFFIER: Anne-Lise MONNIER lors des débats, et Val

rie LE MEUR, directrice des service de greffe judiciaire, lors de la mise à disposition, qui a signé la présente décision.


DEBATS

A l’audience publique du 07 Novembre 2023


JUGEMENT

En prem...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE RENNES

08 Mars 2024

2ème Chambre civile
62A

N° RG 19/07538 - N° Portalis DBYC-W-B7D-IRO3

AFFAIRE :

[T] [N]
[G] [B] épouse [N]
[K] [N] épouse [V]
[I] [N]

C/

S.A.R.L. PELATRE TP,
CPAM D’ILLE ET VILAINE,

copie exécutoire délivrée
le :
à :

DEUXIEME CHAMBRE CIVILE

COMPOSITION DU TRIBUNAL LORS DES DEBATS ET DU DELIBERE

PRESIDENT: Julie BOUDIER, Magistrat

GREFFIER: Anne-Lise MONNIER lors des débats, et Valérie LE MEUR, directrice des service de greffe judiciaire, lors de la mise à disposition, qui a signé la présente décision.

DEBATS

A l’audience publique du 07 Novembre 2023

JUGEMENT

En premier ressort, contradictoire,
prononcé par Madame Julie BOUDIER,
par sa mise à disposition au Greffe le 08 Mars 2024, après prorogation de la date indiquée à l’issue des débats.

ENTRE :

DEMANDEURS :

Monsieur [T] [N]
[Adresse 6]
[Localité 4]
représenté par Me Fabienne MICHELET, avocat au barreau de RENNES

Madame [G] [B] épouse [N]
[Adresse 6]
[Localité 4]
représentée par Me Fabienne MICHELET, avocat au barreau de RENNES

Madame [K] [N] épouse [V]
[Adresse 2]
[Localité 4]
représentée par Me Fabienne MICHELET, avocat au barreau de RENNES

Monsieur [I] [N]
[Adresse 1]
[Localité 5]
représenté par Me Fabienne MICHELET, avocat au barreau de RENNES

ET :

DEFENDERESSES :

S.A.R.L. PELATRE TP, immatriculée au RCS de RENNES sous le numéro 432 459 055 00013
[Adresse 9]
[Localité 8]

ayant pour avocat postulant Me Jérôme STEPHAN, avocat au barreau de RENNES et pour avocat plaidant Maître Juliette BARRE de la SCP NORMAND & ASSOCIES, avocats au barreau de PARIS,

CPAM D’ILLE ET VILAINE, pris en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège
[Adresse 7] [Localité 3]
[Localité 3]

représentée par Me Antoine DI PALMA, avocat au barreau de RENNES

EXPOSE DU LITIGE

Monsieur [N] a été embauché en contrat à durée indéterminée en 2010 par la société CISE TP en qualité de poseur canalisation.

Courant septembre 2018, dans le cadre d’un chantier sis à [Localité 10], il a été nécessaire d’utiliser une pelle mécanique pour creuser une tranchée. Il s’agissait en effet, selon le rapport de l’Inspection du travail, de “remplacer une ancienne canalisation d’eaux en fonte de diamètre 500 sur 1,65km, en aménageant à proximité une surface de roulement à l’aide d’une pelleteuse de 25 tonnes appartenant à l’entreprise PELATRE TP”.

Le 26 septembre 2018, alors qu’il travaillait sur ce chantier, [T] [N] a été victime d'un accident du travail, percuté par la pelle conduite par monsieur [D], salarié de la société PELATRE TP. Selon la déclaration d'accident, « lors d’une manoeuvre, le godet de la pelle a heurté la victime de dos, qui a été projetée par l'impact ».

Compte-tenu de la gravité de son état, monsieur [N] a été transporté en hélicoptère aux urgences du CHU de [Localité 3] où les soignants ont repéré une “fracture sacrée non déplacée de l’arc postérieur et du corps vertébral de L3 ainsi que du corps de S5"nécessitant une immobilisation prolongée. Il est resté à l'hôpital jusqu'au 15 octobre 2018 avant d'être transféré au pôle [11] pour poursuivre sa rééducation. Monsieur [N] a dû par la suite subir une intervention chirugicale le 5 septembre 2019 au regard de la dégradation de sa situation. Il conserve d'importantes séquelles.

La CPAM de [Localité 3] a reconnu le caractère professionnel de l'accident le 5 octobre 2018. La médecine du travail, le 22 mars 2021, a conclu à l'inaptitude au poste antérieur de poseur. Suivant notification du 11 octobre 2021, monsieur [N] a été licencié pour inaptitude.

La société CISE TP a diligenté une enquête en interne, qui a conclu à la mise hors de cause de monsieur [D], pour absence de faute, ce dernier ayant klaxonné avant la manoeuvre - conformément au protocole établi -, puis ayant vu les deux ouvriers - dont la victime - se déplacer par sa caméra de recul et n’ayant entamé la manoeuvre que parce qu’il existait un faux jour sur son écran, l’empêchant de voir que la victime et son collègue ne s’étaient pas suffisamment éloignés de la pelle.

C’est aussi ce à quoi à conclu l’Inspection du travail : “L’accident du travail de monsieur [N] est constitutif de l’ensemble des faits suivants :
La nécesssité d’effectuer une rotation de la pelleteuse pour récupérer de la terre avec son godet et d’élargir la piste. Le pelleteur, après avoir klaxonné pour prévenir les salariés, effectue une grande giration du bras et de la cabine du fait qu’il ne pouvait pas s’orienter côté bois avec la présence des arbres. La giration était donc plus longue, avec la présence du soleil, le bras articulé en position basse de la pelleteuse du fait de la présence des branches, réduisant ainsi le champ de vision et le faux jour dans la caméra constituent l’ensemble des paramètres qui ont provoqué l’accident du travail de monsieur [N] dans un environnement de travail où le risque de heurts avec l’engin avec été détecté par l’entreprise CISE TP. (...) Tous les paramètres énumérés ont été les facteurs déclencheurs dans une configuration de travail accidentogène du fait de l’absence d’organisation appropriée et définie au fur et à mesure du déroulement et de l’avancement du chantier”.

Le procureur de la République a proposé une mesure de composition pénale uniquement à la CISE TP, à l’exclusion de monsieur [D] ou encore de la société PELATRE TP.

Diverses procédures ont été diligentées par les demandeurs :

- contestation du taux d'incapacité permanente devant la commission médicale de recours amiable (CMRA), puis saisine du pôle social du tribunal judiciaire après que la CMRA a confirmé le taux fixé.

- plainte contre la société CISE TP, employeur d’[T] [N], et contre la société PELATRE TP. La société CISE a été convoquée en composition pénale mais a refusé la sanction proposée (dossier en attente de décision au Parquet). Dans le cadre de cette procédure au pénal, l’Inspection du travail a conclu à la responsabilité exclusive de la société CISE TP.

- saisine de la DIRRECTE

- saisine du pôle social du tribunal pour voir reconnaître la faute inexcusable de son l'employeur, la société CISE TP, avec assignation en intervention forcée de la société PELATRE TP “afin d’appel en garantie”. L’audience du pôle social aurait eu lieu le 8 septembre 2023.

- assignation de la société PELATRE TP et de la CPAM devant le tribunal judiciaire, le 4 décembre 2019. Les demandeurs ont sollicité du tribunal qu'il reconnaisse la reponsabilité de la SARL PELATRE TP dans le dommage causé à [T] [N], ordonne une expertise médicale et alloue des provisions à chaque demandeur. La défenderesse a sollicité le débouté.

Par conclusions du 22 février 2021, les demandeurs ont sollicité un sursis à statuer, dans l'attente de la procédure pénale ouverte à l'encontre de la SARL PELATRE TP. La société PELATRE TP, en défense, a conclu à l'irrecevabilité de la demande de sursis à statuer et à titre subsidiaire, au débouté.

La CPAM a demandé au tribunal de condamner la SARL PELATRE TP à lui verser la somme de 59 678, 61 € au titre de ses débours provisoires, outre une indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile (2 000€) et une somme au titre de l'indemnité forfaitaire (1 091€).

Par ordonnance du 17 décembre 2021, le juge de la mise en état a ordonné un sursis à statuer, considérant que “ la qualité de tiers de la SARL PELATRE TP ne peut être d'emblée écartée dès lors que l'employeur habituel d'un salarié conserve la qualité de commettant s'il ne prouve pas qu'il a transféré à autrui l'autorité qui fonde la responsabilité du commettant ou s'il subsiste à son profit un lien de dépendance. L'attestation de [P] [D] qui cite des personnes dont il aurait reçu des ordres sur le chantier dont s'agit sera nécessairement corroborrée ou infirmée par les intéressés, au cours de leur audition dans le cadre de l'enquête pénale diligentée par le parquet de Rennes ”.

Monsieur [N] a obtenu la copie des procès-verbaux en question.

La SARL PELATRE TP a pris des conclusions aux fins de reprise d'instance le 22 novembre 2022.

***

Par conclusions de reprise d'instance récapitulatives, signifiées par RPVA le 13 juin 2023, [T] [N], [G] [B] épouse [N], [I] [N], [K] [N] épouse [V] demandent au tribunal de :

DECLARER RECEVABLE ET BIEN-FONDE le recours de monsieur [T] [N], [G] [N], [K] [N], [I] [N]

JUGER que la responsabilité de la société PELATRE TP dans la survenance de l'accident est établie

En conséquence,

CONDAMNER la société PELATRE TP à indemniser les préjudices subis par [T] [N], [G] [N], [K] [N], [I] [N]

ORDONNER la mise en oeuvre d'une expertise médicale judiciaire de type Dintilhac afin d'évaluer les préjudices subis par [T] [N]

SURSEOIR à statuer sur l'indemnisation des préjucices de [T] [N] dans l'attente du dépôt du rapport

CONDAMNER la société PELATRE TP à régler les sommes suivantes au titre du préjudice d'affection et des troubles dans les conditions d'existence :
Pour Madame [G] [N] : 15 000 €
Pour Madame [K] [N] : 10 000 €
Pour Monsieur [I] [N] : 10 000 €

CONDAMNER la société PELATRE TP à régler à [T] [N] [G] [N], [U] [N], [I] [N], ensemble, la somme de 3 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

CONDAMNER la société PELATRE TP aux dépens

Par conclusions de reprise d'instance, signifiées par RPVA le 24 mai 2023, la SARL PELATRE TP demande au tribunal de :

Recevoir la société Pelatre TP en ses conclusions et l’y dire bien fondée ;

- Juger que Monsieur [T] [N] est irrecevable et infondé en ses demandes formées à l’encontre de la société Pelatre TP et l’en débouter ;

- Juger que la caisse primaire d’assurance maladie d’Ille et Vilaine ne dispose par voie de conséquence d’aucune action subrogatoire à l’encontre de la société Pelatre TP et la débouter de ses demandes ;

- Juger que les demandes de Madame [G] [B] épouse [N], Madame [K] [N] et Monsieur [I] [N] ne sont pas fondées et les en débouter ;

- Condamner d’une part la caisse primaire d’assurance maladie d’Ille et Vilaine à régler à la société Pelatre TP la somme de 1.000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, d’autre part in solidum Monsieur [T] [N], Madame [G] [B] épouse [N], Madame [K] [N] et Monsieur [I] [N], à régler à la société Pelatre TP la somme de 2.000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile,

- Condamner Monsieur [T] [N], Madame [G] [B] épouse [N], Madame [K] [N] et Monsieur [I] [N], aux dépens.

Par conclusions de reprise d'instance signifiées par RPVA le 13 mars 2023, la CPAM demande au tribunal de :

Voir déclarer la SARL PELATRE TP entièrement responsable de l’accident dont a été victime Monsieur [T] [N] le 26 septembre 2018.

En conséquence,

S’entendre condamner la SARL PELATRE TP à verser à la CPAM d’Ille-et-Vilaine la somme de 59 678, 61 €, montant total de ses débours provisoires, susceptible de réévaluation, ladite somme avec intérêts de droit à compter du jugement à intervenir, jusqu’à parfait paiement et capitalisation des intérêts.

Décerner acte à la CPAM d’Ille et Vilaine de ce qu’elle n’a aucun moyen opposant à la demande d’expertise et de ce qu’elle chiffrera ses débours définitifs à l’issue du dépôt du rapport d’expertise.

S’entendre condamner la SARL PELATRE TP à verser à la CPAM d’Ille-et-Vilaine la somme de 2 500€ sur le fondement de l’article 700 du Code de procédure civile.

S’entendre condamner la même à verser à l’Organisme social la somme de 1162 € au titre de l’indemnité forfaitaire de gestion.

S’entendre condamner la même sous la même solidarité aux entiers dépens dont distraction au profit de Maître Antoine DI PALMA, Avocat aux offres de droit.

Voir ordonner l’exécution provisoire.

***

Le juge de la mise en état ordonné la clôture des débats le 28 septembre 2023.

L'affaire a été renvoyée à l'audience de plaidoiries du 7 novembre 2023, date à laquelle elle a été mise en délibéré au 23 janvier 2024, puis prorogé au 8 mars 2024 date du présent jugement.

***

MOTIFS

A titre liminaire, il convient de rappeler qu’[T] [N] a été victime d’un accident du travail le 26 septembre 2018, dont il est résulté un dommage important.

Dans la mesure où il souhaite engager la responsabilité de l’employeur de monsieur [D], auteur direct du dommage comme conducteur de la pelle qui l’a heurté, il y a lieu de statuer sur la responsabilité du-dit employeur avant, éventuellement, de se prononcer sur l’étendue des dommages et sur les sommes à allouer au titre de l’indemnisation d’[T] [N], victime directe, et des membres de sa famille, victimes indirectes.

I- Sur la recevabilité de l’action d’[T] [N]

[T] [N] indique que la faute à l’origine de son dommage est imputable non seulement à son propre employeur, la société CISE TP, contre qui il agit en reconnaissance de la faute inexcusable devant le pôle social du tribunal judiciaire de Rennes, mais également à l’employeur de monsieur [D], la société PELATRE TP, en sa qualité de commettant de l’auteur du dommage. Faisant référence à l’article 454-1 du code de la sécurité sociale, il s’estime fondé à solliciter de PELATRE TP la réparation de son dommage sur le fondement de l’article 1242 al 5 du code civil qui prévoit la responsabilité du commettant du fait de son préposé.

A l’appui de sa demande, il produit un arrêt de la Cour de cassation qui, dans le cadre similaire d’un accident du travail, fonde la recevabilité de la demande en réparation en vertu du droit commun de la responsabilité civile sur la qualité de tiers de l’auteur du dommage à l’égard de la victime. Monsieur [N] en déduit que si le lien de subordination entre le salarié de l’entreprise tierce ([P] [D], pour PELATRE TP) et l’entreprise d’accueil (CISE TP) n’est pas établi, alors PETATRE TP est “tiers responsable” et le droit commun de la responsabilité civile s’applique.

Pour démontrer que [P] [D] était bien préposé de PELATRE TP (et donc que son propre employeur, CISE TP, n’était pas le commettant de l’auteur du dommage), il indique que monsieur [D] recevait ses instructions de PELATRE TP et non de CISE TP. A l’appui de ses dires, il invoque les documents remis aux gendarmes au cours de l’enquête.

Notamment, il cite le contrat cadre, conclu entre CISE TP et PELATRE TP, qui prévoit que “le personnel du prestataire affecté à la réalisation de travaux et services reste en tout état de cause sous le lien de subordination exclusif du prestataire qui assure l’autorité hiérarchique ainsi que le pouvoir de direction et de contrôle, la gestion administrative, comptable et sociale de son personnel et ne peut en aucun cas être considéré comme des salariés de l’entreprise”.

S’ajoutent au contrat cadre le “PPSPS” (plan particulier de sécurité et de protection de la santé), qui évoque la qualité de “sous-traitante” de PELATRE TP, et le “plan de prévention” établi par les deux sociétés pour ce chantier. A ce sujet, [T] [N] souligne que les articles R 4511-7 et R 4511-6 du code du travail prévoient une coordination nécessaire pour “prévenir les risques liés à l’interférence entre les activités, les installations et matériels des différentes entreprises présentes sur un même lieu de travail”, et que “chaque chef d’entreprise est responsable de l’application des mesures de prévention nécessaires à la protection des travailleurs qu’il emploie”. Il en déduit que l’existence-même de ce plan de prévention vient confirmer la co-existence de deux activités indépendantes sur le chantier, ce qui exclut que CISE TP soit devenu le commettant de monsieur [D].

Dans ces conditions, [T] [N] estime que PELATRE TP et CISE TP avaient bien convenu que l’activité de PELATRE TP était assimilable à une activité sous-traitante, les employés de cette société restant sous la subordination de leur employeur. Il en déduit qu’il est fondé à agir contre PELATRE TP, tiers, commettant de [P] [D], auteur du dommage.

Par ailleurs, [T] [N] fait valoir que si devant les enquêteurs, monsieur [D] a indiqué avoir reçu une mission précise, commandée par CISE TP, s’agissant de “faire une tranchée” et de “préparer la piste pour mettre la grosse pelle hydraulique de 26 tonnes”, il n’a reçu aucune instruction relative à la façon dont il devait procéder : “je suis employé au sein de l’entreprise PELATRE TP de [Localité 8] comme chauffeur d’engin. Cette entreprise était prestataire de service pour réaliser le changement de canalisation au profit de la collectivité du bassin rennais. Pour ce chantier précis, j’étais employé pour faire une tranchée et pour préparer la piste pour mettre la grosse pelle hydraulique de 26 tonnes”. A ce titre, [T] [N] fait valoir que les instructions évoquées étaient aussi “générales” que pour n’importe quelle autre entreprise extérieure intervenant sur le chantier. Il affirme que l’attestation et les déclarations de [P] [D] ne viennent pas démontrer un lien de subordination entre le conducteur de la pelle et CISE TP mais seulement que CISE TP, en charge du chantier, donnait des consignes de sécurité à toute entreprise intervenant sur les lieux des travaux.

Répondant en outre aux écritures de la société PELATRE TP tendant à faire valoir la nécessité de distinguer les activités de location des activités du contrat d’entreprise, le demandeur rappelle que l’article 9 du contrat cadre évoque “tous les travaux et services”, dont la location d’ouvrage, sans distinguer les activités.

Il ajoute que dans le PPSPS rédigé par PELATRE TP après l’accident et transmis à l’Inspection du travail comporte la mention “sous-traitant”, qu’elle ne saurait démentir par simple opportunité.

Enfin et s’agissant du plan de prévention dont la société PELATRE TP dit qu’il n’en est pas un au sens du code du travail, le demandeur réaffirme que l’intitulé du document en revèle bien le contenu.

Dans ces conditions, [T] [N] affirme que les sociétés CISE TP et PELATRE TP ont été liées par un contrat de sous-traitance, impliquant que chaque entreprise reste responsable de ses employés, qui lui demeurent subordonnés. Estimant alors qu’à défaut de transfert du lien de subordination, [P] [D] est bien resté préposé de PELATRE TP, il affirme être fondé à demander réparation de son préjudice à cette dernière selon les dispositions de droit commun de la responsabilité civile puisque PELATRE TP est alors “tiers responsable”.

La CPAM estime que la responsabilité de la société PELATRE TP est engagée sur plusieurs fondements.

Ainsi, outre la qualité de commettant qui engagerait sa responsabilité du fait de son préposé sur le fondement de l’article 1242 al 5 du code civil, elle indique que PELATRE TP est auteur elle-même d’une faute au sens de l’article 1240 du code civil. En effet, relevant que le “plan de prévention” exigé par le code du travail n’a pas été, ni l’inspection commune réalisée alors même que selon la CPAM, l’intervention concommittante de deux entreprises aurait dû conduire au respect de ces formalités. Ainsi, “l’absence de mesures supplémentaires de sécurité, nécessaires à la prévention des risques d’accidents sur le chantier, constitue une faute de nature à engager la responsabilité de la société PELATRE TP”.

En défense, la société PELATRE TP conteste le droit de monsieur [N] à agir contre elle en réparation, expliquant que :
- elle n’est pas tiers au sens de l’article 454-1 du code de la sécurité sociale,
- elle n’est pas titulaire d’un marché de terrassement mais d’un contrat de louage,
- elle n’a pas la qualité de sous-traitant.

Reprenant les dispositions de l’article 454-1 du code de la sécurité sociale, PELATRE TP rappelle tout d’abord que les accidents du travail sont régis par les dispositions du code de la sécurité sociale et qu’aucune action en réparation des accidents et maladie mentionnés par ledit code ne peut être exercée conformément au droit commun, par la victime ou ses ayants-droits. Elle concède que des exceptions existent quant à ce principe, notamment lorsque la lésion de l’assuré social est imputable à une personne autre que l’employeur ou ses préposés. Dès lors donc que le dommage est imputable à un tiers, l’action en responsabilité civile de droit commun est ouverte à la victime pour obtenir réparation des préjudices non couverts par la sécurité sociale.

La SARL PELATRE conteste sa qualité de tiers (et donc de commettant de [P] [D]), indiquant qu’elle a transféré son autorité à CISE TP via le contrat de louage de pelle avec conducteur. Elle ajoute que [P] [D] a pris ses instructions de CISE TP, qu’il n’existe donc pas de lien de dépendance subsistant entre elle et son employé. Par conséquent, elle ne serait pas tiers, pas commettant, pas responsable.

Afin de démontrer qu’elle n’est pas “tiers” au sens de l’article 454-1 du code de la sécurité sociale, la société PELATRE TP précise que le contrat conclu entre CISE TP et PELATRE TP est un contrat de louage et non un contrat de terrassement ou de sous-traitance. Elle indique qu’elle avait simplement loué une pelle avec chauffeur à la société CISE TP et que monsieur [D] devait se conformer aux instructions de cette société.

Produisant à l’appui de ses dires les bons de commande et la facture - qui ne comportent aucune indication sur la nature des travaux à exécuter - , elle conteste la qualité de sous-traitant, revendique la qualité de prestataire d’une location de matériel avec chauffeur et rejette la qualification de “tiers” qui lui est attribuée par les demandeurs. Elle ajoute que [P] [D] vient préciser dans son attestation qu’il prenait ses instructions de CISE TP, locataire de la pelle avec chauffeur, et que les contestations des demandeurs, relatives à cette attestation, sont infondées.

La défenderesse indique n’avoir jamais signé de contrat avec le maître d’ouvrage. Elle ajoute que les demandeurs ne rapportent pas la preuve que le chantier impliquait l’intervention de plusieurs entreprises de manière concomittante. Il n’existe donc, selon elle, pas de contrat de terrassement. Or, en l’absence d’un tel contrat de terrassement, elle ne peut être considérée comme ayant signé un contrat d’entreprise, avec des travaux à réaliser.

De même, elle dément toute qualité de “sous-traitant”, affirmant que le contrat n’emportait aucun travail à réaliser. Elle produit à l’appui de son argumentation un arrêt de la Cour de cassation qui enjoint aux juges de redonner au contrat son exacte qualification, en vérifiant si la société qualifiée de “sous-traitant” avait réellement des travaux à réaliser ou si la prestation consistait seulement en une location de matériel avec mise à disposition de personnel. En l’espèce, la société PELATRE TP, loin de reconnaître une éventuelle qualité de “sous-traitant”, indique au contraire qu’elle n’était que prestataire dans un contrat de location de matériel avec mise à disposition de personnel puisque nulle part n’apparaît que CISE TP lui avait confié des travaux à réaliser.

Poursuivant, la société PELATRE TP explique que le contrat cadre conclu entre elle-même et la CISE TP, qui n’est pas exclusif d’un contrat de louage. Elle indique que le contrat cadre distingue les cas où la société PELATRE TP intervient au titre d’un contrat d’entreprise (avec travaux à réaliser) et ceux où elle intervient comme locatier. Elle ajoute que les dispositions dont se prévalent les demandeurs ont exclusivement pour objet d’exclure la qualification de prêt de main d’oeuvre, régie par un autre texte. Cette clause de maintien de la responsabilité du prestataire , qui reste garant du matériel et du personnel mis à disposition, serait “indifférente”, selon la défenderesse.

Elle ajoute que le PPSP évoqué par les demandeurs n’existe pas pour le chantier concerné.

Enfin, s’agissant du “plan de prévention”, la défenderesse fait valoir que son existence n’implique pas que les sociétés CISE TP et PELATRE TP n’étaient pas liées par un contrat de louage. Selon la défenderesse, le document en question, “très généraliste”, se contente de lister des pièces dont la société PELATRE TP devait disposer (carte professionnelle, formation amiante, carnet de maintenance du matériel), et de rappeler les règles en terme de circulation, ou en matière environnementale. Dès lors, selon PELATRE TP, il ne constitue pas un “plan de prévention” au sens de l’article R4512-6 du code du travail, qui prévoit en outre que les deux sociétés doivent prévoir une “inspection commune préalable” du chantier afin “d’analyser les risques induits par la co-activité et de coordonner les interventions des différentes sociétés”. Elle souligne que les sociétés PELATRE TP et CISE TP n’ont pas réalisé d’inspection commune préalable précisément parce qu’un simple contrat de louage de pelle avec chauffeur ne nécessite pas la rédaction d’un tel “plan de prévention” dans la mesure où dans cette hypothèse, aucun travail en commun n’est prévu, ni aucune intervention concomitante.

La société PELATRE TP soutient donc être liée par un contrat de louage à la société CISE TP, employeur d’[T] [N], et par voie de conséquence, qu’elle ne peut être considérée comme “tiers” puisque le contrat de louage avec chauffeur emporte le transfert du lien de préposition au locataire et fait de [P] [D] le “préposé occasionnel” de l’employeur de la victime du dommage (CISE TP). D’où il s’en suit que, selon la défenderesse, elle ne peut voir sa responsabilité engagée par monsieur [N] au titre du droit commun de la responsabilité civile.

Elle ajoute, pour répondre au moyen commun à la SARL CISE TP et à la CPAM, que le contrat de louage emporte également transfert de la garde de la chose (la pelle) au locataire, soit à CISE TP, ce qui interdit au demandeur d’agir contre elle en tant que gardienne de la chose à l’origine du dommage.

Enfin, et toujours en réponse aux conclusions de la CPAM, la société PELATRE TP ajoute que le contrat de louage n’est pas soumis aux dispositions de l’article R4512-2 du code du travail qui prévoit la rédaction d’un plan de prévention. Dans ces conditions, sa responsabilité pour faute sur le fondement de l’article 1240 du code civil ne peut être recherchée du fait qu’il n’existe pas de véritable plan de prévention.

C’est d’ailleurs en ce sens que le procureur de la République a tranché, rappelle-t-elle, en désignant CISE TP comme exclusivement responsable du préjudice, laquelle société a d’ailleurs redéfini son mode opératoire pour l’avenir, reconnaissant ainsi sa responsabilité.

Au regard de ces éléments, la société PELATRE TP conclut au débouté des demandeurs de leurs prétentions indemnitaires.

Sur ce :

L’article L 454-1 du code de la sécurité sociale dispose que “si la lésion dont est atteint l’assuré social est imputable à une personne autre que l’employeur ou ses préposés, la victime ou ses ayants droits conserve contre l’auteur de l’accident le droit de demander la réparation du préjudice causé, conformément aux règles de droit commun, dans la mesure où ce préjudice n’est pas réparé par application du présent livre”.

Il en résulte que si [P] [D], auteur du dommage, n’est ni son employeur, ni le préposé de son employeur (CISE TP en l’espèce), [T] [N] est alors fondé à agir contre l’employeur de cette personne en sa qualité de commettant, selon le droit commun de la responsabilité civile. Il appartient donc au tribunal de déterminer, selon les éléments communiqués par les parties, qui était le commettant de [P] [D] afin de vérifier si celui-ci était le préposé de PELATRE TP au moment des faits, auquel cas, PELATRE TP, “tiers” commettant, serait alors potentiellement redevable de la réparation du dommage causé à [T] [N] par son préposé, sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile.

En l’espèce, il n’est pas contesté que l’employeur d’[T] [N] est CISE TP, contre laquelle ce dernier ne peut agir que selon les dispositions du code de la sécurité sociale, à l’exclusion du droit commun de la responsabilité civile.

La question demeure de savoir si [P] [D], auteur direct du dommage, est le préposé de CISE TP ou celui de PELATRE TP. S’il est préposé de CISE TP, la victime ne peut agir selon le droit commun de la responsabilité civile, alors que s’il est préposé de PELATRE TP, il est fondé à invoquer la responsabilité du commettant du fait de son préposé. En d’autres termes, [T] [N] n’est fondé à demander réparation à PELATRE TP sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile que si [P] [D] est le préposé de celle-ci.

Le juge de la mise en état a rappelé dans son ordonnance du 17 décembre 2021 que « l'employeur habituel d'un salarié conserve la qualité de commettant s'il ne prouve pas qu'il a transféré à autrui l'autorité qui fonde la responsabilité du commettant ou s'il subsiste à son profit un lien de dépendance. L'attestation de [P] [D] qui cite des personnes dont il aurait reçu des ordres sur le chantier dont s'agit sera nécessairement corroborrée ou infirmée par les intéressés, au cours de leur audition dans le cadre de l'enquête pénale diligentée par le parquet de Rennes ».

L’attestation de [P] [D] est rédigée ainsi : “(...) Je suis intervenu sur le chantier de la CISE TP sous les ordres du chef de chantier de la CISE, monsieur [X] [A] (non présent ce jour-là) et du chef d’équipe de la CISE, monsieur [M] [F]. J’ai respecté le plan de sécurité de la CISE et suivi leurs ordres. J’étais en train de travailler selon les directives de la CISE”. Le même [P] [D] ne dit rien de différent dans son audition par la gendarmerie en date du 15 janvier 2019 “ Le jour de cet accident, j’ai bien pris connaissance des mesures de sécurité par M. [F] (de la CISE TP), juste avant de commencer le chantier. J’ai scrupuleusement respecté ces mesures de sécurité”, ou dans sa deuxième audition du 12 décembre 2021, au sujet du “briefing sécurité” : “oui, c’est souvent [X] qui le faisait. [X], c’est le chef de chantier. Le jour des faits, le chef d’équipe (monsieur [F], de la CISE TP) a bien fait son briefing sécurité, comme tous les jours”.

L’enquête pénale ne permet pas de retirer davantage d’éléments relatifs à cette attestation dans la mesure où ni monsieur [A], ni monsieur [F], respectivement chef de chantier et chef d’équipe le jour de l’accident, n’ont été entendus. Pour autant, il est à noter que contrairement aux affirmations des demandeurs, [P] [D] ne se contredit pas dans son audition par la gendarmerie. A chaque fois qu’il est entendu (et cela est vrai également de son audition par l’Inspection du travail), il indique que la sécurité relevait de la société CISE TP, auprès de qui il prenait ses instructions. Notamment, dans son audition du 15 janvier 2019, il indique “pour ce chantier précis, j’étais employé pour faire une tranchée et pour préparer la piste pour mettre la grosse pelle hydraulique de 26 tonnes”. Dans son audition du 12 décembre 2021, il précise “j’étais en nettoyage de piste pour qu’elle soit bien droite”. Monsieur [F] (pour la CISE TP), entendu par l’Inspection du travail a également confirmé qu’il a procédé auprès du personnel de la CISE TP et des intervenants extérieurs à un accueil relatif à la sécurité du chantier (produit en annexe du rapport de l’Inspection du travail), ainsi qu’à un “briefing sécurité” quotidien. D’où il s’en suit que c’est bien la CISE TP, auprès de qui monsier [D] prenait ses instructions, qui assurait sa sécurité sur le chantier.

Par ailleurs, les consorts [N] ne rapportent pas la preuve qu’il existait un contrat d’entreprise (contrat de terrassement en l’espèce) entre le maître de l’ouvrage et la SARL PELATRE, ni même d’un contrat de sous-traitance entre CISE TP et PELATRE TP.

En effet, pour commencer, en l’absence d’instructions relatives aux travaux à réaliser pour la collectivité du bassin rennais, il y a lieu de considérer que le bénéficiaire de la prestation de PELATRE TP était bien la SARL CISE TP et non le maître de l’ouvrage. En l’espèce, aucune des pièces fournies ne vient attester de l’existence d’un contrat de terrassement entre le maître de l’ouvrage et la SARL PELATRE TP. A défaut d’un tel contrat, c’est bien la société CISE TP qui a été bénéficiaire de la prestation de PELATRE TP.

Ensuite, les demandeurs ne rapportent pas la preuve que le contrat passé entre la SARL PELATRE TP et la SARL CISE TP est un contrat de sous-traitance. La sous-traitance et les prestations de service sont deux types de contrats différents : le contrat de sous-traitance est conclu entre une entreprise principale (donneur d'ordre) et une entreprise sous-traitante, pour la réalisation d'une tâche à destination du client final (maître d'ouvrage), alors que contrat de prestation de service, aussi appelé contrat de louage d'ouvrage, est conclu entre une entreprise et un prestataire pour la réalisation d'une tâche dont le destinataire final est l'entreprise (ici la société CISE TP). Le contrat de sous-traitance est un contrat d’entreprise, c’est-à-dire un contrat qui oblige à un travail non subordonné, qui ne donne donc pas droit à un salaire mais à une rémunération qui prend la forme d’un prix fixé par avance. Autrement dit, cela implique une relation d’indépendance, technique et organisationnelle de l’entreprise sous-traitante, qui doit avoir son propre matériel et sa propre autonomie, notamment en matière d’encadrement. En l’espèce, la facture produite par la défenderesse, en date du 18 septembre 2018, mentionne la “location tracto pelle + chauffeur”, de même que les bons de commande ne mentionnent que la marque et le type du véhicule : “Pelle Volvo 235". Aucune instruction n’est donnée par la CISE TP à PELATRE TP quant à la réalisation de travaux. En revanche, les membres de la SARL CISE TP ont donné des instructions à [P] [D] et l’encadrement était assuré par le personnel de la CISE TP. Il en résulte que la SARL PELATRE TP ne peut être considérée comme sous-traitante de CISE TP.

L’attestation de [P] [D] va bien dans ce sens, puisqu’il indique avoir reçu une mission précise, commandée par CISE TP, s’agissant de “faire une tranchée” et de “préparer la piste pour mettre la grosse pelle hydraulique de 26 tonnes”. A l’inverse des demandeurs, il n’y a donc pas lieu de remettre en question les déclarations du conducteur de la pelleteuse, au demeurant corroborées par les documents produits (bons de commande, facture). Dans ces conditions, c’est bien la société CISE TP qui a donné ses instructions à monsieur [D], qui était devenu son préposé.

A cela s’ajoute que le moyen selon lequel la SARL PELATRE TP serait “sous-traitante” parce que c’est ainsi qu’elle est dénommée sur le PPSPS est inopérant en ce que la Cour de cassation fait obligation aux juges du fond de restituer au contrat son exacte qualification. Il en résulte que, même si les parties évoquent de la “sous-traitance”, le juge n’est pas tenu par ce terme à défaut d’instructions données par l’ “Entreprise” au “Prestataire” pour la réalisation de travaux. Il appartient aux juges du fond de vérifier la nature des tâches sollicitées du prestataire pour savoir si le contrat relevait de la sous-traitance ou non. Les tâches sous-traitées sont liées à l'activité de construction alors que dans le cadre de prestation de service, les tâches réalisées ne sont pas des activités de construction, et les prestataires ne sont pas des acteurs de l'acte de construire. En effet, le statut de sous-traitant ne peut être donné qu’à des entreprises réalisant et engageant leur responsabilité de constructeur sur une partie de l’ouvrage final. En l’espèce, la location de la pelle avec chauffeur, qui avait pour but la réalisation d’une tranchée et d’un espace de roulement pour permettre le changement de la canalisation, ne répond pas aux critères de la sous-traitance, la tranchée ne relevant pas de l’acte de construire.

S’agissant du contrat cadre prestations, la demanderesse note que selon ce document, “le personnel du prestataire affecté à la réalisation des travaux et services reste en tout état de cause sous le lien de subordination exclusif du prestataire qui assure l’autorité hiérarchique ainsi que le pouvoir de direction et de contrôle, la gestion administrative, comptable et sociale de son personnel et ne peut en aucun cas être considéré comme des salariés de l’Entreprise”, il est important de rappeler que ce paragraphe continue ainsi : “le personnel du Prestataire continuera à bénéficier de l’ensemble des droits et sera soumis aux obligations résultant de son contrat de travail avec le Prestataire. L’Entreprise n’adressera pas ses éventuelles observations disciplinaires directement au personnel du Prestataire travaillant dans ses locaux mais à son interlocuteur désigné (...)”. Au regard de ces éléments, il est permis de considérer que ce paragraphe inséré dans le contrat cadre prestations est destiné à rappeler que le contrat passé entre l’Entreprise et le Prestataire n’a pas vocation à faire des employés du Prestataire les employés de l’Entreprise : le contrat de travail entre le Prestataire et ses employés ne disparaissant pas en cas de contrat de location de matériel avec chauffeur. Dans le cas d’espèce et sans même avoir à considérer l’existence ou non d’un transfert du lien de préposition, le contrat de louage de tracto-pelle avec chauffeur n’emportait pas que les droits de [P] [D] issus de son contrat de travail chez PELATRE TP avaient été modifiés par la signature d’un contrat de louage. Au contraire, avec la défenderesse, il y a lieu de constater que cette clause visait à clarifier le contrat passé, et à exclure la qualification de contrat de prêt de main d’oeuvre, non régi par les mêmes textes. Ainsi, la présence de cette clause au contrat cadre prestations ne vient aucunement démontrer que la société PELATRE TP est restée commettante de [P] [D], seulement qu’elle était toujours tenue de lui assurer le respect de ses droits d’employé et de s’assurer de sa sécurité.

Au sujet encore du contrat cadre prestations, il est également important de souligner qu’il existe bien une distinction entre les activités d’entreprise et les activités de louage. La combinaison des bons de commandes et facture avec le contrat cadre permet de considérer qu’en l’espèce, il s’agissait bien, pour la SARL PELATRE TP, de fournir une pelleteuse avec chauffeur et non de réaliser des travaux pour la CISE TP. L’objet du contrat est différent et n’implique pas les mêmes effets puisqu’en cas de location de matériel avec chauffeur, le lien de subordination est transféré de l’entreprise prestataire vers l’entreprise bénéficiaire, faisant, en l’espèce, de monsieur [D], le préposé de la CISE TP.

En ce qui concerne le “PPSP”, il y a lieu de relever que seul un “plan particulier de sécurité et de protection de la santé” a été produit, rédigé après les faits par la société PELATRE TP. Comme évoqué précédemment, la mention “sous-traitant” ne vient pas qualifier la nature des relations entre les deux entreprises : à défaut de démontrer que des instructions quant à la réalisation de travaux relevant de l’acte de construire ont été données par CISE TP à PELATRE TP, c’est bien un contrat de location de matériel avec chauffeur qui liait les parties, et non un contrat de sous-traitance.

S’agissant du “plan de prévention”, il ressort des pièces fournies qu’il a bien été établi préalablement au chantier, avec effet entre le 1er janvier 2018 et le 31 janvier 2019. Il est à noter, avec la défenderesse, que ce document est généraliste et comporte les mentions relatives aux documents à détenir sur le chantier, outre une évaluation des risques et consignes générales de sécurité. Monsieur [Z], directeur de la CISE TP a d’ailleurs précisé, à propos dudit plan de prévention : “il est normal que l’organisation des taches et des moyens devant être mis en oeuvre n’apparaissent pas car il s’agit d’un plan annuel”, soulignant le caractère général dudit plan.

Sur ce “plan de prévention”, la partie “inspection commune préalable” n’est pas remplie, ce qui vient corroborer les dires de la société PELATRE TP, tendant à établir que le contrat était un simple contrat de louage, n’entraînant pas pour les co-contractante la réalisation d’un plan de prévention destiné à réduire les risques liés à l’action concommittante des deux entreprises. En effet, à partir du moment où le contrat était un contrat de louage et non un contrat d’entreprise avec travaux à réaliser, une telle visite n’était pas indispensable pour coordonner la sécurité et préserver la sécurité des ouvriers présents sur le chantier. L’article R4511-7 du code du travail le rappelle : “La coordination générale des mesures de prévention a pour objet de prévenir les risques liés à l’interférence entre les activités, les installations et matériels des différentes entreprises présentes sur un même lieu de travail”. L’article R 4152-2 ajoute “Il est procédé, préalablement à l’exécution de l’opération réalisée par une entreprise extérieure, à une inspection commune des lieux de travail, des installations qui s’y trouvent et des matériels éventuellement mise à disposition des entreprises extérieures”. Ainsi, puisque le contrat était un contrat de louage, une telle coordination n’était pas nécessaire. A cet égard, il n’est pas anodin de souligner que l’Inspection du travail ne relève pas à l’encontre de l’entreprise CISE TP ce manquement. Il y a lieu d’en déduire qu’elle n’a pas considéré qu’il s’agissait d’un contrat d’entreprise ou d’un contrat de sous-traitance, qui auraient impliqué une intervention concomittante de deux entreprises, créant un risque qu’il aurait alors fallu encadrer via une visite commune préalable. En l’espèce, l’absence de visite s’explique par le fait qu’il s’agissait d’un contrat de louage et non d’un contrat d’entreprise ou de sous-traitance.

A défaut de démontrer l’existence d’un contrat entre le maître de l’ouvrage (Collectivité du bassin rennais) et la SARL PELATRE TP ou encore d’un contrat de sous-traitance entre la SARL PELATRE TP et la SARL CISE TP, contrats qui auraient, l’un comme l’autre, emporté le maintien du lien de préposition entre [P] [D] et la SARL PELATRE TP, les demandeurs ne sont pas fondés à solliciter la réparation de leurs préjudices sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile et de la responsabilité du commettant du fait de son préposé. En effet, la SARL PELATRE ne peut être considérée comme “tiers” au sens du code de la sécurité sociale et seule la société CISE TP, “commettant” de [P] [D] au regard du transfert de lien de préposition opéré via le contrat de louage de pelle avec chauffeur, peut voir sa responsabilité engagée, devant le pôle social, puisque [T] [N] était employé par cette dernière.

D’où il s’en suit que les consorts [N] ne sont pas recevables à agir contre la SARL PELATRE TP en qualité de commettant.

Par ailleurs, le fait que le contrat liant CISE TP et PELATRE TP soit un contrat de location de matériel avec chauffeur emporte transfert de la garde de la chose, de sorte qu’il n’est pas possible de considérer que la SARL PELATRE TP est responsable civilement en tant que gardien de la pelle. La jurisprudence est constante sur ce point.

Enfin, le contrat de location n’est pas soumis à l’article 4512-2 du code du travail qui prévoit l’obligation d’une inspection commune lorsqu’une entreprise extérieure réalise une opération dans un établissement. En effet, alors que cette obligation s’applique en cas de contrat d’entreprise ou de contrat de sous-traitance, tel n’est pas le cas du contrat de location, lequel n’emporte pas le risque lié à la concommittance de l’intervention de deux entreprises différentes sur le même chantier. En tant que “loueur”, PELATRE TP n’a pas la qualité d’ “entreprise extérieure” au sens dudit texte et n’est pas soumise à cette obligation. Il en résulte que les demandeurs ne peuvent agir contre ladite société au titre de l’article 1240 du code civil et de la responsabilité civile de droit commun.

Dans ces conditions et dans la mesure où c’est bien un contrat de location qui liait la SARL CISE TP à la SARL PELATRE TP, il y a lieu de considérer que, d’une part, la garde de la chose a été transférée à CISE TP et en outre, que les dispositions relatives à la sécurité sur le chantier et notamment l’article R4512-2 du code du travail n’avaient pas à être appliquées. Dès lors, aucune faute ne peut être relevée sur ce fondement à l’encontre de la SARL PELATRE TP.

Ainsi, la responsabilité de la SARL PELATRE TP ne peut être engagée ni sur le fondement de la responsabilité du commettant du fait de son préposé, ni sur le fondement de la responsabilité du fait des choses, ni sur le fondement de la responsabilité pour faute.

Par conséquent, les consorts [N], victimes directe et indirectes seront déboutés de leurs demandes.

II- Sur les demandes de la CPAM

La Caisse primaire d’assurance maladie d’Ille-et-Vilaine demande au tribunal de condamner la SARL PELATRE TP à lui régler la somme de 59 678.61€ au titre de ses débours provisoires, outre une indemnité de 2 000€ sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

La défenderesse sollicite le débouté des demandes formulées, notant que le recours exercé par la caisse est un recours subrogatoire. La Caisse est subrogée dans les droits de la victime. A partir du moment où la victime n’a pas de droit à l’encontre de la société PELATRE TP, la Caisse ne peut être subrogée dans ses droits.

L’article L 454-1 du code de la sécurité sociale prévoit un recours subrogatoire des Caisses primaires d’assurance maladie lorsqu’elles sont versé à la victime ou à ses ayants droits les prestations et indemnités prévues en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle.

En l’espèce, dans la mesure où les demandeurs ne sont pas fondés à agir contre la SARL PELATRE TP, la CPAM ne peut voir ses demandes accordées, ne disposant, de fait d’aucune action subrogatoire à l’encontre de la SARL PELATRE TP, mise hors de cause.

Dans ces conditions, la CPAM sera déboutée de ses demandes.

III- Sur les demandes annexes

Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, “la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie”.

[T] [N], [G] [B] épouse [N], [I] [N], [K] [N] épouse [V] , succombant à l’instance, en supporteront par conséquent les dépens.

L’article 700 du code de procédure civile dispose“Le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer :
1° A l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;
2° Et, le cas échéant, à l'avocat du bénéficiaire de l'aide juridictionnelle partielle ou totale une somme au titre des honoraires et frais, non compris dans les dépens, que le bénéficiaire de l'aide aurait exposés s'il n'avait pas eu cette aide. Dans ce cas, il est procédé comme il est dit aux alinéas 3 et 4 de l'article 37 de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991.
Dans tous les cas, le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à ces condamnations. Néanmoins, s'il alloue une somme au titre du 2° du présent article, celle-ci ne peut être inférieure à la part contributive de l'État”.

Sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, les demandeurs sollicitent la somme de 3 000€. Sur le même fondement, la CPAM sollicite la condamnation de la SARL PELATRE TP à lui verser la somme de 2 500 €.

En défense, la SARL PELATRE sollicite le débouté des demandeurs et de la CPAM s’agissant des demandes relatives aux frais irrépétibles et la condamnation des consorts [N] à lui verser 2000 € et de la CPAM à lui verser 1 000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.

En l’espèce, l’équité commande de condamner les demandeurs, in solidum, à verser à la SARL PELATRE la somme de 2000 € et la CPAM à verser 1000 € à la SARL PELATRE.

Enfin, l’article 514 du Code de procédure civile prévoit que “les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n'en dispose autrement”

Il n’y a pas lieu de déroger à cette disposition.

PAR CES MOTIFS

Par jugement contradictoire rendu en premier ressort et par mise à disposition eu greffe

DEBOUTE [T] [N], [G] [B] épouse [N], [I] [N], [K] [N] épouse [V] de l’intégralité de leurs demandes ;

DEBOUTE la CPAM de ses demandes ;

CONDAMNE [T] [N], [G] [B] épouse [N], [I] [N], [K] [N] épouse [V] aux dépens ;

CONDAMNE [T] [N], [G] [B] épouse [N], [I] [N], [K] [N] épouse [V], in solidum à verser 2 000 € à la SARL PELATRE TP au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

CONDAMNE la CPAM à verser la somme de 1000 € à la SARL PELATRE TP au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

DIT que le jugement sera commun à la SARL CISE TP ;

ORDONNE l’exécution provisoire ;

La Directrice des services La Présidente
de greffe judiciaire


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Rennes
Formation : 2ème chambre civile
Numéro d'arrêt : 19/07538
Date de la décision : 08/03/2024
Sens de l'arrêt : Déboute le ou les demandeurs de l'ensemble de leurs demandes

Origine de la décision
Date de l'import : 28/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-03-08;19.07538 ?
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