TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
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Pôle famille
Etat des personnes
N° RG 22/39521 -
N° Portalis 352J-W-B7G-CYNKV
ND
N° MINUTE :
JUGEMENT
rendu le 03 Septembre 2024
DEMANDEUR
Monsieur [P] [I]
[Adresse 7]
[Localité 9]
représenté par Me Tarik ABAHRI, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant, vestiaire #E1458
DÉFENDEUR
Monsieur [N] [K] [J]-[I]
[Adresse 3]
[Localité 8]
représenté par Me William BOURDON, avocat au barreau de PARIS, avocat plaidant, vestiaire #R0143
MINISTÈRE PUBLIC
Etienne LAGUARIGUE de SURVILLIERS
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Nastasia DRAGIC, Vice-Présidente
Sabine CARRE, Vice-Présidente
Anne FREREJOUAN DU SAINT, Juge
assistées de Emeline LEJUSTE, Greffière lors des débats et de Karen VIEILLARD, Greffière lors du prononcé.
Décision du 03 Septembre 2024
Pôle famille Etat des personnes
N° RG 22/39521 - N° Portalis 352J-W-B7G-CYNKV
DÉBATS
A l’audience du 25 juin 2024 tenue en chambre du conseil.
Avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 03 septembre 2024.
JUGEMENT
Contradictoire
en premier ressort
Prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
Signé par Nastasia DRAGIC, Présidente et par Karen VIEILLARD, Greffière, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DU LITIGE
M. [P] [I] et Mme [Y], [M] [L] se sont mariés le [Date mariage 5] 2005 à la mairie de [Localité 12].
Par jugement en date du 4 juin 2008, le tribunal de grande instance de Paris a prononcé l’adoption simple de [N] [J], né le [Date naissance 10] 1965 à [Localité 11] (Hauts-de Seine), de [K] [J], né le [Date naissance 6] 1973 à [Localité 11] (Hauts-de Seine) et de [Z] [J], né le [Date naissance 2] 1975 à [Localité 13], par [P] [I], né le [Date naissance 4] 1928 à [Localité 15] (Iran), en sa qualité de conjoint de la mère des adoptés, ces derniers prenant désormais le nom de “[J]-[I]”.
Mme [Y], [M] [L] est décédée le [Date décès 1] 2019.
Par actes d’huissier de justice délivrés les 8, 21 et 23 juin 2021, M. [P] [I], dit [R] [I], a fait assigner M. [N] [J]-[I], M. [K] [J]-[I] et M. [Z] [J]-[I] devant le tribunal judiciaire de Paris, au visa de l’article 370 du code civil, afin de voir révoquer, avec toutes ses conséquences de droit, les adoptions simples prononcées le 4 juin 2008.
Saisi de conclusions d’incident par M. [Z] [J]-[I], le juge de la mise en état a, par ordonnance du 13 décembre 2022, notamment :
rejeté l’exception de nullité soulevée par M. [Z] [J]-[I],ordonné la disjonction de l’instance, les affaires concernant M. [N] [J]-[I] et M. [K] [J]-[I] étant enrôlées sous des numéros distincts.Suivant dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 26 novembre 2023, M. [I] a demandé au tribunal de :
dire et juger ses demandes recevables et bien fondées et y faisant droit,prononcer avec toutes les conséquences de droit la révocation de l’adoption simple de M. [N] [J]-[I] par lui-même,dire que M. [N] [J]-[I] ne portera plus le nom [I],ordonner la mention du jugement à intervenir sur les registres de l’état civil de la mairie de [Localité 11],débouter M. [N] [J]-[I] de toutes ses demandes,condamner M. [N] [J]-[I] au paiement d’une indemnité de 1 500 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, ainsi qu’aux entiers dépens dont distraction au profit de son conseil,ordonner l’exécution provisoire.
Au soutien de ses prétentions, M. [I] a fait valoir qu’il justifiait de l’existence de motifs graves rendant l’adoption de M. [N] [J]-[I] insupportable ; qu’ainsi, depuis le décès de sa mère, M. [N] [J]-[I] l’avait totalement abandonné, se désintéressant de son sort pendant le confinement et ne lui portant aucune assistance ; qu’en outre, le 31 janvier 2020 puis le 9 juin 2020, en accord avec le défendeur, M. [Z] [J]-[I] avait déposé à son encontre une plainte pénale pour le vol d’un plat en céramique qui était survenu dans la maison de Corse ; que cette plainte avait conduit à son audition le 11 janvier 2021 durant plus de deux heures, par les services de police, dans les locaux vétustes et mal aérés du commissariat, au risque de sa vie, étant en effet âgé de 92 ans et souffrant d’une maladie cardiaque et ce, durant un contexte sanitaire dégradé ; que cette plainte avait été classée sans suite par le parquet d’Ajaccio qui avait estimé, à juste titre, que l’infraction était insuffisamment caractérisée ; que cet épisode l’avait profondément affecté et il n’avait jamais oublié ce traumatisme qui l’avait fortement perturbé ; que si M. [N] [J]-[I] n’avait pas personnellement porté plainte contre lui, il avait tenté avec ses frères d’intimider et de menacer ses amis proches, ce qui l’avait profondément affecté.
En réponse aux moyens adverses, il a indiqué qu’il avait rencontré la mère de l’adopté cinq mois seulement après le décès de sa première épouse ; que leur mariage avait été célébré cinq mois après leur rencontre et que la démarche d’adoption avait été initiée 18 jours seulement après ce mariage ; que la requête afin d’adoption avait été déposée à l’initiative de M. [Z] [J]-[I], en sa qualité d’avocat et de futur adopté, ce qui constituait un grave conflit d’intérêts ; que si le défendeur tentait d’insinuer qu’il serait sous l’influence de l’un des témoins, Mme [H] [A], puisque domiciliés l’un et l’autre à la même adresse, il n’en était rien, dans la mesure où celle-ci lui avait laissé son logement après avoir déménagé le 1er mars 2021 et lui-même ayant été contraint de quitter son ancien domicile situé [Adresse 14], en raison des nouvelles exigences financières du propriétaire ; que plus grave encore, le défendeur allait jusqu’à affirmer fallacieusement que Mme [H] [A] l’aurait accusé d’avoir vendu les affaires de son épouse à la suite de son décès ; que pourtant, aucun élément n’était apporté aux débats pour le démontrer, y compris la sommation interpellative du 13 mars 2020 signifiée à ce témoin à l’initiative du défendeur ; que les relations qu’il entretenait avec M. [N] [J]-[I] n’étaient pas très bonnes, bien avant le décès de Mme [L] ; que de son côté, il avait toujours eu à cœur de pacifier les rapports entre M. [N] [J]-[I] et sa mère ; que ce dernier versait aux débats un témoignage de complaisance relatant les prétendus liens forts qu’il entretenait avec lui alors que l’attestant était totalement étranger au cercle familial ; qu’un autre témoignage versé par le défendeur montrait effectivement que les relations entre eux étaient mauvaises depuis plusieurs années et mettait également en évidence l’intérêt porté par M. [N] [J]-[I] aux biens matériels de sa mère alors même qu’elle était gravement malade ; qu’il avait, de son côté, déployé des efforts permanents pour atténuer les frictions familiales et protéger son épouse malade des violences morales qu’ils subissaient tous les deux ; que d’ailleurs, son épouse avait évoqué dans son ultime testament les inimitiés entre ses trois enfants ; qu’il avait lui-même cédé la totalité de l’usufruit sur les biens immobiliers situés en Corse, dont ses trois fils étaient nus-propriétaires, pour une valeur de 214 500 euros et ce alors même qu’il en avait financé une bonne partie de la construction et l’entretien ; que si M. [N] [J]-[I] semblait se désolidariser de son frère [Z], concernant la plainte pénale déposée à son encontre, cette démarche avait en réalité été faite de concert avec lui, alors qu’en outre, il reprenait insidieusement à son compte cette accusation de vol dans ses écritures et que des courriers d’avocat de mise en demeure, en date des 13 mars 2020 et 21 juin 2021, avaient été adressés par ses soins au sujet du détournement des biens de Mme [L] dont il l’accusait, ce qui constituait une suite logique à la plainte pénale déposée ; que cette démarche intimidante démontrait toute l’animosité et l’hostilité que ces « fils d’adoption » éprouvaient envers lui ; qu’il existait donc un conflit majeur entre eux, ayant entraîné une altération irrémédiable de leurs liens affectifs liée notamment à l’abandon et à l’attitude offensante et vexatoire dont il avait été victime ; que la demande de révocation d’adoption apparaissait donc justifiée.
Suivant conclusions notifiées par la voie électronique le 9 janvier 2024, M. [N] [J]-[I] a demandé au tribunal de :
juger que M. [I] ne rapporte pas la preuve de motifs graves justifiant la révocation de l’adoption simple en date du 4 juin 2008 ; en conséquence, débouter M. [I] de sa demande en révocation de d’adoption simple et de l’ensemble de ses demandes, fins et prétentions ; condamner M. [I] à lui verser la somme de 3 000 euros au titre de la réparation de son préjudice moral ; condamner M. [I] à lui verser la somme de 4 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ; condamner M. [I] aux entiers dépens de la présente instance ;dire n’y avoir lieu au prononcé de l’exécution provisoire.
En réplique, M. [N] [J]-[I] a fait valoir qu’à compter du décès de Mme [L], et donc de l’ouverture de sa succession, le comportement de M. [I] vis-à-vis de ses fils adoptifs avait radicalement changé, jusqu’à vouloir couper tout lien avec eux ; qu’il semblait aujourd’hui remettre en cause son consentement à l’adoption donné librement il y a maintenant près de vingt ans ce qui, en tout état de cause, n’était pas l’objet du présent litige ; que les prétendus motifs graves invoqués par M. [I] concernaient uniquement la période qui avait suivi le décès de sa femme, à compter du [Date décès 1] 2019 ; qu’en outre, la majorité des éléments rapportés par M. [I] pour tenter de démontrer l’existence de motifs graves étaient des attestations de témoins, et non pas des échanges entre lui et ses fils adoptifs ; qu’en dépit de ce qu’avaient indiqué les attestants, au moins deux d’entre eux avaient entretenu par le passé des liens de collaboration avec le demandeur ; que par ailleurs, l’un des témoins, Mme [H] [A], avait auparavant accusé M. [I] d’avoir vendu des affaires de Mme [L] à la suite de son décès dans le cadre d’une sommation interpellative ; qu’en réalité, l’unique raison pour laquelle M. [I] avait introduit son action en révocation de l’adoption des enfants de son ancienne épouse, s’avérait purement successorale, le demandeur ayant pour objectif de les exclure de sa propre succession et ayant d’ailleurs tenté de monnayer leur renonciation à succession ; que si M. [I] lui avait cédé l’usufruit sur les biens de Corse, il s’agissait surtout pour lui de ne pas avoir à les entretenir et par ailleurs de ne plus payer taxes, assurances et impôt sur la fortune immobilière ; que d’ailleurs, la contrepartie financière d’usage correspondant à l’usufruit cédé avait été évaluée à une somme de 26 120 euros, compte tenu de divers paramètres notamment l’absence d’entretien du bien après le décès de Mme [L] et non pas à une somme de 214 500 euros ; que de surcroît, ledit bien qui lui avait été attribué avait été intégralement construit plusieurs années avant l’arrivée de son père adoptif dans sa vie ; que s’agissant de la plainte pénale déposée par son frère [Z], cet élément ne pourra être pris en compte par le tribunal de céans dans la mesure où lui-même n’était à l’origine d’une quelconque plainte à l’encontre de son père adoptif ; qu’il n’avait nullement cherché à l’intimider ou à le menacer par l’envoi des courriers adressés le 13 mars 2020 et le 21 juin 2021, cherchant uniquement à s’assurer de la régularité des opérations successorales consécutives au décès de sa mère et à préserver son père adoptif notamment au regard de son âge, de la situation dans laquelle il se trouvait et des liens qui l’unissaient à sa mère ; que si leurs relations avaient effectivement commencé à se détériorer après le décès de leur épouse et mère, ce qui pouvait arriver dans toutes les familles et ne constituait pas un motif grave, ils avaient auparavant entretenu des relations affectives fortes pendant 12 ans ; qu’après ce décès, il avait bien tenté de maintenir un lien avec son père adoptif, en vain, ce dernier ayant au contraire adopté un comportement de rejet violent ; que dans ces conditions, il ne pourrait qu’être débouté de sa demande de révocation.
S’agissant des dommages et intérêts, il a exposé que le comportement de M. [I] depuis le décès de son épouse à son égard ainsi que la présente procédure en révocation de son adoption dénuée de moyen sérieux, l’avaient grandement affecté et avaient occasionné pour lui un préjudice moral.
Par conclusions notifiées par la voie électronique le 25 janvier 2024, le ministère public a demandé au tribunal de débouter M. [I] de sa demande de révocation d’adoption simple.
Au soutien de sa position, le ministère public a fait valoir que si l'adoption procédait d'un accord de volonté, elle revêtait un aspect institutionnel prépondérant, de telle sorte que sa révocation constituait une mesure exceptionnelle qui ne pouvait, en dépit de l'accord des parties, être prononcée que pour des motifs graves ; que si M. [I] prétendait avoir subi un abandon de la part de ses fils adoptifs et faisait valoir à l'appui de sa demande quatre attestations, la force probante de ces témoignages apparaissait néanmoins discutable ; qu’en effet, leur contenu apparaissait semblable, se contentait de dénoncer un abandon soudain et immédiat des enfants adoptifs sans être étayé par des éléments précis, les témoignages ayant été rédigés au cours d'une même période et décrivant avant tout la personnalité et le parcours artistique du demandeur ; qu’en outre, ces témoignages étaient pour partie contredits par les pièces versées aux débats en défense et notamment par les courriels adressés au demandeur par lesquels les fils adoptifs exprimaient leur amour et leur intention de se voir ; qu’en réalité, l'ensemble des attestations versées à la procédure faisait état d'une négligence et d'une indifférence qui se seraient manifestées particulièrement pendant le confinement mais venaient à l'appui d'une brouille familiale déclenchée et alimentée par la mort de Mme [L] et par la crise sanitaire, mais ne confirmaient pas un comportement violent, répété ou vindicatif qui aurait pu justifier la révocation de l'adoption ; que l'adoption était une institution importante du droit de la famille, encadrée par la loi et prononcée par jugement ; qu’elle ne saurait donc se défaire au gré des envies ; que M. [I] s'était engagé, librement et en pleine capacité à souscrire un acte dont il ne pouvait ignorer la portée ; qu’en outre, la dimension successorale qu'apportait une adoption ne pouvait être reprochée au défendeur ; qu’une mésentente dont la responsabilité pouvait être partagée, pouvait naître dans toutes les familles mais ne constituait pas un motif grave justifiant la révocation de l’adoption, motif grave dont la preuve n’était pas rapportée en l’espèce.
L’ordonnance de clôture a été rendue le 21 mai 2024.
L’affaire a été appelée à l’audience du 25 juin 2024 pour être plaidée puis mise en délibéré au 3 septembre 2024.
[DÉBATS NON PUBLICS – Motivation de la décision occultée]
PAR CES MOTIFS
Le tribunal,
Déboute M. [P] [I], dit [R] [I], de toutes ses demandes ;
Déboute M. [N] [J]-[I] de sa demande de dommages et intérêts ;
Condamne M. [P] [I], dit [R] [I] à verser à M. [N] [J]-[I] la somme de 1 500 euros sur le fondement des dispositions de l’article 700 du code de procédure civile ;
Condamne M. [P] [I], dit [R] [I] aux dépens.
Fait et jugé à Paris, le 3 septembre 2024.
La Greffière La Présidente
Karen VIEILLARD Nastasia DRAGIC