TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1]
Expéditions
exécutoires
délivrées le:
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1/1/2 resp profess du drt
N° RG 22/11836
N° Portalis 352J-W-B7G-CX373
N° MINUTE :
Assignation du :
27 Septembre 2022
JUGEMENT
rendu le 28 Août 2024
DEMANDERESSE
Madame [M] [Y]
[Adresse 1]
[Localité 3]
représentée par Maître Joachim LEVY, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P563
DÉFENDERESSE
Madame [O] [G]
[Adresse 2]
[Localité 3]
Non représentée
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Monsieur Benoît CHAMOUARD, Premier vice-président adjoint,
Président de formation
Monsieur Éric MADRE, Juge
Madame Lucie LETOMBE, Juge
Assesseurs,
assistés de Monsieur Gilles ARCAS, Greffier
Décision du 28 Août 2024
1/1/2 resp profess du drt
N° RG 22/11836 - N° Portalis 352J-W-B7G-CX373
DÉBATS
A l’audience du 15 Mai 2024 tenue en audience publique devant Monsieur Benoît CHAMOUARD et Madame Lucie LETOMBE, magistrats rapporteurs, qui, sans opposition des avocats, ont tenu seuls l’audience, et, après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile.
JUGEMENT
- Réputé contradictoire
- En premier ressort
- Prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile
- Signé par Monsieur Benoît CHAMOUARD, Président, et par Monsieur Gilles ARCAS, Greffier, à qui la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire
EXPOSE DU LITIGE
Madame [M] [Y], infirmière soumise au statut de la fonction publique hospitalière, a chargé Maître [O] [G], avocat au barreau du Val de Marne, de la contestation d'un blâme qui a été prononcé le 20 juillet 2016 par son supérieur hiérarchique pour manquement à ses obligations professionnelles " par négligence professionnelle à l'égard de M. [C], dans la nuit du 7 au 8 juin 2016 (résident resté dans un lit mouillé pendant environ 7 heures) ".
Maître [O] [G] n'a pas saisi le tribunal administratif dans le délai de deux mois.
Par exploit d'huissier en date du 27 septembre 2022, Madame [M] [Y] a fait citer Maître [O] [G] à comparaître devant le tribunal judiciaire de Paris.
Aux termes de son assignation, auxquels il convient de se référer pour un plus ample exposé des prétentions et moyens, Madame [M] [Y] demande au tribunal, sous le bénéfice de l'exécution provisoire, de :
- condamner Maître [O] [G] à lui payer :
- la somme de 5 000,00 € à titre de dommages et intérêts en réparation de sa perte de chance ;
- la somme de 5 000,00 € à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral ;
- la somme de 480,00 € à titre de dommages et intérêts au titre des honoraires engagés en pure perte ;
- condamner Maître [O] [G] à lui payer la somme de 1 500,00 € en application de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens.
Elle soutient en substance que Maître [O] [G] a commis une faute en ne saississant pas avant le 20 septembre 2016 le tribunal administratif d'une contestation de la sanction dont elle avait fait l'objet, qu'elle ne lui a jamais fourni d'informations sérieuses sur son dossier et qu'elle lui a dissimulé sa faute pendant plusieurs années en lui faisant croire qu'un mémoire avait été déposé et que la procédure était en cours.
Elle estime que cette faute lui a fait perdre la chance de voir examiner son recours par le tribunal administratif alors qu'elle disposait de chances sérieuses d'obtenir l'annulation du blâme qui lui a été notifié, cette sanction administrative n'étant pas motivée.
Elle fait valoir à cet égard qu'elle contestait toute faute, au motif qu'elle ne pouvait réaliser seule la réfection de lit occupé, qu'elle avait sollicité deux ASH qui ont refusé d'intervenir et avait alerté sa hiérarchie sur cet incident.
Elle soutient qu'elle aurait également pu obtenir des dommages et intérêts, le blâme injustifié - qui s'inscrivait dans un contexte de harcèlement moral - ayant eu des conséquences importantes sur sa vie, faisant valoir qu'elle a été placée en arrêt de travail pour dépression jusqu'au 28 octobre 2016 puis en disponibilité.
Elle ajoute avoir subi un préjudice moral pour avoir été maintenue dans l'ignorance de l'évolution de son dossier, malgré ses demandes, et un préjudice financier, constitué par les honoraires engagés en pure perte auprès du successeur de Maître [O] [G], qui n'a pu poursuivre l'action qui n'avait pas été engagée.
Assignée à l'étude d'huissier, Maître [O] [G] n'a pas constitué avocat.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 29 juin 2023.
A l'audience du 15 mai 2024, l'affaire a été mise en délibéré au 28 août 2024, date du présent jugement.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Conformément aux dispositions de l'article 472 du code de procédure civile, lorsque le défendeur ne comparaît pas, il est néanmoins statué sur le fond mais le juge ne fait droit à la demande que dans la mesure où il l'estime régulière, recevable et bien fondée.
Sur la responsabilité de l'avocat :
Engage sa responsabilité civile à l'égard de son client sur le fondement de l'article 1231-1 du code civil, l'avocat qui commet une faute dans l'exécution du mandat de représentation en justice qui lui est confié en application des articles 411 et suivants du code de procédure civile, tant à raison de l'accomplissement des actes de la procédure, qu'au titre de l'obligation d'assistance - incluse sauf disposition ou convention contraire dans le mandat de représentation - qui emporte pouvoir et devoir de conseiller la partie et de présenter sa défense sans l'obliger.
Il appartient à l'avocat d'apporter la preuve du respect de ses obligations.
En l'espèce, il ressort des échanges versés aux débats que Maître [O] [G] a été mandatée pour contester au nom de Madame [M] [Y] le blâme qui lui avait été infligé par son employeur le 20 juillet 2016 devant le tribunal administratif de Melun.
Or, la défenderesse ne démontre pas avoir saisi cette juridiction dans le délai de prescription de deux mois. La demanderesse justifie ainsi par un certificat du greffe du tribunal administratif de Melun en date du 16 septembre 2022 qu'aucun recours n'a été effectué.
Par ce manquement à son devoir de diligence, Maître [O] [G] a commis une faute de nature à engager sa responsabilité.
Par ailleurs, Maître [O] [G] ne démontre pas s'être acquittée envers sa cliente de son devoir d'information sur l'avancement de la procédure, malgré les nombreuses relances de Madame [M] [Y].
Sur la perte de chance :
Dans l'hypothèse d'un manquement commis par un avocat, celui-ci est tenu de réparer la perte de chance qui en résulte, dès lors qu'aurait disparu, de façon actuelle et certaine, une éventualité favorable.
Il appartient au client de rapporter la preuve du préjudice dont il sollicite réparation, qu'il soit entier ou résulte d'une perte de chance.
Ce préjudice, pour être indemnisable, doit être certain, actuel et en lien direct avec le manquement commis.
Et en toute hypothèse, la réparation de la perte de chance doit être mesurée en considération de l'aléa jaugé et ne saurait être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée.
Lorsque le manquement a eu pour conséquence de priver une partie d'une voie de recours, il revient à celle-ci, non pas de se borner à établir la perte de l'accès au juge, mais de démontrer la réalité de la perte de chance d'obtenir gain de cause.
En l'espèce, le manquement de Maître [O] [G] ayant privé Madame [M] [Y] d'un examen de son recours par le tribunal administratif de Melun, il convient de reconstituer le procès tel qu'il aurait eu lieu et d'apprécier les chances d'annulation du blâme du 20 juillet 2016 et d'octroi de dommages et intérêts au regard des pièces versées aux débats.
Pour apprécier l'existence, l'assiette et le taux de cette perte de chance de Madame [M] [Y], il convient de tenir compte des éléments suivants :
L'article 29 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dans sa version applicable à l'espèce, dispose que toute faute commise par un fonctionnaire dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ses fonctions l'expose à une sanction disciplinaire sans préjudice, le cas échéant, des peines prévues par la loi pénale.
Une manière de servir insatisfaisante peut donner lieu au prononcé d'une sanction disciplinaire. Les fonctionnaires doivent en effet effectuer avec diligence les tâches qui leur sont confiées.
La sanction infligée à l'agent doit être proportionnée à la gravité de la faute retenue à son encontre.
L'article 81 de la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière, dans sa version applicable à l'espèce issue de la loi n° 94-43 du 18 janvier 1994, prévoit notamment que le blâme est une sanction disciplinaire du premier groupe, qu'il est inscrit au dossier du fonctionnaire et qu'il est effacé automatiquement du dossier au bout de trois ans si aucune sanction n'est intervenue pendant cette période.
Aux termes de l'article 19 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, dans sa version applicable à l'espèce, la décision prononçant une sanction disciplinaire doit être motivée. Par cette disposition, le législateur a entendu imposer à l'autorité qui prononce une sanction disciplinaire l'obligation de préciser elle-même, dans sa décision, les griefs qu'elle entend retenir à l'encontre du fonctionnaire intéressé, de sorte que ce dernier puisse, à la seule lecture de la décision qui lui est notifiée, connaître les motifs de la sanction qui le frappe. La volonté du législateur n'est pas respectée lorsque la décision prononçant la sanction ne comporte en elle-même aucun motif précis et se borne à viser un document dont le texte n'est ni incorporé, ni joint à la décision (Conseil d'Etat, 31 juill. 1992, n° 93179, Communauté urbaine de Lyon).
En l'espèce, si l'employeur n'a produit ni argumentaire, ni pièce, en l'absence de toute instance devant le juge administratif, il convient de relever que sa décision est motivée en droit par le visa des lois précitées et qu'il fait état dans la décision de sanction de griefs précis et circonstanciés au titre d'un manquement par négligence de la demanderesse à ses obligations professionnelles - dont il était susceptible de justifier. Ces griefs de l'employeur sont corroborés par un rapport circonstancié établi par Madame [I] [K], cadre de santé, en date du 21 juin 2016, notifié à la demanderesse qui a pu faire valoir ses observations le 22 juin 2016.
Pour contester ces griefs, Madame [M] [Y] produit des échanges de courriels intervenus entre février et juillet 2016 avec son supérieur hiérarchique, qui attestent de difficultés du service de nuit dans un contexte de surcharge de travail.
Par ailleurs, il ressort du rapport circonstancié précité que les deux aide soignantes hospitalières présentes la nuit des faits ayant donné lieu à la sanction avaient refusé d'apporter leur aide à l'intéressée pour changer les draps mouillés d'un patient dont la perfusion s'était détachée.
Eu égard à l'ensemble de ces éléments, Madame [M] [Y] démontre avoir perdu une chance modérée d'obtenir l'annulation du blâme prononcé à son encontre si son avocat n'avait pas manqué à ses obligations.
En cas d'annulation d'une sanction disciplinaire, l'agent concerné peut engager la responsabilité de l'établissement, sous réserve néanmoins établir l'existence d'un lien de causalité direct entre la faute de l'administration et les préjudices de toute nature qu'il estime avoir subis.
En l'espèce, pour justifier d'une perte de chance d'être indemnisée par l'administration, Madame [M] [Y] produit un certificat médical faisant état d'un suivi pour dépression réactionnelle depuis juillet 2016 et d'un placement en arrêt de travail du 20 juillet 2016 au 16 août 2016, puis en disponibilité, à l'exclusion de tout autre pièce.
Eu égard à l'ensemble de ces éléments, et compte tenu de l'aléa inhérent à toute procédure judiciaire et aux éléments de preuve qu'aurait pu apporter l'employeur, le préjudice matériel de Madame [M] [Y] résultant de sa perte de chance d'obtenir une indemnité en réparation de ses préjudices en cas d'annulation de sa sanction disciplinaire est évalué à la somme de 2 000,00 €.
- sur la demande formée au titre du préjudice moral :
Il n'est pas sérieusement discutable que le manque de diligence de son avocat a été source de déception pour Madame [M] [Y] et lui a causé un préjudice moral distinct de celui qui résulte de la sanction disciplinaire qui lui a été appliquée.
Ce préjudice moral est justement réparé par l'allocation d'une somme de 1 500,00 € à titre de dommages et intérêts.
- sur la demande formée au titre d'un préjudice financier :
Il ressort d'une facture en date du 4 mars 2019 que Madame [M] [Y] s'est acquittée auprès d'un autre avocat d'honoraires d'un montant de 480,00 € TTC en vue de reprendre le recours confié initialement à Maître [O] [G].
Compte tenu de l'absence de diligence de cette dernière, ces honoraires ont été exposés en pure perte.
Le préjudice matériel en résultant est ainsi réparé par l'allocation d'une somme de 480,00 € à titre de dommages et intérêts.
En application des dispositions de l'article 1231-7 du code civil, les sommes allouées porteront intérêts au taux légal à compter du prononcé de la présente décision.
Sur les demandes accessoires :
Aux termes de l'article 514 du code de procédure civile, les décisions de première instance sont de droit exécutoires à titre provisoire à moins que la loi ou la décision rendue n'en dispose autrement.
Maître [O] [G], partie perdante, est condamnée aux dépens, en application de l'article 696 du code de procédure civile.
Enfin, compte tenu des démarches judiciaires accomplies, Maître [O] [G] est condamnée à verser à Madame [M] [Y] la somme de 1 500,00 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe à la date indiquée à l'issue des débats en audience publique en application de l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile, par jugement réputé contradictoire et rendu en premier ressort,
- CONDAMNE Maître [O] [G] à payer à Madame [M] [Y]:
- la somme de 2 000,00 € à titre de dommages et intérêts pour perte de chance ;
- la somme de 1 500,00 € à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral ;
- la somme de 480,00 € à titre de dommages et intérêts pour préjudice matériel ;
avec intérêts au taux légal à compter du prononcé du présent jugement;
- CONDAMNE Maître [O] [G] aux dépens ;
- CONDAMNE Maître [O] [G] à payer à Madame [M] [Y] la somme de 1 500,00 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- RAPPELLE que la présente décision est exécutoire de droit à titre provisoire ;
- DÉBOUTE les parties du surplus de leurs demandes ;
Fait et jugé à Paris le 28 Août 2024
Le Greffier Le Président
G. ARCAS B. CHAMOUARD