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09/08/2024 | FRANCE | N°24/02273

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, 3ème chambre 2ème section, 09 août 2024, 24/02273


Décision du 09 Août 2024
3ème chambre 2ème section
N° RG 24/02273 - N° Portalis 352J-W-B7I-C4DQX

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS



3ème chambre
2ème section


N° RG 24/02273
N° Portalis 352J-W-B7I-C4DQX

N° MINUTE :


Assignation du :
31 Janvier 2024









JUGEMENT
PROCÉDURE ACÉLÉRÉE AU FOND
rendu le 09 Août 2024
DEMANDERESSE

Société GENIUS SERVERS TECH - FZE
DUBAI DIGITAL PARK OFFICE A5 DTEC
DUBAI SILICON OASIS (EMIRATS ARABES UNIS)

représenté

e par Maître Thomas CHALANSET, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C2075

DÉFENDERESSES

Syndicat FÉDÉRATION NATIONALE DES EDITEURS DE FILMS (FNEF)
[Adresse 9]
[Localité 14]

Syndicat SY...

Décision du 09 Août 2024
3ème chambre 2ème section
N° RG 24/02273 - N° Portalis 352J-W-B7I-C4DQX

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
2ème section


N° RG 24/02273
N° Portalis 352J-W-B7I-C4DQX

N° MINUTE :

Assignation du :
31 Janvier 2024

JUGEMENT
PROCÉDURE ACÉLÉRÉE AU FOND
rendu le 09 Août 2024
DEMANDERESSE

Société GENIUS SERVERS TECH - FZE
DUBAI DIGITAL PARK OFFICE A5 DTEC
DUBAI SILICON OASIS (EMIRATS ARABES UNIS)

représentée par Maître Thomas CHALANSET, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C2075

DÉFENDERESSES

Syndicat FÉDÉRATION NATIONALE DES EDITEURS DE FILMS (FNEF)
[Adresse 9]
[Localité 14]

Syndicat SYNDICAT DES PRODUCTEURS INDEPENDANTS (SPI)
[Adresse 8]
[Localité 12]

Syndicat UNION DES PRODUCTEURS DE CINEMA (UPC)
[Adresse 6]
[Localité 10]

Copies exécutoires délivrées le :
- Maître CHALANSET #C2075
- Maître SOULIE #P267
- Maître CHARTIER #R139
- Maître COURSIN #C2186
- Maître DUPUY #B873
- Maître CARON #C500

Syndicat ASSOCIATION DES PRODUCTEURS INDEPENDANTS (API)
[Adresse 3]
[Localité 11]

Association SYNDICAT DE L’ÉDITION VIDÉO NUMÉRIQUE (SEVN)
[Adresse 9]
[Localité 14]

Etablissement public CENTRE NATIONAL DU CINEMA ET DE L’IMAGE ANIMEE (CN C)
[Adresse 5]
[Localité 15]

représentés par Maître Christian SOULIE de la SCP SOULIE - COSTE-FLORET & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, #P0267

S.A.S. SFR FIBRE
[Adresse 1]
[Localité 16]

S.A. SOCIETE FRANCAISE DU RADIOTELEPHONE - SFR
[Adresse 4]
[Localité 13]

représentées par Maître Pierre-olivier CHARTIER de l’AARPI CBR & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0139

S.A.S. FREE
[Adresse 17]
[Localité 11]

représentée par Maître Yves COURSIN de l’AARPI COURSIN CHARLIER AVOCATS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C2186

S.A. BOUYGUES TELECOM
[Adresse 7]
[Localité 14]

représentée par Maître François DUPUY de la SCP HADENGUE et Associés, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B0873

S.A. ORANGE
[Adresse 2]
[Localité 18]

représentée par Maître Christophe CARON de l’AARPI Cabinet Christophe CARON, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C0500

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
assistée de Monsieur Quentin CURABET, Greffier

Décision du 09 Août 2024
3ème chambre 2ème section
N° RG 24/02273 - N° Portalis 352J-W-B7I-C4DQX

DEBATS

A l’audience du 13 Juin 2024 tenue en audience publique avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 19 Juillet 2024 puis prorogé au 09 Août 2024.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

EXPOSÉ DU LITIGE

Par jugement du 11 mai 2023 (RG n°23/04680), saisi par la Fédération nationale des éditeurs de films,
le Syndicat de l'édition vidéo numérique,
l’Association des producteurs indépendants,
l’Union des producteurs de cinéma,
le Syndicat des producteurs indépendants et
le Centre national du cinéma et de l’image animée
(ci-après désignés comme “les organismes professionnels”),
le président du tribunal judiciaire de Paris statuant en procédure accélérée au fond a ordonné au visa de l’article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle et à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après CJUE), tout particulièrement un arrêt du 24 novembre 2011 (C-70/10 Scarlet extended) et un arrêt du 22 juin 2021 (C-682/18 Google et C-683/18 Cyando) aux sociétés
Orange,
Bouygues telecom,
Free,
SFR et
SFR fibre (ci-après désignées comme “les FAI”)
de mettre en œuvre et/ou faire mettre en œuvre, toutes mesures propres à empêcher l’accès au site UPTOBOX (IDP10) à partir du territoire français par leurs abonnés à raison d’un contrat souscrit sur ce territoire par tout moyen efficace, et notamment par le blocage des noms de domaine et sous-domainesuptobox.com$gt;, uptostream.com$gt;, uptobox.fr$gt;, uptostream.fr$gt;, beta-uptobox.com$gt; et uptostream.net$gt; associés au site précité pendant une durée de 18 mois.

Par jugement du 13 juillet 2023 (RG n°23/06576), de nouveau saisi par les organismes professionnels, le président du tribunal judiciaire de Paris statuant en procédure accélérée au fond, a constaté que d’autres noms de domaines permettaient d’accéder au site Uptobox (P10) et a ordonné aux FAI de mettre en œuvre et/ou faire mettre en œuvre toutes mesures propres à empêcher l’accès à ces sites par tout moyen efficace, et notamment par le blocage des noms de domaine et sous-domaines uptobox.eu$gt;, uptobox.site$gt;, uptostream.eu$gt; et uptobox.com$gt; associés au site précité jusqu’au 11 novembre 2024.
Des tiers à l’instance ont obtenu, sur requête, du président du tribunal judiciaire de Paris une ordonnance de saisie-contrefaçon autorisant la saisie réelle de serveurs situés en France, exécutée en septembre 2023, dont les parties indiquent qu’elle a provoqué l’indisponibilité mondiale et totale du service Uptobox.
Par actes du 31 janvier 2024, la société de droit dubaïote Genius servers tech FZE a fait assigner les organismes professionnels et les FAI en tierce opposition aux fins de rétractation des jugements des 11 mai et 13 juillet 2023 précités et levée des mesures de blocage des noms de domaine donnant accès au service Uptobox.
Dans ses dernières conclusions signifiées le 4 juin 2024 soutenues oralement à l’audience, la société Genius servers tech demande au président du tribunal judiciaire de Paris, au visa de multiples textes parmi lesquels les articles 497 et suivants et 582 et suivants du code de procédure civile et L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle, de :- juger recevable sa tierce opposition,
- rétracter les jugements des 11 mai et 13 juillet 2023,
- ordonner aux FAI de lever les mesures de blocage mises en œuvre en exécution de ces jugements sous astreinte,
- déclarer irrecevables les demandes des organismes professionnels fondées sur les atteintes aux droits d’auteurs et droits voisins commises par les utilisateurs ou, subsidiairement, les rejeter comme disproportionnées au regard du droit de propriété de ceux-ci et de la liberté du commerce,
- ordonner qu’il soit fait défense d’exécuter contre elle les jugements des 11 mai et 13 juillet 2023,
- débouter les défenderesses de toutes leurs demandes,
- condamner solidairement les organismes professionnels aux dépens, dont distraction au bénéfice de Me Chalanset, et à lui payer la somme de 35.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Dans leurs dernières conclusions signifiées le 24 avril 2024 soutenues oralement à l’audience, les organismes professionnels demandent au juge de :- juger la société Genius servers tech irrecevable dans sa demande de rétractation des jugements du 11 mai 2023 et du 13 juillet 2023 à titre principal faute de capacité et à titre subsidiaire faute d’intérêt à agir,
- écarter des débats toutes pièces produites par la société Genius servers tech relatives à des faits postérieurs au jugement du 11 mai 2023 et notamment ses pièces n° 24 (rapport de la société In code we trust du 17 octobre 2023) et n° 50-2 (rapport d’expertise de M. [K] du 21 mars 2024),
- débouter la société Genius servers tech de toutes les demandes,
- rejeter les demandes indemnitaires de la société Free,
- condamner la société Genius servers tech aux dépens de l’instance, dont distraction au bénéfice de la SCP Soulié Coste Floret, et à leur payer à chacune la somme de 15.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Les FAI ont respectivement conclu les 1er mars (Free), 2 mai (Orange) et 12 juin 2024 (Bouygues telecom, SFR et SFR fibre) et demandent tous, dans le cas où les mesures de blocage devraient être levées, un délai de 15 jours à compter de la signification pour y procéder et le rejet des demandes d’astreinte et la condamnation de la partie succombante aux dépens et à les indemniser de leurs frais irrépétibles.La société Free demande en outre la condamnation de tout succombant à lui rembourser le coût des blocages et les sociétés SFR et SFR fibre le débouté de la demande permettant à la société Genius servers tech de leur notifier les noms de domaine qui ne sont plus actifs .

L’audience a eu lieu le 13 juin 2024.

MOTIVATION

I . Sur la recevabilité de la tierce opposition

Les organismes professionnels font valoir que :- la société Genius servers tech ne démontre pas un intérêt personnel à la rétractation des jugements des 11 mai et 13 juillet 2023 faute d’implication réelle dans la gestion du service Uptobox ;
- plusieurs sociétés différentes ont successivement figuré comme éditrices dudit service, toutes basées dans des pays figurant sur les listes du GAFI, de l’Union européenne, de l’OCDE et du TJN ;
- lorsque l’Arcom a notifié au service Uptobox son inscription sur la liste des services contrefaisants, celui-ci n’a pas mentionné la société Genius servers tech, pas plus que celle-ci ne figure sur les contrats et factures avec les loueurs de baies informatiques (Op core et Scaleways), ni sur aucune autre pièce en lien avec l’exploitation du service Uptobox ;
- il n’existe aucune preuve d’activité de la société Genius servers tech : le site genius-servers.com$gt; n’est pas référencé sur Google, comporte très peu de pages ne décrivant aucun produit, offre ou tarif et la seule page décrivant un service porte sur un service de stockage cloud qui n’est pas celui d’Uptobox,
- en toute hypothèse, l’intérêt de la levée des mesures de blocage est nul tant que les serveurs sont saisis ;
- la tierce opposition (dont le régime n’est pas celui de la rétractation des ordonnances rendues sur requête) n’est ouverte que contre le dispositif des décisions et non les moyens et la juridiction ne peut prendre en considération que des faits qui auraient pu être portés à sa connaissance le jour où elle a statué si le tiers opposant y avait été partie, ce qui exclut de retenir des faits postérieurs, particulièrement la saisie réelle des serveurs le 20 septembre 2023.

La société Genius servers tech oppose que :- elle a été régulièrement constituée et est titulaire d’une licence commerciale depuis le 30 décembre 2018,
- elle a repris les activités d’édition du site uptobox.com$gt; à partir de 2019,
- son site vitrine genius-servers.com$gt; est référencé sur Google depuis le printemps 2023 et elle paie les locations de baies informatiques (serveurs) commandées par le précédent éditeur du site uptobox.com$gt; ;
- il est indifférent qu’elle ne soit pas titulaire des noms de domaine ni des marques Uptobox et Uptostream qui appartiennent à son actionnaire unique et dirigeant, M. [O] [Y], ni que sa licence ne soit pas publiée ;
- les insinuations sur l’implantation des éditeurs successifs dans des paradis fiscaux manquent en fait ;
- il est justifié de tenir compte de faits postérieurs aux décisions auxquelles il est fait opposition, qui font elles-mêmes référence à des évolutions postérieures, et comme c’est clairement le cas pour les procédures de rétractation des décisions rendues sur requête qui ont également pour objet de rétablir le contradictoire ; à défaut, il y a lieu d’écarter des débats les pièces adverses postérieures (3 décisions de cours d’appel, les rapports de l’ALPA des 25 avril et 2 mai 2024, le constat de commissaire de justice du 23 février 2024 et des captures d’écran Google) ;
- les jugements précités lui causent un préjudice en ce qu’ils l’empêchent d’exploiter en France les valeurs économiques que constituent les noms de domaine bloqués, pendant une longue durée, sans lui permettre de demander des mesures d’actualisation et en ce qu’ils sont utilisés pour justifier d’autres procédures à son encontre, alors même que le blocage est devenu sans objet depuis la saisie de ses serveurs.

Sur ce,

L’article 582 du code de procédure civile prévoit que “La tierce opposition tend à faire rétracter ou réformer un jugement au profit du tiers qui l’attaque. Elle remet en question relativement à son auteur les points jugés qu’elle critique, pour qu’il soit à nouveau statué en fait et en droit.” Voie de recours exceptionnelle, son régime ne saurait être assimilé à celui ouvert contre les ordonnances rendues sur requête.

La tierce opposition n’autorise le tiers opposant à invoquer que les moyens qu’il aurait pu présenter s’il était intervenu à l’instance avant que la décision ne fut rendue et ne permet pas aux défendeurs de former d’autre demande que le rejet de celle-ci (2ème Civ., 21 mars 2013, pourvoi n° 12-11.946), ce qui exclut qu’ils puissent invoquer des faits postérieurs qui modifient le litige.
Les parties sont cependant recevables à verser aux débats des éléments de preuve obtenus postérieurement dès lors qu’ils viennent à l’appui de moyens qu’elles auraient pu présenter lorsque les décisions attaquées ont été rendues. Il n’y a donc pas lieu de rejeter à raison de leur seule date les pièces postérieures versées par les parties, dont l’effet probatoire sera examiné ci-après au cas par cas.
L’article 583 du même code que “Est recevable à former tierce opposition toute personne qui y a intérêt, à la condition qu’elle n’ait été ni partie ni représentée au jugement qu’elle attaque”. Si cet intérêt est l’existence d’un préjudice résultant d’une décision prise en son absence, il est nécessaire qu’elle soit la conséquence du dispositif de celle-ci (2e Civ., 8 décembre 2022, pourvoi n° 21-15.425, publié).
Pour justifier de son existence, la société Genius servers tech verse aux débats une résolution de son actionnaire unique du 27 décembre 2018 approuvant l’enregistrement d’un free zone establishment (FZE, établissement en zone franche) selon les lois de la [Localité 19] silicon oasis authority, sa licence commerciale délivrée le 30 décembre 2018 par le gouvernement de [Localité 19], renouvelée le 20 décembre 2023 et un contrat de bail du 21 décembre 2023 de [Localité 19] digital park ainsi qu’une consultation d’un avocat local, M. [G] [I], précisant notamment que la licence d’un FZE est l’équivalent de son certificat d’immatriculation.
Bien que la société Genius servers tech ne produise aucune pièce démontrant qu’elle exerce une activité effective (documents sociaux, contrats de travail, contrats, factures, etc...) ni ne révèle son adresse physique, son existence juridique est suffisamment établie par les pièces précitées.
S’agissant de son intérêt à agir en tierce opposition aux jugements des 11 mai et 13 juillet 2023, la société Genius servers tech se prévaut de sa qualité d’éditrice du site uptobox.com$gt; et verse les pièces suivantes à titre de preuve :- une capture d’écran de la page d’accueil du site du 8 août 2022 indiquant “Uptobox.com and Uptostream.com are edited by: Genius Servers Tech FZE Headquarters : Dubai Silicon Oasis, Dubai, UAE” corroborée par une note de l’Audiovisual anti-piracy alliance du 1er juin 2020 ;
- un relevé de comptes de la société Opcore concernant Uptobox selon lequel elle a payé des factures adressées à la société Uptobox ltd en janvier, février et avril 2023 ;
- une attestation de M. [O] [Y] du 25 avril 2024 selon laquelle, depuis 2019, elle avait “le droit d’utiliser toutes les marques et noms de domaine Uptobox et Uptostream”.

Bien que ces éléments soient très parcellaires et que l’activité mentionnée sur la licence commerciale précitée n’inclue pas spécifiquement l’hébergement de contenus, la société Genius servers tech apparaît publiquement comme “éditrice” des sites uptobox.com$gt; et uptostream.com$gt;, ainsi que constaté par le rapport n°31241 du 7 mars 2023 des demandeurs, et cette qualité est confortée par le fait qu’elle a payé des factures à la société Opcore, dont il n’est pas contesté qu’elle louait les serveurs sur lesquels le service Uptobox hébergeait les contenus, au premier trimestre 2023.
Elle justifie donc d’un intérêt à voir rétracter les jugements des 11 mai et 13 juillet 2023 et obtenir la levée des mesures de blocage des noms de domaine donnant accès au service Uptobox sans qu’on puisse exiger d’elle plus de preuves de son activité et ses demandes sont recevables.
Enfin, s’il n’est pas discuté que la saisie réelle de serveurs situés en France a mis fin à l’exploitation du service Uptobox, cette mesure provisoire intervenue après les deux jugements attaqués peut être levée à tout moment. De plus, l’exploitation des noms de domaine n’est pas indissociable des serveurs saisis.Dès lors cette circonstance ne suffit pas à établir l’absence d’intérêt de la société Genius servers tech à agir pour faire lever le blocage de ses noms de domaine.

II . Sur le fond

1 . Sur les atteintes aux droits d’auteurs ou droits voisins

La société Genius servers tech soutient que la mise en jeu de sa responsabilité au titre de son activité d’hébergement de fichiers exige la preuve de sa passivité à la connaissance de contenus manifestement illicites (article 6, I, 2°, de la LCEN) or elle démontre avoir traité l’intégralité des 393.460 demandes de retrait qui lui ont été faites en 2023 en moins de 72 heures pour 98,9 % et avoir toujours respecter les droits d’auteurs comme en témoigne son choix d’installer ses serveurs en France.Elle indique que l’utilisation principale ou prépondérante du service pour partager des contenus protégés ne suffit pas à caractériser une intervention délibérée de l’exploitant et, en toute hypothèse, que cette preuve n’est pas rapportée par les demandeurs (le rapport de l’ALPA n°31241 étant affecté d’erreurs et de biais méthodologiques rédhibitoires dans l’évaluation de la proportion de contenus contrefaisants) tandis qu’elle rapporte la preuve contraire par deux rapports indépendants d’analyse de la sauvegarde de sa base de données à la date du 19 septembre 2023 (In code we trust le 17 octobre 2023 et H. [K] le 21 mars 2024), dont il ressort que 75,3 % des fichiers hébergés sur le service Uptobox n’ont jamais été téléchargés et 15% l’ont été moins de 10 fois tandis que 93% des fichiers n’ont jamais été vus en streaming par Uptostream, ce qui est corroboré par l’absence de toute incidence de la saisie des serveurs sur la consommation de contenus contrefaisants en France.

Elle ajoute qu’elle n’a commis aucun des actes de contribution à l’accès à des contenus protégés en violation du droit d’auteur donnés en exemples par la jurisprudence Cyando de la CJUE précitée : - elle retire les contenus notifiés comme contrefaisants, ses CGU sont claires sur l’interdiction de mettre en ligne des fichiers au contenu protégé par le droit d’auteur et sont assorties de sanctions, elle ne participe aucunement à la sélection des contenus (la transclusion n’en est pas un, l’API ne sert pas spécifiquement à remettre en ligne un contenu supprimé) ;
- son modèle économique ne repose pas exclusivement sur le partage et n’incite pas spécifiquement les utilisateurs à mettre en ligne ou stocker des contenus illicites ou de valeur : la suppression de stockages froids porte sur de très grandes quantités (plusieurs To) et vise à gérer la ressource en stockage (et non à favoriser des contenus illicites) et se retrouve chez tous les autres services et elle ne fournit pas d’outil destiné au partage illicite ni ne promeut de tels partages ;
- on ne saurait lui reprocher l’absence de mise en œuvre de mesures techniques, notamment de reconnaissance de contenus, qui nécessitent des informations préalables des ayants-droit et au regard de sa taille (2000ème site en termes de fréquentation dans le monde) et de son objet (stockage), alors même que les organismes professionnels n’ont jamais fait aucune démarche vers elle pour lutter contre la contrefaçon et qu’elle appliquait également des mesures proactives telles que le banissement des robots des moteurs de recherche et le blocage des sites d’indexation et des plug-in illégaux;
- il n’existe sur le service Uptobox aucun mécanisme incitant les utilisateurs à communiquer des contenus illégaux, seulement de faibles avantages (extension de durée de l’abonnement) à partager ses fichiers ;
- ses publicités sont tout à fait licites, l’utilisation d’un mineur de cryptomonnaie n’est aucunement incitatrice au partage de contenus illégaux ;
- les organismes professionnels surévaluent la proportion de connexions à partir de sites d’indexation de liens et il n’existe aucun lien entre elle et de tels sites.

Elle souligne que des faits indifférents mais injustifiés lui sont reprochés tels que :- l’inscription du service Uptobox sur les listes de surveillance de la contrefaçon et du piratage de la Commission européenne et de l’US trade department qui ne repose pas sur des analyses indépendantes mais relaye les allégations de la MPA ou des organismes professionnels, de même que la décision de l’ARCOM du 26 avril 2023 qui a été rendue de façon non contradictoire à son égard vraisemblablement sur la base des déclarations des organismes professionnels ;
- de la même façon, les décisions unilatérales de Paypal, Visa et Mastercard de ne pas lui permettre l’utilisation de leurs outils monétiques résultent de l’acharnement des organismes professionnels contre le service Uptobox et les outils utilisés sont licites ;
- on ne peut lui reprocher d’avoir proposé des DNS alternatifs pour contourner les mesures de blocage et les demandes fondées sur les atteintes éventuellement portées par les utilisateurs du service Uptobox sont irrecevables comme nouvelles.

Les organismes professionnels font valoir que, pour obtenir les jugement auxquels il est fait tierce opposition, ils ont prouvé les atteintes aux droits auteur réalisées via le service Uptobox qui sont autant celles des utilisateurs téléverseurs de contenus protégés que du service Uptobox, qui y donne accès sans aucune mesure de lutte contre cette utilisation et au contraire la favorise, et des sites indexateurs de ces contenus, de sorte que la mention des atteintes réalisées par les utilisateurs n’est pas une demande nouvelle.
Selon eux, le service Uptobox (qui figure sur les listes noires de l’Union européenne, de l’US Trade department et de l’ARCOM) est structurellement contrefaisant au regard des critères dégagés par la jurisprudence Cyando de la CJUE qui ne sont ni limitatifs ni cumulatifs, en ce que : - ils démontrent par plusieurs rapports d’agents assermentés de l’ALPA que ce service avait pour objet et activité la mise à disposition illicite d’œuvres protégées, avait un modèle économique adossé à la mise à disposition de contrefaçons, incitait ses utilisateurs à mettre à disposition de tels contenus, s’abstenait de prendre toute mesure aux fins de lutter contre la mise à disposition de tels contenus et fournissait à ses utilisateurs des moyens de contourner les mesures visant à lutter contre ces contenus de sorte qu’il s’agit d’un service de communication au public au sens de l’article L 336-2 du code de la propriété intellectuelle ;
- le seul fait d’obtempérer aux notifications à bref délai en supprimant les contenus signalés ne suffit pas à caractériser la mise en œuvre de mesures appropriées pour contrer de manière crédible et efficace des violations de droits d’auteur et droits voisins, et aucune n’a été déployée, pas même des mesures techniques simples telles que le filtrage par hachage qui pourrait empêcher le rétablissement de contenus notifiés comme contrefaisants, tandis que les sanctions prévues par les CGU ne sont pas appliquées ;
- les attestations en ce sens de MM. [Y] et [U] ne suffisent pas à elles seules à démontrer la mise en œuvre de mesures et les mesures de blocage de moteurs de recherche invoquées par la société Genius servers tech n’ont rien à voir avec la lutte contre la contrefaçon ;
- au contraire, ce service favorise le contournement des droits en ce que ses utilisateurs peuvent rester anonymes de sorte que les sanctions que ses CGU prévoient étaient aisément contournables, les utilisateurs dont les contenus sont notifiés se voient prévenus des suppressions de fichiers en temps réel et aucune sanction n’est appliquée, et une interface de programmation (API) facilité la remise en ligne d’un contenu supprimé ;
- son modèle économique repose presque exclusivement sur l’accès donné à des fichiers mis à disposition par des tiers non sur un service de stockage pour soi-même et dissuade la majorité des usages licites comme en témoignent le fait qu’il favorise la mise à disposition de contenu et met des restrictions à l’accès, qu’il discrimine le stockage “froid”, qu’il encode de façon plus précise les vidéos les plus téléchargées et qu’aucun autre service que le stockage n’est proposé aux utilisateurs, tandis que les revenus générés (publicités, minage de bitcoins, comptes premium) dépendent des accès aux fichiers stockés et non du service apporté aux utilisateurs ;
et comparent toutes ces caractéristiques avec le fonctionnement d’autres cyberlockers tels que Dropbox dont le fonctionnement, qu’ils ont fait constater par agents assermentés, est radicalement différent et ne révèle aucune atteinte aux droits d’auteur et droits voisins.

S’agissant du critère d’utilisation prépondérante de la plate-forme à des fins illicites, ils rappellent avoir fait constater par plusieurs rapports d’agents assermentés de l’ALPA que :- près de deux tiers des accès France au service Uptobox s’opérait au travers des protecteurs de liens dl-protect.link et sumoweb.to utilisés quasi-exclusivement en interface avec des sites jugés contrefaisants et avec au moins 113 sites d’indexation de liens faisant l’objet de blocages ordonnés en justice et permettant aux internautes d’accéder par un simple clic aux contenus hébergés ;
- au moins 84% des contenus stockés et mis à disposition sur le service Uptobox portaient atteinte aux droits détenus sur des œuvres audiovisuelles ou cinématographiques.
Ils demandent au tribunal d’écarter les deux rapports de la société In code we trust du 17 octobre 2023 et de M. [K] du 21 mars 2024 d’analyse d’un fichier qui serait la dernière sauvegarde de la base de données avant la saisie des serveurs français aux motifs que
- ce fichier n’a pas été annexé aux rapports produits, ni versé aux débats, interdisant ainsi tout examen contradictoire,
- ils portent sur un état de la base Uptobox très postérieur aux jugements attaqués en tierce opposition et susceptible d’avoir été modifié ;
- ils présentent de nombreuses anomalies, biais méthodologiques et erreurs qu’un expert judiciaire a analysés dans leur pièce n°30.
Ils font cependant remarquer que les résultats de ces rapports corroborent leurs arguments sur le mode de fonctionnement du service en ce qu’il en ressort que 81,3% des téléchargements sur le service Uptobox concerne les fichiers les plus téléchargés.

Sur ce,

L’article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle a été introduit par la loi n°2009/669 du 12 juin 2009 et transpose l’article 8.3 de la directive 2001/29 du 22 mai 2001. Il dispose : “En présence d’une atteinte à un droit d’auteur ou à un droit voisin occasionnée par le contenu d’un service de communication au public en ligne, le président du tribunal judiciaire statuant selon la procédure accélérée au fond peut ordonner à la demande des titulaires de droits sur les œuvres et objets protégés, de leurs ayants droit, des organismes de gestion collective régis par le titre II du livre III ou des organismes de défense professionnelle visés à l’article L. 331-1, toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une telle atteinte à un droit d’auteur ou un droit voisin, à l’encontre de toute personne susceptible de contribuer à y remédier. La demande peut également être effectuée par le Centre national du cinéma et de l’image animée.”

Sur questions préjudicielles, la CJUE a dit pour droit que : “L’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, doit être interprété en ce sens que l’exploitant d’une plateforme de partage de vidéos ou d’une plateforme d’hébergement et de partage de fichiers, sur laquelle des utilisateurs peuvent mettre illégalement à la disposition du public des contenus protégés, n’effectue pas une ‘communication au public’ de ceux-ci, au sens de cette disposition, à moins qu’il ne contribue, au-delà de la simple mise à disposition de la plateforme, à donner au public accès à de tels contenus en violation du droit d’auteur. Tel est notamment le cas lorsque cet exploitant a concrètement connaissance de la mise à disposition illicite d’un contenu protégé sur sa plateforme et s’abstient de l’effacer ou d’en bloquer l’accès promptement, ou lorsque ledit exploitant, alors même qu’il sait ou devrait savoir que, d’une manière générale, des contenus protégés sont illégalement mis à la disposition du public par l’intermédiaire de sa plateforme par des utilisateurs de celle-ci, s’abstient de mettre en ouvre les mesures techniques appropriées qu’il est permis d’attendre d’un opérateur normalement diligent dans sa situation pour contrer de manière crédible et efficace des violations du droit d’auteur sur cette plateforme, ou encore lorsqu’il participe à la sélection de contenus protégés communiqués illégalement au public, fournit sur sa plateforme des outils destinés spécifiquement au partage illicite de tels contenus ou promeut sciemment de tels partages, ce dont est susceptible de témoigner la circonstance que l’exploitant a adopté un modèle économique incitant les utilisateurs de sa plateforme à procéder illégalement à la communication au public de contenus protégés sur celle-ci.” (CJUE, 22 juin 2021, C-682/18 Google et C-683/18 Cyando).

La CJUE a précisé dans cet arrêt que : “66. Ainsi que la Cour l’a itérativement jugé, la notion de ‘communication au public’, au sens de cet article 3, paragraphe 1, associe deux éléments cumulatifs, à savoir un acte de communication d’une œuvre et la communication de cette dernière à un public, et implique une appréciation individualisée (arrêt du 9 mars 2021, VG Bild–Kunst, C-392/19, points 29 et 33 ainsi que jurisprudence citée).
(...) 68. Parmi ces critères, la Cour a, d’une part, souligné le rôle incontournable joué par l’exploitant de la plateforme et le caractère délibéré de son intervention. En effet, celui-ci réalise un ‘acte de communication’ lorsqu’il intervient, en pleine connaissance des conséquences de son comportement, pour donner à ses clients accès à une œuvre protégée, et ce notamment lorsque, en l’absence de cette intervention, ces clients ne pourraient, en principe, jouir de l’œuvre diffusée (voir, en ce sens, arrêt du 14 juin 2017, Stichting Brein, C-610/15, point 26 et jurisprudence citée).
69. D’autre part, la Cour a précisé que la notion de ‘public’ vise un nombre indéterminé de destinataires potentiels et implique, par ailleurs, un nombre de personnes assez important [arrêt du 28 octobre 2020, BY (Preuve photographique), C-637/19, point26 et jurisprudence citée].”
et
“100. À cet égard, il importe de rappeler, d’une part, que, ainsi qu’il a été relevé au point 75 du présent arrêt c’est uniquement lorsque l’utilisateur de la plateforme décide de mettre le contenu téléversé à la disposition du ‘public’ que cet utilisateur et, par voie de conséquence, l’exploitant de la plate-forme servant d’intermédiaire sont susceptibles d’effectuer une ‘communication au public’, au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive sur le droit d’auteur. D’autre part, il convient de souligner que, s’il devait s’avérer que l’utilisation principale ou prépondérante de la plateforme exploitée par Cyando consiste dans la mise à la disposition du public, de manière illicite, de contenus protégés, cette circonstance augurerait au nombre des éléments pertinents aux fins de déterminer le caractère délibéré de l’intervention de cet exploitant. La pertinence d’une telle circonstance serait d’autant plus importante que ledit exploitant s’abstiendrait de mettre en œuvre les mesures techniques appropriées qu’il est permis d’attendre d’un opérateur normalement diligent dans sa situation pour contrer de manière crédible et efficace des violations du droit d’auteur sur sa plateforme.”

a) Sur l’irrecevabilité des demandes nouvelles portant sur les atteintes portées par les utilisateurs du service

L’imputabilité des atteintes aux droits d’auteur ou droits voisins sur le service de communication au public en ligne est indifférente à l’application de l’article L.336-2 du code de la propriété intellectuelle. Les atteintes au droit d’auteur alléguées par les organismes professionnels à l’appui de leurs demandes ayant conduit aux jugements dont la rétractation est demandée étaient décrites comme résultant du fonctionnement du service Uptobox, à savoir la complémentarité entre l’hébergement et les conditions et outils d’accès fournis par le cyberlocker, le téléversement de fichiers par les utilisateurs et le référencement des liens d’accès par des sites de référencement ainsi qu’il ressort clairement de la motivation du jugement du 11 mai 2023.

La mention de la contribution des utilisateurs par les organismes professionnels ne constitue donc pas une demande nouvelle irrecevable au stade de la tierce opposition.
b) Sur la communication au public de contenus protégés

Il est démontré et il est constant que le service Uptobox offre l’hébergement en ligne de fichiers numériques téléversés par ses utilisateurs sans index, ni référencement, ni algorithmes de recherche, et auxquels l’accès s’opère par les liens de téléchargement que le service génère automatiquement à l’occasion de chaque téléversement. Il n’y a pas non plus de référencement externe via les moteurs de recherche généralistes.
Dès lors, le service Uptobox n’est pas en principe un service de communication au public.

Sur la connaissance de la mise à disposition du public de contenus protégés sur la plate-forme Uptobox

Le rapport n°31241 du 7 mars 2023 d’un agent assermenté de l’Association de la lutte contre la piraterie audiovisuelle (ci-après ALPA), versé aux débats par les organismes professionnels à l’appui de leurs demandes ayant conduit aux jugements attaqués, précise que :- du point de vue du téléverseur, tout fichier vidéo téléversé peut être téléchargé est disponible en visualisation directe (streaming) avec la fonction Uptostream, l’inscription n’est suivie d’aucune vérification et les fonctionnalités du service sont un espace de stockage personnel limité, la gestion des fichiers et un téléchargement ultra-rapide,
- du point de vue du téléchargeur, des publicités sont affichées sur l’écran, un mineur de crypto-monnaie peut utiliser 10 à 20% de son ordinateur durant le visionnage, et le temps et la fréquence des téléchargements est bridée dans la version gratuite et débridée dans la version payante,
- du point de vue du titulaire de droit, l’agent assermenté a successivement téléversé un contenu contrefaisant, l’a notifié au service, l’a vu retirer, et a pu reproduire deux fois ce cycle sans pour autant en être ni avisé ni sanctionné, le lien étant réindexé sur le site Wawacity 2 heures après la remise en ligne,
- les revenus apparents du service sont constitués par la publicité, les formules d’abonnement et le minage de crypto-monnaie.

Ce rapport n°31241 relève aussi que :- bien qu’il n’y ait aucun référencement interne ni sur des moteurs de recherche, la fréquentation mensuelle des sites uptobox.com$gt; etuptostream.com$gt; est estimée par Médiamétrie à 1,1 à 1,5 millions de visiteurs uniques en France par mois entre janvier 2022 et janvier 2023 (1111000 ce dernier mois) ;
- les liens Uptobox sont présents sur 113 sites d’indexation déjà jugés contrefaisants par des décisions de justice de 2021 à 2023, qui permettent l’accès aux liens Uptobox qui met ainsi à disposition des œuvres audiovisuelles protégées, séries et films très récents,
- l’agent assermenté de l’ALPA a examiné manuellement un échantillon de100 liens Uptobox aléatoirement sélectionnés sur un total de 25504 liens actifs francophones mis à la disposition du public au mois de mois de février 2023, et constaté que 84 liens sur 100 renvoyaient vers des œuvres contrefaisantes ce qui, extrapolé aux 25504 liens actifs caractérise un pourcentage de mise à disposition d’œuvres contrefaisantes de 84% avec une marge d’erreur de l’ordre de 7.20%.

Les organismes professionnels ne pouvant avoir accès aux bases du service Uptobox qui ne comporte pas d’index, le rapport précité a utilisé la méthode suivante consistant à - faire récupérer par le robot crawler d’une société spécialisée des liens finaux publiquement accessibles sur internet pointant vers le service Uptobox sur une période de 30 jours, y ajouter les liens provenant de sites protecteurs de liens de Wawacity, Fre-télécharger et Zone-téléchargement, constituer une base des liens actifs, soit au final 25.504 liens,
- constituer un échantillon aléatoire de 100 liens,
- procéder à leur analyse manuelle,
- calculer les pourcentages.
Cette méthode statistique était clairement décrite dans les pièces versées dans les instances et sa rigueur et l’absence de biais résultaient de neuf avis du professeur de statistique à l’université de la [20], et toutes les pièces justificatives étaient fournies à l’appui de ses résultats.
Les constatations et les calculs figurant dans ces rapports, qui mettent en évidence la prépondérance des téléchargements sur le service par le biais de sites d’indexation ainsi que le fait qu’une écrasante majorité renvoie vers des œuvres protégées sans l’autorisation des ayants droit, sont donc retenus comme probants.

Si le rapport d’analyse de la société In code we trust d’une sauvegarde de la base de données du service le 19 septembre 2023 versé par la demanderesse (sa pièce n°24) constate une proportion de 73,5 % de fichiers jamais téléchargés, force est de constater qu’il examine l’état de la base plusieurs mois après les décisions attaquées, c’est-à-dire qu’il vise à établir des faits postérieurs aux décisions attaquées.Ladite base de données n’a pas été versée aux débats, empêchant la vérification ou l’examen contradictoire des conclusions de ce rapport et le deuxième rapport (sa pièce n°50-2) produit, qui confirme les résultats du précédent, ne rétablit pas plus les conditions d’une discussion contradictoire.
Dès lors, aucune preuve pertinente pour l’examen de la présente instance ne saurait en être tirée dans la présente instance.

Le rapport n°33514 du 29 avril 2024, réalisé pour la présente instance, confirme que l’accès au service Uptobox était direct pour 17 à 22 % (10 à 11 % pour Uptostream) et par lien pour 75 à 80% (84 à 86 % pour Uptostream) au printemps 2023 (proportion inverse de celle observée pour le service d’hébergement Dropbox) et dont 65 à 68 % proviennent des sites jugés contrefaisants Wawacity et Zone-téléchargement (via dl-protect.link et sumoweb.to).
Parmi les œuvres identifiées sur le service Uptobox, les demandeurs ont chacun relevé plusieurs dizaines de titres sur lesquels ils détiennent des droits exclusifs (leurs pièces n°7-1 à 5).
La plateforme Transparency Report de Google indique avoir reçu plus de 9.990.122 liens notifiés pour atteinte aux droits d’auteurs depuis février 2012 pour uptobox.com$gt; et 3.189.665 liens notifiés pour uptostream.com$gt;. La société Genius servers tech admet avoir traité 393.460 demandes de retrait qui lui ont été faites durant l’année 2023 pour atteinte aux droits d’auteurs.
Il s’évince de tous ces éléments que le service Uptobox était utilisé de façon prépondérante pour mettre illégalement à la disposition du public des contenus violant le droit d’auteur et les droits voisins et que l’exploitant le savait ou aurait dû le savoir.
Sur l’abstention à mettre en œuvre les mesures techniques appropriées qu’il est permis d’attendre d’un opérateur normalement diligent dans sa situation pour contrer de manière crédible et efficace des violations du droit d’auteur sur cette plate-forme

Le rapport n°31241 du 7 mars 2023 montre que les CGU et les FAQ du service Uptobox mentionnent sa coopération avec les ayants-droits et les forces de l’ordre pour le retrait de contenu ainsi que sur l’interdiction pour quiconque de mettre en ligne des contenus protégés,
La société Genius servers tech justifie que, lorsqu’elle a reçu des notifications d’un contenu protégé sur sa plate-forme, elle les a supprimés dans des délais brefs.
En revanche, il est établi par les organismes professionnels que non seulement le service n’empêchait pas le rétablissement immédiat de ces contenus, mais qu’il fournissait aux utilisateurs des moyens de le faire simplement voire automatiquement et n’appliquait aucune des sanctions prévues dans ses CGU (cf point 33 supra).
De plus, société Genius servers tech ne justifie d’aucune mesure proactive de prévention de la contrefaçon sur sa plate-forme telle que la lutte contre la remise en ligne de fichiers supprimés, la reconnaissance de fichiers ou la fourniture d’outils de contact avec les ayants droit. Au contraire, l’anonymat des utilisateurs du service est clairement de nature à faciliter la contrefaçon, de même que l’absence de sanction et la facilitation par plusieurs moyens de la remise en ligne quasi-immédiate de contenus notifiés.
Il est donc établi que l’exploitant s’était abstenu de mettre en œuvre les mesures techniques appropriées qu’il est permis d’attendre d’un opérateur normalement diligent dans sa situation pour contrer de manière crédible et efficace des violations du droit d’auteur sur cette plate-forme.
Sur un modèle économique incitant les utilisateurs de sa plateforme à procéder illégalement à la communication au public de contenus protégés sur celle-ci

Le service Uptobox permettait la mise au disposition gratuite et illimitée de contenus et ses abonnements payants facilitaient l’accès aux fichiers stockés qui, à défaut, était bridé, moins rapide et moins fréquent. De plus, il prévoyait contractuellement la suppression des fichiers volumineux peu consultés et exprimait publiquement ne pas être un service de “stockage froid”.
Les revenus commerciaux et publicitaires du service étaient générés par la consultation des contenus par téléchargement ou en streaming (abonnements permettant un visionnage rapide et clair) et à l’occasion de celle-ci s’agissant des publicités et de l’utilisation de l’installation de l’utilisateur pour le minage de bitcoins.
Ces caractéristiques sont significatives d’un service tourné vers la mise à disposition de contenus populaires - et non destiné au stockage de fichiers en ligne pour soi-même que le service Uptobox prétend être - et d’un modèle économique qui discrimine les contenus personnels et incite à la mise à disposition de fichiers audiovisuels protégés par le droit d’auteur ou des droits voisins.
Il était ainsi suffisamment établi que l’exploitant du service Uptobox contribuait ainsi délibérément à donner accès au public à des contenus dont il savait ou devait savoir qu’ils sont protégés par le droit d’auteur ou un droit voisin, sans mettre en œuvre les mesures techniques appropriées qu’il est permis d’attendre d’un opérateur normalement diligent dans sa situation pour contrer de manière crédible et efficace des violations du droit d’auteur, et pouvait donc se voir reprocher des actes de communication au public au sens de l’article 3§1 de la directive 2001/29 et l’ensemble des éléments précités réunis permet de caractériser de multiples atteintes aux droits d’auteur ou aux droits voisins par ce service.
La FNEF, le SEVN, l’API, l’UPC, le SPI ainsi que le CNC étaient donc fondés à solliciter du président du tribunal la prescription de mesures propres à faire cesser la violation de leurs droits.
Décision du 09 Août 2024
3ème chambre 2ème section
N° RG 24/02273 - N° Portalis 352J-W-B7I-C4DQX

2 . Sur la proportionnalité des mesures propres à prévenir ou à faire cesser ces atteintes

La société Genius servers tech soutient que :- le principe de proportionnalité exigeait une notification préalable de la part des organismes professionnels , même si ce n’est pas une condition légale, s’agissant d’un simple fournisseur de services d’hébergement et de stockage dont l’immense majorité des fichiers n’a jamais été téléchargée et de nombreuses adresses de contact étaient accessibles aux organismes professionnels ;
- une telle notification aurait permis de lui indiquer les informations pertinentes et nécessaires pour qu’elle puisse identifier les mesures techniques adéquates, ainsi que le prévoit la directive n°2019/790 et de sa transposition en droit français aux articles L. 137-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle en matière de droit d’auteur et aux articles L. 219-1 et suivants en matière de droits voisins ;
- elle n’est pas un fournisseur de services de partage de contenus en ligne au sens de l’article 17 de la directive 2019/790 en ce qu’elle n’organise ni ne promeut les contenus mis en ligne par les utilisateurs du service mais les conditions de ces textes et celles de la jurisprudence de la CJUE du 22 juin 2021 (C-683-18) sont similaires de sorte qu’il est justifié de se référer aux Orientations relatives à l’article 17 de la directive 2019/790 sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique de la Commission de l’Union européenne(COM(2021) 288 final) pour leur interprétation.

Les organismes professionnels font valoir que :- le service Uptobox n’entre pas dans le champ de la directive 2019/790 relative aux fournisseurs de partage de contenu en ligne et la responsabilité des prestataires s’apprécie au regard des directives 2001/29 et 2000/31, et les régimes de responsabilité des fournisseurs et hébergeurs sont autonomes, de sorte que les moyens fondés sur l’absence de communication d’informations par les ayants-droits et la prise en compte de la fréquentation pour apprécier la proportionnalité, outre qu’ils sont invoqués de façon tronquée en effaçant les obligations du fournisseurs (de contacter de manière proactive les organismes de gestion collective) ou manquant en fait (l’audience du service Uptobox est élevée), sont hors de propos ;
- les mesures prononcées, limitées à 18 mois, sont nécessairement proportionnées lorsqu’est caractérisée la nature substantiellement contrefaisante du service et au vu des constats selon lesquels les contenus supprimés à la suite de notifications réapparaissaient moins de deux heures après leur suppression avec de nouveaux liens ;
- la tierce opposante étant auteure de la contrefaçon n’est pas fondée à invoquer à son bénéfice la liberté d’entreprendre.

Sur ce,

La Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que“ainsi qu’il découle des points 62 à 68 de l’arrêt du 29 janvier 2008, Promusicae (C-275/06, Rec. p. I-271), la protection du droit fondamental de propriété, dont font partie les droits liés à la propriété intellectuelle, doit être mise en balance avec celle d’autres droits fondamentaux.
Plus précisément, il ressort du point 68 dudit arrêt qu’il incombe aux autorités et aux juridictions nationales, dans le cadre des mesures adoptées pour protéger les titulaires de droits d’auteur, d’assurer un juste équilibre entre la protection de ce droit et celle des droits fondamentaux de personnes qui sont affectées par de telles mesures.
Ainsi, dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal, les autorités et les juridictions nationales doivent notamment assurer un juste équilibre entre la protection du droit de propriété intellectuelle, dont jouissent les titulaires de droits d’auteur, et celle de la liberté d’entreprise dont bénéficient les opérateurs tels que les FAI en vertu de l’article 16 de la charte.(...)
D’autre part, ladite injonction risquerait de porter atteinte à la liberté d’information puisque ce système risquerait de ne pas suffisamment distinguer entre un contenu illicite et un contenu licite, de sorte que son déploiement pourrait avoir pour effet d’entraîner le blocage de communications à contenu licite. En effet, il n’est pas contesté que la réponse à la question de la licéité d’une transmission dépende également de l’application d’exceptions légales au droit d’auteur qui varient d’un État membre à l’autre. En outre, certaines œuvres peuvent relever, dans certains États membres, du domaine public ou elles peuvent faire l’objet d’une mise en ligne à titre gratuit de la part des auteurs concernés.” (CJUE, 24 novembre 2011, C-70/10, Scarlet Extended).

Un juste équilibre doit être recherché entre la protection du droit de propriété intellectuelle, d’une part, et la liberté d’entreprise des fournisseurs d’accès à internet, et les droits fondamentaux des clients des fournisseurs d’accès à internet, en particulier leur droit à la protection des données à caractère personnel, leur droit de propriété et leur liberté de recevoir et de communiquer des informations, d’autre part.
Il est constant que le service Uptobox n’entre pas dans le champ de la directive 2019/790 et ce texte n’est ni nécessaire ni pertinent pour interpréter la directive 2001/29 ni l’article L. 336-2 du code de la propriété intellectuelle.Il n’est pas discuté non plus que l’accès au service Uptobox se faisait par les noms de domaine bloqués par les jugements dont tierce opposition.

Ce service était inscrit depuis plusieurs années sur les listes de surveillance de la contrefaçon et du piratage (Counterfeit and Piracy Watch List) notamment de l’Union européenne et de l’US trade department sans donner lieu à de quelconques mesures et des articles de presse versés aux débats le désignaient clairement comme un site de piratage et il a été rappelé ci-dessus les millions de notifications d’atteinte à des droits d’auteur ou droits voisins qu’il a reçus.
De plus, lorsque des mesures de blocages ont été ordonnées, non seulement le service n’a eu aucune réaction positive, recours, ni démarche à l’égard des organismes professionnels, mais il a diffusé sur les réseaux sociaux des noms de domaines alternatifs pour contourner ces mesures.
Dès lors, une notification préalable des organismes professionnels (à la supposer possible) n’était pas de nature à provoquer le “dialogue constructif” évoqué en demande ou à se conformer aux conditions posées par la jurisprudence Cyando précitée, et son absence ne saurait caractériser la disproportion des mesures de blocage ordonnées.
S’agissant des droits fondamentaux avec lesquels la protection des droits d’auteur et des droits voisins doivent être équilibrés, - la liberté de communication de la société Genius servers tech n’a pu être affectée dès lors que le service Uptobox ne diffusait aucune communication ;
- elle ne peut revendiquer l’usage de sa liberté d’entreprendre pour l’exploitation personnelle d’un service dont l’utilisation illicite a été démontrée ;
- les atteintes aux droits de propriété des utilisateurs ne sont aucunement démontrées dans leur nature et leur ampleur.

Le blocage des noms de domaine précités pendant la durée limitée de 18 mois apparaît dans ces conditions proportionné.
Enfin, l’exploitante du service tel que décrit supra ne saurait être admise à notifier elle-même que les liens bloqués devraient être rétablis comme ne donnant plus accès à des contenus protégés.
Il y a donc lieu de rejeter l’ensemble des demandes de la société Genius servers tech.

III . Sur les demandes reconventionnelles des sociétés Free

La société Free demande que la partie succombante soit condamnée à lui rembourser le coût des neuf blocages mis en œuvre en application des jugements
Sur ce,

Ainsi qu’il a été rappelé supra, point 12, la juridiction saisie en tierce opposition n’a le pouvoir que de statuer sur la rétractation de la décision opposée et ni le demandeur ni les défendeurs ne sont recevables à former d’autres demandes.
Il y a donc lieu de déclarer cette demande irrecevable.

IV . Dispositions finales

La société Genius servers tech, qui succombe, est condamnée aux dépens de l’instance.
L’équité justifie de la condamner à payer la somme de 3.000 euros à chacun des organismes professionnels, qui ont fait défense commune et ne justifient pas du montant des frais engagés à l’appui de leur importante demande, et celle de 1.500 euros à chaque FAI au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS

Déclare irrecevables les demandes indemnitaires de la société Free dans le cadre d’une procédure accélérée au fond ;

Déboute la société Genius servers tech FZE de l’ensemble de ses demandes ;

Condamne la société Genius servers tech FZE aux dépens de l’instance, qui pourront être recouvrés directement par les avocat qui en ont fait la demande (SCP Soulié Coste Floret, cabinet Christophe Caron) dans les conditions de l’article 699 du code de procédure civile ;

Condamne la société Genius servers tech FZE à payer à la Fédération nationale des éditeurs de films, le Syndicat de l’édition vidéo numérique, l’Association des producteurs indépendants, l’Union des producteurs de cinéma, le Syndicat des producteurs indépendants et le Centre national du cinéma et de l’image animée, chacun, la somme de 3.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la société Genius servers tech FZE à payer à la société Orange la somme de 1.500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile

Condamne la société Genius servers tech FZE à payer à la société Free la somme de 1.500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile

Condamne la société Genius servers tech FZE à payer à la société Bouygues telecom la somme de 1.500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile

Condamne la société Genius servers tech FZE à payer aux sociétés SFR et SFR fibre, ensemble, la somme de 1.500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Fait et jugé à Paris le 09 Août 2024

Le Greffier La Présidente
Quentin CURABET Irène BENAC


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : 3ème chambre 2ème section
Numéro d'arrêt : 24/02273
Date de la décision : 09/08/2024
Sens de l'arrêt : Déboute le ou les demandeurs de l'ensemble de leurs demandes

Origine de la décision
Date de l'import : 18/08/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-08-09;24.02273 ?
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