TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS
■
Pôle famille
Etat des personnes
N° RG 22/34849
N° Portalis 352J-W-B7G-CWZ7Q
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N° MINUTE :
[1]
[1]
JUGEMENT
rendu le 02 juillet 2024
DEMANDERESSE
MADAME LA PROCUREURE DE LA REPUBLIQUE
[Adresse 6]
[Adresse 6]
[Localité 3]
en personne
DÉFENDERESSE
Madame [H] [M] [J] [Z]
[Adresse 1]
[Localité 5]
représentée par Me Philippe ASSOR, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C2043
MINISTÈRE PUBLIC
Isabelle MULLER-HEYM, Substitut du Procureur de la République
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Nastasia DRAGIC, Vice-Présidente
Sabine CARRE, Vice-Présidente
Anne FREREJOUAN du SAINT, Juge
assistées de Founé GASSAMA, lors des débats, et Emeline LEJUSTE, lors de la mise à disposition, Greffières
DÉBATS
A l’audience du 18 juin 2024, tenue en chambre du conseil
Après clôture des débats, avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 02 juillet 2024.
JUGEMENT
Contradictoire
En premier ressort
Prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile.
Signé par Nastasia DRAGIC, Présidente, et par Emeline LEJUSTE, Greffière, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
FAITS ET PROCÉDURE
Mme [H] [M] [J] [Z], née le 13 juillet 1955 à [Localité 7] (Portugal), et M. [D], [T], [E] [G], né le 6 novembre 1938 à [Localité 8] (Hauts-de-Seine), ont contracté mariage le 18 février 2021 à la mairie de [Localité 5].
Le 5 mai 2021, le juge des tutelles du tribunal de Paris a placé M. [G] sous le régime de la sauvegarde de justice.
Le 26 novembre 2021, M. [G] a été placé sous mesure de tutelle pour une durée de cinq ans.
M. [G] est décédé le 27 janvier 2022 à [Localité 5].
Par acte d’huissier de justice en date du 19 avril 2022, le procureur de la République a assigné Mme [J] [Z] devant le tribunal judiciaire de Paris, au visa des articles 414-1, 414-2, 1128, 1129 et 1178 du code civil, aux fins de voir :
- dire que le mariage célébré le 18 février 2021 entre M. [G] et Mme [J] [Z] est nul et de nul effet à l’égard des époux ;
- ordonner la mention du jugement à intervenir en marge de l’acte de mariage des époux détenu par le service de l’état civil de la mairie de [Localité 5] ;
- statuer ce que de droit sur les dépens.
Au soutien de ses demandes, le ministère public expose qu’il apparaît qu’au moment de l’union intervenue entre Mme [J] [Z] et M. [G], ce dernier, veuf, sans enfant, âgé de 84 ans, souffrait d’une altération de son discernement l’empêchant de manifester un consentement libre et éclairé ; que le 22 juillet 2020, le parquet civil de Paris a été destinataire d’un signalement émanant de la Banque Palatine ; que la directrice juridique de cette banque, alertée par les employés d’une agence de la banque située à [Localité 4], y faisait état d’opérations bancaires inhabituelles et suspectes réalisées par M. [G], client de la banque depuis 1964, au bénéfice de Mme [J] [Z], son employée de maison ; qu’une enquête a alors été diligentée ; que le 26 janvier 2021, il a pris des réquisitions aux fins d’établissement d’un certificat médical circonstancié en vue d’une mesure de protection judiciaire à l’égard de M. [G] ; que par ordonnance du juge des contentieux de la protection du tribunal judiciaire de Paris du 5 mai 2021, M. [G] a été placé sous sauvegarde de justice, M. [A], mandataire judiciaire à la protection des majeurs, étant désigné en qualité de mandataire spécial; qu’aux termes d’une ordonnance du juge des contentieux de la protection du tribunal judiciaire de Paris du 19 novembre 2021, M. [G] a été placé sous tutelle ; qu’il est décédé le 27 janvier 2022 en milieu hospitalier.
Sur la recevabilité de son action, le ministère public indique que si l’article 414-2 du code civil ne mentionne expressément que l’action successorale des héritiers, action d’intérêt privé, il incombe également au parquet, au titre de sa mission générale de surveillance des mesures de protection prévue par l’article 416 du code civil, de remettre en cause la validité des conventions conclues par une partie, dès lors qu’à l’époque de la conclusion de l’acte, cette personne faisait l’objet d’une procédure tendant à son placement sous main de justice ; qu’en effet, l’action du ministère public, dès lors qu’elle s’inscrit dans la défense d’un ordre public de protection, doit être considérée comme recevable ; qu’en l’espèce, dès le 26 janvier 2021, soit trois semaines avant le mariage de M. [G], le parquet avait pris des réquisitions aux fins d’établissement d’un certificat médical circonstancié en vue de la mise en œuvre d’une mesure de protection judiciaire à son égard.
Sur le fond, le ministère public expose que par application des articles 1129 et 414-1 du code civil, il faut être sain d’esprit pour consentir valablement à un contrat ; qu’en l’espèce, quelques jours avant la conclusion de l’acte, le Docteur [P] qualifiait, aux termes de son certificat médical circonstancié du 13 janvier 2021, M. [G] de personne « probablement sous influence » ; qu’il décrivait un patient souffrant d’un syndrome de persécution, aux propos parfois incohérents, ne répondant pas directement aux questions posées par le médecin expert et présentant des « réactions incontrôlables » et « agressives » ; qu’il mentionnait en outre une possible démence de type Alzheimer pour laquelle M. [G] faisait d’ores et déjà l’objet d’un suivi médical ; qu’il concluait à une altération des facultés mentales de M. [G] nécessitant un placement sous protection judiciaire ; qu’auditionné le 23 février 2021 au commissariat de police du [Localité 5], soit quelques jours après la célébration du mariage, M. [G] a tenu des propos particulièrement confus aux enquêteurs ; qu’interrogé sur la raison de son union avec son employée de maison, il n’est pas parvenu à formuler de réponses claires ; qu’il a indiqué ne pas se souvenir des circonstances de leur rencontre ; qu’interrogé sur sa vie familiale passée, il a affirmé n’avoir jamais été marié, alors qu’il était veuf depuis le 7 octobre 2019 ; qu’il a admis souffrir de pertes de mémoire ; que le 20 avril 2021, les policiers se sont rendus au domicile des époux afin d’y procéder à une enquête sociale ; que si, à l’issue de l’entretien avec M. [G], les enquêteurs n’ont pas fait état de la perte d’intellect de M. [G], les échanges tels qu’ils résultaient du procès-verbal trahissaient l’évidente altération de la lucidité d’un homme se sentant, de surcroît, persécuté ; qu’à cet égard, interrogé sur les nombreuses opérations suspectes mouvementant ses comptes bancaires, opérations dont son épouse était l’initiatrice, M. [G] a invoqué, en des termes vagues, la prétendue action malveillante d’un conseiller bancaire ; que de la même façon, il a accusé le médecin, requis quelques semaines plus tôt par le procureur de la République, de lui avoir mal parlé ; qu’il a d’abord été placé sous sauvegarde de justice par décision du juge des contentieux de la protection du 5 mai 2021, puis sous tutelle aux termes d’une décision du juge des contentieux de la protection du 19 novembre 2021 ; qu’il résulte de l’ensemble de ces éléments que l’état habituel de M. [G] au moment de la conclusion de l’acte est celui d’un homme souffrant d’un affaiblissement généralisé de ses facultés intellectuelles ne lui permettant plus de manifester sa volonté.
Le 17 janvier 2023, Mme [J] [Z] a soulevé un incident devant le juge de la mise en état, aux fins de solliciter de ce dernier qu’il juge irrecevable la demande et l’assignation délivrée par le ministère public sur le fondement de l’article 414-1 du code civil, pour défaut de qualité à agir.
Aux termes d’une ordonnance du 28 février 2023, confirmée par arrêt de la Cour d’appel de Paris du 19 décembre 2023, le juge de la mise en état a rejeté la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir soulevée par Mme [J] [Z] et condamné cette dernière aux dépens de l’incident.
Aux termes de conclusions notifiées par la voie électronique le 13 mars 2024, Mme [J] [Z] sollicite du tribunal, au visa des articles 146, 180, 184 et 190 du code civil, qu’il :
- la déclare recevable et bien fondée en ses demandes, fins et prétentions ;
- déboute Mme le procureur de la République de sa demande en nullité du mariage des époux [J]-[G] ;
- condamne l’Etat aux entiers dépens ainsi qu’à lui verser la somme de 6 000 euros sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Au soutien de ses demandes, Mme [J] [Z] expose qu’elle a débuté une relation amoureuse avec M. [G] en 2012, alors que ce dernier était marié ; que leur rencontre a eu lieu dans l’immeuble situé [Adresse 2] à [Localité 5], au sein duquel elle travaillait en qualité de gardienne et où M. [G] se rendait régulièrement pour y voir sa tante, Mme [B], qui y était domiciliée ; que leur relation s’est poursuivie au grand jour après que l’épouse de M. [G] a fait l’objet d’un placement en EHPAD en 2017 ; qu’à la date du décès de celle-ci, au mois d’octobre 2019, elle est venue s’installer chez son compagnon à sa demande ; que M. [G] l’a demandée en mariage au mois de janvier 2020, mais que du fait de la pandémie de Covid, ils n’ont pu entreprendre les démarches en vue de celui-ci qu’au mois de décembre 2020.
Mme [J] [Z] indique que, sur la forme, le ministère public a fondé son action en nullité du mariage sur l’article 414-1 du code civil qui dispose que pour passer un acte valable, il faut être sain d’esprit ; que l’article 414-2 du code civil prévoit que seuls les héritiers du défunt ont qualité pour agir sur ce fondement à la suite du décès de l’intéressé ; que, dans le cadre de l’incident qu’elle a soulevé, le ministère public s’est ensuite fondé sur l’article 423 du code de procédure civile, en ce qu’il est autorisé par ce texte à agir pour la défense de l’ordre public en dehors des cas spécifiés par la loi ; qu’il a également évoqué le fondement de l’article 180 du code civil, qui prévoit que le mariage qui a été contracté sans le consentement libre des époux peut être annulé ; que si le fondement de l’article 180 du code civil devait être examiné par le tribunal, ce dernier ne pourra que constater que l’action en nullité du mariage ne pouvait être engagée par le ministère public dès lors que le décès d’un époux était déjà intervenu au moment où il avait introduit son action ; qu’en effet, l’article 190 du code civil dispose que « le procureur de la République, dans tous les cas auxquels s’applique l’article 184, peut et doit demander la nullité du mariage, du vivant des deux époux, et les faire condamner à se séparer » ; que cette disposition s’explique par le fait que le décès d’un époux fait cesser tout possible trouble à l’ordre public et disparaître la condition nécessaire pour l’action du ministère public ; que ce dernier ne pourra donc qu’être débouté de sa demande en nullité du mariage engagée postmortem pour cause de trouble à l'ordre public car celui-ci n’existe plus du fait de la dissolution du mariage, sauf à considérer que le ministère public y aurait un intérêt pécuniaire (à savoir tenter de récupérer, pour le compte de l'Etat, une succession qui deviendrait en déshérence), ce qui n'est pas admissible, seuls des héritiers - qui n’existent pas dans ce dossier - ayant alors intérêt et qualité à agir.
La défenderesse explique que sur le fond, si le tribunal venait à considérer que le ministère public était en mesure d’agir post mortem sur le fondement de l’article 180 du code civil ou de tout autre article, ce dernier n’établit aucunement le défaut de consentement à mariage de M. [G], les pièces qu’il produit démontrant même exactement le contraire ; qu’ainsi, il convient de relever que le Docteur [P] indique dans son certificat médical dressé le 12 janvier 2021, soit un mois avant le mariage, que M. [G] peut exprimer sa volonté, et qu’il répond de manière erronée à ses questions dans le seul but de « se moquer du médecin expert » ; que le Docteur [P] conclut à la nécessité de mettre en place une mesure de curatelle et non de tutelle, et précise que cette mesure n’a pas vocation à s’appliquer « aux actes à caractère personnel » ; qu’il résulte donc de ce certificat que, quelques semaines avant son mariage, M. [G] était parfaitement en mesure d’exprimer sa volonté et d’effectuer seul tous les actes à caractère personnel, dont précisément le fait de se marier ; que par ailleurs, au mois d’avril 2021, les services de police ont exposé avoir constaté lors de leur enquête sociale « que M. [G] avait pleinement conscience de ses gestes, paroles et actes. Il nous a semblé évident que M. [G], de son fort caractère, ne supportait pas qu’on s’immisce dans sa vie privée (…) ; concernant sa relation avec Mme [Z], malgré les craintes de la banque, il ne semble pas que Mme [Z] abuse financièrement de M. [G]. Il semble régner de bons rapports et beaucoup d’affection dans le couple » ; qu’il apparaît ainsi clairement que M. [G] vivait très mal l’intrusion dans sa vie privée, à l’initiative de la Banque Palatine, dont il a d’ailleurs mis en cause l’un de ses employés auquel il aurait prêté une importante somme d’argent ; que le ministère public verse à l’appui de sa demande le signalement effectué le 21 janvier 2021 par M. [A], mandataire judiciaire à la protection des majeurs, au sujet de M. [G] ; que ce signalement a été classé sans suite le 3 février 2023, soit après la délivrance de l’assignation. Elle ajoute qu’il est également fait état d’une précédente plainte déposée par M. [A] à son encontre en 2017, dans le cadre de la mesure de protection de la tante de M. [G], Mme [B] ; que cette plainte a également été classée sans suite ; que les deux auxiliaires de vie ayant travaillé auprès de Mme [B] ne la « pointent » nullement dans leurs attestations, mais incriminent plutôt M. [A] dans la gestion dirigiste et destructrice des mesures de protection qui lui sont confiées ; qu’elle considère que les nouvelles accusations portées par M. [A] à son encontre ont contribué à faire des derniers mois de vie de M. [G] un véritable enfer qui a accéléré la dégradation de son état de santé et l’a conduit à sa mort ; que contrairement à ce qu’indique le ministère public, elle justifie avoir déposé le dossier de mariage à la mairie au mois de décembre 2020, soit avant que M. [G] ne soit avisé d’un examen par le Docteur [P] ; qu’il existe des photographies du mariage, lequel a eu lieu en comité restreint du fait du contexte pandémique de l’époque ; qu’elle verse un deuxième certificat médical établi le 16 juin 2021 à la demande de M. [G] par le Docteur [W], expert auprès du tribunal ; qu’il ressort de ce certificat que cinq mois après le mariage, il n’était préconisé qu’une mise en curatelle simple ne portant que sur la seule protection des biens patrimoniaux ; qu’il était en outre relevé son rôle positif aux côtés de M. [G] ; qu’elle verse enfin de multiples attestations, établies par de nombreux témoins côtoyant le couple au quotidien ainsi que par deux professionnels de santé ayant pris en charge M. [G] pour des problèmes dentaires, aux termes desquelles ces derniers témoignent de son implication bienveillante dans le suivi de la santé de son mari ainsi que de la parfaite compréhension et lucidité de M. [G] ; que loin d’être la femme vénale que le ministère public décrit, elle a travaillé toute sa vie et ce, même durant sa relation avec M. [G] ; que leur relation amoureuse est démontrée, tout comme la volonté réelle de M. [G] de l’épouser, de sorte que le ministère public ne pourra qu’être débouté de ses demandes.
Le ministère public n’a pas formulé de nouvelles observations en réplique aux écritures de Mme [J] [Z].
L’ordonnance de clôture a été rendue le 21 mai 2024, et l’affaire appelée pour être plaidée à l’audience du 18 juin 2024, puis mise en délibéré au 2 juillet 2024.
[DÉBATS NON PUBLICS – Motivation de la décision occultée]
PAR CES MOTIFS
Le tribunal,
Déboute le procureur de la République de sa demande ;
Déboute Mme [H] [S] [J] [Z] de sa demande formée au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
Dit que le trésor public conservera la charge des dépens.
Fait à Paris, le 2 juillet 2024
La GreffièreLa Présidente
Emeline LEJUSTENastasia DRAGIC