TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le :
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1/1/2 resp profess du drt
N° RG 22/03110
N° Portalis 352J-W-B7G-CWGEM
N° MINUTE :
Assignation du :
03 Mars 2022
JUGEMENT
rendu le 26 Juin 2024
DEMANDERESSE
S.C.I. SANNA
[Adresse 1]
[Localité 9]
représentée par Maître Paul BRISSET, avocat au barreau de PARIS, avocat postulant, vestiaire #P0370 et par Maître Alexandre JELZNOV, de la SELARL VERBATEAM BORDEAUX, avocat au barreau de Bordeaux
DÉFENDERESSES
Madame [C] [E]
[Adresse 7]
[Localité 11]
S.A. MMA IARD
[Adresse 5]
[Localité 8]
représentées par Maître Valérie TOUTAIN DE HAUTECLOCQUE, avocat au barreau de PARIS,vestiaire #D0848
Décision du 26 Juin 2024
1/1/2 resp profess du drt
N° RG 22/03110 - N° Portalis 352J-W-B7G-CWGEM
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Monsieur Benoît CHAMOUARD, Premier vice-président adjoint,
Président de formation
Monsieur Éric MADRE, Juge
Madame Lucie LETOMBE, Juge
Assesseurs,
assistés de Samir NESRI, Greffier lors des débats et de Gilles ARCAS, Greffier lors de la mise à disposition ;
DEBATS
A l’audience du 29 Mai 2024, tenue en audience publique
JUGEMENT
- Contradictoire
- En premier ressort
- Prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile
- Signé par Monsieur Benoît CHAMOUARD, Président, et par Monsieur Gilles ARCAS, Greffier lors du prononcé, à qui la minute a été remise par le magistrat signataire.
EXPOSE DU LITIGE
Madame [I] [K] et Monsieur [G] [K] étaient propriétaires d'un bien situé [Adresse 2] et [Adresse 10] à [Localité 11], constituant les lots n°86, n°118 et n°192 cadastrés section AH n°[Cadastre 3] et [Cadastre 4].
Par acte de vente notarié du 31 mai 2017, reçu par Maître [C] [E], notaire, les époux [K] ont vendu le bien moyennant le prix de 470 000 €.
Il était précisé à l'acte de vente que " un état hypothécaire délivré le 4 mai 2017 et certifié à la date du 3 mai 2017 ne révèle aucune inscription. Le vendeur déclare que la situation hypothécaire est identique à la date de ce jour et n'est susceptible d'aucun changement."
A l'issue de la vente, Maître [E] a remis l'intégralité du prix de vente aux vendeurs, déduction faite uniquement du montant de l'opposition du syndic.
Parallèlement, le 5 septembre 2016, la société Sanna a pris une inscription hypothécaire conservatoire sur l'immeuble situé [Adresse 6], à l'encontre de Madame [K], pour sûreté de la somme de 23 037,82 € en vertu d'une ordonnance sur requête rendue le 29 juillet 2016 par le tribunal de grande instance de Paris.
Cette inscription a été publiée, après bordereau rectificatif, le 12 octobre 2016 par le service de la publicité foncière.
Madame [K] a contesté l'hypothèque conservatoire prise sur l'immeuble, cette contestation ayant rejetée par jugement du 1er mars 2017 du juge de l'exécution.
La société Sanna a également assigné en référé Madame [K] en paiement, à titre provisionnel, de la somme de 23 037, 82 €, et a obtenu gain de cause par ordonnance du juge des référés rendue le 25 septembre 2017.
Par arrêt du 5 octobre 2018, la cour d'appel de Paris a confirmé l'ordonnance de référé.
C'est dans ce contexte que, par actes du 3 mars 2022, la société Sanna a fait assigner Maître [E] devant le tribunal judiciaire de Paris aux fins de voir engager sa responsabilité civile professionnelle, et la société MMA Iard en garantie.
Aux termes de ses conclusions notifiées le 26 avril 2023, la société Sanna demande au tribunal de :
- condamner solidairement Maître [E] et la société MMA Iard à lui verser la somme de 23 037,82 € au titre de son préjudice matériel, ou à titre subsidiaire la somme de 21 885,93 €, avec intérêts au taux légal à compter du 31 octobre 2018,
- les condamner in solidum à lui verser une indemnité de 9 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.
La demanderesse soutient que le notaire a commis une faute soit en ne levant pas l'état hypothécaire en vue de la cession du bien, soit en ne levant pas le bon état hypothécaire, de sorte que le document en sa possession ne révélait pas, à tort, l'inscription hypothécaire qu'elle avait prise sur le bien, objet de la vente.
Elle allègue que la demande d'état hypothécaire versée aux débats par le notaire n'est pas probante, et qu'il lui revient de produire l'entier acte de vente, annexes comprises, pour justifier de sa demande d'état hypothécaire au service de la publicité foncière. Elle souligne qu'il incombe au notaire de rapporter la preuve d'avoir accompli toutes les formalités nécessaires à l'acte de vente.
Elle indique que, par la faute du notaire, elle a été privée de recouvrer sa créance de 23 037,82 €, dont le montant aurait été prélevé directement sur le prix de vente et séquestré dans l'attente que l'hypothèque devienne définitive. Elle sollicite, en outre, les intérêts au taux légal sur cette somme à compter du 31 octobre 2018, compte tenu de l'arrêt de la cour d'appel de Paris rendu le 5 octobre 2018.
Elle fait valoir qu'elle n'a pas fait convertir l'hypothèque provisoire en hypothèque définitive en 2018 puisque le bien avait déjà été vendu en 2017, de sorte que cette conversion lui aurait seulement permis d'obtenir la vente forcée du bien, occasionnant des frais démesurés par rapport au montant de sa créance. Elle conclut qu'il ne peut lui être reproché de ne pas avoir rendu définitive son hypothèque alors que la situation dommageable avait déjà été générée par le notaire.
Elle précise qu'en dépit de plusieurs tentatives de recouvrement forcé, elle n'a pu obtenir le paiement de sa créance, Madame [K] étant insolvable.
Suivant conclusions signifiées le 11 janvier 2023, Maître [E] et la société MMA Iard demande au tribunal de :
- débouter la société Sanna de ses demandes,
- la condamner à leur verser une indemnité de 2 500 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens qui seront recouvrés selon les modalités prévues à l'article 699 du même code.
Les défenderesses contestent toute faute, faisant valoir que Maître [E] a levé un état hypothécaire le 3 mai 2017 portant sur les parcelles AH [Cadastre 3] et AH [Cadastre 4] pour les lots n°86, 118, et 192, ne faisant apparaître aucune inscription hypothécaire provisoire.
Elles ajoutent que la venderesse a indiqué, le jour de la vente, que l'état hypothécaire était identique au dernier état hypothécaire relevé, de sorte que le notaire ne disposait d'aucun élément laissant supposer l'existence d'une inscription hypothécaire prise par la demanderesse.
Elles opposent, en tout état de cause, que le préjudice invoqué ne présente pas de lien de causalité avec la prétendue faute imputée au notaire, dans la mesure où la demanderesse n'a jamais converti son hypothèque provisoire en hypothèque définitive conformément aux articles R.532-8, R.533-4 et R.533-6 du code des procédures civiles d'exécution, ce qui lui aurait permis d'exercer son droit de suite à l'encontre des acquéreurs.
Elles concluent que le préjudice de la demanderesse ne constitue qu'une perte de chance et ne peut être égal au montant intégral de la garantie hypothécaire litigieuse.
Il est renvoyé aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs moyens et prétentions, comme le permet l'article 455 du code de procédure civile.
La clôture de la mise en état a été prononcée le 7 septembre 2023 par ordonnance rendue le même jour par le juge de la mise en état.
A l'audience du 29 mai 2024, l'affaire a été mise en délibéré au 26 juin 2024, date du présent jugement.
MOTIVATION
Sur la responsabilité du notaire
Engage sa responsabilité civile à l'égard de son client ou d'un tiers, sur le fondement de l'article 1240 du code civil, le notaire qui commet un manquement dans l'exercice de la mission qui lui est confiée, tant à raison de son obligation de diligence, qu'au titre de son devoir d'information et de conseil, qui inclut celui d'assurer la validité et l'efficacité des actes reçus, et dont il n'est pas dispensé par les compétences personnelles de son client ou l'intervention d'un autre professionnel et dont la preuve de l'exécution lui incombe.
En particulier, si le notaire, recevant un acte en l'état de déclarations erronées d'une partie quant aux faits rapportés, n'engage sa responsabilité que s'il est établi qu'il disposait d'éléments de nature à faire douter de leur véracité ou de leur exactitude, il est, cependant, tenu de vérifier, par toutes investigations utiles les déclarations faites par le vendeur et qui, par leur nature ou leur portée juridique, conditionnent la validité ou l'efficacité de l'acte qu'il dresse.
Le notaire est responsable à l'égard des tiers de toute faute préjudiciable commise par lui dans l'exercice de ses fonctions (1ère civ. 10 septembre 2014, n° 13-23.189).
Il incombe en revanche à celui qui entend voir engager la responsabilité civile du notaire de rapporter la preuve du préjudice dont il sollicite réparation ; qu'il soit entier ou résulte d'une perte de chance, ce préjudice, pour être indemnisable, doit être certain, actuel et en lien direct avec le manquement commis.
En toute hypothèse, la réparation de la perte de chance doit être mesurée en considération de l'aléa jaugé et ne saurait être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée.
Au cas présent, il ressort des pièces produites par les défenderesses que l'état hypothécaire levé par Maître [E] auprès du service de la publicité foncière le 4 mai 2017, portant sur le bien litigieux situé [Adresse 2] et [Adresse 10] à [Localité 11] pour les lots n°86, n°118 et n°192 cadastrés section AH n°[Cadastre 3] et [Cadastre 4], ne mentionne aucune inscription hypothécaire.
Il existe ainsi une discordance inexpliquée, non imputable au notaire, entre l'état hypothécaire levé par ce dernier en 2017 et celui demandé par la demanderesse en 2018 faisant apparaître l'hypothèque conservatoire.
Dès lors, dans ces circonstances et à défaut de caractérisation d'une faute du notaire, la demande indemnitaire de la société Sanna sera rejetée.
Sur les demandes accessoires
La société Sanna, partie perdante, sera condamnée aux dépens, conformément aux dispositions de l'article 696 du code de procédure civile, qui seront recouvrés selon les modalités prévues à l'article 699 du même code.
Il convient en outre d'allouer aux défenderesses une indemnité au titre des dispositions de l'article 700 du même code d'un montant total de 3 000 €.
L'exécution provisoire de la présente décision est de droit, conformément à l'article 514 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
Le tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire et rendu en premier ressort,
Déboute la société Sanna de ses demandes ;
Condamne la société Sanna aux dépens qui seront recouvrés selon les modalités prévues à l'article 699 du code de procédure civile ;
Condamne la société Sanna à payer à Maître [C] [E] et la société MMA Iard la somme totale de 3 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Rappelle que la présente décision est exécutoire de droit à titre provisoire ;
Déboute les parties du surplus de leurs demandes.
Fait et jugé à Paris le 26 Juin 2024.
Le GreffierLe Président
G. ARCASB. CHAMOUARD