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14/06/2024 | FRANCE | N°22/06062

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, 3ème chambre 2ème section, 14 juin 2024, 22/06062


TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE PARIS



3ème chambre
2ème section


N° RG 22/06062
N° Portalis 352J-W-B7G-CW6DX

N° MINUTE :


Assignation du :
18 Mai 2022















JUGEMENT
rendu le 14 Juin 2024
DEMANDERESSES

Madame [B] [I] veuve [F]
[Adresse 6]
[Localité 3]

S.A.R.L. [F], [F] & [F]
[Adresse 2]
[Localité 4]

représentées par Maître Nicolas GODEFROY de l’AARPI GODIN ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0259


DÉFENDERESSEr>
S.A.R.L. ROYAL HOME
[Adresse 1]
[Localité 5]

représentée par Maître Pierre BARREYRE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #J0078





Copies délivrées le :
- Maître GODEFROY # R259 (exécutoire)
- Maît...

TRIBUNAL JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
2ème section


N° RG 22/06062
N° Portalis 352J-W-B7G-CW6DX

N° MINUTE :

Assignation du :
18 Mai 2022

JUGEMENT
rendu le 14 Juin 2024
DEMANDERESSES

Madame [B] [I] veuve [F]
[Adresse 6]
[Localité 3]

S.A.R.L. [F], [F] & [F]
[Adresse 2]
[Localité 4]

représentées par Maître Nicolas GODEFROY de l’AARPI GODIN ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0259

DÉFENDERESSE

S.A.R.L. ROYAL HOME
[Adresse 1]
[Localité 5]

représentée par Maître Pierre BARREYRE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #J0078

Copies délivrées le :
- Maître GODEFROY # R259 (exécutoire)
- Maître BARREYRE #J78 (ccc)

Décision du 14 Juin 2024
3ème chambre 2ème section
N° RG 22/06062 - N° Portalis 352J-W-B7G-CW6DX

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
Madame Véra ZEDERMAN, Vice-présidente
Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge

assistés de Monsieur Quentin CURABET, Greffier

DEBATS

A l’audience du 01 Mars 2024 tenue en audience publique avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 07 Juin 2024, puis prorogé au 14 Juin 2024.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à dispsoition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

EXPOSÉ DU LITIGE

1. Mme [B] [I], veuve [F], et la société [F], [F] & [F] (la société [F]) reprochent à la société Royal home d'avoir offert à la vente entre avril et mai 2022 des canapés et fauteuils constituant selon elles une contrefaçon de droits d'auteur sur le canapé et le fauteuil ‘Alpha' qui auraient été créés par [W] [F], décédé en 2009, ainsi que d'avoir utilisé, pour les promouvoir, des photographies prises dans les locaux de la société [F] ou chez la famille [F] et représentant des meubles Alpha authentiques.

2. Mme [F] se dit investie des tous les droits d'auteurs sur le fauteuil et le canapé Alpha, dont elle a concédé une licence exclusive des droits d'exploitation à la société [F]. Elle a apporté les droits patrimoniaux sur les meubles en cause le 14 septembre 2022 à une société tierce qui a confirmé la licence à la société [F] et n'est pas dans la cause.

3. Après avoir pratiqué une saisie-contrefaçon, Mme [F] et la société [F] ont assigné la société Royal home en contrefaçon de droit d'auteur le 18 mai 2022.

4. La société Royal home, qui n'avait jamais été mise en demeure avant l'assignation, a proposé en octobre 2022 aux demanderesses une indemnité de 1 500 euros pour mettre fin au litige, ce qui n'a pas été accepté.

5. L'instruction a été close le 20 avril 2023.

Prétentions des parties

6. Mme [F] et la société [F], dans leurs dernières conclusions (20 janvier 2023), demandent la condamnation de la société Royal home à payer 10 000 euros à la société [F] et 10 000 euros à Mme [F] en réparation de leur préjudice, ainsi qu'à des mesures de publication et destruction, outre 6 500 euros chacune au titre de l'article 700 du code de procédure civile (et les dépens de l'instance « et ceux de la procédure de saisie-contrefaçon »).

7. La société Royal home, dans ses dernières conclusions (18 novembre 2022), résiste aux demandes, y compris à l'exécution provisoire, et réclame elle-même 10 000 euros de dommages et intérêts pour procédure abusive et 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre le recouvrement des dépens par son avocat.

Moyens des parties

8. Les demanderesses soutiennent que l'ensemble dit ‘Alpha' créé par M. [F] est original et donc protégé par le droit d'auteur. L'originalité résulterait d'un assemblage de plusieurs blocs bombés symétriques de taille égale sur une ligne droite pour le canapé et de tailles différentes en forme ronde pour le fauteuil, d'une inclinaison du dossier et de l'assise en pente douce avec des accoudoirs en forme de demi-cercles, et d'un piètement tubulaire pour le canapé et rond pour le fauteuil, rond caché donnant aux meubles une impression de flottement. L'ensemble de ces éléments confèreraient une tridimensionnalité sobre et rationnelle et un esthétisme particulier dans un style organique et organisé aux meubles en cause.

9. Sur la titularité, elles font valoir que les meubles ont été publiés au nom de [W] [F] et qu'en vertu d'une transaction, les héritiers réservataires ont renoncé aux droits d'auteur moyennant le versement d'une indemnité de réduction, de sorte que Mme [F] est seule investie de ces droits.

10. Sur la saisie-contrefaçon, elles font d'abord valoir que la preuve de la contrefaçon est acquise quoiqu'il en soit par le constat qui l'a précédée et par la reconnaissance des faits par la défenderesse dans son courrier officiel proposant une indemnité puis dans ses conclusions. Elles soutiennent ensuite que l'originalité des meubles est établie, que la défenderesse a bénéficié d'un délai suffisant lors des opérations de saisie, que l'huissier qui indique être porteur de l'ordonnance est réputé l'avoir présentée au saisi jusqu'à preuve du contraire, enfin que le procès-verbal peut ne pas être remis immédiatement au saisi sans qu'il s'agisse d'une réouverture des opérations.

11. Elles soutiennent alors que, la contrefaçon s'appréciant en fonction des ressemblances et non des différences et existant même en l'absence de ressemblance parfaite, nonobstant d'éventuelles variantes d'exécution, les meubles de la société Royal home, qui sont selon elles des reproductions quasi-serviles de leurs oeuvres, malgré leur « qualité esthétique » inférieure, sont des contrefaçons, dès lors qu'ils en reprennent les caractéristiques, à savoir la forme arrondie (ou allongée avec des bords arrondis), les lignes verticales dessinant 8 blocs (ou 16 ou 20), le revêtement en poil court, l'effet « plaid » ou « doux », la couleur blanche, l'absence de couture apparente, l'absence de pied apparent donnant au meuble une impression de flottement, le tout lui conférant une « certaine tridimensionnalité ».

12. Elles soulignent que la reprise des photographies montrant leurs meuble est aussi, en soi, une contrefaçon et estiment qu'elle constitue une reconnaissance par la défenderesse de la quasi-identité entre les meubles en cause.

13. Sur le préjudice, la société [F] expose que les photographies reprises « massivement » sur les pages de la société Royal home sur les réseaux sociaux (où elle dispose de 13 100 et 1 600 abonnés) ont « potentiellement » été vues par « des milliers d'internautes » afin de vendre des meubles « à la qualité esthétique différente », ce dont il résulte selon elle une banalisation ainsi qu'une atteinte à sa « mission de préservation et de poursuite du patrimoine culturel des oeuvres de [W] [F] ».

14. Mme [F] estime quant à elle subir un préjudice aggravé par les « conditions dévalorisantes dans lesquelles les meubles sont promus et vendus », par les réseaux sociaux, notamment Snapchat, ainsi que dans un « hangar de 1 200 m² » avec d'autres meubles sans lien avec [W] [F] et son esthétique, plus généralement dans un positionnement qui n'est pas haut-de-gamme ni luxueux. Elle ajoute qu'en reprenant les photographies des meubles authentiques la défenderesse n'a pas indiqué le nom de [W] [F] et a même ajouté son propre logo, comme pour en revendiquer la paternité.

15. Subsidiairement, la société [F] et Mme [F] estiment que la reprise par la défenderesse des photographies des meubles Alpha pour vendre ses propres meubles non authentiques et de moindre qualité revient à tirer profit de la notoriété de [W] [F], artiste de renom dont elles oeuvrent à restaurer et promouvoir le travail.

**

16. En défense, la société Royal home soutient que les meubles Alpha ne sont pas originaux ; qu'en effet, les éléments invoqués au soutien de l'originalité sont vagues, généraux ou purement techniques, découleraient d'une stricte observation impersonnelle et littérale des meubles en cause et ne correspondraient qu'à des caractéristiques banales dans le domaine.

17. Elle estime également que les demanderesses ne prouvent pas la création par M. [F] des meubles en cause et, à titre subsidiaire, n'établissent pas la titularité exclusive de Mme [F] sur les droits de son époux défunt, dès lors que celui-ci a eu plusieurs héritiers, d'ailleurs réservataires, qui ont à ce titre « vocation (...) à devenir titulaires » des droits d'auteur. Elle en déduit que Mme [F] aurait dû appeler dans la cause les enfants de l'auteur et est irrecevable à agir seule.

18. Elle invoque par ailleurs la nullité de la saisie-contrefaçon, aux motifs qu'en l'absence de caractérisation de l'originalité, elle aurait dû être refusée, qu'il ne s'est pas écoulé un délai raisonnable entre la remise de l'ordonnance et le début des opérations, qu'il n'est pas prouvé que l'huissier était porteur de la minute de l'ordonnance autorisant la mesure, enfin que l'huissier ne pouvait pas rouvrir ses opérations plusieurs jours après avoir quitté les lieux, même pour signifier le procès-verbal. Elle en déduit que la matérialité des faits de contrefaçon qui lui sont reprochés n'est pas établie.

19. Elle expose qu'en tout état de cause les différences entre les meubles en litige excluent la contrefaçon : contrairement au fauteuil Alpha, le fauteuil litigieux ne comporte pas un point central unique où se rencontrent toutes les lignes, lui donnant l'aspect d'une fleur, mais une ligne qui délimite clairement le dos du fauteuil ; s'agissant des canapés, les photographies prises par l'huissier, sur lesquelles le meuble est en partie caché par des coussins noirs, ne permettent pas une comparaison pertinente, notamment au regard de l'impression de flottement des meubles. Elle fait valoir que les demanderesses ont elles-mêmes déclaré que ses meubles présentaient « un esthétisme bien différent » des meubles Alpha. Elle estime qu'en réalité, les demanderesses cherchent à obtenir une protection sur un concept général ou un genre figuratif et des caractéristiques absentes des meubles Alpha (les poils courts ou l'effet « plaid »).

20. Elle conteste le préjudice allégué, qu'elle estime non démontré, en particulier au regard de la différence de qualité, les mauvaises conditions de vente, la baisse de chiffre d'affaires, l'existence de réclamations de tiers, et fait valoir au contraire que les meubles litigieux n'ont été offerts à la vente que pendant environ 15 jours, au prix de 2 075 euros HT (acheté 737 euros HT), en un seul exemplaire, qui n'a d'ailleurs pas été vendu, de sorte qu'elle n'a réalisé aucun bénéfice mais a au contraire subi une perte. Elle souligne ses tentatives de résolution amiable refusées par les demanderesses. Elle estime encore que la mesure de publication demandée est disproportionnée. Elle soutient enfin que l'exécution provisoire aurait des conséquences excessives au regard de sa situation fragile et la conduirait au dépôt de bilan, que la publication serait irréversible.

21. Sur sa demande pour procédure abusive, elle fait valoir l'enjeu économique « inexistant » de cette affaire, dont elle estime que les demanderesses savent qu'elle est vouée à l'échec et qu'elles l'ont ainsi introduite dans le but de lui nuire, affirmant avoir subi en conséquence des perturbations et inquiétudes.

MOTIVATION

I . Demandes en contrefaçon de droit d'auteur ou concurrence déloyale

1 . Protection par le droit d'auteur

22. Conformément à l'article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle, l'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur l'œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous comportant des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial.

23. En application de la directive 2001/29 sur l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information, qui harmonise la notion d'œuvre conditionnant la protection par le droit d'auteur, une oeuvre implique un objet original, c'est-à-dire une création intellectuelle propre à son auteur, qui en reflète la personnalité en manifestant ses choix libres et créatifs ; et cet objet doit être identifiable avec suffisamment de précision et d'objectivité, ce qui exclut une identification reposant essentiellement sur les sensations de la personne qui perçoit l'objet (CJUE, 12 septembre 2019, Cofemel, C-683/17, points 29 à 35).

24. Eu égard à ses objectifs, la protection associée au droit d'auteur, dont la durée est très significativement supérieure à celle des dessins ou modèles, est réservée aux objets méritant d'être qualifiés d'oeuvres (CJUE, Cofemel précité, point 50).

25. Par ailleurs, la propriété littéraire et artistique ne protège pas les idées ou concepts, mais seulement la forme originale sous laquelle ils se sont exprimés (Cass. 1re Civ., 29 novembre 2005, n°04-12-721 ; 1re Civ., 16 janvier 2013, n°12-13.027).

26. En l'espèce, individuellement, les caractéristiques invoquées par les demanderesses sont génériques pour des fauteuils et des canapés : l'inclinaison en pente douce du dossier et de l'assise, les accoudoirs « en forme de demi-cercles », des lignes formant des blocs bombés, l'invisibilité des pieds, la « tridimensionnalité sobre et rationnelle » et « l'esthétisme particulier dans un style organique et organisé » (à supposer que ces deux dernières caractéristiques aient un sens).

27. Néanmoins, la combinaison de ces éléments et en particulier de la pente du dossier et de l'assise formant au fond de celle-ci un creux central, centre de gravité ou de symétrie autour duquel s'organisent des blocs bombés et s'articule tout le meuble, dont les éléments semblent uniformes (ainsi les accoudoirs, plus que des demi-cercles, n'existent qu'en tant que bordures latérales du fond de l'assise, au même titre que le dossier ou l'avant de l'assise elle-même), traduit un parti-pris esthétique, c'est-à-dire un choix personnel imprimant une forme et qui, à défaut d'exemples antérieurs traduisant déjà les mêmes choix faits par d'autres créateurs, porte l'empreinte de la personnalité de son auteur.

28. Dans cette mesure, les fauteuil et canapé Alpha (représentés ci-dessus) sont protégés par le droit d'auteur.

2 . Titularité des droits d'auteur

29. En application de l'article L. 113-1 du code de la propriété intellectuelle, la qualité d'auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui sous le nom de qui l'oeuvre est divulguée.

30. En l'espèce, le canapé et le fauteuil Alpha ont tout deux été divulgués sous le nom de [W] [F] et la société Royal home n'allègue ni ne démontre que ces meubles auraient en fait été créés par un tiers. Leur auteur est donc [W] [F].

31. De plus, comme l'affirme l'attestation dévolutive établie le 09 janvier 2019 par le notaire chargé de la succession de M. [F], la liquidation de cette succession a fait l'objet d'une transaction confirmant l'attribution à Mme [F] des droits d'auteur de [W] [F] (patrimoniaux et moraux). Mme [F] est donc titulaire des droits moraux.

32. Elle était également titulaire des droits patrimoniaux, qu'elle a pu concéder à la société [F], en vertu du contrat de licence exclusive dont se prévalent les demanderesses et qui n'est pas contesté, puis apporter à une société tierce dont il est constant qu'elle n'a pas remis en cause cette concession. La société [F] est donc licenciée exclusive des droits patrimoniaux.

3 . Atteinte au droit d'auteur

a. Cadre juridique

33. Aux termes de l'article L. 121-1 alinéa 1er du code de la propriété intellectuelle, l'auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son oeuvre.

34. Par ailleurs, il résulte en outre des dispositions des articles L. 122-1 et L. 122-4 du même code que le droit d'exploitation appartenant à l'auteur comprend le droit de représentation et le droit de reproduction, et que toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants-droit ou ayants-cause est illicite.

35. Il en est de même pour la traduction, l'adaptation ou la transformation, l'arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque. La contrefaçon d'une oeuvre protégée par le droit d'auteur, qui n'implique pas l'existence d'un risque de confusion, consiste dans la reprise de ses caractéristiques identifiées comme constitutives de son originalité.

36. L'article L. 122-2 du code de la propriété intellectuelle précise que la représentation consiste en la communication de l'oeuvre au public par un procédé quelconque, sans que la liste des procédés qu'elle cite soit exhaustive.

b. Validité de la saisie-contrefaçon

Originalité de l'oeuvre

37. La Cour de cassation juge que « L'auteur, ses ayants droit ou ses ayants cause ont qualité pour agir en contrefaçon et solliciter à cet effet l'autorisation, par ordonnance rendue sur requête, de faire procéder à des opérations de saisie-contrefaçon, sans avoir à justifier, au préalable, de l'originalité de l'œuvre sur laquelle ils déclarent être investis des droits d'auteur » et elle interdit au juge du fond d'apprécier l'originalité à ce stade (Cass. 1re Civ., 6 avril 2022, n°20-19.034, points 20 à 22).

38. Le moyen tenant à l'absence de caractérisation de originalité est donc inopérant.

Présentation de la minute

39. En matière de droit d'auteur, le code de la propriété intellectuelle ne contient aucune disposition sur la notification ou la remise préalable de l'ordonnance autorisant la saisie et il faut donc appliquer le droit commun.

40. En vertu de l'article 503, premier alinéa, du code de procédure civile, les jugements ne peuvent être exécutés contre ceux auxquels ils sont opposés qu'après leur avoir été notifiés ; toutefois, par dérogation, le deuxième alinéa prévoit qu'en cas d'exécution au seul vu de la minute, la présentation de celle-ci vaut notification ; et l'article 495, 2e alinéa, dispose que l'ordonnance sur requête est exécutoire au seul vu de la minute.

41. Le deuxième alinéa de l'article 503 du code de procédure civile, en autorisant une exécution au seul vu de la minute, n'interdit pas la notification de droit commun, c'est-à-dire la signification, qui est plus contraignante pour le requérant et plus protectrice des droits du destinataire : la présentation de la minute « vaut notification », ce qui ne veut pas dire que la notification doit se faire exclusivement par présentation de la minute.

42. Le procès-verbal de la saisie-contrefaçon pratiquée à [Localité 5] sous bois est précédé d'un procès-verbal de signification de l'ordonnance et de la requête à la partie saisie, prise en la personne de son employée, Mme [R] [M] (pièce [F] n°10-2), qui est aussi la personne présente mentionnée dans le procès-verbal de saisie-contrefaçon lui-même. L'ordonnance a donc bien été notifiée, avant son exécution.

43. En toute hypothèse, le procès-verbal de saisie contrefaçon indique clairement que l'huissier a agi « En vertu : d'une requête en date du 20 avril 2022 et de l'ordonnance y afférent, rendue [...] le 22 avril 2022 (N°22/982) Et dont copie a été signifiée par [ses] soins à la partie saisie sur place [...] et dont [il a] donné lecture à voix haute ». Les « et dont » se réfèrent aux premiers éléments mentionnés, à savoir la requête et l'ordonnance. L'huissier indique ainsi avoir donné copie de l'ordonnance et d'avoir donné lecture, non pas de la copie mais de l'ordonnance elle-même. Cette formulation indique implicitement mais nécessairement que l'huissier de justice était porteur de la minute qu'il a présentée au destinataire afin de lui en donner lecture.

44. Le moyen tiré de l'absence de présentation de la minute est donc inopérant et en toute hypothèse infondé.

Délai entre la présentation de la minute et le début des opérations

45. La loi n'impose pas de délai entre la notification de l'ordonnance et le début des opérations de saisie. Le moyen tiré de l'insuffisance de ce délai est donc, là encore, inopérant.

46. En toute hypothèse, il ne peut être sérieusement soutenu que le saisi n'aurait pas bénéficié d'un temps suffisant entre la signification de l'ordonnance autorisant la saisie-contrefaçon et le début des opérations alors qu'il a disposé, tel qu'il ressort clairement du procès-verbal litigieux (pièce [F] n°10-2 et 11), de vingt minutes après lecture intégrale à haute voix par l'huissier de justice de l'ordonnance et de la requête en cause. L'huissier a d'ailleurs également permis à son interlocuteur de poser toute question à son sujet. Un tel délai le mettait à même d'évaluer la portée de la mesure et de contacter un conseil le cas échéant.

Délai entre les opérations et la remise du procès-verbal

47. Contrairement à ce qu'affirment les défenderesses, la remise du procès-verbal de saisie-contrefaçon au saisi n'est pas une réouverture des opérations. Le grief est donc infondé.

c. Atteinte au droit d'auteur par les faits en cause

48. Les photos postées sur les réseaux sociaux par la société Royal home sont des photos des meubles Alpha originaux, elles constituent donc une reproduction non autorisée des oeuvre, c'est-à-dire une contrefaçon.

49. En l'absence de mention du nom de l'auteur, le droit moral de celui-ci (droit de paternité) est également enfreint. En revanche, ces photographies reprenant exactement l'image des oeuvres, elles n'enfreignent pas en elles-mêmes le droit au respect de celles-ci. Le fait qu'elles soient utilisées dans un but publicitaire ne l'enfreint pas davantage, les oeuvres en cause étant destinées à être commercialisées.

50. S'agissant des fauteuils et canapés litigieux (représentés ci-dessous), bien qu'ils soient de forme arrondie, présentent des coutures segmentant l'ensemble d'une façon similaire à celle des oeuvres et aient des pieds invisibles comme dans celles-ci, l'effet de symétrie caractéristique des oeuvres est sensiblement neutralisé par l'absence d'inclinaison de l'assise, qui est horizontale dans les canapés litigieux, lesquels ne sont ainsi pas structurés autour d'un creux central et ne contiennent pas davantages de blocs bombés au niveau de l'assise. Il en va d'autant plus ainsi dans le fauteuil où le point central caractéristique est remplacé par une ligne matérialisant un espace plat pour l'assise (voir illustration comparative ci-dessous). Les oeuvres en cause ne sont ainsi reprises que dans leurs éléments génériques, traduisant seulement l'imitation d'un style, et non dans la combinaison de caractéristiques qui seule leur confère leur originalité. Elles ne sont donc pas issue d'une reproduction de ces oeuvres ni n'en constituent une communication au public.
51. Le fait que ces meubles ressemblants mais non contrefaisants aient fait l'objet d'une publicité par des photographies des meubles authentiques révèle certes une volonté de tromper le public (tromperie dont le caractère fautif n'a pas été soulevé) mais n'a pas pour effet de transformer ces meubles qui, à défaut de reprendre les caractéristiques originales des oeuvres, ne peuvent porter atteinte au droit d'auteur.

4. Réparation et autres mesures

52. L'article L. 331-1-3 du code de la propriété intellectuelle dispose que pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération distinctement les conséquences économiques négatives de l'atteinte aux droits, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée, le préjudice moral causé à cette dernière et les bénéfices réalisés par l'auteur de l'atteinte aux droits, y compris les économies d'investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de l'atteinte aux droits.

53. L'article L. 331-1-4 du même code prévoit qu'en cas de condamnation civile pour contrefaçon, la juridiction peut ordonner, à la demande de la partie lésée, que les objets réalisés ou fabriqués portant atteinte à ces droits et les matériaux ou instruments ayant principalement servi à leur réalisation ou fabrication soient rappelés des circuits commerciaux, écartés définitivement de ces circuits, détruits ou confisqués au profit de la partie lésée. La juridiction peut aussi ordonner toute mesure appropriée de publicité du jugement, notamment son affichage ou sa publication intégrale ou par extraits dans les journaux ou sur les services de communication au public en ligne qu'elle désigne, selon les modalités qu'elle précise. Ces mesures sont ordonnées aux frais de l'auteur de l'atteinte aux droits.

54. En utilisant des photographies de fauteuils et canapés Alpha originaux pour assurer la promotion de son ‘salon 3+2+1 modèle Cloudy', la société Royal home a porté atteinte à l'exclusivité que s'était réservée la société [F] sur leur apparence et lui a ainsi causé un préjudice, faible au regard de la faible durée des faits (courant avril 2022) et de l'absence de toute vente des meubles promus par les publicités fautives, mais qui doit tout de même tenir compte de ce que les comptes de réseaux sociaux de la société Royal home sur lesquels ces publicités ont été publiées disposent d'environ 15 000 abonnés. Il peut donc être fixé à 3 000 euros. De même, l'atteinte au droit de l'auteur au respect de son nom, dans ces circonstances, a causé à Mme [F] un préjudice moral de 300 euros.

55. La vente des meubles litigieux n'étant pas en elle-même fautive, leur destruction ne peut être ordonnée.

56. Enfin, le préjudice étant entièrement réparé par les dommages et intérêts, il n'y a pas lieu à publication.

5 . Moyen subsidiaire tiré de la concurrence déloyale (parasitisme)

57. Le moyen subsidiaire tiré du parasitisme porte seulement sur la reprise des photographies, pour laquelle la demande a été accueillie. Il est donc sans objet.

II . Demande reconventionnelle pour procédure abusive

58. En application de l'article 32-1 du code de procédure civile, celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile d'un maximum de 10 000 euros, sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés.

59. Le droit d'agir en justice dégénère en abus lorsqu'il est exercé en connaissance de l'absence totale de mérite de l'action engagée, ou par une légèreté inexcusable, obligeant l'autre partie à se défendre contre une action ou un moyen que rien ne justifie sinon la volonté d'obtenir ce que l'on sait indu, une intention de nuire, ou l'indifférence aux conséquences de sa légèreté.

60. Les demandes sont en partie accueillies et celles qui sont rejetées n'étaient pas dépourvues de sérieux. Dès lors, la procédure n'est pas abusive et la demande formée est par conséquent rejetée.

III . Dispositions finales

61. Aux termes de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. L'article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu'il détermine, en tenant compte de l'équité et de la situation économique de cette partie.

62. La défenderesse, qui perd le procès, doit être tenue aux dépens (qui n'incluent le cout de la saisie-contrefaçon que dans la mesure où il est tarifé) et indemniser la demanderesse de ses frais (qui incluent le cout de la saisie-contrefaçon dans la mesure où il n'est pas inclus dans les dépens), mais en tenant compte en sa faveur de sa proposition spontanée de réparation, qui était raisonnable dès lors qu'elle correspondait environ la moitié de la somme à laquelle elle est finalement condamnée au principal, proposition à laquelle les demanderesses n'ont pas répondu. L'indemnité de procédure peut ainsi être fixée à la somme de 2 500 euros.

63. L 'exécution provisoire est de droit et la situation financière de la défenderesse n'est pas un motif suffisant pour la rendre incompatible avec la nature de l'affaire, d'autant moins au regard de la modicité de la somme concernée.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal :

Condamne la société Royal home à verser 3 000 euros de dommages et intérêts à la société [F], [F] & [F] au titre de la contrefaçon de droit d’auteur ;

Condamne la société Royal home à verser 300 euros à Mme [I] veuve [F] en réparation du préjudice moral subi ;

Rejette les demandes de destruction et publication ;

Déboute la société Royal home de sa demande reconventionnelle pour procédure abusive ;

Condamne la société Royal home aux dépens ainsi qu’à payer à la société [F], [F] & [F] et à Mme [B] [I] veuve [F], ensemble, 2 500 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Fait et jugé à Paris le 14 Juin 2024

Le GreffierLa Présidente
Quentin CURABETIrène BENAC


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : 3ème chambre 2ème section
Numéro d'arrêt : 22/06062
Date de la décision : 14/06/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs en accordant des délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 22/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-06-14;22.06062 ?
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