TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS [1]
[1] Expéditions
exécutoires
délivrées le:
■
1/1/2 resp profess du drt
N° RG 22/09619
N° Portalis 352J-W-B7G-CXN2N
N° MINUTE :
Assignations du :
28 Juillet 2022
1er Août 2022
11 Août 2022
JUGEMENT
rendu le 12 Juin 2024
DEMANDERESSE
Madame [G] [L]
[Adresse 4]
[Localité 8]
représentée par Maître Marie-Claude ALEXIS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #B1138
DÉFENDERESSES
Maître [Z] [X]
[Adresse 5]
[Localité 6]
représentée par Maître Laurent HEYTE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0348
Madame [D] [J]
[Adresse 3]
[Localité 9]
représentée par Maître Dorothée LOURS, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0133
Société MMA IARD ASSURANCES MUTUELLES
[Adresse 1]
[Localité 7]
S.A MMA IARD
[Adresse 1]
[Localité 7]
représentées par Maître Laurent HEYTE, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0348
Décision du 12 Juin 2024
1/1/2 resp profess du drt
N° RG 22/09619 - N° Portalis 352J-W-B7G-CXN2N
COMPOSITION DU TRIBUNAL
Monsieur CHAMOUARD, Premier vice-président adjoint,
Président de formation
Madame Lucie LETOMBE, Juge
Monsieur Éric MADRE, Juge
Assesseurs,
assisté de Gilles ARCAS, Greffier,
DÉBATS
A l’audience du 15 Mai 2024 tenue en audience publique devant Monsieur Benoît CHAMOUARD et Madame Lucie LETOMBE, magistrats rapporteurs, qui, sans opposition des avocats, ont tenu l’audience, et, après avoir entendu les conseils des parties en ont rendu compte au tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile.
JUGEMENT
- Contradictoire
- En premier ressort
- Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe, les parties en
ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa del’article 450 du code de procédure civile ;
- Signé par Monsieur Benoît CHAMOUARD, Président, et par Monsieur Gilles ARCAS, greffier lors du prononcé, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
______________________________
EXPOSE DU LITIGE
Madame [G] [L] et Monsieur [I] [V] se sont mariés le [Date naissance 2] 2006 à [Localité 10], sous le régime de la communauté de biens, et deux enfants sont nés de cette union.
Le 20 juin 2014, Monsieur [V] a déposé une requête en divorce devant le juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Versailles.
Par ordonnance de non-conciliation du 18 juin 2015, le juge aux affaires familiales a notamment :
- attribué à Madame [L] la jouissance à titre onéreux du domicile conjugal,
- fixé à 3 000 € la pension alimentaire au titre du devoir de secours à Madame [L],
- donné acte au mari de ce qu'il remboursait 5 012 € par mois au titre des mensualités relatives à l'emprunt immobilier afférent au bien immobilier ayant constitué le domicile conjugal à charge de récompense.
Madame [L] a alors chargé Maître Anne Bazela, avocate au barreau de Lille en qualité de dominus litis, et Maître Mandine Blondin, avocate au barreau de Versailles en qualité d'avocate postulante, de la défense de ses intérêts.
Le 16 juin 2017, Madame [L] a fait délivrer à Monsieur [V] une assignation en divorce pour faute sur le fondement de l'article 242 du code civil.
Le 2 octobre 2017, Monsieur [V] a saisi le juge aux affaires familiales aux fins de modification de l'ordonnance de non-conciliation, du fait de l'existence d'éléments nouveaux, sollicitant notamment la suppression rétroactive de la pension alimentaire au titre du devoir de secours, et la prise en charge de l'emprunt par moitié, l'épouse ne s'opposant pas à cette dernière demande. Madame [L] a sollicité, quant à elle, l'augmentation de sa pension alimentaire au titre du devoir de secours à la somme de 4 000 € par mois.
Par ordonnance d'incident du 14 mars 2018, le juge aux affaires familiales a débouté Monsieur [V] de ses demandes, à l'exception de la prise en charge par moitié de l'emprunt immobilier du bien commun, et a débouté Madame [L] de sa demande d'augmentation de la pension alimentaire au titre du devoir de secours.
Monsieur [V] a interjeté appel de cette ordonnance.
Madame [L] a conclu devant la cour d'appel le 8 octobre 2018, en sollicitant qu'il " Plaise au tribunal " et au " juge la mise en état " d'ordonner notamment la confirmation de l'ordonnance.
Par arrêt du 6 décembre 2018, la cour d'appel de Versailles a notamment :
- considéré qu'elle ne pouvait " être valablement saisie en l'espèce de demandes adressées au juge de la mise en état aux termes du dispositif des conclusions de Madame [G] [L], ne saisissant pas dès lors la cour ",
- infirmé l'ordonnance du 14 mars 2018,
- supprimé la pension alimentaire due au titre du devoir de secours à l'épouse à compter du 2 octobre 2017.
Madame [L] a formé un pourvoi en cassation qui a été déclaré irrecevable par arrêt de la Cour de cassation du 30 janvier 2020, la condamnant à payer la somme de 3 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Le 12 juin 2019, Monsieur [V] a fait pratiquer une saisie-attribution sur les comptes professionnels de Madame [L], aux fins d'obtenir la restitution rétroactive des sommes perçues au titre de son devoir de secours, outre les intérêts, soit une somme principale de 41 613,03 €, outre les intérêts.
Le 10 juillet 2019, Madame [L] a fait assigner Monsieur [V] devant le juge de l'exécution aux fins de contestation de la saisie-attribution.
La procédure a été radiée le 29 novembre 2019, et Madame [L] a acquiescé à la saisie le 20 janvier 2020.
Le 2 août 2019, Maître [L] a fait pratiquer une saisie conservatoire de créances pour garantir le paiement de la somme de 69 428,87 € due par l'époux, au titre des charges de copropriété et d'échéance de l'emprunt immobilier.
Le 10 septembre 2019, Monsieur [V] a fait assigner Madame [L] en contestation de la saisie. Par décision du 19 mai 2020, le juge de l'exécution a ordonné la mainlevée de la saisie conservatoire considérant que Madame [L] ne détenait aucun titre exécutoire, et l'a condamnée à payer une somme de 1 500 € à titre de dommages et intérêts et 1 500 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens de l'instance.
Fin 2019, Madame [L] a mis fin aux mandats de Maître [X] et Maître [J].
Par jugement du 22 juillet 2021, le divorce des époux a été prononcé aux torts exclusifs de Monsieur [V].
C'est dans ce contexte que, par actes du 28 juillet 2022, 1er août 2022 et 11 août 2022, Madame [L] a fait assigner Maîtres [X] et [J] devant le tribunal judiciaire de Paris aux fins de voir engager leur responsabilité civile professionnelle, ainsi que les sociétés MMA Iard et MMA Iard Assurances Mutuelles en garantie.
Aux termes de ses conclusions notifiées le 23 mars 2023, Madame [L] demande au tribunal de :
- condamner in solidum Maîtres [X] et [J], ainsi que les sociétés MMA Iard et MMA Iard Assurances Mutuelles à lui payer la somme totale de 543 566,77 € à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter de l'assignation et capitalisation des intérêts,
- débouter Maîtres [X] et [J], ainsi que les sociétés MMA Iard et MMA Iard Assurances Mutuelles de leurs demandes,
- les condamner in solidum à lui payer la somme de 8 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens qui seront recouvrés selon les modalités prévues à l'article 699 du même code,
- ordonner l'exécution provisoire.
Madame [L] reproche plusieurs fautes aux défenderesses dans le cadre des conclusions d'incident du 8 octobre 2018 devant la cour d'appel de Versailles :
- le fait que ces conclusions étaient destinées au tribunal et les demandes reprises dans le dispositif étaient adressées au juge de la mise en état, ce qui a conduit la cour d'appel à les déclarer irrecevables, de sorte que ses moyens ont été écartés et seuls ceux de Monsieur [V] ont été pris en compte,
- l'absence de transmission de ses pièces à l'avance à la cour d'appel en dépit d'une demande adressée par le greffe en ce sens,
- l'omission de demander la réparation d'un préjudice distinct causé par l'impossibilité pour Madame [L] de se faire rembourser les intérêts du prêt qu'elle a été contrainte de payer seule à la place de Monsieur [V], alors qu'elle ne pourra pas, au moment de la liquidation de la communauté, se faire rembourser les intérêts du prêt qui constituent une charge de jouissance qui n'ouvre pas droit à récompense,
- l'omission de s'opposer à la restitution rétroactive des sommes versées par l'époux au titre du devoir de secours, et de développer des moyens efficients en ce sens.
Elle forme plusieurs griefs à l'encontre des défenderesses dans le cadre des procédures devant le juge de l'exécution :
- un défaut de conseil sur les conséquences de l'arrêt du 6 décembre 2018, engendrant une saisie-attribution sur ses comptes professionnels et une contestation de saisie inutile qui s'est soldée par une radiation,
- un défaut conseil s'agissant de la saisie conservatoire effectuée le 2 août 2019, qui était vouée à l'échec en l'absence de titre exécutoire, comme relevé dans le jugement du 19 mai 2020 du juge de l'exécution, de sorte qu'elle a dû régler 3 000 € à son ex-époux des dommages et intérêts et de frais irrépétibles.
Elle reproche enfin aux avocates défenderesses l'absence de signature d'une convention d'honoraires dès leur intervention, et l'absence d'informations préalables sur le montant de leurs honoraires.
Au titre de ses préjudices, elle expose qu'elle a perdu la chance de :
- obtenir la confirmation de l'ordonnance rendue le 14 mars 2018 qu'elle évalue à 95 %, la cour n'ayant pas suivi Monsieur [V] sur une partie conséquente de ses moyens et a donc été privée de la somme de 93 000 € au titre du devoir de secours (3 000 € pendant 31 mois du 6 décembre 2018 au 22 juillet 2021), soit la somme de de 88 350 €.
- obtenir une augmentation significative de sa pension alimentaire de 2500 € par mois de manière rétroactive qu'elle évalue à 70%, soit somme de 54 250 € (2 500 x 31 mois)
- ne pas avoir à restituer les sommes qui lui avaient été octroyées au titre du devoir de secours entre le 2 octobre 2017 et le 6 décembre 2018 qu'elle évalue à 98 %, de sorte que son préjudice s'élève à la somme de 42 618,71 €.
Elle invoque un manque à gagner de :
- 25 445 € au titre de l'excédent d'impôt sur le revenu sur l'année 2017 qui comprenait les sommes perçues au titre du devoir de secours, et pour le paiement du crédit immobilier,
- 257 091,48 € du fait de la prise en charge totale de l'emprunt immobilier principal relatif au logement familial du 1er septembre 2017 au 31 août 2027.
Elle fait valoir avoir payé les frais inutiles et les honoraires indus suivants :
- 536,59 € et 3 634,29 € de frais pour les procédures devant le juge de l'exécution,
- 3 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile dans le cadre du pourvoi en cassation,
- 5 000 € d'honoraires versés en pure perte pour la procédure d'appel et les procédures devant le juge de l'exécution sur les 14 400 € réglés à Maître [X],
- 14 640 € d'honoraires versés à Maître [T], successeur de Maître [X], pour les procédures devant le juge de l'exécution,
- 3 000 € d'honoraires payés à l'avocat au conseil,
- 6 000 € d'honoraires réglés à Maître [H], successeur de Maître [X].
Elle sollicite enfin 40 000 € au titre du préjudice moral subi résultant des nombreux tracas causés par les fautes des défenderesses et des conséquences dommageables de l'arrêt du 6 décembre 2018.
Suivant conclusions signifiées le 12 mai 2023, Maître [X], et les sociétés MMA Iard et MMA Iard Assurances Mutuelles demandent au tribunal de :
- débouter Madame [L] de toutes ses demandes,
- à titre subsidiaire, fixer le montant des préjudices subis à de plus justes proportions,
- condamner Madame [L] à leur verser une indemnité de 5 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens,
- dire n'y avoir lieu à exécution provisoire du jugement.
Les défenderesses estiment que Maître [X] n'a commis aucune faute s'agissant des conclusions d'incident signifiées à la cour d'appel le 8 octobre 2018, soutenant que :
- la cour d'appel a dénaturé la situation de droit alors qu'il ressortait sans ambigüité de la lecture de ses conclusions que Madame [L] entendait conclure en qualité d'intimée,
- il appartenait à Madame [L] et à son nouveau conseil de contester utilement l'arrêt de la cour d'appel du 6 décembre 2018 au stade de la procédure au fond, sous le visa des dispositions des articles 605, 606 et 607 du code de procédure civile,
- l'absence de formation d'un second pourvoi, qui aurait été recevable, est imputable aux successeurs de Maître [X] qui ne sont pas dans la cause, de sorte que la demanderesse ne peut se prévaloir de l'action directe à l'encontre des assureurs sur ce point.
Elles exposent que la demanderesse ne démontre pas les pertes de chance d'obtenir la confirmation de l'ordonnance du 14 mars 2018, une augmentation de la pension alimentaire due au titre du devoir de secours, et la non rétroactivité de la suppression du devoir de secours dans la mesure où la cour d'appel a considéré la situation financière de Monsieur [V] avait évolué depuis son licenciement, et que les pièces qu'aurait pu fournir Madame [L] n'auraient pas permis de remettre en question cette analyse.
S'agissant de l'omission de demander la réparation d'un préjudice distinct causé par l'impossibilité pour Madame [L] de se faire rembourser les intérêts du prêt immobilier, elles opposent qu'aucun manquement fautif ne peut être reproché à Madame [X] au vu de la date à laquelle celle-ci a été dessaisie des intérêts de Madame [L], et qu'il revenait à ses successeurs de prendre toute initiative utile, notamment dans le cadre de la liquidation du régime matrimonial des époux.
Elles exposent que la demanderesse ne démontre aucun préjudice à ce titre, puisque que les sommes réclamées constituent de simples avances qui auront vocation à lui être restituées dans le cadre de la liquidation du régime matrimonial et qu'il n'est pas établi que Madame [L] serait privée des intérêts du prêt immobilier litigieux dans le cadre du régime des récompenses et de la liquidation de la communauté. Elles soulignent en outre qu'il ne peut être tenu pour acquis que Madame [L] réglera seule de manière effective l'intégralité du prêt immobilier jusqu'au 31 août 2027.
S'agissant des frais et honoraires prétendument versés en pure perte et du préjudice moral allégué, elles concluent que la demanderesse n'en justifie ni en leur principe, ni en leur montant.
Suivant conclusions signifiées le 30 janvier 2023, Maître [J] demande au tribunal de :
- débouter Madame [L] de toutes ses demandes,
- écarter l'exécution provisoire,
- condamner Madame [L] à lui verser une indemnité de 3 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.
Maître [J] conteste toute faute, soutenant que son mandat d'avocat postulant se limitait à signifier les conclusions de la demanderesse dans les délais requis.
Sur les conclusions d'incident du 8 octobre 2018, elle fait valoir que la faute reprochée porte sur le contenu du dispositif des conclusions d'appel adressées à tort au juge de la mise en état, qui relève de la responsabilité exclusive de Maître [X]. Elle souligne qu'elle a régulièrement adressé à la cour d'appel les conclusions d'incident et les pièces fournies par Maître [X], de sorte qu'aucun manquement ne peut lui être reproché sur ces deux griefs. A titre subsidiaire, elle s'associe au moyen développé par Maître [X] selon lequel la cour d'appel était mal fondée à déclarer irrecevables les conclusions litigieuses.
Sur les autres griefs opposés par la demanderesse, elle réplique qu'elle n'était en charge du contenu des conclusions, ni de la stratégie du dossier.
Elle conclut que la demanderesse ne justifie pas des pertes de chance alléguées concernant l'arrêt du 6 décembre 2018, puisque les éléments relatifs à la situation financière des ex-époux que la demanderesse n'a pu produire en appel étaient en réalité déjà connus de la cour d'appel qui a tout de même supprimé rétroactivement le devoir de secours.
Elle expose que Madame [L] échoue à démontrer un manque à gagner du fait de la prise en charge totale de l'emprunt immobilier de l'ancien domicile conjugal, et qu'il lui revenait d'initier toute procédure afin de faire respecter par Monsieur [V] son obligation d'y contribuer pour moitié.
Elle considère enfin que les demandes relatives aux frais et honoraires indus et au préjudice moral ne présentent pas de lien de causalité avec les fautes reprochées.
Il est renvoyé aux écritures des parties pour un plus ample exposé de leurs moyens et prétentions, comme le permet l'article 455 du code de procédure civile.
La clôture de la mise en état a été prononcée le 7 septembre 2023 par ordonnance rendue le même jour par le juge de la mise en état.
A l'audience du 15 mai 2024, l'affaire a été mise en délibéré au 12 juin 2024, date du présent jugement.
MOTIVATION
Sur les fautes des avocats
Engage sa responsabilité civile à l'égard de son client, sur le fondement de l'article 1231-1 du code civil, l'avocat qui commet une faute dans l'exécution du mandat de représentation en justice qui lui est confié en application des articles 411 et suivants du code de procédure civile, tant à raison de l'accomplissement des actes de la procédure, qu'au titre de l'obligation d'assistance - incluse sauf disposition ou convention contraire dans le mandat de représentation - qui emporte pouvoir et devoir de conseiller la partie et de présenter sa défense sans l'obliger.
A ce titre, l'avocat commet une faute s'il adopte une stratégie contraire aux intérêts de son client, notamment par l'engagement de procédures vouées à un échec certain, sauf à démontrer avoir préalablement appelé l'attention de son client sur ce risque d'échec.
L'avocat postulant est tenu d'un devoir de conseil et d'information à l'égard du client (Cass., Civ. 1ère, 1er février 2005, n°03-11.956).
L'avocat postulant doit accomplir tous les actes de procédure propre au succès de l'instance engagée par lui. Il engage sa responsabilité au même titre que l'avocat plaidant, mais dans le cadre de sa mission de postulation.
Lorsque, l'avocat postulant et l'avocat plaidant sont distincts, il faut alors démêler, dans l'échec d'un procès, les défaillances de chacun, ce qui relève du mandat de représentation et ce qui tient à la mission d'assistance en justice.
Il convient en outre de préciser qu'il appartient à l'avocat d'établir qu'il a rempli son devoir de conseil, devoir absolu dont il n'est pas dispensé par les compétences personnelles de son client, sans possibilité de s'exonérer, même partiellement, en invoquant le fait d'un tiers, fût-il professionnel.
Au cas présent, Madame [L] forme plusieurs catégories de griefs à l'encontre des défenderesses qu'il convient d'examiner successivement:
- le dispositif des conclusions d'incident du 8 octobre 2018 :
Madame [L] fait grief aux défenderesses de l'erreur de plume non rectifiée dans le dispositif des conclusions.
Il est établi que le dispositif de ces conclusions était adressé " au juge de la mise en état " au lieu de la cour d'appel, de sorte que cette dernière a déclaré irrecevables les conclusions dans l'intérêt de Madame [L] et n'a statué que sur les éléments produits par l'époux.
En outre, est inopérant le moyen des défenderesses selon lequel il revenait au successeur de Maître [X] de former un nouveau pourvoi en cassation au stade la procédure de divorce au fond en vertu des articles 605, 606 et 607 du code de procédure civile, en ce que Madame [L] n'a pas l'obligation de minimiser son préjudice et que la responsabilité des professionnels ne présente pas un caractère subsidiaire.
S'agissant de Maître [J], il incombait à cette dernière, en qualité d'avocate postulante, de s'assurer de l'efficacité des actes de procédures et de la recevabilité des demandes de sa cliente, obligation dont elle ne démontre pas s'être acquittée.
Dès lors, par ce manquement à leur devoir de diligence, Maître [X] et Maître [J] ont commis une faute engageant leur responsabilité.
- le contenu des conclusions d'incident du 8 octobre 2018 :
La demanderesse reproche aux défenderesses l'absence d'opposition à la non rétroactivité du devoir de secours et de développement de moyens efficients en ce sens.
Elle leur fait également grief de ne pas avoir sollicité un préjudice distinct au titre du remboursement des intérêts du prêt immobilier du bien commun du couple qu'elle assumait seule.
Il ressort en effet des conclusions litigieuses que la demande de non rétroactivité n'était étayée que par une seule phrase : " cette demande [de suppression rétroactive du devoir de secours] est totalement irrecevable puisque le juge de la mise en état ne saurait revenir sur l'autorité de la chose précédemment jugée ", et qu'aucune demande relative au préjudice résultant du remboursement des intérêts du prêt immobilier n'a été formée pour le compte de Madame [L].
Dès lors, par ces manquements à ses devoirs de conseil et de prudence, Maître [X] a commis des fautes engageant sa responsabilité.
En revanche, aucune faute n'est caractérisée à l'encontre de Maître [J], en ce que cette dernière, en sa qualité d'avocat postulant, n'était pas en charge de la rédaction des demandes et des moyens à développer dans le corps de conclusions dans l'intérêt de Madame [L].
- les procédures devant le juge de l'exécution :
Madame [L] fait valoir que les défenderesses ne l'ont pas informée des conséquences de l'arrêt du 6 décembre 2018, de sorte que son ex-époux a fait pratiquer une saisie-attribution sur ses comptes professionnels le 12 juin 2019.
Maître [X], sur qui repose la charge de la preuve, ne démontre pas, au vu des pièces produites, avoir rempli son obligation de conseil en attirant l'attention de la demanderesse sur les risques de saisies sur ses comptes bancaires en cas de non restitution spontanée de pensions alimentaires perçues.
La demanderesse reproche aussi à Maître [X] et Maître [J] d'avoir fait pratiquer une saisie conservatoire le 2 août 2019 sur les comptes bancaires de son-époux, qui ne réglait plus le prêt immobilier du bien commun, sans titre exécutoire.
Il ressort effectivement des pièces produites que, par jugement du 19 mai 2020, le juge de l'exécution a levé la saisie conservatoire à défaut de titre exécutoire de la demanderesse et l'a condamnée à verser des dommages et intérêts à son ex-époux.
Ainsi, à défaut de titre exécutoire, Maître [X] a initié une saisie conservatoire vouée à l'échec, et ne démontre pas avoir préalablement alerté sa cliente de ce risque d'échec.
Dès lors, par ces manquements à son devoir de conseil, Maître [X] a commis des fautes engageant sa responsabilité.
En revanche, il ne peut être reproché à Maître [J] ces mêmes fautes, la stratégie de fond à adopter dans l'intérêt de la demanderesse ne relevant pas de sa mission de postulation.
- les autres griefs :
Enfin, la demanderesse reproche aux défenderesses le défaut de signature d'une convention d'honoraires dès leur intervention, et le défaut de communication des pièces à la cour d'appel avant l'audience, sans en tirer de conséquence sur le plan du préjudice, de sorte qu'il n'y a pas lieu d'examiner ces deux derniers griefs.
Sur les préjudices
Il incombe au client qui entend voir engager la responsabilité civile de son avocat de rapporter la preuve du préjudice dont il sollicite réparation ; qu'il soit entier ou résulte d'une perte de chance, ce préjudice, pour être indemnisable, doit être certain, actuel et en lien direct avec le manquement commis.
En particulier, le préjudice consistant en la perte d'une voie d'accès au juge constitue nécessairement une perte de chance, liée à la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable, celle d'obtenir gain de cause. Il convient d'évaluer les chances de succès du recours manqué en reconstituant le procès qui n'a pas eu lieu, ce à l'aune des dispositions légales qui avaient vocation à s'appliquer au regard des prétentions et demandes respectives des parties ainsi que des pièces en débat.
En toute hypothèse, la réparation de la perte de chance doit être mesurée en considération de l'aléa jaugé et ne saurait être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée.
Au cas présent, il convient d'examiner successivement les différents postes de préjudices invoqués par Madame [L].
A) Sur les préjudices matériels
- les pertes de chance liées au devoir de secours devant la cour d'appel:
En application de 255 6° du code civil, le juge fixe la pension alimentaire due par un époux à son conjoint dont les revenus sont insuffisants pour vivre, en exécution du devoir de secours prévu à l'article 212 du même code. Cette pension alimentaire a non seulement pour but de fournir une aide financière à l'époux dont les revenus sont insuffisants pour vivre, mais également de maintenir le niveau d'existence auquel l'époux créancier peut prétendre en fonction des facultés de son conjoint (Civ 2°, 7 mai 1980 n°78-15.739).
Il ressort des pièces produites et notamment de l'ordonnance du 14 mars 2018 que :
- Monsieur [V] percevait un salaire mensuel moyen de 29 870 € puis a été licencié le 12 juillet 2017,
- il percevait, à la suite de son licenciement, des indemnités Pole Emploi de 6 509 € pour l'année 2017 et a perçu une indemnité transactionnelle de son ancien employeur de 410 000 €,
- il restait taisant sur ses revenus pour la période postérieure à 2017, notamment sur ceux découlant de la création d'une société de droit anglais lui appartenant dans le domaine financier, et sur ses autres ressources, tout en reconnaissant disposer d'une épargne de 800 000 €,
- les revenus de Madame [L] ont augmenté depuis la fixation de la pension alimentaire dans l'ordonnance de non-conciliation du 18 juin 2015, mais cette dernière prenait en charge la moitié du crédit immobilier, situation non prévue dans l'ordonnance de non-conciliation.
Il s'ensuit que malgré son licenciement, Monsieur [V] conservait des facultés financières importantes et maintenait son niveau de vie.
Ainsi, compte tenu de ces éléments, des moyens opposés par son ex-époux devant la cour d'appel, et de l'aléa inhérent à toute procédure judiciaire, Madame [L] a perdu une chance très élevée d'obtenir la non rétroactivité de la suppression de la pension alimentaire qui a été versée par son ex-époux entre le 2 octobre 2017 et le 6 décembre 2018 au titre du devoir de secours, soit une somme totale de 42 000 €, constituant l'assiette de sa perte de chance.
Son préjudice à ce titre sera donc réparé par l'allocation de la somme de 37 800 €.
En outre, en considération des mêmes éléments et aléas, Madame [L] a perdu une chance modérée d'obtenir le maintien du devoir de secours de 3 000 €, pendant 31 mois, jusqu'au jugement de divorce rendu le 22 juillet 2021, soit une somme totale de 93 000 €, constituant l'assiette de sa perte de chance.
Son préjudice à ce titre sera donc réparé par l'allocation de la somme de 37 200 €.
En revanche, en considération de l'ensemble de ces éléments, Madame [L] ne démontre pas une quelconque perte de chance d'obtenir une augmentation de la pension alimentaire due par son ex-époux au titre du devoir de secours, et sera déboutée de ce chef de préjudice.
- les manques à gagner :
Si la demanderesse allègue qu'elle aurait pu faire l'économie de 25 445 € sur son imposition sur les revenus en raison des pensions alimentaires qu'elle a été contrainte de restituer et du remboursement du prêt immobilier portant sur le bien commun, elle n'en rapporte pas la preuve au regard des pièces versées aux débats.
De même, Madame [L] ne justifie pas d'un préjudice certain et actuel s'agissant de sa demande indemnitaire de 257 091,48 € relative au paiement des intérêts du prêt immobilier litigieux, en ce que le remboursement du prêt immobilier par l'un des époux d'un bien commun donnera lieu à récompense dans le cadre de la liquidation du régime matrimonial des époux, et que le remboursement de ce prêt est censé s'achever en 2027.
Madame [L] sera donc déboutée de ces deux chefs de préjudice.
- les frais et honoraires réglés en pure perte :
Il est établi que Maître [X] a manqué à son devoir de conseil s'agissant des deux procédures devant le juge de l'exécution, et Madame [L] justifie avoir payé des frais d'huissier de 539,59 € et de 634,29 € au titre des saisies attribution et conservatoire litigieuses.
La demanderesse justifie également avoir été condamnée, dans le jugement du juge de l'exécution du 19 mai 2020, à verser à son-époux les sommes de 1 500 € à titre de dommages et intérêts et de 1 500 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Son préjudice sera donc réparé par l'allocation de la somme de 4 173,88 €.
En revanche, la demande indemnitaire de Madame [L], s'agissant des honoraires de Maître [X] pour la procédure d'appel et les procédures devant le juge de l'exécution, sera rejetée, à défaut de production des factures afférentes.
En outre, sont dépourvues de lien de causalité avec les fautes retenues à l'encontre des défenderesses, les demandes suivantes :
- 3 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile dans le cadre de l'arrêt de la Cour de cassation du 30 janvier 2020,
- 3 000 € au titre des honoraires de Maîtres Rousseau et Tapie, avocats au conseil,
- 14 640 € au titre des honoraires de Maître [T], successeur de Maître [X], pour les procédures devant le juge de l'exécution,
- 6 000 € au titre des honoraires de Maître [H], successeur de Maître [X], pour la procédure de divorce.
Madame [L] sera donc déboutée de ces demandes indemnitaires.
B) Sur le préjudice moral
Enfin, Madame [L] a pu ressentir une légitime déception de ne pas voir ses moyens et pièces examinés devant la cour d'appel de Versailles en raison des manquements de Maître [X] et de Maître [J], et a subi des tracas occasionnés par le défaut de conseil de Maître [X] dans le cadre des procédures devant le juge de l'exécution.
Le préjudice moral en résultant sera réparé par l'allocation de la somme de 2 000 €.
***
Par conséquent, Maître [X] et les sociétés MMA Iard et MMA Iard Assurances Mutuelles, d'une part, et Maître [J], d'autre part, seront condamnées solidairement à verser à Madame [L] les sommes de :
- 75 000 € au titre du préjudice matériel relatif aux pertes de chance d'avoir gain de cause devant la cour d'appel,
- 2 000 € au titre du préjudice moral,
avec intérêts au taux légal à compter du 11 août 2022, comme le permettent les dispositions de l'article 1231-7 du code civil.
En outre, Maître [X] et les sociétés MMA Iard et MMA Iard Assurances Mutuelles seront condamnées solidairement à verser à Madame [L] la somme de 4 173,88 € au titre du préjudice matériel relatif aux procédures devant le juge de l'exécution, avec intérêts au taux légal à compter du 11 août 2022, comme le permettent les dispositions de l'article 1231-7 du code civil.
La capitalisation des intérêts sera ordonnée, en application de l'article 1343-2 du code civil.
Sur les demandes accessoires
Les défenderesses, parties perdantes, seront condamnées in solidum aux dépens, conformément aux dispositions de l'article 696 du code de procédure civile qui seront recouvrés selon les modalités prévues à l'article 699 du même code.
Il convient en outre d'allouer à Madame [L] une indemnité au titre des dispositions de l'article 700 du même code d'un montant de 3 000 €.
L'exécution provisoire de la présente décision est de droit, conformément à l'article 514 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
Le tribunal, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, par jugement contradictoire et rendu en premier ressort,
Condamne solidairement Maître [Z] [X], les sociétés MMA Iard et MMA Iard Assurances Mutuelles, et Maître [D] [J] à verser à Madame [G] [L] la somme de 75 000 € à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice matériel, avec intérêts au taux légal à compter du 11 août 2022 ;
Condamne solidairement Maître [Z] [X], les sociétés MMA Iard et MMA Iard Assurances Mutuelles, et Maître [D] [J] à verser à Madame [G] [L] la somme de 2 000 € à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral, avec intérêts au taux légal à compter du 11 août 2022 ;
Condamne solidairement Maître [Z] [X] et les sociétés MMA Iard et MMA Iard Assurances Mutuelles à verser à Madame [G] [L] la somme de 4 173,88 € à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice matériel, avec intérêts au taux légal à compter du 11 août 2022 ;
Ordonne la capitalisation des intérêts ;
Condamne in solidum Maître [Z] [X], les sociétés MMA Iard et MMA Iard Assurances Mutuelles, et Maître [D] [J] aux dépens, qui seront recouvrés selon les modalités prévues à l'article 699 du code de procédure civile ;
Condamne in solidum Maître [Z] [X], les sociétés MMA Iard et MMA Iard Assurances Mutuelles, et Maître [D] [J] à payer à Madame [G] [L] la somme de 3 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Rappelle que la présente décision est exécutoire de droit à titre provisoire ;
Déboute les parties du surplus de leurs demandes.
Fait et jugé à Paris le 12 Juin 2024.
Le GreffierLe Président
G. ARCASB. CHAMOUARD