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07/06/2024 | FRANCE | N°22/00833

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, 3ème chambre 2ème section, 07 juin 2024, 22/00833


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS



3ème chambre
2ème section


N° RG 22/00833
N° Portalis 352J-W-B7G-CV32E

N° MINUTE :


Assignation du :
07 Janvier 2022















JUGEMENT
rendu le 07 Juin 2024
DEMANDERESSE

S.A.R.L. Y & W
[Adresse 4]
[Localité 3]

représentée par Maître Frédéric DUMONT de la SELARL DEPREZ, GUIGNOT & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0221



DÉFENDERESSE

S.A.S. BECAUSE MUSIC
[Adresse 1]
[Local

ité 2]

représentée par Maître Jean AITTOUARES de la SELARL OX, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #A0966



Copies délivrées le :
- Maître [C] #P221 (ccc)
- Maître [B] #A966 (exécutoire)

Décision du 07...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
2ème section


N° RG 22/00833
N° Portalis 352J-W-B7G-CV32E

N° MINUTE :

Assignation du :
07 Janvier 2022

JUGEMENT
rendu le 07 Juin 2024
DEMANDERESSE

S.A.R.L. Y & W
[Adresse 4]
[Localité 3]

représentée par Maître Frédéric DUMONT de la SELARL DEPREZ, GUIGNOT & ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #P0221

DÉFENDERESSE

S.A.S. BECAUSE MUSIC
[Adresse 1]
[Localité 2]

représentée par Maître Jean AITTOUARES de la SELARL OX, avocats au barreau de PARIS, vestiaire #A0966

Copies délivrées le :
- Maître [C] #P221 (ccc)
- Maître [B] #A966 (exécutoire)

Décision du 07 Juin 2024
3ème chambre 2ème section
N° RG 22/00833 - N° Portalis 352J-W-B7G-CV32E

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
Madame Véra ZEDERMAN, Vice-présidente
Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge

assistée de Monsieur Quentin CURABET, Greffier

DEBATS

A l’audience du 14 Décembre 2023 tenue en audience publique devant Irène BENAC et Arthur COURILLON-HAVY, juges rapporteurs, qui sans opposition des avocats ont tenu seuls l’audience, et après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile.

Avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 08 Mars 2023 puis prorogé au 07 Juin 2024.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par msie à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

EXPOSÉ DU LITIGE

1. La société Y&W, productrice des rappeurs [W] et [S], reproche à la société Because music (ci-après, la société Because), chargée de la distribution de plusieurs de ses albums, d'avoir exploité les vidéos publiées sur les deux chaines qu'elle a créées au sujet de ces artistes sur la plateforme Youtube et d'avoir perçu les revenus correspondants, ce qu'elle qualifie de contrefaçon de droits voisins. Elle allègue également une défaillance de la société Because dans la fiabilité des comptes rendus au regard de problèmes qu'elle a pu identifier concernant trois vidéos et demande en conséquence une expertise sur les revenus tirés de ces deux chaines Youtube. Reconventionnellement, la société Because, qui estime l'action abusive, reproche d'une part à la demanderesse d'avoir recherché (et en partie obtenu) directement auprès de Youtube le transfert des revenus correspondant à plusieurs vidéos, d'autre part de ne pas justifier de la réalité des contrats qu'elle a passés avec les artistes.

2. Les parties avaient déjà mis fin à de premiers désaccords par une transaction le 19 décembre 2019, dont la portée est contestée.

3. La société Y&W a assigné la société Because devant le tribunal de commerce de Paris en référé le 21 juin 2021 afin d'obtenir une expertise ; ce tribunal s'est déclaré incompétent le 21 octobre suivant au profit du présent tribunal statuant en référé, mais la société Y&W s'est ensuite désistée de l'instance en reféré.

4. Elle a alors assigné la société Because au fond devant le présent tribunal, le 7 janvier 2022, en contrefaçon et désignation d'un expert. L'instruction a été close le 16 mars 2023.

Prétention des parties

5. La société Y&W, dans ses dernières conclusions (10 mars 2023), résiste aux demandes reconventionnelles et demande elle-même la condamnation de la société Because à cesser l'exploitation des phonogrammes sur des sites de partage de vidéos, sous astreinte, à lui payer des provisions de 50 000 euros pour l'exploitation de la chaine « [W] Y&W » sur Youtube et 50 000 euros pour la chaine « [S] Y&W », la désignation d'un expert à la charge de la défenderesse pour vérifier la conformité des redditions de compte (s'agissant de [W]) et de quantifier les revenus générés par la chaine depuis le 27 avril 2015 (s'agissant de [S]), enfin la condamnation de la société Because à lui payer 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

6. La société Because, dans ses dernières conclusions (15 février 2023), résiste aux demandes et en soulève l'irrecevabilité pour prescription, à tout le moins jusqu'au second semestre 2019, soulève encore l'irrecevabilité de la demande d'expertise en ce qu'elle a déjà fait l'objet d'une transaction et reconventionnellement demande la condamnation de la société Y&W à lui payer 96 000 euros de dommages et intérêts au titre de la revendication indue des vidéos, « auxquels doit être ajoutée [sa] marge non réalisée » depuis ces revendications, à « restaurer ou faire restaurer [ses] droits sur les vidéos indument revendiquées », sous astreinte de 100 par jour et par vidéo, à payer une amende civile de 15 000 euros et lui payer 15 000 euros de dommages et intérêts pour procédure abusive, à communiquer l'ensemble des contrats conclus par la société Y&W avec [S] et [W], enfin à lui payer 16 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile (outre le recouvrement des dépens par son avocat).

Moyens des parties

7. La société Y&W, qui affirme être l'unique producteur des deux artistes au sens des articles L. 213-1 et L. 215-1 du code de la propriété intellectuelle quand bien même certains contrats qualifieraient la société Because de coproductrice car cette qualification est selon elle contraire à la réalité, estime que les droits cédés à la société Because en vertu des contrats en cause concernent la distribution sur les plateformes de streaming musical mais pas les sites de partage de vidéos tels Youtube, faisant valoir que ce qui n'est pas expressément concédé est retenu par le titulaire de droit et que cette interprétation serait confirmée par le fait que c'est elle, et non la société Because, qui contrôlait les chaines Youtube de ces artistes (mise en ligne et retrait des titres). S'agissant en particulier de l'artiste [S], elle indique qu'aucun contrat n'a été conclu.

8. Or, expose-t-elle, c'est la société Because qui « a administré le ‘back office' de ces chaines Youtube, et ce faisant encaissé de Google les recettes de partage de revenus publicitaires, alors qu'elles auraient dû » lui être directement versées. Elle estime qu'il s'agit d'une exploitation non-autorisée et donc d'une contrefaçon. Elle précise que Youtube a fait droit à sa revendication et lui verse désormais les revenus des deux chaines en cause, ajoutant que la date de sa revendication (le 24 décembre) est indifférente.

9. Contre la prescription, elle soutient que tant que les relations entre les parties étaient « pérennes », soit jusqu'en 2019, elle n'avait aucune raison de soupçonner une dissimulation des « revenus indument encaissés et conservés ». Contre l'autorité de la transaction, elle affirme que les exploitations via Youtube ne faisaient pas partie du différend transigé.

10. Elle fonde ses demandes provisionnelles sur le bénéfice indu tiré selon elle de l'exploitation par la défenderesse, au regard du nombre de vue des vidéos et la durée de l'exploitation.

11. Sur sa demande d' « expertise », elle se dit « légitime à solliciter la tenue d'un audit » « compte tenu des doutes sur la sincérité des comptes » établis par la défenderesse. Elle estime que le principe d'erreurs est reconnu, conteste que ces erreurs lui soient imputables, faisant valoir à propos des numéros « ISRC » que c'était la société Because qui devait les lui communiquer. Elle soutient plus généralement que les erreurs qu'elle a identifiées à propos de 3 vidéos « ne reflètent pas l'entièreté des difficultés relatives aux états des comptes ». Elle expose que les frais de l'expertise doivent être mis à la charge de la défenderesse en raison du refus de celle-ci de procéder à une telle expertise.

12. Contre les demandes reconventionnelles, elle indique en premier lieu n'avoir fait que suivre la procédure de signalement prévue par Youtube, dont l'usage ne peut être considéré fautif en soi, et conteste le préjudice allégué. En deuxième lieu, sur la procédure abusive, elle estime en substance que saisir initialement le tribunal de commerce était légitime. Elle conteste le « harcèlement systématique » allégué par la société Because, expliquant avoir seulement « persévéré dans ses demandes auprès de son cocontractant afin d'éclaircir une situation qui faisait apparaitre de nombreuses incohérences et générait des pertes de revenus injustifiées » et avoir « systématiquement essuyé des refus ». En troisième lieu, soutient-elle, les contrats réclamés par la société Because ne concernent pas la présente instance.

**

13. La société Because soutient d'abord que les enregistrements de l'artiste [S] sont inclus dans les contrats de distribution du 17 novembre 2011 puis du 14 novembre 2016, qui visent tous les enregistrements appartenant au producteur.

14. Elle soutient ensuite que l'exploitation sur Youtube faisait partie des droits exclusifs qui lui ont été consentis. À ce titre, elle estime que la société Y&W, en demandant en référé une expertise pour « vérifier la conformité des redditions de compte » relatives à la chaine Youtube de [W], a soutenu que cette chaine était couverte par le contrat et se contredit donc aujourd'hui ; que les contrats font d'elle la titulaire exclusive du droit d'exploitation de tous les « phonogrammes, vidéogrammes et supports multimédias », y compris les « exploitations dématérialisées », ce qui inclut Youtube qui est une plateforme de streaming ; que les revenus de l'exploitation sur celle-ci figurent depuis plus de 10 ans dans ses décomptes.

15. Elle fait valoir que par la transaction du 18 décembre 2019, la société Y&W lui a donné « quitus entier et définitif » de « l'ensemble des obligations de reddition de compte » et a plus généralement renoncé à « toute action, réclamation ou revendication ». Elle ajoute que les revendications sont au demeurant prescrites car les exploitations ont débuté en 2011 et n'ont jamais cessé depuis.

16. Contre la demande d'expertise, dont elle estime qu'elle ne vise qu'à contourner les stipulations contractuelles et à suppléer la carence de la demanderesse dans l'administration de la preuve, la société Because fait valoir, en premier lieu, que les contrats prévoient un audit, auquel elle conteste s'être opposée, expliquant avoir seulement demandé que la société Y&W, qui évoquait « différentes clauses d'audit » dans plusieurs contrats, identifie les contrats et clauses concernés et en respecte les termes, rappelant avoir au demeurant relancé plusieurs fois la société Y&W à ce sujet, sans réponse. Elle estime que cette procédure d'audit, dont elle souligne que la demanderesse a elle-même déclaré qu'elle était la seule capable d'assurer aux parties le respect de leurs obligations respectives, s'impose à elles à l'exclusion, donc, d'une mesure d'expertise de droit commun. Or, ajoute-t-elle, selon les contrats, l'audit doit être demandé dans un certain délai, outre que la demande s'affranchit également, selon elle, de la prescription quinquennale.

17. Elle rappelle, en deuxième lieu, l'effet de la transaction en vertu de l'article 2052 du code civil.

18. En troisième lieu, elle expose que l'unique « doute » sur la sincérité des comptes avancé par la demanderesse porte sur 3 vidéos seulement (sur des centaines), aux conséquences infinitésimales (129,34 euros au total), résulte en réalité de défaillances de la demanderesse elle-même, qui ont en toute hypothèse été corrigées par la défenderesse. Il s'agit en effet, explique-t-elle, de vidéos dites « freestyle » réalisées avec peu de moyens et non de clips officiels qui sont ceux qui génèrent le plus de vues, outre que les exploitations sur Youtube génèrent elles-même 10 fois moins de revenus que les plateformes payantes ; ces vidéos ne sont pas apparues sur les décomptes de redevances car la société Y&W, en les mettant en ligne, n'a pas renseigné les données nécessaires à leur identification, en particulier le numéro ISRC (pour International standard recording code, qui identifie les enregistrements sonores et audiovisuels), ce qui, s'agissant des deux premières vidéos, avait été corrigé spontanément en attribuant les revenus correspondants à d'autres titres du même artiste et donc versés à la demanderesse et, s'agissant de la troisième vidéo, dont les revenus avaient été attribués à tort par Youtube à un autre artiste à cause d'une quasi-homonymie du titre de la vidéo, a été réparé en réattribuant les revenus à Y&W, en allant d'ailleurs bien au-delà de ce qui était dû car les revenus de toutes les exploitations de l'autre artiste ont été versés à Y&W (soit 688,70 euros) au lieu des seuls revenus de la vidéo en cause (32,50 euros).

19. Sur sa demande reconventionnelle en responsabilité au titre des revendications faites auprès de Youtube, la société Because reproche en substance à la société Y&W d'avoir revendiqué à tort auprès de la plateforme être seule titulaire des droits d'exploitation, une première fois pour 150 vidéos, ce qu'elle a pu efficacement contrer grâce à la « mobilisation urgente [de ses] équipes digitales », puis une deuxième fois, pour 45 vidéos, le 24 décembre 2022, alors qu'elle fermait ses bureaux pour les fêtes de fin d'année, ce qu'elle affirme que la société Y&W savait, ce qui l'a empêchée de réagir, de sorte que ces vidéos ont été automatiquement attribuées à la société Y&W qui perçoit depuis tous les droits correspondants. Elle allègue un préjudice de 500 euros pour chaque vidéo revendiquée (les 150 puis les 45 autres, soit 96 000 euros au total), outre « la totalité de la marge non réalisée » sur les 45 vidéos transférées.

20. Sur le caractère abusif de la procédure, elle estime que le présent contentieux est la poursuite d'une « stratégie de harcèlement » et critique le fait pour la société Y&W de n'avoir pas répondu à ses lettres qui ont fourni toutes les explications nécessaires, de l'avoir assignée devant une juridiction incompétente, de s'être désistée au dernier moment et sans explication de son action en référé devant la juridiction compétente, de l'avoir assignée au fond pour les mêmes demandes et les mêmes faits, d'exploiter de manière malhonnête ses propres défaillances, d'alléguer faussement qu'elle aurait refusé l'audit, de ne jamais démontrer en quoi une expertise serait nécessaire, de poursuivre, en parallèle, un comportement de « harcèlement systématique » envers ses salariés et son dirigeant (intrusions répétées, courriels menaçants et injurieux, répétition des mêmes reproches dans les courriers, demandes désordonnées et irréalistes reposant sur menaces ou chantage), enfin de revendiquer les vidéos à tort, à deux reprises en moins d'un an et en cours de procédure. Elle estime plus généralement que l'action de la demanderesse vise en fait à la forcer à lui rétrocéder les droits sur l'album [Y] [W].

21. Enfin, sur sa demande de communication forcée des contrats, la société Because fait valoir que l'avocat de [W] a écrit à la société Y&W en la mettant en copie pour signaler que son client n'avait jamais été rémunéré pour les exploitations de ses interprétations et estime qu'il en résulte « de très forts doutes quant au fait que Y&W » ait conclu des contrats avec les artistes et les ait respectés. Or, soutient-elle, les contrats qui la lient avec la société Y&W prévoient que celle-ci la garantit qu'elle a bien signé des contrats valables avec les artistes et que « la plupart » de ces contrats prévoient en outre l'obligation pour la société Y&W de fournir les contrats conclus avec les artistes « à première demande ». Elle estime que ces contrats sont indispensables à la présente instance dans la mesure où ils sont les seuls à même de démontrer la titularité des droits dont la société Y&W se prévaut.

MOTIVATION

I . Demandes en contrefaçon (interdiction, provision)

22. En vertu du 2e alinéa de l'article L. 215-1 du code de la propriété intellectuelle, l'autorisation du producteur de vidéogrammes est requise avant toute reproduction, mise à la disposition du public par la vente, l'échange ou le louage, ou communication au public de son vidéogramme.

23. Au cas présent, la société Y&W indique elle-même que c'est elle qui a mis en ligne les vidéos présentes sur les chaines Youtube litigieuses et en a gardé le contrôle (ses conclusions, p. 4 : « Y&W a conservé la maitrise des chaines Youtube des artistes [W] et [S], à savoir le fait d'uploader les vidéos sur la chaine, de les retirer, de les remettre, etc. »). La communication au public des oeuvres et des vidéogrammes, sur ces mêmes chaines, est donc son fait et non celui de la société Because. Il n'y a dès lors pas d'atteinte au droit du producteur de vidéogrammes (pas plus qu'à celui, invoqué par ailleurs, de producteur de phonogramme).

24. En réalité, ce que la société Y&W peut reprocher à la défenderesse est seulement la perception des revenus de l'exploitation et non l'exploitation elle-même, mais la perception de droits indus n'est pas en soi une exploitation non autorisée, donc une contrefaçon.

25. Par conséquent, les demandes en interdiction et provision, fondées sur la contrefaçon, sont rejetées.

26. En toute hypothèse, à supposer que la demande soit implicitement fondée sur un autre moyen, susceptible de justifier la restitution des sommes qui ont été perçues par la société Because si elles avaient dû revenir à la société Y&W, il résulte des contrats conclus entre les parties que les revenus de l'exploitation des chaines Youtube ne suivent pas un régime différent de celui des autres exploitations et revenaient donc bien à la société Because, à charge pour elle d'en reverser à la société Y&W la partie convenue et d'en rendre compte.

27. En effet, s'agissant de l'artiste [W], le contrat de distribution du 18 décembre 2019 prévoit que la distribution du prochain album de l'artiste, ainsi que les vidéogrammes les illustrant, est concédée à titre exclusif à la société Because (article 2), « par tous moyens et sous tous formats, connus ou inconnus à ce jour et dans tous réseaux de commercialisation », ce qui « comprend notamment l'exclusivité de la distribution dématérialisée et digitale par tous moyens connus ou à découvrir », c'est-à-dire « toute mise à disposition d'un ou plusieurs Enregistrement(s) objet des présentes à un centre ‘serveur' informatique, télématique ou autre en vue d'écoute de titres intégraux et/ou de téléchargement payants, et (...), et de toute mise à disposition du public de un ou plusieurs enregistrement(s) objet des présentes sans supports physiques par tous réseaux ou systèmes de transmission ou de télécommunication. »

28. La demanderesse n'allègue aucune clause, dans aucun des 10 contrats qu'elle évoque au total, qui prévoirait un domaine d'exploitation plus restreint pour les albums précédents dont il est constant que l'exploitation numérique était également confiée à la société Because dans des termes similaires.

29. S'agissant de l'artiste [S], le contrat de distribution du 14 novembre 2016 accorde un droit de préférence à la société Because sur la distribution de tous les albums produits par la société Y&W et prévoit qu'en cas d'exercice de ce droit la société Because se voit accorder sur les phonogrammes et vidéogrammes le droit d'exploitation dématérialisée par tous moyens . Certes, la société Because ne conteste pas qu'aucun contrat ultérieur n'a été conclu pour formaliser l'exercice, par elle, de son droit de préférence sur un album de [S]. Néanmoins, il est constant que cet album a été distribué par elle et figure à ses redditions de compte. Au demeurant, la société Y&W n'allègue pas que l'ensemble de l'exploitation des enregistrements de [S] est contrefaisant, mais seulement celle des vidéos sur la chaine Youtube à son nom. Un droit d'exploitation a donc bien été concédé à la société Because et le seul contrat communiqué par les parties et susceptible d'avoir eu cet effet est le contrat de distribution précité, prévoyant l'exploitation numérique par tous moyens. Il est donc suffisamment démontré que les enregistrements de [S] ont bien été acceptés par la société Because qui les a exploités conformément à ce contrat qui, comme les autres, ne prévoit aucune distinction parmi les modes numériques.

30. La société Y&W, pour affirmer que ce domaine d'exploitation n'inclurait que les plateformes dites de streaming musical et non les plateformes de partages de vidéos, soutient (au demeurant dans la partie « exposé » de ces conclusions et non dans la partie « discussion ») que les secondes concerneraient l'audiovisuel et non la musique. Mais dès lors que l'exploitation dématérialisée concédée à la société Because music concerne tous les moyens et porte expressément sur les phonogrammes et les vidéogrammes, la distinction entre musique et vidéo est sans incidence. Il en va de même du mode de rémunération de la plateforme concernée, la mise à disposition sur un site gratuit financé par de la publicité n'étant pas moins une exploitation numérique que la mise à disposition sur un site à abonnement payant. Et contrairement à ce qu'elle avance, le fait qu'elle ait elle-même administré les chaines Youtube en cause tandis que leurs revenus étaient perçus par la société Because, ce qu'elle ne pouvait ignorer, confirme que cette répartition des rôles (l'une choisit le contenu, l'autre perçoit et répartit les gains) correspond à l'interprétation commune des contrats pendant plusieurs années.

31. De même, l'argument selon lequel les vidéos Youtube échapperaient au contrat car relèveraient de la promotion ne repose sur aucune clause contractuelle. Au contraire, à supposer que ces vidéos s'analysent spécialement en des supports de promotion, le contrat de distribution du 18 décembre 2019 précise encore à son article 02.03 que c'est la société Because qui dispose du droit exclusif d'utiliser des extraits des « Produits » (c'est-à-dire les supports phonographiques et/ou vidéographiques) à des fins publicitaires et promotionnelles, « et ce dans tout type de média », tandis que si l'article 17 prévoit que la société Y&W s'engage à assurer, en concertation avec la société Because, la promotion et la publicité des produits, il ne s'agit pas de prévoir que les éventuels revenus qui seraient incidemment tirés de cette publicité dérogeraient au principe prévu aux articles 14 et 15 selon lesquels les produits de l'exploitation sont perçus par la société Because qui les reverse à la société Y&W en conservant sa commission, même à suivre la thèse de la demanderesse selon laquelle les vidéos sur Youtube sont rémunératrices mais ne devraient pourtant s'analyser que comme un outil de promotion, ce qui est à tout le moins paradoxal.

32. L'exploitation des albums en cause inclut donc l'exploitation sur Youtube.

33. S'agissant de la rémunération de cette exploitation, les contrats prévoient que la société Because fixe le prix de vente des produits et conserve une commission sur les sommes nettes encaissées par elle. C'est donc bien à elle de recevoir les revenus de la part du gestionnaire de la plateforme avant de les reverser, diminués de sa commission, à la société Y&W.

II . Demande en expertise

34. L'article 146 du code de procédure civile prévoit qu'une mesure d'instruction, telle qu'une expertise, ne peut être ordonnée sur un fait que si la partie qui l'allègue ne dispose pas d'éléments suffisants pour le prouver et qu'en aucun cas elle ne peut être ordonnée en vue de suppléer la carence de la partie dans l'administration de la preuve.

35. L'expertise est plus précisément une mesure d'instruction confiée à un technicien et qui doit donc porter, en vertu de l'article 232 du même code, sur une question de fait qui requiert les lumières d'un technicien.

36. Au cas présent, la société Y&W demande une « expertise », sans en préciser le fondement, pour déterminer les sommes perçues par la société Because au titre des chaines Youtube en cause. Comme le soulève la défenderesse et comme l'indique au demeurant la demanderesse elle-même dans l'exposé des faits de ses conclusions, les contrats en cause prévoient une clause d'audit permettant d'obtenir la preuve demandée. La demanderesse n'expose pourtant pas en quoi elle a besoin d'une expertise judiciaire malgré ce mécanisme contractuel, dont elle ne demande pas la mise en oeuvre. La mesure d'instruction demandée ne fait donc, dans ce cadre, que pallier la carence probatoire de la société Y&W.

37. Plus généralement, la demanderesse n'expose pas en quoi les lumières d'un technicien sont requises sur ce fait qui ne dépend que de la lecture de preuves matérielles.

38. Par conséquent, la demande d'expertise est rejetée.

III . Demande reconventionnelle en dommages et intérêts du fait des revendications de vidéos auprès de Youtube

39. En vertu de l'article 1240 du code civil, tout fait quelconque de l'Homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.

40. La société Y&W a demandé à deux reprises, en 2022, à la société gestionnaire de la plateforme Youtube, de se voir attribuer les revenus correspondant à plusieurs vidéos des deux chaines [W] et [S], alors qu'elle avait déjà initié la présente instance en demandant précisément au tribunal de trancher la même question.

41. Il est constant que sa première tentative, portant sur 140 vidéos, a échoué après la réponse apportée par la société Because. Elle a pourtant persévéré en reformant la même demande, cette fois sur 45 vidéos.

42. Il est constant que cette nouvelle demande a été formée le 24 décembre. La société Y&W ne pouvait ignorer, pour avoir déjà suivi la même procédure plus tôt la même année, que le délai laissé à la société Because pour répondre serait de 7 jours, soit précisément la période des fêtes de fin d'année, pendant laquelle la grande majorité du personnel des entreprises de service est en congé, limitant les possibilités de réponse effective, ce qu'elle ne pouvait davantage ignorer.

43. Enfin, il résulte des réponses apportées à son argumentaire dans la partie I. ci-dessus que la position de la société Y&W sur la perception des droits sur ces chaines Youtube était manifestement dépourvue de sérieux.

44. Ces deux tentatives, dont les circonstances de la seconde confirment que la défenderesse savait que leur manque de mérite les vouait à l'échec sauf à recourir à un stratagème tel que celui d'une demande pendant les congés de fin d'année, relèvent ainsi d'une malveillance fautive.

45. Toutefois, la demanderesse n'apporte aucune justification au préjudice de 500 euros par vidéo qu'elle allègue, ni n'explique la perte de marge dont elle demande abstraitement la réparation sans formuler de demande chiffrée.

46. Seul est donc démontré un préjudice moral tiré du choc d'être victime d'un stratagème visant à contourner le procès déjà en cours et qui peut être estimé, à défaut de tout élément pour l'étayer ou le caractériser plus précisément, à 400 euros.

47. La cessation du trouble impose d'enjoindre à la société Y&W de procéder, auprès du gestionnaire de la plateforme Youtube, aux démarches permettant le rétablissement des droits de la société Because. Son attitude rend nécessaire une astreinte d'un montant élevé.

IV . Demande reconventionnelle en communication de contrats

48. Certains contrats conclus entre les parties prévoient l'obligation, pour la société Y&W, à la première demande de la société Because, de communiquer à celle-ci les contrats que celle-là a conclu avec l'artiste [W] pour l'album concerné. D'autres contrats, en revanche, prévoient un telle obligation seulement « dans l'hypothèse de contestations sérieuses ».

49. Or la seule contestation soulevée à propos de ces contrats concerne la réclamation adressée par l'artiste [W] à la société Y&W à propos non pas de l'absence d'autorisation de l'exploitation mais de l'absence de paiement. Il ne s'agit pas d'une contestation sérieuse quant à l'existence de l'autorisation (au contraire, elle confirme son existence en critiquant le non respect de sa contrepartie).

50. La solution à adopter diffère donc selon les contrats conclus entre les sociétés Y&W et Because, mais celle-ci n'identifie pas individuellement les contrats conclus entre la société Y&W et les artistes ni ne les rattache à chaque contrat conclu entre elle et la société Y&W. Elle formule seulement une demande globale (tous les contrats) qui, en tant que telle, n'est pas fondée.

51. Par conséquent, cette demande est rejetée.

V . Demande reconventionnelle en dommages et intérêts pour abus

52. En application de l'article 32-1 du code de procédure civile, celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile d'un maximum de 10 000 euros, sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés.

53. Le droit d'agir en justice dégénère en abus lorsqu'il est exercé en connaissance de l'absence totale de mérite de l'action engagée, ou par une légèreté inexcusable, obligeant l'autre partie à se défendre contre une action ou un moyen que rien ne justifie sinon la volonté d'obtenir ce que l'on sait indu, une intention de nuire, ou l'indifférence aux conséquences de sa légèreté.

54. Si la saisine d'une première juridiction s'étant déclarée incompétente et l'abandon de la procédure de référé au profit d'une instance au fond ne sont pas en eux-mêmes fautifs, la société Y&W a en revanche engagé une procédure fondée sur une interprétation spécieuse des contrats (consistant à prétendre que l'exploitation numérique par tous moyens devait implicitement s'entendre comme n'incluant pas un de ces moyens, les plateformes de streaming de vidéos) reposant sur des affirmations péremptoires non étayées, dans un cadre très conflictuel alimenté par de très nombreux courriers formulant de très nombreux griefs tendant in fine à obtenir la restitution forcée de l'intégralité des droits concédés à la société Because.

55. Dans ce cadre, l'action, dont le manque de fondement était connu de la demanderesse assistée d'un professionnel du droit, n'a été engagée que comme un moyen de pression pour obtenir une restitution complète de l'exploitation, à laquelle la société Y&W savait n'avoir juridiquement pas droit. Elle est donc abusive.

56. Elle a causé un préjudice moral qui peut être estimé, en l'absence d'élément concret pour l'établir, à 1 000 euros.

VI . Dispositions finales

57. Aux termes de l'article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. L'article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l'autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu'il détermine, en tenant compte de l'équité et de la situation économique de cette partie.

58. La société Y&W perd le procès, elle est donc tenue aux dépens et doit indemniser entièrement la défenderesse des frais engagés à ce titre, qui peuvent être estimés à 10 000 euros en l'absence de justificatif.

59. L'exécution provisoire et de droit et rien ne justifie de l'écarter au cas présent.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal :

Rejette l’ensemble des demandes de la société Y&W ;

Enjoint à la société Y&W de procéder aux démarches nécessaires pour que les revenus tirés des vidéos qu’elle a revendiquées sur la plateforme Youtube soient à nouveau perçus par la société Because, en justifiant auprès d’elle de l’effectivité de ses démarches auprès des personnes concernées ;

Assortit cette obligation d’une astreinte de 500 euros par jour (au total) qui courra passé un délai de 60 jours suivant la signification du jugement et pendant 180 jours, le délai de 60 jours étant le délai total pour que le transfert des revenus soit effectif et non le délai pour engager les démarches nécessaires ;

Autorise la société Because, à défaut de transfert effectif dans un délai de 60 jours à compter de la signification du jugement, à notifier le présent jugement au gestionnaire de la plateforme Youtube ou à toute personne appropriée en vue de rechercher auprès d’eux le transfert des revenus à son bénéfice ;

Précise que la faculté ouverte au créancier d’agir lui-même ne fera cesser le cours de l’astreinte, le cas échéant, qu’à compter de l’achèvement fructueux de ses démarches ;

Condamne la société Y&W à payer 400 euros de dommages et intérêts à la société Because en réparation des revendications des revenus sur les vidéos présentes sur la plateforme Youtube ;

Rejette la demande de la société Because en communication de contrats ;

Condamne la société Y&W à payer à la société Because 1 000 euros de dommages et intérêts pour procédure abusive ;

Condamne la société Y&W aux dépens (avec recouvrement par l’avocat de la société Because pour ceux dont il aurait fait l’avance sans en recevoir provision) ainsi qu’à payer à la société Because 10 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Fait et jugé à Paris le 07 Juin 2024

Le GreffierLa Présidente
Quentin CURABET Irène BENAC


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : 3ème chambre 2ème section
Numéro d'arrêt : 22/00833
Date de la décision : 07/06/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à l'ensemble des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 15/06/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-06-07;22.00833 ?
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