La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

26/04/2024 | FRANCE | N°21/15706

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, 3ème chambre 2ème section, 26 avril 2024, 21/15706


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS



3ème chambre
2ème section


N° RG 21/15706
N° Portalis 352J-W-B7F-CVZCG

N° MINUTE :


Assignation du :
13 Février 2020











JUGEMENT
rendu le 26 Avril 2024
DEMANDERESSE

S.C. SOCIETE POUR LA PERCEPTION DE LA REMUNERATION DE LA COPIE PRIVEE AUDIOVISUELLE ET SONORE dite COPIE FRANCE
[Adresse 1]
[Localité 3]

représentée par Maître Carole BLUZAT , avocat au barreau de PARIS, vestiaire #A0212


DÉFENDERESSE

S.A.S. SO

FI GROUPE
[Adresse 4]
[Localité 2]

représentée par Maître Cyril CHABERT de la SELARL SELARL CYRIL CHABERT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #L007





Copies délivrées le :
- Maît...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
2ème section


N° RG 21/15706
N° Portalis 352J-W-B7F-CVZCG

N° MINUTE :

Assignation du :
13 Février 2020

JUGEMENT
rendu le 26 Avril 2024
DEMANDERESSE

S.C. SOCIETE POUR LA PERCEPTION DE LA REMUNERATION DE LA COPIE PRIVEE AUDIOVISUELLE ET SONORE dite COPIE FRANCE
[Adresse 1]
[Localité 3]

représentée par Maître Carole BLUZAT , avocat au barreau de PARIS, vestiaire #A0212

DÉFENDERESSE

S.A.S. SOFI GROUPE
[Adresse 4]
[Localité 2]

représentée par Maître Cyril CHABERT de la SELARL SELARL CYRIL CHABERT, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #L007

Copies délivrées le :
- Maître BLUZAT #A212 (exécutoire)
- Maître CHABERT #L007(exécutoire)

Décision du 26 Avril 2024
3ème chambre 2ème section
N° RG 21/15706 - N° Portalis 352J-W-B7F-CVZCG

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
Madame Véra ZEDERMAN, Vice-présidente
Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge

assistés de Quentin CURABET, Greffier

DEBATS

A l’audience du 21 Décembre 2023 tenue en audience publique devant Irène BENAC et Arthur COURILLON-HAVY, juges rapporteurs, qui sans opposition des avocats ont tenu seuls l’audience, et après avoir entendu les conseils des parties, en ont rendu compte au Tribunal, conformément aux dispositions de l’article 805 du Code de Procédure Civile.

Avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 15 Mars puis prorogé en dernier au 26 Avril 2024.

JUGEMENT

Prononcé publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

EXPOSÉ DU LITIGE

Faits et procédure

1. La ‘Société pour la perception de la rémunération de la copie privée audiovisuelle et sonore’, dite Copie France (ci-après la société Copie France) est chargée par les titulaires de droits d’auteur ou de droits voisins du recouvrement de la « rémunération pour copie privée », redevance légale destinée à les indemniser pour l’existence du droit de copie à usage privé et qui est notamment assise sur la mise en circulation de « supports d’enregistrement », dont les téléphones et tablettes tactiles multimédias (plus précisément les « mémoires et disques durs intégrés » à un téléphone mobile ou à une tablette tactile multimédia), en application de décisions à caractère règlementaire prises par la commission prévue par l’article L. 311-5 du code de la propriété intellectuelle (ci-après la commission de la copie privée).

2. La société Sofi groupe vend des téléphones multimédias déjà utilisés, dits « reconditionnés », dont la société Copie France estime qu’ils sont soumis comme les supports neufs à la « rémunération pour copie privée », ce que celle-là conteste.

3. Plus précisément, la société Copie France se fonde successivement sur les décisions numéros 15 et 18 de la commission de la copie privée (applicables respectivement à compter du 1er janvier 2013 et du 1er octobre 2018), qui prévoyaient l’assujettissement des téléphones multimédias sans mentionner leur état neuf ou reconditionné, puis sur la décision numéro 22 qui, à compter du 1er juillet 2021, prévoyait pour la première fois un barème spécifique pour les supports reconditionnés, enfin sur la décision numéro 23 qui, à compter du 1er février 2023, remplace la décision 22, annulée par le Conseil d’État.

4. En effet, saisi d’un recours pour excès de pouvoir, le Conseil d’État, par un arrêt du 19 décembre 2022, a annulé la décision 22 mais seulement en raison de la composition irrégulière de la commission de la copie privée et seulement pour l’avenir, à compter du 1er février 2023, sous réserve, néanmoins, des actions contentieuses en cours contre les actes pris sur son fondement.

5. Les parties s’opposent ainsi, d’une part, sur l’assujettissement des ventes de supports reconditionnés dans le silence des décisions 15 et 18, d’autre part sur la possibilité d’opposer à la défenderesse les décisions 22 et 23, en raison du prononcé de la nullité de la première et, pour les deux, de leur illégalité alléguée, tant au regard du droit interne que du droit de l’Union européenne.

6. La société Copie France a d’abord assigné la défenderesse en communication d’information et paiement d’une provision pour la seule période relevant des décisions 15 et 18, le 13 février 2020, avant d’étendre ses demandes à la période ultérieure en cours d’instance. L’instruction a été close le 14 décembre 2023 et l’audience tenue le 21.

7. Sans y avoir été invitée, la société Copie France a fait savoir en cours de délibéré que le Conseil d’État avait rejeté le recours pour excès de pouvoir visant la décision 23.

Prétentions des parties

8. La société Copie France, dans ses dernières conclusions (10 décembre 2023), demande la condamnation de la société Sofi groupe à :
- lui communiquer sous astreinte l’ensemble de ses sorties mensuelles de stocks de téléphones mobiles multimédias reconditionnés commercialisés auprès de sa clientèle française depuis le début de son activité jusqu’au 31 aout 2023,
- lui payer une provision de 2 566 340,40 euros sur le montant de la redevance due pour cette activité (1 702 763,44 euros pour la période allant du 1er janvier 2015 au 30 juin 2021, 626 874,85 euros pour la période allant ensuite jusqu’au 31 janvier 2023, 236 702,11 euros pour la période allant ensuite jusqu’au 31 aout 2023),
- et lui payer 70 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

9. La société Sofi groupe, dans ses dernières conclusions (13 décembre 2023), résiste aux demandes, dont elle soulève également l’irrecevabilité partielle pour prescription s’agissant de la période antérieure au 13 février 2015, et invite le tribunal, s’il l’estimait nécessaire, à poser à la Cour de justice de l’Union européenne des questions préjudicielles portant en substance sur le régime de la compensation équitable appliqué selon un critère de l’état de l’appareil concerné (neuf ou non) ou par référence à une durée de vie ou d’utilisation de cet appareil. Subsidiairement, elle demande que la demanderesse la garantisse « du préjudice provoqué par ses demandes tardives qui ne l’ont pas mis[e] en mesure de collecter le montant qu’elle serait appelée à lui verser pour la période antérieure au 30 juin 2021 ». Enfin, en toute hypothèse, elle demande la condamnation de la société Copie France à lui payer 87 565 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre le recouvrement des dépens par son avocat.

Moyens des parties

10. La société Copie France conteste la prescription, faisant valoir qu’elle ignorait jusqu’en 2019 que la défenderesse commercialisait en France des téléphones mobiles reconditionnés et que même à supposer qu’elle eût dû le savoir grâce aux rapports de « l’institut GFK » (bien que ces rapports n’identifient pas individuellement les acteurs), ceux-ci n’ont commencé à porter sur les produits reconditionnés qu’en 2016, moins de cinq ans avant l’assignation. Elle se prévaut par ailleurs du principe selon lequel la prescription ne court pas pour les créances périodiques qui dépendent d’éléments qui ne sont pas connus du créancier mais de déclarations que le débiteur est tenu d’opérer, outre que, selon elle, la prescription quinquennale n’atteint pas les créances indéterminées c’est-à-dire dont le principe ou la quotité est contesté par le débiteur.

11. Sur le fond, elle rappelle que la « rémunération pour copie privée » est due, en vertu de l’article L. 311-4 du code de la propriété intellectuelle, par les fabricants, importateurs et acquéreurs intra-communautaires de supports d’enregistrements utilisables pour la reproduction à usage privé d’oeuvres, lors de la mise en circulation en France de ces supports, et estime que tel est le cas en l’espèce de l’activité de la défenderesse indépendamment du caractère neuf ou reconditionné du support vendu, en application, selon la période, des décisions 15, 18, 22 et 23 de la commission de la copie privée.

12. Pour démontrer que la défenderesse a la qualité de fabricant au sens de l’article L. 311-4, elle soutient que les opérations de reconditionnement, qu’elle définit comme le fait de « donner une nouvelle vie à des appareils ayant déjà fait l’objet d’une première utilisation, en les testant, en procédant, s’il y a lieu, à leur remise en état et en restaurant leur pleine capacité d’enregistrement pour les revendre », « aboutissent à la réalisation d’un nouvel appareil » car elles procèdent d’un grand nombre de vérifications et rendent aux produits des performances techniques équivalentes aux produits neufs. Elle se prévaut à cet égard de l’avis du ministère de la culture exprimé par son sous-directeur des affaires juridiques devant la commission de la copie privée, de ce que la loi du 15 novembre 2021, en prévoyant une rémunération « spécifique et différentiée » pour les produits reconditionnés sans modifier la liste des personnes redevables, a nécessairement considéré que les reconditionneurs étaient des fabricants, enfin « et surtout » de ce que le Conseil d’État, dans sa décision du 19 décembre 2022 sur la décision 22, a retenu que la commission de la copie privée avait « pu légalement regarder » la mise sur le marché de supports reconditionnés « comme la mise en circulation d’un nouveau produit ». Elle estime à l’inverse que les références avancées par la défenderesse pour définir le « fabricant » sont non normatives ou inapplicables au droit d’auteur.

13. Elle estime que la notion de « mise en circulation » ne concerne pas seulement la « première mise en circulation », dès lors que le texte ne le précise pas, que, ici encore, la loi du 15 novembre 2021, en mentionnant les supports reconditionnés, n’a pas modifié cette condition, de sorte que le texte vise « tous les supports importés et vendus pour la première fois sur [le] territoire français, qu’ils soient neufs ou reconditionnés ».

14. S’agissant de l’assujettissement des produits reconditionnés par les décisions 15 et 18, qui ne les mentionnaient pas spécialement, la société Copie France fait valoir que le régime de la rémunération pour copie privée s’applique à « tous supports » sans distinction entre neufs et reconditionnés ; qu’ainsi, faute d’exclusion dans les barèmes instaurés par ces décisions, ceux-ci s’appliquent sans distinction aux supports neufs et reconditionnés, comme l’a également retenu le Conseil d’État, et ce d’autant plus que les études d’usage ayant mené à ces décisions portaient sans distinction sur des téléphones neufs ou reconditionnés, ceux-ci étant nécessairement inclus dès lors qu’une partie du public en possédait en 2011 (date de la première étude) et plus encore en 2017 (seconde étude). Elle explique que le caractère « forfaitaire » de la rémunération pour copie privée concerne seulement son évaluation (indépendante du préjudice réel) mais n’implique pas qu’elle ne puisse être due qu’une fois dans la vie d’un produit. Elle distingue cependant les notions de produit reconditionné et de produit d’occasion, en ce que la première, bien qu’appartenant à la catégorie générale formée par la seconde (ses conclusions p. 64), a ceci de particulier que le reconditionnement, en restaurant les capacités d’enregistrement, permet la réalisation de nouvelles copies et elle rappelle ici encore que cette opinion a été adoptée par le Conseil d’État.

15. Ces nouvelles copies permises par le reconditionnement, poursuit-elle, n’ont pas été prises en compte dans la fixation du barème, qui s’est fondée sur une durée d’usage de deux ans (les études ont interrogé les utilisateurs sur les copies privées faites les six derniers mois et ce volume de copies a ensuite été extrapolé à une période de deux ans en le multipliant par 4) alors que la durée de vie théorique d’un téléphone est bien supérieure (7 ans), de sorte que le reconditionnement permet une nouvelle durée d’usage (et donc de copies) de deux ans, donc un nouveau préjudice non indemnisé par la rémunération payée lors de la vente du support neuf (comme l’a encore retenu l’arrêt du Conseil d’État, qui a autorité de la chose jugée à cet égard, estime-t-elle). Elle estime cette analyse d’autant plus pertinente que c’est au cours de ses premiers mois d’acquisition qu’un téléphone « connait un pic » de copies, affirme-t-elle, notamment pour des copies de synchronisation et de migration de fichiers existant sur le précédent support remplacé.

16. Elle conteste que la commission ait arbitré entre deux positions tenant respectivement à la « durée de vie » (plus longue) et à la « durée de détention » (ou d’usage), affirmant que ces termes ont été utilisés de façon imprécise par les membres de la commission dans le cadre de négociations et que la notion de durée de vie sert seulement à « définir une durée de référence pour l’élaboration des barèmes » comme pour tous les autres supports, et a toujours été entendue comme synonyme d’une durée moyenne de détention et d’usage. Elle conteste encore le risque d’une « sur- » ou « sous-compensation » dans le cas où le support serait utilisé plus ou moins de deux ans, car il s’agit, explique-t-elle, d’une durée moyenne estimée, qui ne peut prendre en compte chaque cas particulier.

17. Elle fait valoir que l’applicabilité des décisions 15 et 18 aux produits reconditionnés a été confirmée, d’abord par la décision 22 qui a considéré qu’avaient été mises en évidence des « spécificités » « justifiant l’adoption de tarifs différenciés modifiant les tarifs jusqu’alors applicables aux (...) téléphones multimédias reconditionnés », ensuite par la loi du 15 novembre 2021 qui a seulement imposé qu’ils fassent l’objet d’une rémunération « spécifique et différenciée », tandis qu’un amendement avait dans un premier temps été adopté par le Sénat pour exclure expressément les produits reconditionnés, ce qui montre bien, estime-t-elle, qu’ils étaient inclus jusque là, comme l’a également confirmé en séance la ministre de la culture, enfin par le Conseil d’État.

18. Elle estime cet assujettissement suffisamment clair et prévisible, faisant valoir que la sécurité juridique n’implique pas que la loi soit d’une précision absolue, afin de s’adapter aux nouvelles situations, tandis que les professionnels sont tenus d’une grande prudence dans l’exercice de leur métier (professionnels qui, au cas présent, devaient être conscients qu’ils mettaient en circulation de « nouveaux produits » à la disposition de nouveaux utilisateurs) et que par ailleurs, la Cour de justice, attentive à l’obligation de résultat pesant sur les États d’assurer la compensation équitable et aux enjeux de l’évolution des technologies, retient une interprétation large de la notion de « tout support », de sorte, conclut-elle, qu’il n’y a pas à distinguer là où la loi ne distingue pas et que la distinction entre neufs et reconditionnés n’est devenue pertinente qu’à compter de la décision 22.

19. En dernier lieu sur les décisions 15 et 18, elle conteste avoir été négligente, faisant valoir que les déclarations de sorties de stocks que devaient lui transmettre les redevables ne distinguaient pas entre les supports neufs et reconditionnés, que des opérateurs tels que Apple, Orange et la Fnac payaient la redevance sur les supports reconditionnés qu’ils commercialisaient et qu’elle-même avait écrit dès 2014 à plusieurs reconditionneurs qui l’interrogeaient que la « rémunération » était due en cas de remise en circulation de produits reconditionnés. Elle soutient que son rapport d’activité pour 2019, dont se prévaut la défenderesse, en exprimant le fait qu’elle ait « pris position » à cette date, signifie seulement qu’elle a alors décidé de non plus seulement informer les redevables mais aussi d’engager des réclamations et des actions judiciaires contre eux au besoin. Le courrier qu’elle a adressé en 2017 à la société Electrodépot portait seulement sur des produits d’occasion et non des produits reconditionnés, tandis que les indications de son site Internet invoquées par la défenderesse ne concernaient pas les produits reconditionnés.

20. Sur la décision 22, la société Copie France rappelle d’abord qu’elle n’a été annulée par le Conseil d’État que pour l’avenir, certes sous réserve des actions contentieuses en cours mais pour que la présente instance constitue une telle action contentieuse en cours, il aurait fallu que la validité de la décision 22 y soit contestée avant la date de l’arrêt de nullité du Conseil d’État, et pour le motif ayant conduit à l’annulation (Cass. Soc., 29 septembre 2021, pourvoi n° 20-16.494), ce qui n’est pas le cas en l’espèce selon elle. Contre les critiques visant la décision 22, sur le fond, elle fait valoir que celle-ci a considéré qu’il fallait, au regard des évolutions du marché et des « spécificités techniques et d’usages » des supports reconditionnés, envisager un barème propre à ceux-ci, ce qui a été fait au terme d’une réflexion concertée lors de laquelle l’étude d’usage a certes été simplifiée, mais de manière transparente et approuvée par la commission, afin de répondre « à l’impératif d’urgence mis en avant par les autorités publiques », en s’appuyant valablement sur l’étude antérieure car les usages n’avaient pas évolué depuis lors au point d’en nécessiter une nouvelle. Elle invoque enfin, plus généralement, la large marge d’appréciation laissée aux États par la directive 2001/29 pour déterminer les modalités de la compensation équitable de l’exception de copie privée.

21. Quant à la décision 23, celle-ci ne fait selon elle qu’appliquer l’arrêt du Conseil d’État.

**

22. En défense, la société Sofi groupe soutient qu’en application de l’article 2224 du code civil, l’action de la demanderesse est éteinte pour la période antérieure de plus de cinq ans à l’assignation.

23. Sur le fond, la défenderesse conteste en premier lieu être fabricant, importateur ou acquéreur intracommunautaire de supports d’enregistrement, faisant valoir d’abord que les appareils reconditionnés ne sont pas de nouveaux supports et que, s’il fallait admettre qu’ils le fussent, il s’agirait alors d’un nouveau type de support que seule la commission a le pouvoir de soumettre à une redevance, ce qu’elle n’a pas fait dans les décisions 15 et 18, a contrario des décisions 22 et 23 ; ensuite que le reconditionnement consiste seulement, comme pour les ventes de véhicules d’occasion par des garagistes, à réparer ce qui doit l’être dans le produit.

24. Elle soutient en deuxième lieu que les décisions 15 et 18 ne prévoyaient pas l’assujettissement des supports reconditionnés et qu’on ne peut déduire celui-ci du simple silence de ces décisions, le principe d’interprétation juridique fondamental étant au contraire, selon elle, que ce qui n’est pas inclus par la loi en est exclu, d’autant plus qu’ici, précise-t-elle, le marché du reconditionné n’existait pas en 2011 et que le dispositif légal envisage la redevance comme un forfait versé une fois lors de la mise en circulation du support vierge, qui est par définition un évènement unique, sans que le simple reconditionnement de ce support permette de considérer qu’il soit « sorti » du forfait déjà payé. Elle ajoute que si la Cour de justice retient une interprétation extensive de la notion de support, cela ne change rien au fait que le support reconditionné n’est pas un nouveau support, mais le même dans un autre état, et souligne que la société Copie France se contredit en alléguant tantôt que, pour l’assujettissement, le support reconditionné est un nouveau support, distinct du neuf, tantôt que, à l’inverse, les études d’usage ont aussi porté sur les reconditionnés car elles ont porté sur tous les téléphones multimédias sans distinction de leur état. Elle se prévaut encore de ce que dans d’autres Etats (Allemagne, Estonie, Roumanie) des montants ne sont dus au titre de la copie privée que sur la première mise en circulation de l’appareil et non au regard de son état, que lors des débats parlementaires pour la loi du 15 novembre 2021, le rapporteur, le ministre de la transition numérique et la commission du développement durable ont indiqué que les biens reconditionnés n’avaient encore jamais fait l’objet de prélèvements.

25. Elle estime qu’en raison du caractère forfaitaire de la copie privée et des biais des études d’usages, les montants ont toujours été fixés selon une « approche objectiviste » sur la base d’une « durée de vie » des supports qui est un arbitrage et ne correspond pas à sa durée maximale de vie ni à sa durée d’utilisation ou de détention, de sorte qu’ils incluent le préjudice provoqué durant toute la vie du produit, indépendamment de sa revente ; que s’il fallait y voir une durée réelle d’utilisation, cela reviendrait à glisser de l’approche forfaitaire vers une licence à durée limitée (2 ans), qui imposerait à la société Copie France de réclamer une nouvelle redevance aux utilisateurs tous les deux ans (ou à rembourser ceux qui ont utilisé leur support moins de deux ans) ; qu’en prenant prétexte de la durée de 2 ans pour faire finalement de la revente le critère de la redevance, la demanderesse assujettit non plus le support mais l’acte de vente, en abandonnant alors la fonction indemnitaire de la redevance pour en faire un prélèvement obligatoire comme la TVA, ce qui crée, estime-t-elle, un risque de sur- ou sous-compensation du préjudice des ayant-droits (dès lors qu’un support serait revendu avant ou après la durée de 2 ans), en contrariété avec la directive, et impose ainsi, si la thèse de la demanderesse devait être suivie, des questions préjudicielles à la Cour de justice.

26. Subsidiairement, elle soutient que retenir que les décisions 15 et 18 assujettissaient les supports reconditionnés violerait la sécurité juridique. En effet, expose-t-elle, le « juste équilibre » du système de perception de la compensation équitable, imposé par la jurisprudence européenne, suppose que son cout puisse être répercuté aux utilisateurs des produits concernés, ce qui n’est possible qu’en étant prévisible et clairement établi ; or la sécurité juridique implique que la norme soit suffisamment claire pour permettre au justiciable d’adopter la conduite adaptée, ce qui ne serait pas le cas ici s’il fallait lire dans les décisions 15 et 18 que les produits reconditionnés sont soumis à redevance, et ce d’autant moins, précise-t-elle, que la société Copie France elle-même a écrit en 2018 à un distributeur, la société Electro-dépôt, que les produits d’occasion, ce que sont les produits reconditionnés, n’y étaient pas soumis, que ce n’est qu’en 2019 que la société Copie France a unilatéralement décidé de faire payer les reconditionneurs et que le refus de payer la redevance est un délit, qui en tant que tel doit être interprété strictement. Elle conclut sur ce point qu’on ne peut lui réclamer aujourd’hui le paiement de montants qu’elle ne pouvait imaginer devoir collecter.

27. Elle fait valoir, alternativement, que la société Copie France, étant chargée de façon monopolistique de la perception due au titre de la copie privée, se voit ainsi investie par l’Etat de l’obligation de résultat qui lui incombe d’assurer la compensation du préjudice causé par la copie privée, de sorte que, à supposer que la société Copie France ait le pouvoir d’interpréter les décisions de la commission de la copie privée, elle est alors fautive à avoir attendu 2019 pour se positionner officiellement sur la situation des produits reconditionnés, et engage ainsi sa responsabilité. Elle précise à cet égard que le simple envoi de courriels informatifs ne vaut pas recouvrement et que sur les 3 acteurs qui auraient payé une redevance selon la demanderesse, l’un (Apple) est en fait opposé au reconditionnement, le deuxième (Orange) profite en tant que producteur (de vidéogrammes) de la redevance, tandis que pour le troisième l’affirmation est douteuse au regard des preuves produites, outre que sa filiale Wefix fait partie des défendeurs dans les nombreuses actions introduites par la demanderesse.

28. Contre la décision 22, la défenderesse soutient que la réserve des actions contentieuses prévue par le Conseil d’État dans son arrêt du 19 décembre 2022 s’applique à la présente procédure dès lors que l’objet du litige avait été étendu à la décision 22 par la demanderesse dans ses conclusions du 13 octobre 2022 et que la défenderesse contestait le principe d’un assujettissement des appareils reconditionnés, objet de cette décision 22, outre qu’elle avait déjà, dans ses conclusions du 12 avril 2022, évoqué les motifs d’illégalité affectant la décision 22 et de ce fait placé celle-ci dans l’objet du litige. Elle conteste la portée de la jurisprudence invoquée.

29. Elle demande également que les décisions 22 et 23 lui soient déclarées inopposables car contraires au « juste équilibre » imposé par la directive, aux motifs, en premier lieu, qu’elles consistent en un basculement du régime applicable (passant d’une compensation par support à une compensation pour une durée fixe puis par acte de vente) et supposeraient d’admettre, en contrariété avec la loi et la directive, qu’un reconditionneur soit un fabricant, qu’un importateur en France n’ait plus besoin d’avoir un établissement en France, que le caractère forfaitaire de la copie privée n’empêche pas une multiplication des perceptions et que la « mise en circulation » doive s’entendre au pluriel. En second lieu, elle fait valoir que la décision 22 (et la décision 23 qui la répète) a été adoptée au vu d’un sondage « flash » irrégulier mené selon une méthode choisie par la société Copie France elle-même et critiquée en commission, pour répondre à une urgence contestable et, au fond, qu’elle ne respecte pas l’obligation d’actualiser les usages car l’étude sur laquelle elle se fonde repose seulement sur l’équivalence déclarée entre l’usage des produits reconditionnés et l’usage des produits neufs, sans actualiser ce dernier qui repose sur une étude de 2017, trop ancienne. Elle estime que cette pratique illustre les critiques formulées par l’inspection générale des affaires sociales et l’inspection générale de l’administration dans un rapport d’octobre 2022, qui avait relevé le défaut d’actualisation alors que les pratiques évoluent rapidement, comme l’avait déjà relevé l’Insee en 2019, avec l’essor de la consommation des oeuvres en flux sur des plateformes en ligne.

MOTIVATION

I . Demandes en communication d’information et en provision

1 . Cadre juridique

30. Les articles L. 122-5 et L. 211-3 du code de la propriété intellectuelle prévoient plusieurs limites aux droits patrimoniaux de l’auteur et des titulaires de droits voisins, en les empêchant d’interdire certains types d’exploitation, dont la copie ou reproduction destinée à l’usage privé du copiste. L’article L. 311-1 prévoit toutefois que cette exception de copie privée leur donne droit à une « rémunération », laquelle est financée par un prélèvement obligatoire que l’article L. 311-3 qualifie de « forfaitaire » et que l’article L. 311-4 fait reposer sur « le fabricant, l’importateur ou la personne qui réalise des acquisitions intracommunautaires, au sens du 3° du I de l’article 256 bis du code général des impôts, de supports d’enregistrement utilisables pour la reproduction à usage privé d’oeuvres, lors de la mise en circulation en France de ces supports. »

31. Les notions d’importation et d’acquisition intracommunautaire (d’un objet mis en circulation en France) visent ici simplement, prises ensemble, l’entrée d’un produit en France. En effet, là où les autres textes du code de la propriété intellectuelle désignent l’importation, implicitement, comme une notion spéciale s’entendant par référence au territoire du droit protégé, l’article L. 311-4 fait référence au droit fiscal, ce qui explique le cumul des deux notions afin de produire le même effet : l’importation, au sens fiscal, est l’introduction dans le marché commun depuis le reste du monde, tandis que l’acquisition intracommunautaire est en substance la réception d’un produit (par un professionnel) sur le territoire national depuis un autre État membre de l’Union européenne. Est ainsi visée, par ces deux notions, l’entrée d’un support d’enregistrement sur le territoire national, qui est le territoire sur lequel est protégé le droit d’auteur ; ce qui sera désigné ci-après, par raccourci, par le seul terme d’importation.

32. Le fabricant ou l’importateur d’un support d’enregistrement doit alors déclarer toutes ses ventes (qui réalisent la mise en circulation) et payer la redevance correspondante à la société de perception. Il intègre le montant de la redevance dans son prix de vente, en le portant à la connaissance de l’acquéreur (article L. 311-4-1).

33. Ce mécanisme est encadré par la directive 2001/29 du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information, dont l’article 5, paragraphe 2, sous b) autorise une exception au droit de reproduction lorsqu’il s’agit de reproductions par une personne physique pour un usage privé et non commercial, c’est-à-dire des copies privées, mais « à condition que les titulaires de droits reçoivent une compensation équitable ».

34. Interprétant cette disposition, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que le préjudice causé aux auteurs, dont la compensation équitable est la contrepartie, est causé par la personne qui réalise une reproduction pour son usage privé, et qu’il incombe donc en principe à celle-ci de financer la compensation, selon un « juste équilibre » entre les droits et intérêts des auteurs et ceux des utilisateurs d’objets protégés ; mais qu’en raison des difficultés pratiques pour identifier les utilisateurs privés et les obliger à indemniser ce préjudice, les États membres peuvent instaurer une redevance à la charge non pas des utilisateurs, mais des personnes qui mettent à leur disposition des équipements, appareils et supports de reproduction numérique ou leur rendent un service de reproduction. Elle a alors dit pour droit, d’une part, qu’un tel système était conforme à ce juste équilibre « dans la mesure où ces personnes ont la possibilité de répercuter la charge réelle de ce financement sur les utilisateurs privés » et, d’autre part, « qu’un lien est nécessaire entre l’application de la redevance destinée à financer la compensation équitable à l’égard des équipements, des appareils ainsi que des supports de reproduction numérique et l’usage présumé de ces derniers à des fins de reproduction privée » (CJUE, 21 octobre 2010, Padawan, C-467/08, points 40, 45, 46, 49 et dispositif points 2 et 3 ; soulignement ajouté par le tribunal).

35. Elle a également précisé que l’État ayant introduit l’exception de copie privée disposait d’une large marge d’appréciation mais était tenu d’assurer, dans le cadre de ses compétences, une perception effective de la compensation équitable, ce qu’elle a qualifié d’obligation de résultat (CJUE, 16 juin 2011, Stichting de thuiskopie, C-462/09, points 23, 34 et suivants et dispositif, point 2).

36. Ainsi, d’un côté, l’État est tenu d’assurer aux titulaires de droits une compensation équitable s’il instaure une exception de copie privée mais, de l’autre, si le financement de cette compensation équitable est assuré par une redevance sur des produits ou services, les professionnels à qui celle-ci est exigée doivent pouvoir la répercuter sur les utilisateurs privés.

2 . Période antérieure à la décision 22

a. Produits dont le premier usage a eu lieu en France

37. Les décisions 15 et 18 de la commission de la copie privée prévoient des barèmes de redevance due pour les (mémoires et disques durs intégrés aux) téléphones et tablettes multimédias, en fonction de leur capacité de stockage.

38. En application de l’article L. 311-4 précité, cette redevance est due lors de la mise en circulation en France de ces produits, par le fabricant ou l’importateur.

Fabricant

39. La position de la société Copie France suppose que le vendeur de produits reconditionnés soit qualifié de fabricant.

40. Évidemment, il ne peut être sérieusement soutenu que celui qui répare un produit le fabrique : on ne peut fabriquer un produit qu’une fois. On ne peut davantage retenir qu’une réparation s’analyse en la fabrication d’un nouveau produit, sans dénaturer ces notions.

41. Certes, un produit peut subir une modification telle qu’il est transformé en un nouveau produit, mais il s’agit d’une toute autre opération que la réparation visant à restaurer ses capacités d’origine, c’est-à-dire, précisément, visant à se rapprocher de l’état initial du produit.

Mise en circulation

42. Les produits déjà utilisés, c’est-à-dire les produits d’occasion, dont le premier usage a été fait en France ont, par hypothèse, été mis en circulation en France lorsqu’ils étaient neufs et ont à cette occasion donné lieu à la redevance.

43. La position de la société Copie France est que la revente de ces produits doit donner lieu à un nouveau paiement de la redevance, car cette revente serait une nouvelle mise en circulation. Une telle position suppose que lesdits produits fussent sortis de la circulation. La société Copie France estime que tel est le cas dès lors qu’un professionnel a acquis les produits, vérifié leur état, en procédant le cas échéant aux réparations nécessaires à leur bon fonctionnement, puis les a revendus.

44. Toutefois, la simple vente à, ou par, un professionnel n’interrompt pas la circulation d’un produit : la société Copie France a toujours exigé le paiement de la redevance au premier vendeur en France des produits assujettis, qu’il les vende directement à des consommateurs ou à d’autres professionnels, intermédiaires, avant la vente finale au détail, sans pouvoir, évidemment, la réclamer à nouveau, à chaque revendeur successif.

45. Il est également difficile de concevoir en quoi la vérification et la réparation d’un produit constituent une interruption de la circulation de celui-ci. Aucun motif ne soutient donc a priori un raisonnement selon lequel l’intervention d’un professionnel dans la vie d’un produit, pour le réparer et le revendre, soit qualifiable de « nouvelle mise en circulation ».

46. Or la société Copie France, qui se contente de soutenir que puisque le texte n’exclut pas de nouvelles mises en circulation, alors celles-ci doivent donner lieu à redevance, n’apporte aucun élément utile pour définir ce que serait une telle « nouvelle » mise en circulation d’un même produit. En réalité, un produit ne peut logiquement faire l’objet que d’une seule mise en circulation, une nouvelle mise en circulation correspondant en fait à une transformation en un nouveau produit. Cette analyse est corroborée par la précision, faite pour les besoins du régime des produits défectueux par l’article 1245-4 du code civil, selon laquelle « un produit ne fait l’objet que d’une seule mise en circulation », l’analogie avec cet autre régime étant pertinente dès lors que rien ne justifie de déroger à la clarté et à la cohérence de la loi dans son ensemble en donnant une définition divergente à la même notion dans ces deux matières.

47. Il n’y a donc pas de mise en circulation d’un support lors de la revente d’un support déjà vendu sur le territoire, sauf à considérer qu’il s’agisse en fait d’un produit distinct. Mais, comme exposé ci-dessus pour la fabrication, il ne peut être sérieusement soutenu qu’un produit réparé dans le but de restaurer ses capacités d’origine soit un produit nouveau, sauf à ce que la rédaction de la loi y invite, ce qui n’était pas le cas avant la loi du 15 novembre 2021.

Influence de la loi postérieure sur l’interprétation de ces notions

48. Contre cette interprétation résultant du sens évident des termes employés par les dispositions en cause, dont aucun argument juridique, dans l’état du droit à l’époque des faits, ne justifie de s’éloigner, la société Copie France se prévaut de l’interprétation qui résulterait a posteriori de la façon dont le législateur a modifié l’article L. 311-4 par la loi du 15 novembre 2021.

49. En effet, sans rien modifier au cadre général de la redevance (à savoir que sont assujettis les fabricants et importateurs de supports reconditionnés lors de leur mise en circulation en France), la loi du 15 novembre 2021 a seulement ajouté à l’article L. 311-4 les deux alinéas suivants :

« Pour les supports d'enregistrement d'occasion et ceux intégrés dans un appareil d'occasion au sens de l'article L. 321-1 du code de commerce qui font l'objet d'une mise en circulation après avoir subi des tests portant sur leurs fonctionnalités et établissant qu'ils répondent aux obligations légales de sécurité et à l'usage auquel le consommateur peut légitimement s'attendre et, le cas échéant, après avoir été l'objet d'une ou de plusieurs interventions afin de leur restituer leurs fonctionnalités initiales, notamment leurs capacités d'enregistrement, la rémunération due doit être spécifique et différenciée de celle établie pour les supports d'enregistrements neufs de même nature. La rémunération n'est pas due pour les supports d'enregistrement d'occasion ou intégrés dans un appareil d'occasion dont le reconditionnement a été effectué par une personne morale de droit privé remplissant les conditions prévues à l'article 1er de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire. Pour établir le montant de la rémunération, la commission définie à l'article L. 311-5 du présent code tient compte des différences de capacité d'enregistrement des supports, des usages ainsi que de la durée d'utilisation des appareils.

« Le montant de la rémunération fixée pour les supports mentionnés à l'avant-dernier alinéa du présent article ne peut être modifié avant le 31 décembre 2022 » (soulignement ajouté par le tribunal).

50. En ajoutant seulement que la redevance pour les supports reconditionnés doit être « spécifique et différenciée », le législateur sous-entend nécessairement que ces supports donnent lieu à une redevance, ce qui implique, comme le dit la société Copie France, que le cadre, inchangé, permet de les assujettir, donc, en définitive, que le reconditionneur est un « fabricant » et que la vente de produits reconditionnés est une « mise en circulation ».

51. La seule façon de donner un tel sens à ces notions, et ainsi de donner un effet utile à l’ajout issu de la loi du 15 novembre 2021, est de retenir que, au sens spécial de cette version du texte, le « support reconditionné » est un nouveau produit (le réparateur « fabriquant » alors un « produit reconditionné »).

52. Toutefois, une interprétation aussi éloignée de leur sens littéral ne peut manifestement pas être transposée à l’état antérieur du texte qui ne la requérait en rien.

b. Produits dont le premier usage a eu lieu hors de France

53. La société Sofi groupe indique elle-même se fournir « essentiellement » en France, ce qui veut dire qu’une partie des produits qu’elle revend sont acquis hors de France. La question spécifique que posent ces produits se pose donc également dans la présente affaire.

54. Un téléphone ou une tablette multimédia, qu’il soit neuf ou non, est mis en circulation en France lors de sa première vente sur le territoire, ce qui donne droit à la redevance ; le fait que, à l’étranger, il ait déjà été vendu et utilisé, est donc a priori indifférent. En théorie, l’état (neuf ou non) du support d’enregistrement n’a pas d’incidence.

55. Cependant, un système où la compensation équitable est financée par une redevance pesant sur les professionnels qui mettent à disposition des utilisateurs privés les produits permettant à ceux-ci de réaliser des copies privées n’est conforme à la directive 2001/29 que si ces personnes ont la possibilité de répercuter la charge de ce financement sur les utilisateurs privés (cf ci-dessus, points 34 et 36), ce qui suppose que les professionnels puissent l’intégrer dans leur prix avant de contracter avec les utilisateurs. Il en résulte que pour être licite, un tel système doit être suffisamment clair pour permettre sans ambigüité aux professionnels de bonne foi de comprendre qu’ils doivent augmenter leurs prix de la redevance due.

56. La question est alors de savoir si l’analyse susceptible de faire droit aux demandes, c’est-à-dire selon laquelle l’état du produit est indifférent, était suffisamment évidente pour que, sous l’empire des décisions 15 et 18, les professionnels important en France des téléphones ou des tablettes multimédias non neufs eussent dû comprendre qu’ils devaient intégrer à leur prix la redevance fixée par ces décisions.

57. À cet égard, force est de constater, en premier lieu, que cette analyse n’était pas évidente pour la société Copie France elle-même, qui a précisément fondé tout son argumentaire sur la différence entre les produits neufs et les produits reconditionnés, pour estimer que les seconds étaient des « nouveaux produits » distincts des premiers. Retenir que les importateurs de téléphones d’occasion eussent dû comprendre dès 2013 (entrée en vigueur de la décision 15) que l’état neuf ou non d’un support n’avait pas d’incidence sur l’exigibilité d’une redevance reviendrait ainsi à exiger d’eux une compréhension des textes que la société perceptrice elle-même n’avait pas atteinte.

58. Elle ne l’était pas davantage pour le législateur et le gouvernement, comme l’ont révélé les débats pour la loi du 15 novembre 2021, lors desquels deux membres du gouvernement différents ont tenu deux positions contraires, le premier que les produits reconditionnés n’avaient jamais fait l’objet d’une redevance, le second que les produits reconditionnés étaient évidemment assujettis, le seul point commun entre leurs deux interventions étant l’absence de distinction envisagée entre les produits déjà présents en France et les produits importés. Il ne peut dès lors être exigé des vendeurs de téléphones d’occasion qu’ils aient été les seuls à avoir compris qu’un produit d’occasion devenait assujetti si et seulement s’il venait d’un autre État.

59. Il en va d’autant plus ainsi que la société Copie France, suivie par la commission de la copie privée puis par le législateur, distingue en outre les produits reconditionnés des produits d’occasion : il est en effet constant que les seconds ne sont en aucun cas assujettis à la redevance, même s’ils sont mis en circulation en France après une première vie à l’étranger, tandis que selon la société Copie France, les produits reconditionnés y sont soumis, alors que la distinction entre ces deux notions n’avait aucune existence juridique avant la décision 22 et ne pouvait donc être anticipée par les acteurs concernés. Elle le pouvait d’autant moins que le motif qui la justifie, tel qu’exposé par la société Copie France, s’avère largement artificiel, à savoir qu’à la différence des produits d’occasion en général, les produits reconditionnés en particulier verraient leurs capacités d’enregistrement, donc de copies, restaurées. Pourtant, d’une part, selon la définition donnée par la demanderesse elle-même, les produits reconditionnés impliquent des vérifications mais pas nécessairement une réparation ; leurs capacités ne sont donc pas toujours améliorées par rapport aux autres produits d’occasion ; d’autre part, les exemples de réparation cités par les parties concernent essentiellement l’écran et la batterie, opérations au demeurant susceptibles d’être réalisées par des particuliers eux-mêmes au cours de leur détention du produit, donc non spécifiques au reconditionnement, et qui n’affectent les capacités d’enregistrement que si l’appareil était en fait hors d’usage. Le motif allégué de la distinction entre les deux notions est ainsi largement imparfait et celle-ci s’avère, en réalité, bâtie a posteriori sur une distinction plus simple mais plus opportuniste, qui est que les produits reconditionnés passent entre les mains de professionnels auprès desquels une perception est plus aisée qu’auprès d’une multitude de particuliers.

60. En deuxième lieu, soumettre les produits importés à redevance indépendamment de leur état, mais du seul fait qu’ils sont importés, est d’autant moins évident a priori que cela pose une question d’égalité de traitement à l’égard de ceux qui, non-neufs, proviennent d’États membres où ils ont déjà fait l’objet d’une redevance pour copie privée ajoutée à leur prix initial. Les soumettre à une nouvelle redevance n’est pas en soi contraire à la directive 2001/29 dès lors que l’usage qui en sera fait pour des copies privée dans un nouvel État y causera un préjudice que celui-ci est tenu d’indemniser. En revanche, dès lors que le droit français, avant la décision 22, ne permettait pas d’assujettir à nouveau les produits d’occasion déjà en circulation en France (cf ci-dessus partie a.), un tel système de redevance fondé sur l’importation revient à appliquer à nouveau un supplément de prix à des produits qui en ont déjà subi un dans un autre État membre de l’Union européenne et qui se trouvent ainsi confrontés à une charge supplémentaire par rapport aux produits français, en apparente contrariété avec le principe de libre circulation des marchandises prévu par les articles 26 et 28 à 37 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Cette difficulté juridique (et conceptuelle au regard de l’incohérence qu’elle provoque dans la justification théorique de la redevance par le traitement différent de produits faisant l’objet d’un usage identique) se double d’une difficulté pratique s’il faut distinguer le régime applicable selon chaque État d’origine du produit et renforce donc encore la difficulté à concevoir en l’absence de disposition explicite un système dans lequel des produits non-neufs, même importés, auraient été assujettis au même titre que les neufs.

61. En troisième lieu, envisager pour les produits d’occasion (fussent-ils « reconditionnés ») une redevance identique à celle prévue pour les produits neufs s’est manifestement heurté à des résistances insurmontables qui justifient à elles seules que les acteurs économiques concernés n’aient pas pu l’anticiper spontanément dans le silence de la loi : en effet, alors que le cas des produits d’occasion n’avait jamais été envisagé dans les délibérations de la commission copie privée, ni dans aucune prise de position publique des acteurs concernés, la première décision à les mentionner (la décision 22) le fait en les soumettant d’emblée à un barème inférieur à celui des produits neufs ; de même, lorsque, pour la première fois, le législateur a envisagé les produits non-neufs, par la loi du 15 novembre 2021, il a imposé qu’ils fassent l’objet d’un traitement différencié. Il n’a ainsi jamais été expressément admis, au terme d’un processus délibératif, que les produits non-neufs puissent être soumis au même barème que les produits neufs. Exiger aujourd’hui des professionnels qu’ils fussent les seuls à l’avoir anticipé est dès lors largement excessif.

62. Enfin, l’approche finalement adoptée par le législateur (cf ci-dessus points 48 à 51) et la commission de la copie privée, comme l’a pertinemment relevé le Conseil d’État, consiste à considérer les supports reconditionnés comme un type de support en soi (CE, 19 décembre 2022, n° 455319, point 5 ; de façon encore plus claire : CE, 9 février 2024, n° 472346, point 23 : « la commission (...) a pu légalement, sans méconnaître le champ de la délégation qui lui a été consentie par le législateur, distinguer au titre des ‘types de support’ ceux qui étaient mis sur le marché à l’état neuf et ceux qui l’étaient à l’état reconditionné »).

63. Or l’article L. 311-5 prévoit que les types de supports soumis à redevance sont déterminés par la commission de la copie privée. L’interprétation ayant finalement permis l’assujettissement des produits reconditionnés, qui en fait des « types de support », implique donc qu’ils aient été visés en tant que tels par une décision, ce qui n’était pas le cas avant la décision 22.

64. En définitive, quoique le régime juridique antérieur puisse sembler prévoir l’assujettissement des supports reconditionnés importés, il ne le fait qu’au prix d’une analyse que personne n’avait tenue, sur la base d’une distinction (origine du produit) qui n’a jamais été évoquée ni étudiée par les acteurs concernés, ni adoptée par une disposition expresse, tout en posant plusieurs questions juridiques ou politiques dont l’issue était difficilement prévisible. Autrement dit, la lecture la plus simple et la plus légitime du texte était qu’il ne visait, implicitement certes, que les produits neufs, tandis qu’une autre lecture, plus large, incluant les supports indépendamment de leur état, n’avait été envisagée par personne (du moins pas de façon suffisamment cohérente et complète pour permettre son application) et ne peut donc pas être appliquée rétroactivement aux professionnels qui n’ont la charge de la compensation équitable qu’à condition de pouvoir la répercuter à leurs clients et sur qui l’État ne peut donc faire peser les conséquences de l’ambigüité du texte.

65. Les décisions 15 et 18 ne permettent donc pas d’exiger une redevance du fait de la vente d’un téléphone ou d’une tablette multimédia « reconditionné », que le produit ait déjà été mis en circulation en France auparavant, ou non.

66. Par conséquent, les demandes relatives à la période correspondant à ces décisions sont rejetées.

3 . Période postérieure à l’entrée en vigueur de la décision 22

a. Situation du vendeur non établi en France

67. La société Sofi groupe estime les décisions 22 et 23 contraires au droit de l’Union en ce que, entre autres, elles permettraient de qualifier d’importateur une société n’ayant pas d’établissement en France. Cette question est donc pertinente pour le présent litige bien que la défenderesse soit établie en France.

68. La Cour de justice de l’Union européenne a dit pour droit que, afin d’assurer l’indemnisation du préjudice résultant de l’exception de copie privée, même lorsque un vendeur professionnel d’équipements, d’appareils ou de supports de reproduction est établi dans un État membre autre que celui dans lequel résident les acheteurs, « il appartient à la juridiction nationale, en cas d’impossibilité d’assurer la perception de la compensation équitable auprès des acheteurs, d’interpréter le droit national afin de permettre la perception de cette compensation auprès d’un débiteur agissant en qualité de commerçant » (CJUE, 16 juin 2011, Stichting de Thuiskopie, C-462/09, dispositif, point 2).

69. La Cour de cassation a ainsi jugé que lorsqu’un utilisateur résidant en France fait l’acquisition, auprès d’un vendeur professionnel établi dans un autre État membre de l’Union européenne, d’un support d’enregistrement permettant la reproduction à titre privé d’une œuvre protégée, et en cas d’impossibilité d’assurer la perception de la rémunération pour copie privée auprès de cet utilisateur, l’article L. 311-4 du code de la propriété intellectuelle doit être interprété en ce sens que cette rémunération est due par le vendeur qui a contribué à l’importation dudit support en le mettant à la disposition de l’utilisateur final » (Cass. 1re Civ., 5 février 2020, pourvoi n° 18-23.752, point 7).

70. Ainsi, à condition qu’il soit impossible d’assurer la perception de la compensation équitable auprès des acheteurs, il faut permettre cette perception auprès du vendeur étranger.

71. Or cette condition est remplie lorsque, comme au cas présent, des supports assujettis sont vendus au détail à des particuliers non identifiés auprès de qui le cout de la perception serait disproportionné au regard du montant modique de la redevance (ainsi, dans l’espèce ayant donnée à l’arrêt précité : Cass. 1re Civ., 5 février 2020, pourvoi n° 18-23.752, point 8).

72. Il en résulte que l’assujettissement des vendeurs non établis en France mais qui y vendent des supports soumis à redevance est licite et était aisément prévisible, pour ressortir clairement de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.

b. Absence de question sérieuse relevant de l’ordre administratif ou de question utile de droit de l’Union européenne sur la validité des décisions 22 et 23

73. En vertu de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, une juridiction nationale devant laquelle est soulevée une question portant sur l’interprétation des traités ou sur la validité ou l’interprétation des actes de l’Union peut, si une décision sur ce point est nécessaire pour rendre son jugement, demander à la Cour de justice de statuer à titre préjudiciel sur cette question.

74. Par ailleurs, en droit interne, l’article 49 du code de procédure civile prévoit que lorsque la solution d’un litige dépend d’une question soulevant une difficulté sérieuse et relevant de la compétence de la juridiction administrative, la juridiction judiciaire initialement saisie la transmet à la juridiction administrative compétente. La légalité d’un acte règlementaire, tel qu’une décision de la commission de la copie privée, relève de la juridiction administrative.

75. La décision 22 de la commission de la copie privée, adoptée le 1er juin 2021, prévoit expressément, pour la première fois, l’assujettissement des supports reconditionnés.

76. Elle le fait dans un cadre normatif qui n’autorise pas un tel assujettissement pour les supports déjà en circulation en France (faute de fabrication ou d’importation et faute de mise en circulation), sauf à considérer qu’ils constituent une catégorie de produit en eux-mêmes, distincts des supports neufs, ce qui relève d’une interprétation à tout le moins peu évidente (cf ci-dessus points 39 à 51 et en particulier 51).

77. C’est toutefois cette interprétation qui ressort, implicitement mais nécessairement, de l’article L. 311-4 dans sa version modifiée par la loi du 15 novembre 2021 (ci-dessus, points 48 à 51). C’est également celle qu’a adoptée le Conseil d’État dans son arrêt du 19 décembre 2022 pour considérer que la décision 22 était légale à cet égard, la commission de la copie privée ayant, selon lui, « pu légalement regarder leur mise sur le marché comme la mise en circulation d’un nouveau produit » (CE, 19 décembre 2022, n° 455319, point 5 ; voir également ci-dessus point 62).

78. La décision 22, au bénéfice de cette interprétation spéciale que le législateur a lui-même adoptée, permet dès lors l’assujettissement de tous les supports reconditionnés.

79. La décision 23, adoptée le 12 janvier 2023, réinstaure à compter du 1er février 2023 les mêmes barèmes que la décision 22.

80. À l’égard de la directive 2001/29, les décisions 22 et 23, en prévoyant une redevance lors de certaines reventes, augmentent certes le montant perçu sur un même produit afin de financer la compensation équitable ; cette augmentation se justifie néanmoins dans son principe dès lors que l’essor de l’occasion par le marché du « reconditionné » a pu permettre une prolongation de la durée de vie utile des téléphones ou tablettes multimédias, une partie au moins des produits concernés ayant pu être transmis à un nouvel utilisateur au lieu d’être simplement jetés ou laissés de côté lors de leur remplacement par un modèle plus récent. Dans la mesure où, bien que sans l’avoir conçu ainsi, la commission de la copie privée a tenu compte de ce que cette prolongation de la durée de vie ou d’usage n’est pas systématique en adoptant pour les produits reconditionnés un barème sensiblement inférieur à celui des produits neufs, la décision 22 conserve le lien entre l’exercice concret du droit de copie et la charge de la compensation équitable d’une façon qui respecte le juste équilibre entre les droits des utilisateurs et des auteurs, artistes interprètes et producteurs, au regard de la large marge d’appréciation dont disposent les États membres dans ce domaine.

81. Il est par ailleurs indifférent, dans un système tel que celui issu de la décision 22 où tous les produits reconditionnés vendus à des utilisateurs situés en France sont assujettis sans discrimination, qu’un produit ait été déjà soumis à une redevance dans un autre État membre, comme l’a déjà jugé la Cour de justice, rappelant que le préjudice tiré de la copie privée étant né sur le territoire de l’État membre dans lequel résident les utilisateurs finaux, c’est à cet État d’assurer une perception effective de la compensation équitable, et donc dans cet État qu’elle doit être payée, même si une redevance a déjà été payée dans un autre État membre (CJUE, 11 juillet 2013, Amazon, C-521/11).

82. Enfin, si l’étude d’usages de 2017 fondant les montants de redevance fixés par la décision 22 et la décision 23 est particulièrement ancienne, ce qui pose une question sérieuse, le Conseil d’État y a toutefois répondu, d’abord de façon catégorique en estimant, malgré l’évolution notoire des usages, par le recours accru aux flux audios et vidéos notamment, qu’il n’était pas établi « qu’entre la fin de l’année 2017 et le mois de juin 2021, les usages de téléphones et de tablettes en matière de copie privée auraient évolué dans des conditions telles que la commission aurait été tenue, préalablement à la fixation des barèmes des produits reconditionnés par application d’un abattement à ceux des produits neufs correspondants, de réexaminer les tarifs applicables aux produits neufs sur la base d’une enquête actualisée » (arrêt du 19 décembre 2022, précité, point 7), ensuite en estimant que l’ancienneté de l’étude fondant la décision 23 se justifiait par les circonstances découlant de l’annulation de la décision 22, imposant un nouvel assujettissement rapide des produits reconditionnés pour assurer la compensation équitable, et par le fait que la commission avait, depuis, lancé de nouvelles études pour actualiser ces montants (CE, 9 février 2024, n° 472346, point 28).

83. La juridiction administrative n’est dès lors pas susceptible de modifier sa réponse à cette question.

84. La validité des décisions 22 et 23 ne pose donc plus de question sérieuse justifiant d’interroger (à nouveau) la juridiction administrative, ni au regard du droit interne, ni au regard du droit de l’Union européenne.

85. La société Copie France est dès lors fondée à réclamer les redevances dues en application de la décision 23. S’agissant de la décision 22, il faut encore déterminer si la défenderesse peut se prévaloir de sa nullité bien que celle-ci ne soit pas rétroactive.

c. Effet de la nullité non-rétroactive de la décision 22

86. L’arrêt du 19 décembre 2022, qui annule la décision 22, précise que cette annulation « prendra effet le 1er février 2023 et [que] les effets de cette décision antérieurs à son annulation sont regardés comme définitifs, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de [l’arrêt] contre des actes pris sur son fondement. »

87. La société Copie France réclame des redevances en vertu de la décision 22 pour la période antérieure au 1er février 2023, soit avant que la nullité de cette décision prenne effet. Elle est donc fondée à en réclamer l’application.

88. Lorsque l’application d’un acte annulé non rétroactivement est contestée devant la juridiction judiciaire, il est acquis, s’agissant en particulier, en droit social, des arrêtés d’extension des accords collectifs ultérieurement annulés, que la réserve des actions contentieuses engagées contre les mesures prises sur leur fondement vise les seules procédures juridictionnelles par lesquelles le justiciable, que ce soit en demande ou par voie de défense au fond, a invoqué, antérieurement à la décision prononçant l’annulation de l’acte en cause, le grief d’invalidité sur le fondement duquel l’annulation a été prononcée (Cass., Soc., 29 septembre 2021, pourvoi n° 20-16.525).

89. Ce principe est également pertinent pour les mesures prises sur le fondement d’un acte règlementaire tel qu’une décision de la commission de la copie privée qui soumet une personne à une charge qu’elle refuse de payer. Il peut être précisé au principe dégagé ci-dessus que lorsque le justiciable soulève un moyen qui n’a pas été examiné par la juridiction administrative mais qui aurait également fondé la nullité de l’acte s’il lui avait été soumis, sa contestation est également visée par la réserve des actions contentieuses engagées.

90. Or, au cas présent, si la défenderesse a résisté de manière générale aux demandes formées contre elle, donc contre celles fondées sur la décision 22, elle n’a pas soulevé devant la présente juridiction le moyen tiré de la composition de la commission de la copie privée, seul à avoir fondé la nullité prononcée par le Conseil d’État, ni aucun autre moyen susceptible d’être accueilli par celui-ci. Sa contestation n’est donc pas une action contentieuse engagée contre une mesure prise sur le fondement de la décision 22 annulée.

91. La société Copie France est donc fondée à demander l’application de cette décision contre la défenderesse.

d. Ventes en France de produits « reconditionnés »

92. La décision 22 définit elle-même l’appareil reconditionné comme « un appareil d’occasion au sens de l’article L. 321-1 du code de commerce qui fait l’objet d’une mise en circulation après avoir subi des tests portant sur ses fonctionnalités afin d’établir qu’il répond aux obligations légales de sécurité et à l’usage auquel le consommateur peut légitimement s’attendre, ainsi que, s’il y a lieu, une ou plusieurs interventions afin de lui restituer ses fonctionnalités, telles que notamment ses capacités d’enregistrement. »

93. La décision 23 renvoie au 6e alinéa de l’article L. 311-4 du code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction issue de la loi du 15 novembre 2021, qui contient une définition en substance identique.

94. Il est constant que la société Sofi groupe vend des téléphones reconditionnés à des consommateurs résidant en France.

95. Par conséquent, la société Sofi groupe est tenue à la redevance pour toutes ses ventes vers la France de téléphones reconditionnés depuis le 1er juillet 2021.

4 . Mesures appropriées

96. L’article 7 de la décision 15, toujours en vigueur, impose aux fabricants et importateurs de produits assujettis d’établir et transmettre aux organismes de perception (c’est-à-dire la société Copie France) des relevés de sortie de stock, chaque mois.

97. L’obligation de paiement résulte encore de cet article ainsi que, directement, de l’article L. 311-4 du code de la propriété intellectuelle.

a. Prescription

98. En application de l’article 2224 du code civil, les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer.

99. Les seuls faits pour lesquels une perception est justifiée sont postérieurs au 1er juillet 2021, moins de cinq ans avant l’assignation. Aucune prescription n’est donc acquise.

b. Communication d’information

100. La société Sofi groupe doit être condamnée à remettre à la société Copie France les relevés de sortie de stock qu’elle aurait dû établir en application de l’article 7 de la décision 15, précité. Toutefois, la résistance de la défenderesse s’expliquant largement par le contentieux né antérieurement, à propos des décisions 15 et 18 pour lesquelles elle s’est vu réclamer des sommes qu’elle ne devait pas, elle ne justifie pas une astreinte à ce stade.

c. Provision

101. Afin d’encourager le règlement amiable du litige dans son ensemble, il convient de laisser à la débitrice la possibilité d’exécuter son obligation d’information afin d’établir complètement les sommes qu’elle doit sans la condamner dès à présent à payer une provision, évaluée en l’état sur des bases contestables.

II . Abus de procédure

102. En application de l’article 32-1 du code de procédure civile, celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile d’un maximum de 10 000 euros, sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés.

103. Le droit d’agir en justice dégénère en abus lorsqu’il est exercé en connaissance de l’absence totale de mérite de l’action engagée, ou par une légèreté inexcusable, obligeant l’autre partie à se défendre contre une action ou un moyen que rien ne justifie sinon la volonté d’obtenir ce que l’on sait indu, une intention de nuire, ou l’indifférence aux conséquences de sa légèreté.

104. Au cas présent, la société Copie France a unilatéralement décidé d’interpréter le silence de l’article L. 311-4 et des décisions 15 et 18 comme permettant d’exiger rétroactivement pour des supports déjà en circulation en France une redevance sans aucun support légal ou règlementaire, en procédant essentiellement à une dénaturation des termes clairs de la loi, sans s’embarrasser des conséquences de l’interprétation que sa position impliquait. Ce comportement caractérise une légèreté fautive constituant un abus.

105. Sa gravité et son caractère systématique contre un grand nombre d’opérateurs justifient une amende civile d’un montant qui doit également tenir compte de l’enjeu du litige et des capacités financières de la partie condamnée mais qui peut toutefois être ici limité à 6 000 euros, s’agissant du premier jugement prononcé sur ses demandes.

III . Dispositions finales

106. Aux termes de l’article 696 du code de procédure civile, la partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n’en mette la totalité ou une fraction à la charge d’une autre partie. L’article 700 du même code permet au juge de condamner en outre la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer à l’autre, pour les frais exposés mais non compris dans les dépens, une somme qu’il détermine, en tenant compte de l’équité et de la situation économique de cette partie.

107. La société Copie France perd sur l’intégralité de ses demandes initiales, ne voyant ses prétentions accueillies que pour des demandes additionnelles qui auraient pu être formées par voie amiable si elle n’avait pas déjà initié à tort le présent procès. Elle doit donc être tenue aux dépens et indemniser la défenderesse de ses frais, en partie seulement pour tenir compte de ce que celle-ci a à son tour, à tort, contesté ce qu’elle devait pour la période postérieure à la décision 22, mais aussi de ce que l’essentiel de la complexité du débat était relative à la période antérieure, soit à une somme de 45 000 euros.

108. L’exécution provisoire est de droit et rien ne justifie ici de l’écarter.

PAR CES MOTIFS

Le tribunal :

Rejette les demandes de la société Copie France pour la période antérieure au 1er juillet 2021 ;

Ordonne à la société Sofi groupe de remettre à la société Copie France les déclarations de sorties de stock mensuelles de téléphones mobiles multimédias reconditionnés qu’elle a vendus à des personnes situées en France, entre le 1er juillet 2021 et le 31 aout 2023, et ce dans un délai de 60 jours suivant la signification du jugement ;

Rejette la demande de provision formée par la société Copie France ;

Condamne la société Copie France aux dépens (qui pourront être recouvrés par l’avocat de la société Sofi groupe pour ceux dont il aurait fait l’avance sans en recevoir provision) ainsi qu’à payer 45 000 euros à la société Sofi groupe au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;

Condamne la société Copie France à une amende civile de 6 000 euros pour procédure abusive.

Fait et jugé à Paris le 26 Avril 2024

Le GreffierLa Présidente
Quentin CURABET Irène BENAC


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : 3ème chambre 2ème section
Numéro d'arrêt : 21/15706
Date de la décision : 26/04/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 04/05/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-04-26;21.15706 ?
Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award