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22/03/2024 | FRANCE | N°21/08049

France | France, Tribunal judiciaire de Paris, 3ème chambre 2ème section, 22 mars 2024, 21/08049


TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS



3ème chambre
2ème section


N° RG 21/08049 -
N° Portalis 352J-W-B7F-CUTX2

N° MINUTE :


Assignation du :
30 avril 2021










JUGEMENT
rendu le 22 mars 2024
DEMANDERESSE

S.A.R.L. VEJA FAIR TRADE
[Adresse 2]
[Localité 3]

représentée par Me Margaux NEGRE-CARILLON de
VALMY AVOCATS AARPI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C0386


DÉFENDERESSE

Société CALZADOS NUEVO MILENIO SL
[Adresse 4]
[Adresse 1]


représentée par Me Myriam MOATTY de l’ASSOCIATION COUSIN ET ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0159





Copies délivrées le :
- Maître NEGRE-CARILLON #C386 (ccc)
- Maître MOATTY...

TRIBUNAL
JUDICIAIRE
DE PARIS

3ème chambre
2ème section


N° RG 21/08049 -
N° Portalis 352J-W-B7F-CUTX2

N° MINUTE :

Assignation du :
30 avril 2021

JUGEMENT
rendu le 22 mars 2024
DEMANDERESSE

S.A.R.L. VEJA FAIR TRADE
[Adresse 2]
[Localité 3]

représentée par Me Margaux NEGRE-CARILLON de
VALMY AVOCATS AARPI, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #C0386

DÉFENDERESSE

Société CALZADOS NUEVO MILENIO SL
[Adresse 4]
[Adresse 1]

représentée par Me Myriam MOATTY de l’ASSOCIATION COUSIN ET ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS, vestiaire #R0159

Copies délivrées le :
- Maître NEGRE-CARILLON #C386 (ccc)
- Maître MOATTY #R159 (executoire)

Décision du 22 mars 2024
3ème chambre 2ème section
N° RG 21/08049 - N° Portalis 352J-W-B7F-CUTX2

COMPOSITION DU TRIBUNAL

Madame Irène BENAC, Vice-Présidente
Madame Véra ZEDERMAN, Vice-présidente
Monsieur Arthur COURILLON-HAVY, Juge

assistée de Lorine MILLE, Greffier lors des débats, et de Monsieur Quentin CURABET, greffier lors de la mise à disposition

DEBATS

A l’audience du 19 Janvier 2024 tenue en audience publique avis a été donné aux parties que le jugement serait rendu par mise à disposition au greffe le 22 Mars 2024

JUGEMENT

Prononcée publiquement par mise à disposition au greffe
Contradictoire
En premier ressort

EXPOSE DU LITIGE

La SARL Veja fair trade (ci-après Veja) commercialise depuis sa création en 2005 des chaussures de sport et loisirs (baskets ou sneakers) sous sa marque, parmi lesquels deux modèles baptisés respectivement V-10 et Esplar.
Elle reproche à la société de droit espagnol Calzados nuevo milenio (ci-après CNM), qui commercialise des chaussures sous sa marque Victoria, des faits de contrefaçon de droit d’auteur pour avoir offert à la vente et commercialisé à partir de 2020 des chaussures Siempre reproduisant les caractéristiques originales de sa basket V-10 et des faits de concurrence déloyale pour vendre ce même modèle ainsi qu’un modèle Berlin copiant selon elle son modèle Esplar.

Par courrier du 24 juillet 2020, le conseil de la société Veja a reproché à la société CNM de commercialiser en France 12 modèles de baskets de marque Victoria des collections 125 Tenis, 126 Berlin et 129 Siempre en ce qu’ils imiteraient 12 de ses propres modèles des gammes Esplar, V-10, 3-Lock et Campo, avec la même déclinaison de couleurs, ce qui constituerait des actes de concurrence déloyale et de parasitisme.
Autorisée par ordonnances du président du tribunal judiciaire de Paris du 26 mars 2021, la société Veja a fait diligenter des opérations de saisie-contrefaçon chez cinq revendeurs français de chaussures Victoria.
Par acte du 29 avril 2021, la société Veja a fait assigner la société CNM au fond devant le tribunal judiciaire de Paris à titre principal en contrefaçon de droit d’auteur sur un modèle de basket V-10 et, à titre subsidiaire, en concurrence déloyale et parasitaire s’agissant de ce modèle et également du modèle Esplar.
Par acte du 30 avril 2021, la société Veja a assigné la société CNM et en référé pour obtenir diverses mesures sur le fondement de la contrefaçon de droits d’auteur et de la concurrence déloyale et parasitaire. Par ordonnance devenue définitive du 17 janvier 2022, le juge des référés a débouté la société Veja de toutes ses demandes.

Dans ses dernières conclusions signifiées le 7 mars 2023, la société Veja demande au tribunal :- débouter la société CNM de l’ensemble de ses demandes,
- rejeter les pièces adverses n°1, 7, 10, 11, 12, 13, 18 et 19 produites en espagnol et non traduites, A titre principal, sur le fondement du droit d’auteur :
- condamner la société CNM à lui payer la somme de 100.000 euros en réparation de l’atteinte portée à la valeur patrimoniale de ses droits d’auteur sur la basket V-10, celle de 80.000 euros en réparation de son préjudice moral et une provision de 452.170,20 euros à valoir sur la réparation de son préjudice commercial,
- interdire à la société CNM de fabriquer, importer, commercialiser ou exporter en France les baskets Siempre sous astreinte, ordonner le rappel des circuits commerciaux et la destruction de la totalité du stock de celles-ci,
- ordonner la production de tous documents ou informations, notamment d’ordre comptable, permettant de déterminer l’origine et les réseaux de distribution de ces baskets depuis les 5 dernières années ;
Subsidiairement sur le fondement de la concurrence déloyale,
- prononcer des mesures d’interdiction et de rappel de ces baskets Siempre,
- condamner la société CNM à lui payer une provision de 500.000 euros à valoir sur la réparation de son préjudice ;
A titre principal sur le fondement de la concurrence déloyale,
- interdire à la société CNM de fabriquer, importer, commercialiser ou exporter en France les baskets Berlin sous astreinte, ordonner le rappel des circuits commerciaux et la destruction de la totalité du stock de celles-ci,
- condamner la société CNM à lui payer une provision de 500.000 euros à valoir sur la réparation de son préjudice ;
En tout état de cause,
- ordonner la publication par extraits du jugement à titre de dommages-intérêts complémentaires, notamment sur la page d’accueil du site Internet www.chaussuresVictoria.fr$gt;, sous astreinte,
- ordonner l’exécution provisoire,
- condamner la société CNM aux dépens et à lui payer la somme de 50.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Dans ses dernières conclusions signifiées le 6 avril 2023, la société CNM demande au tribunal de :- écarter des débats les pièces adverses communiquées en langue étrangère sans traduction sous les numéros 2 et 63,
- débouter la société Veja de l’ensemble de ses demandes,
- faire interdiction à la société Veja d’adresser aux distributeurs et revendeurs de ses produits des messages, sous quelque forme que ce soit, les informant de l’existence de la procédure en cours ou les alertant sur le prétendu caractère contrefaisant des produits de la gamme Victoria/Siempre sous astreinte,
- faire injonction à la société Veja de verser au débat, sous astreinte, l’ensemble des courriers et autres démarches qu’elle a adressés ou fait adresser à ses distributeurs et revendeurs,
- condamner la société Veja à lui payer la somme de 50.000 euros à titre de dommages-intérêts pour concurrence déloyale par dénigrement,
- la condamner aux dépens (dont distraction au profit de Me Myriam Moatty) et à lui payer la somme de 50.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

L’ordonnance de clôture a été rendue le 13 avril 2023.

MOTIVATION

I . Sur les demandes fondées sur la contrefaçon de droits d’auteur

La société Veja soutient que l’originalité de la basket V-10, créée le 19 mars 2015 pour les 10 ans de la marque, résulte de la combinaison de plusieurs éléments, qu’elle détaille, qui relèvent d’un parti pris esthétique et comportent l’empreinte “de la personnalité singulière de la société Veja”, lui conférant un caractère original au sens du droit d’auteur. Elle fait valoir que l’originalité doit être appréciée de manière globale sur la physionomie d’ensemble et non au regard de chaque élément pris individuellement et qu’elle a donné une dimension originale à la basket V-10 avec “aspect esthétique moins massif, plus effilé et plus moderne et par une signature identitaire propre à Veja”, reformulé ainsi : “des lignes plus dynamiques, rectilignes et incisives et la présence marquante du V de Veja”.
Elle conteste les antériorités produites par la société CNM qui, selon elle, comportent de nombreuses différences d’aspect avec son modèle.

La société CNM conteste l’originalité de la basket V-10 aux motifs que les caractéristiques revendiquées au titre de l’originalité correspondent à des choix purement commerciaux et non créatifs opérés par un auteur dont ils exprimeraient la personnalité et qu’elles se retrouvent d’ailleurs toutes dans la même combinaison sur le modèle de basket le plus connu des années 80, à savoir la basket Air force 1 de marque Nike créée en 1982. Elle ajoute que le V décoratif est insuffisant à lui seul pour conférer à l’ensemble une originalité, d’autant moins qu’il était déjà largement répandu avant 2015, notamment dans les collections de baskets Victoria et Victory de la société Deichmann.

Sur ce,

En application de l’article L. 111-1 du code de la propriété intellectuelle, “L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous”, comportant des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial, sous réserve que l’œuvre soit originale, c’est-à-dire porte l’empreinte de la personnalité de son auteur. L’originalité de l’œuvre doit être explicitée par celui qui s’en prétend auteur. Elle peut résulter du choix des couleurs, des dessins, des formes, des matières ou des ornements, mais également de la combinaison originale d’éléments connus.
La reconnaissance de la protection par le droit d’auteur ne repose donc pas sur un examen de l’œuvre invoquée par référence aux antériorités produites, mais celles-ci peuvent contribuer à l’appréciation de la recherche créative.

La notion d’œuvre au sens du droit d’auteur est une notion autonome du droit de l’Union et, s’agissant des créations de vêtement, la Cour de justice de l’Union européenne a récemment rappelé que “la protection des dessins et modèles vise à protéger des objets qui, tout en étant nouveaux et individualisés, présentent un caractère utilitaire et ont vocation à être produits massivement. En outre, cette protection est destinée à s’appliquer pendant une durée limitée mais suffisante pour permettre de rentabiliser les investissements nécessaires à la création et à la production de ces objets, sans pour autant entraver excessivement la concurrence. Pour sa part, la protection associée au droit d’auteur, dont la durée est très significativement supérieure, est réservée aux objets méritant d’être qualifiés d’œuvres” (CJUE, 12 septembre 2019, C-683/17, Cofemel).
La basket basse à lacet est une chaussure très courante, ce qui n’interdit pas qu’elle soit le support d’une œuvre originale.
La société Veja revendique ici, à titre de caractéristiques ouvrant droit à la protection par le droit d’auteur, la combinaison de :“Une basket plate au style urbain vintage /“rétro” et à la silhouette massive
Sur le dessus de la chaussure :
- des empiècements de renfort avant avec des lignes courbes sportives des années 1980 et de renfort arrière avec des lignes plus dynamiques et rectilignes plus contemporaines, les empiècements étant cousus grâce à une surpiqûre,
- des perforations alignées sur le dessus-avant du pied qui forment un demi-ovale, rappelant le côté vintage /“rétro”, délimitées par la double surpiqûre de l’empiècement de renfort avant,
- une languette lisse,
- une pièce en forme de V en relief - le V étant asymétrique, gras et large, situé au milieu de la face latérale de la chaussure et encadré de chaque côté par une ligne de surpiqure en courbe, tronqué à la base et incliné vers l’avant de la chaussure, quasi-systématiquement de couleur contrastée - est apposée et cousue au centre des parties latérales,
- un renfort arrière en mousse est mis en exergue et délimité par des coutures au niveau de la partie supérieure du talon,
Sur la semelle :
- une épaisse semelle qui ancre la chaussure dans un style urbain,
- une semelle de couleur beige / de couleur “pierre”, pour rappeler l’effet vintage/“rétro”, plus haute à l’arrière qu’à l’avant et cousue à la chaussure par une première ligne de surpiqûres apparente,
- la semelle est gravée d’un grain léger et organique sur les faces latérales de la semelle, avec un autre grain plus marqué sur l’avant et l’arrière de la semelle,
- la semelle comporte deux lignes géométriques courbes gravées à l’arrière de la chaussure et sur une partie des faces latérales, une troisième ligne, plus fine, fait le tour de la chaussure, et délimite le grain plus léger du grain plus marqué,
- la semelle comporte des encoches apparentes espacées de 1cm sur les parties latérales et inférieures.”

Ces caractéristiques constituent en fait une description détaillée du modèle V-10 et s’y retrouvent donc toutes. Elles sont courantes et, pour la plupart d’entre elles (empiècements de renfort de forme courbe, renfort arrière contrastant, empiècements cousus grâce à une surpiqûre, perforations alignées à l’avant du pied en forme de demi-ovale, languette lisse, semelle granuleuse épaisse et claire) présentes dans de très nombreux modèles, notamment des années 1980, qui constituent d’ailleurs l’inspiration revendiquée de la chaussure V-10 qui en reproduit l’aspect général. La seule actualisation des lignes (plus dynamiques, rectilignes et contemporaines selon la demanderesse), outre qu’elle est plus conceptuelle que concrète, ne saurait constituer un apport créatif conférant au modèle l’originalité indispensable à sa protection par le droit d’auteur.

S’agissant la “pièce en forme de V en relief - le V étant asymétrique, gras et large, situé au milieu de la face latérale de la chaussure et encadré de chaque côté par une ligne de surpiqûre en courbe, tronqué à la base et incliné vers l’avant de la chaussure, quasi-systématiquement de couleur contrastée”, il s’agit en réalité du logo de la marque apposé, comme habituellement sur ce type de produit, au milieu des faces latérales de la chaussure de façon à être très apparent.Il est démontré en défense que les sociétés Deichmann ou Vudushoes usaient d’un signe similaire sur la face externe de leurs modèles avant 2015, ce qui corrobore qu’il s’agit d’un élément décoratif dont l’originalité n’est pas démontrée.
En toute hypothèse, l’originalité du logo de la marque sur la chaussure ne saurait, à elle seule, conférer au modèle son originalité, la reproduction de ce signe relevant le cas échéant de la contrefaçon de marque, non allégué au cas présent.

Toutes les caractéristiques revendiquées au titre de l’originalité appartiennent donc au fond commun de la fabrication de baskets basses à lacets et leur combinaison ne présente aucune apparence singulière qui viendrait révéler l’empreinte de la personnalité d’un styliste, qui n’est d’ailleurs pas identifié.
Le modèle V-10 ne constitue donc pas une œuvre originale protégée par le droit d’auteur et il y a lieu en conséquence de rejeter l’ensemble des demandes de la société Veja sur ce fondement.
II. Sur la concurrence déloyale et parasitaire

Sont sanctionnés au titre de la concurrence déloyale, sur le fondement de l’article 1240 du code civil, les comportements distincts de ceux invoqués au titre de la contrefaçon, fautifs car contraires aux usages dans la vie des affaires, tels que ceux visant à créer un risque de confusion dans l’esprit de la clientèle sur l’origine du produit, ou ceux, parasitaires, qui tirent profit sans bourse délier d’une valeur économique d’autrui procurant à leur auteur, un avantage concurrentiel injustifié, fruit d’un savoir-faire, d’un travail intellectuel et d’investissements.
La concurrence déloyale doit être appréciée au regard du principe de la liberté du commerce ce qui implique qu’un signe ou un produit qui ne fait pas l’objet de droits de propriété intellectuelle puisse être librement reproduit, sous certaines conditions tenant à l’absence de faute par la création d’un risque de confusion dans l’esprit de la clientèle sur l’origine du produit, circonstance attentatoire à l’exercice paisible et loyal du commerce.
L’appréciation d’un risque de confusion doit résulter d’une approche concrète et circonstanciée des faits de la cause prenant en compte notamment le caractère plus ou moins servile, systématique ou répétitif de la reproduction ou de l’imitation, l’ancienneté d’usage, l’originalité et la notoriété de l’objet copié.
1 . Sur la demande subsidiaire de concurrence déloyale et parasitaire s’agissant de la chaussure V-10

La société Veja fait valoir que le modèle V-10, qu’elle commercialise depuis 2015 dans divers coloris et qui est devenu un best seller, constitue une valeur économique individualisée et procurant un avantage concurrentiel, fruit d’un savoir-faire, d’un travail intellectuel et créatif et d’investissements de sa part, et que les ressemblances très étroites du modèle concurrent Siempre, qui ne sont requises par aucun impératif technique, sont destinées à créer un risque de confusion dans l’esprit du consommateur entre les deux produits.
Selon elle, la société CNM opère, depuis plusieurs années, un triple rapprochement en copiant ses modèles, en utilisant un V de plus en plus ressemblant à celui dont elle revêt tous ses modèles depuis 2005 et en déclinant les mêmes couleurs, ce qui traduit une volonté de sa part de tirer profit, sans bourse délier, de son savoir-faire, de ses investissements et de sa notoriété, des efforts qu’elle consacre à sa réputation respectueuse de l’environnement et de la main d’œuvre dans la conception de ses baskets et du succès et de l’aura de ses produits.Au surplus, la société CNM a eu un comportement parasitaire en vendant le modèle Siempre, reproduction quasi-servile de sa basket V-10 à un prix inférieur à un public identique.

En réponse, la société CNM fait valoir que les modèles V-10 et Siempre s’inscrivent dans un courant de mode de baskets blanches avec empiècements latéral en blanc ou en couleur, comme en témoigne la présence de très nombreux autres produits similaires sur le marché, et que le V majuscule est un motif présent sur de nombreuses faces extérieures de chaussures (des marques Tretorn, Vans, Victory, Vision street wear, Pony).
Elle ajoute que le modèle Siempre diffère suffisamment du modèle V-10 pour qu’aucun risque de confusion n’existe, le nom des marques apparaissant au surplus très clairement à plusieurs endroits sur les chaussures. Elle précise que le mode de distribution et le discours marketing sont bien différents pour les deux produits. Enfin, elle soutient que les comptes d’utilisateurs Instagram évoquant des confusions de produits sont particulièrement sujets à caution.

S’agissant du parasitisme, elle oppose que la société Veja ne prouve ni les investissements spécifiques qu’elle aurait consacrés à ses modèles, ni sa volonté de se placer dans son sillage pour en profiter ; au contraire, elle-même justifie d’un budget de création et de communication pour la France de l’ordre de 250.000 à 300.000 euros par an, soit dix fois supérieur à celui de la société Veja.
Sur ce,

S’agissant de baskets basses à lacet, il n’est pas discuté que l’aspect général des modèles est largement dicté par les tendances du moment et par leur fonction, de sorte que leurs ressemblances s’apprécient dans les choix des éléments décoratifs que sont notamment la forme des découpes, empiècements, piqûres ainsi que les matières et coloris.
Ainsi que l’indique la société Veja elle-même dans ses conclusions, le modèle V-10 reprend “les lignes courbes sportives des années 1980” et un effet qu’elle qualifie de “vintage /rétro” et il a été constaté, d’une part, qu’elle n’a pas renouvelé le genre et, d’autre part, que cette tendance concernait également d’autres concurrents.
La comparaison des modèles V-10 et Siempre montre en outre que tous les détails décoratifs sont traités différemment sur l’un et l’autre ; en particulier, les lacets passent par un nombre différent d’oeillets, le dessin ondulé de la patte d’oeillets du modèle V-10 est rectiligne dans le modèle Siempre, l’empiècement de couleur contrastante sur le renfort arrière présente une forme très différente dans les deux modèles, l’aspect de l’avant de chacune des chaussures est différent quand bien même son décor est constitué de points, l’épaisseur et la forme de la semelle (sans compter son dessin inférieur) diffèrent. Quant au motif de V, il n’est présent que sur la face extérieure du modèle Siempre et sur les deux côtés du modèle V-10, et il présente une forme différente (asymétrique, tronqué et dessiné par une ligne droite chez l’un, symétrique, complet et bordé d’un zig-zag chez l’autre).
Dès lors, le grief de reproduction servile du modèle V-10 n’est pas établi en fait.
S’agissant du risque de confusion, comme l’affirme elle-même la société Veja dans ses conclusions (page 87), “la présence du logo revêt une importance primordiale pour le consommateur en matière de baskets”. Or, le mot Veja est écrit en grandes lettres blanches sur fond contrastant à l’arrière de la chaussure V-10, elle est reproduite sur la languette supérieure et son logo caractéristique (un V asymétrique dont la pointe est tronquée) figure de chaque côté de la chaussure d’une couleur contrastante.
Sur le modèle Siempre la marque verbale Victoria figure en lettres noires sur fond blanc et la marque figurative est reproduite sur la languette, mais également sur et sous la semelle.

Enfin, le modèle Siempre a été commercialisé cinq ans après le modèle V-10 et alors que de nombreux autres modèles du même type étaient en vente.
Tous ces éléments convergent vers l’absence de risque de confusion pour la clientèle entre le modèle V-10 et le modèle Siempre, de sorte que le grief de concurrence déloyale par la création délibérée d’un risque de confusion n’est pas fondé.
Il y a donc lieu de débouter la société Veja de ses demandes sur ce fondement subsidiaire.
S’agissant du parasitisme, la société Veja ne démontre pas les valeurs économiques, produit d’un savoir-faire, d’un travail intellectuel ou d’investissements, qui lui auraient été fautivement empruntées par la société CNM, se bornant à rappeler son indéniable succès commercial des dix dernières années notamment pour les deux modèles qu’elle estime imités.
Or, la société CNM démontre être implantée avec succès sur ce même marché depuis plusieurs décennies et exposer de façon suivie des dépenses de promotion et publicité.
Ce grief n’est donc pas plus fondé.
2 . Sur la demande principale de concurrence déloyale et parasitaire s’agissant de la chaussure Berlin

La société Veja fait les mêmes griefs à la société CNM du fait des ressemblances entre son modèle de basket Esplar, selon elle également best seller, et le modèle Berlin de la société CNM, laquelle reproduirait de manière systématique sans autorisation ses créations depuis plusieurs années, opérant un triple rapprochement à travers les mêmes modèles, l’utilisation d’unV de plus en plus ressemblant à celui dont elle revêt tous ses modèles depuis 2005, et la déclinaison des mêmes couleurs afin de créer un risque de confusion dans l’esprit du consommateur entre les produits en cause. Elle fait valoir que ce suivisme systématique opéré par la société CNM à son encontre l’est également à l’égard de nombreux autres concurrents du secteur de la basket.
En réponse, la société CNM souligne la banalité du modèle Esplar qui est une tennis blanche à lacets et surpiqûres. Elle conteste tout risque de confusion à l’examen des détails de chacun des modèles et fait valoir que les coloris cités par la demanderesse ne sont pas les seuls dans lesquels le produit est décliné et qu’il s’agit d’une déclinaison de coloris non distinctive.Elle ajoute que le grief général de suivisme est mensonger, certains de ses modèles étant antérieurs à ceux de la société Veja qui s’est au contraire inspirée des siens parus dans ses catalogues des étés 2010 et 2012 et hiver 2011) notamment son modèle Inglesia avec le modèle Derby) mais aussi de certains modèles Adidas ou Converse.

Sur ce,

S’agissant du même type de produit destiné au grand public, les considérations des points 28 et 32 supra s’appliquent.
La basket Esplar est une chaussure basse à lacet reproduite au point 2 supra dans le coloris blanc/rouge mais qui existe également en blanc/bleu/rouge, blanc/ocre, blanc/bleu, blanc/vert, blanc/noir, blanc/orange et blanc/vieux rose.
La comparaison des modèles Esplar et Berlin montre que les détails décoratifs sont traités différemment sur l’un et l’autre : l’empiècement de couleur contrastante sur la tige présente une forme nettement différente, le modèle Berlin est composé de deux matières ce qui donne un aspect bien différent à l’aspect de l’avant de chacune des chaussures, tous les empiècements ont des formes différentes, la semelle est également traitée de façon différente (du même ton que le cuir de la chaussure pour Esplar, d’un ton différent, identique à la pointe pour Berlin) et le motif latéral de V, présent sur la face extérieure seulement pour le modèle Victoria et des deux côtés pour le modèle Veja, est également différent.
La société Veja démontre que, comme pour son modèle Esplar, l’empiècement coloré de la tige du modèle Berlin a été décliné en rouge, bleu, vert, noir, orange et vieux rose. Néanmoins, la société CNM démontre que modèle Berlin n’a pas été diffusé que dans ces 6 coloris, mais dans 17 couleurs différentes tandis que le modèle Esplar l’a été dans 23 coloris différents dont seuls les 6 coloris isolés sont communs de sorte que le grief manque en fait.
En toute hypothèse, cette seule coïncidence de la gamme de couleurs, ne saurait caractériser un effet de gamme démontrant un acte de concurrence déloyale, les baskets n’ayant pas vocation à être achetées ensemble pour constituer un ensemble.

Le grief de copie - à plus forte raison quasi-servile - n’est pas établi.
La marque Veja et son logo figurent en noir sur fond blanc sur la languette et en lettres blanches sur fond contrastant à l’arrière de la chaussure Esplar, et son logo caractéristique (un V asymétrique dont la pointe est tronquée) figure de chaque côté de la chaussure d’une couleur contrastante. Sur le modèle Berlin la marque Victoria figure en lettres ocres sur fond blanc et la marque figurative est reproduite sur la languette, mais également sur et sous la semelle.
Le risque de confusion, s’agissant de produits pour lesquels l’identification de la marque est importante pour la clientèle, est donc écarté.

A l’appui de son grief général de “suivisme” à l’encontre de la défenderesse, la société Veja l’étaye sur divers exemples de produits commercialisés par la société CNM, ressemblant fortement aux siens. Or, outre que l’antériorité des modèles Veja est parfois contestée, la société CNM verse de nombreux exemples de ses propres modèles dont l’apparence se retrouve ultérieurement dans les chaussures Veja (par exemple le modèle Derby de Veja qui est similaire au modèle Inglese commercialisé sous la marque Victoria depuis des décennies).
Quant à l’évolution du V de Victoria pour ressembler au V de Veja, il ressort des pièces versées aux débats que, depuis 2002, les baskets figurant aux catalogues de la société CNM sont ornées sur le côté d’un V contrastant, plus ou moins ouvert, plus ou moins symétrique, mais n’illustrant aucunement la prétendue évolution vers un V similaire à celui de la société Veja (asymétrique et tronqué à la base).
Le grief de suivisme n’est donc pas plus établi.
S’agissant du parasitisme, il n’est pas plus démontré pour les motifs précités (point 36).
Il y a donc lieu de débouter la société Veja de ses demandes à ce titre.
III . Sur la demande reconventionnelle

La société CNM fait valoir que la société Veja a cherché à porter atteinte à son image auprès de ses distributeurs en y faisant procéder à des opérations de saisie-contrefaçon et en leur adressant des réclamations affirmant le caractère contrefaisant des produits Victoria et les menaçant de poursuites.
La société Veja oppose que ces diligences pour faire cesser des atteintes à ses droits étaient parfaitement proportionnées et légitimes, la lettre à la société La redoute ne reflétant que son avis et ne formulant que des mises en garde et le courriel de la société Dunes France ne démontrant aucun dénigrement.
Sur ce,

Est sanctionné au titre de la concurrence déloyale, sur le fondement de l’article 1240 du code civil, le dénigrement qui consiste à porter atteinte à l’image de marque d’une entreprise ou d’un produit désigné ou identifiable afin de détourner la clientèle, en usant de propos ou d’arguments répréhensibles ayant ou non une base exacte, diffusés ou émis en tout cas de manière à toucher les clients de l’entreprise visée, concurrente ou non de celle qui en est l’auteur.
Plus particulièrement en matière de propriété intellectuelle, la divulgation à la clientèle d’un fabricant, d’une action en contrefaçon n’ayant pas donné lieu à une décision de justice, dépourvue de base factuelle suffisante en ce qu’elle ne repose que sur le seul acte de poursuite engagé par le titulaire des droits, constitue un dénigrement fautif (Com., 9 janvier 2019, n°17-18.350, publié).
Par courriel du 15 décembre 2020, la société Sarenza-Monoprix a écrit à la société Dunes que la société Veja lui avait dit avoir engagé des poursuites contre la société CNM de sorte qu’elle souhaitait échanger 30 références portant sur environ 1500 paires commandées. Aucune circonstance ne justifie de mettre en doute la véracité de ces faits.

A cette date pourtant, aucune procédure judiciaire n’avait été engagée, pas même de mesure de saisie-contrefaçon, de sorte que c’est sur une base factuelle non seulement insuffisante mais également fausse que la société Veja avait cherché ret réussi à détourner pour ce motif la société Sarenza-Monoprix de l’achat de chaussures Siempre.
De plus, après avoir fait procéder à cinq saisies-contrefaçons chez des distributeurs de la société CNM en mars 2021, notamment la société La redoute, le conseil de la société Veja a adressé à cette dernière une lettre au ton comminatoire lui demandant de cesser toute commercialisation, directe ou par le srevendeurs de sa marketplace, de la chaussure Siempre en se prévalant “d’un droit d’auteur privatif et absolu” sur les caractéristiques de sa chaussure V-10, “iconique et originale”, contrefaite par la chaussure Siempre de marque Victoria, et invoquant un risque judiciaire pour le destinataire.
Or, à cette date, la réalité d’un droit d’auteur et donc d’une contrefaçon ne reposait sur aucune base factuelle et la société Veja a tout de même présenté ce droit comme certain pour tenter de discréditer le produit Siempre et de détourner la clientèle de la société CNM sur la base d’affirmations dont elle ne pouvait ignorer le caractère incertain.
Ces pratiques, caractéristiques d’une concurrence déloyale, sont à l’origine d’un préjudice établi par les dispositions prises par la société CNM pour échanger les produits vendus et suspendre la commercialisation des modèles Siempre, que le tribunal fixe à la somme de 15.000 euros.
La société CNM demande également que le tribunal interdise à la société Veja d’adresser aux distributeurs et revendeurs de ses produits des messages relatifs à la procédure en cours et lui enjoigne de verser au débat l’ensemble des courriers et autres démarches qu’elle a adressés ou fait adresser à ces distributeurs ou revendeurs sous astreinte.Or, elle ne motive aucunement ces demandes qui, pour la première, est sans objet la procédure étant achevée et, pour la seconde, apparaît insusceptible d’exécution forcée. Elles sont donc rejetées.

III . Demandes accessoires

La société Veja, qui succombe, est condamnée aux dépens et l’équité justifie de la condamner à payer à la société CNM la somme de 40.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS

Le tribunal,

Déboute la SARL Veja fair trade de l’ensemble de ses demandes ;

Condamne la SARL Veja fair trade à payer à la société Calzados nuevo milenio la somme de 15.000 euros à titre de dommages et intérêts ;

Condamne la SARL Veja fair trade aux dépens de l’instance, qui pourront être directement recouvrés par Me Myriam Moatty dans les conditions de l’article 699 du code de procédure civile ;

Condamne la SARL Veja fair trade à payer à la société Calzados nuevo milenio la somme de 40.000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile.

Fait et jugé à Paris le 22 mars 2024

Le GreffierLa Présidente
Quentin CURABET Irène BENAC


Synthèse
Tribunal : Tribunal judiciaire de Paris
Formation : 3ème chambre 2ème section
Numéro d'arrêt : 21/08049
Date de la décision : 22/03/2024
Sens de l'arrêt : Fait droit à une partie des demandes du ou des demandeurs sans accorder de délais d'exécution au défendeur

Origine de la décision
Date de l'import : 30/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;tribunal.judiciaire;arret;2024-03-22;21.08049 ?
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